jeudi 3 novembre 2022

Octobre 2022

 

 

 

 

 

 

 

 LE COMA DE DAME TERNETTE

 

 

 

 

 

Samedi 1er

Dix heures. – Sous la plume décoloniale d'une certaine Mame-Fatou Niang, je viens de voir naître un nouveau vocable : anti-noirité. Il va de soi que l'anti-noirité en question est française : c'est la tache dont aucun de nous ne peut s'abstraire, le nouveau péché originel que nous devons expier, à la fois individuellement et collectivement.

Je suppose qu'il s'agit là d'une tentative d'adoucissement de la négritude forgée par Aimé Césaire ; lequel n'est pas encore soupçonné de racisme (à ma connaissance…), mais on sent que ça pourrait bien venir. Du reste, pendant que l'on parle de ces sujets aussi sensibles que primordiaux, il serait temps de songer à rebaptiser le rhum Négrita. Noirita me semblerait idéal… 


Dimanche 2

Deux heures. – Mon frère et sa femme ont définitivement quitté Dubaï le mois dernier. Les voici désormais landais, puisqu'ils ont acheté une maison dans une petite ville répondant (?) au nom de Parentis-en-Born.  L'idée commence à faire son chemin, d'aller leur faire une courte visite prochainement. Dans cette optique, Catherine et moi, chacun de son côté, avons commencé à repérer des hôtels susceptibles d'accueillir nos Seigneuries. Sous le fallacieux prétexte de ne pas faire ce long trajet d'une traite, Catherine a dégoté un Relais et Châteaux aux environs immédiat de Bordeaux, ville qu'elle a envie de découvrir. Je dis “fallacieux” car, lorsque j'aurai emmené tout mon monde jusque-là, il ne me manquera que quatre-vingts kilomètres pour atteindre Parentis ; ce qui est une discutable manière de couper un trajet en deux (même si, stricto sensu, il l'est en effet).

Six heures. – Fin de mon cycle Bernard Frank il y a une petite demi-heure. N'étant pas tout à fait rassasié de chroniques intelligentes et écrites, j'ai repris celles de Revel, le voisin d'étagère de Frank.


Lundi 3

Dix heures. – Je suis toujours diverti par ces commentateurs qui, après avoir lu votre dernier billet publié  viennent vous reprocher d'avoir abordé tel sujet, le vôtre, alors que vous auriez aussi bien pu traiter tel autre, le leur. Ce matin c'est le pseudonommé Rabouilleur qui trouve que j'ai tort de lui parler de séries télévisées “ineptes et mercantiles”, alors que j'aurais pu me pencher sur les films de John Boorman, dont je suppose qu'il doit être un admirateur, contrairement à moi que ses films ont, pour ce que j'en ai vu, toujours puissamment emmerdé. Mais enfin, la question n'est même pas là : eussé-je été un fervent de Zardoz ou de La Forêt d'émeraude, il se trouve que, hier, c'est de Sur écoute que j'avais envie de parler. Et que, n'en déplaise à M. Rabouilleur, ce n'est pas au client d'établir la carte du restaurant dont il vient de pousser la porte.

Midi. – Du Russe Alexandre Herzen (1812 – 1870), ceci : « Il n'y a pas au monde un peuple qui ait fait verser autant de sang pour la liberté que les Français, et il n'y en a pas qui cherche moins à la réaliser dans la rue, au tribunal, au foyer. Les Français se font une idole de tout, et malheur à celui qui ne plie pas le genou devant l'idole du jour. Partout ce n'est que dualisme, abstraction, devoir abstrait, vertus obligatoires, moralisme officiel et rhétorique, sans relation aucune à la vie vraie. »

Près de deux cents ans plus tard, je ne vois pas un mot à retrancher de cette “exécution”. Même si la notion de “vie vraie” aurait demandé à être un peu précisée.


Mardi 4

Dix heures. – Alors que je l'ai sûrement déjà fait, je ne résiste pas au plaisir de mettre ici la phrase par laquelle Revel ouvrait l'une de ses chroniques du Point, consacrée à Cioran : « Imaginez la tête de Pascal venant d'apprendre qu'il a perdu son pari, et vous avez Cioran. »

Six heures. – Comme cela m'arrive de temps en temps, je suis allé faire un tour sur le site de Kent, et notamment sur ce qu'il appelle assez faussement son journal (faussement car ce qu'il y publie, de loin en loin, me semble l'assimiler davantage à un blog). Amusé de le voir citer Deleuze, “penseur” qui me semble mort dans tous les sens du terme – mais j'admets volontiers n'être pas autorisé –, et  plutôt consterné de tomber sur une louange  de cette espèce de socio-charlatan nommé Bruno Latour, qui non content de s'être fait ridiculiser par Sokal et Bricmont dans leur fameux Impostures intellectuelles, s'est mué en soutien fervent d'Éric Piolle, l'écolo-dément que les Grenoblois se sont infligé pour maire. Enfin, bon :  être de gauche tendance écolo quand on œuvre dans le spectacle, c'est peut-être une obligation si l'on tient à durer, voire simplement à survivre.


Mercredi 5

Trois heures. – Ce matin, emplettes à Évreux (deux hangaraboufs différents) ; cet après-midi, rebelote à Pacy (deux également) ; entre ces deux équipées, tonte du jardin, la première depuis au moins trois mois (longue vie au réchauffement climatique !) : je me demande si, sur mes vieux jours, je ne serais pas en train de virer hyperactif. Un suivi psychologique va sans doute s'imposer.

– Une blogueuse qui s'autoproclame avec une modestie touchante “l'autodidacte aux mille livres” publie des billets consacrés à ce qu'elle appelle des “femmes inspirantes” du XXe siècle. Pourquoi pas ? Hélas, le dernier est date est consacré à… Lady Diana. Évidemment, elle donne dans tous les poncifs qui ont cours depuis près de trente ans à propos de la shampouineuse de Buckingham, surévaluant sans mesure son rôle de dame patronnesse de toutes sortes de causes, auxquelles elle s'est à peu près contentée de prêter son nom et son visage. Mais, d'après notre autodidacte, on en arriverait presque à croire que cette malheureuse a fait interdire les mines antipersonnel à elle toute seule. Autre exploit de la “princesse des cœurs”, qui fait littéralement chavirer l'autodidacte, “elle sera l’une des premières célébrités à être photographiée touchant une personne atteinte du VIH”. Dommage qu'elle n'ait été que princesse de Galles : devenue reine d'Angleterre, elle aurait guéri les sidéens par simple contact, comme les rois de France et d'Angleterre le faisaient jadis pour les écrouelles. 

Six heures. – Dans l'article de présentation du numéro d'octobre de Causeur, je tombe sur ceci : « Pour notre rubrique « Culture et humeurs », Jérôme Leroy ouvre le bal avec un grand mystère de Georges Simenon : il ne s’agit pas d’un de ses romans, mais du fait que, il y a cinquante ans, l’écrivain prolifique a cessé d’écrire du jour au lendemain. »

C'est totalement faux : en 1972, Simenon a cessé d'écrire des romans. Mais, dans les seize années qui suivirent, il a publié plus de vingt volumes (qui, pour le peu que j'en ai lus, ne valent pas un clou, mais c'est une autre affaire). 

Et puis, pourquoi vouloir à toute force qu'il y ait là “un grand mystère” ? Sous pseudonyme ou sous son vrai nom, Simenon écrivait des romans depuis environ cinquante ans : il est vraiment si difficile de concevoir que, arrivé à soixante-dix ans, il en ait soudain eu assez ? D'autre part, que veut dire ce “du jour au lendemain”, censé, je suppose, dramatiser encore l'affaire ? Il faudrait qu'on m'explique comment on pourrait arrêter d'écrire autrement que “du jour au lendemain”, tiens !

Toute proportions gardées, cela me fait penser au fameux – et durable – “mystère Rimbaud”. Examinons froidement les choses : Arthur Rimbaud a écrit son œuvre poétique – fort mince – entre seize et vingt ans. C'est-à-dire à un âge où des dizaines de milliers d'adolescents se mettent à écrire des vers, pour diverses raisons, et parfois sans aucune raison. Puis, lorsqu'ils sortent de cette adolescence, ils arrêtent, tout naturellement. Pourquoi s'étonner que Rimbaud ait fait pareil que les autres ? Ce qui l'est, étonnant, c'est l'espèce de génie (que, par ailleurs, il ne faudrait pas exagérer) dont il a fait preuve dans cette courte période, mais certainement pas le fait qu'il ait cessé d'écrire pour se tourner vers des activités plus “sérieuses”, c'est-à-dire plus lucratives.

En plus de cela, ceux qui nous bidouillent des “grands mystères” parce qu'un écrivain a décidé de poser sa plume, ce sont les mêmes qui vont dauber sur ces vieillards qui s'obstinent à écrire le fameux “livre de trop”. Faudrait savoir.

Du coup, je me relirais bien quelques Simenon, moi.


Jeudi 6

Neuf heures et demie. – Dans une heure, départ pour aller déjeuner chez Agnès et Michel Desgranges.

– Parmi les hauts faits de sublime résistance qu'engendre notre Occident en phase terminale : « Des actrices françaises se coupent les cheveux en soutien aux femmes iraniennes. » On doit déjà, à Téhéran, respirer beaucoup plus librement. Sans compter que ça va considérablement raccourcir le temps du shampoing et, donc, sauver la planète.

– De Revel, dans son journal de l'année 2000 (Les Plats de saison, Seuil), à la date du dimanche 3 septembre : « Aujourd'hui, retour de Bretagne à Paris. Dans la voiture, en conduisant, je médite, sans prétention scientifique, quelques définitions de politique moderne française. Citoyenneté : le contraire de civisme. Action citoyenne : action en général illégale et donc couronnée de succès d'une catégorie cherchant à obtenir des avantages dérogatoires du droit ou du régime communs. État républicain : État qui obtempère sur-le-champ aux injonctions de l'action citoyenne telle qu'elle vient d'être définie. Solidarité citoyenne : activité prédatrice consistant à dépouiller de leurs revenus les catégories de ressortissants dépourvues de tout moyen de faire plier l'État républicain tel qu'il vient d'être défini. »

Moi aussi, tout à l'heure, en roulant vers le Perche, je vais tâcher de méditer utilement : on ne sait jamais…


Vendredi 7

Onze heures. – Mes chers analphabètes atlanticoïdaux se posent ce matin une grave question : « la Communauté politique européenne peut-elle sortir l'Europe de son coma politique cérébral ? »

Sans m'appesantir sur la formulation pataude de cette question, il m'en vient une autre, en corollaire de celle-ci : un coma peut-il être autre chose que cérébral ? Ou bien existe-t-il un coma stomacal ? Un coma cardiaque ? Un coma gingival ? Testiculaire ? Anal ? Etc. 

Trois heures. – Merde alors : j'ai encore raté le coche de la modernité ! J'ai passé environ quarante ans de ma vie en avoisinant les 110 kg. Et c'est quand je me décide enfin à redescendre sous la barre des 90 (pas de beaucoup, pas de beaucoup…) que se mettent à éclore comme champignons après l'ondée divers mouvements de gras du bide fiers de l'être et flétrissant la grossophobie des gens à peu près supportables esthétiquement. Si j'étais resté sagement obèse, à l'heure qu'il est je serais moi aussi une minorité stigmatisée et je pourrais bomber la graisse qui m'a longtemps tenu lieu de torse. Les nègres, les gouines, les travelos, les nains, les moutons à cinq pattes et les aigles à deux têtes : tous seraient aujourd'hui mes frères et mes sœurs en oppression, et c'est avec des larmes de gratitude qu'ils viendraient se réchauffer entre mes moelleux bourrelets.

Au lieu de ça – maudite balance ! – je suis condamné à rester un mâle blanc de plus de cinquante ans, périmé, nauséabond, patriarcal, et j'en oublie certainement.

Et si je me remettais au sucre et au gras ?


Samedi 8

Dix heures. – Une nouvelle qui fait chaud au cœur et que, même, je n'hésiterai pas à qualifier de “porteuse d'espoir” : le 16 octobre prochain (retenez bien cette date ! tâchez de vous libérer !), les jeunes écologistes de Tours marcherons “contre la vie chère et l'inaction climatique”. Ils ont absolument raison : il y en a marre, de la fainéantise du climat, il serait temps qu'il se bouge un peu ! Quant à la vie chère, elle n'a pas fini de trembler, on sent ça.

Trois heures. – de Basses qu'elles étaient, les Pyrénées et les Alpes éprouvèrent un jour le besoin de devenir Atlantiques et de Haute-Provence ; froissées de se voir Inférieure, la Loire et la Seine exigèrent d'être désormais Atlantique et Maritime ; pour finir, les Côtes du Nord renièrent le Septentrion pour devenir d'Armor.

Mais, durant ce temps, le Bas-Rhin demeura ce qu'il était. Ce qui tendrait à prouver que les Alsaciens sont plus intelligents que le reste des Français ; ou, en tout cas, moins sensibles aux séductions vulgaires du tourisme.


Lundi 10

Neuf heures. – Un peu contrarié tout de même de ce que Jean-François Revel semble ignorer que le verbe “se départir” appartient au troisième groupe – tout comme partir – et non au second – comme répartir. Parvenu à la moitié de ses mémoires (Le Voleur dans la maison vide, Plon), par ailleurs excellents, et même remarquables, j'ai déjà rencontré à deux ou trois reprises un “il se départissait” qui, chaque fois, m'a agacé les dents. C'est bien la peine d'être de l'Académie…

Six heures. – De Revel toujours : « L'idéologie est la sœur jumelle de la pathologie. »


Mardi 11

Six heures. – À propos du prix Nobel à la vieille harpie gauchiste – dont il ne cesse depuis des jours de se féliciter bruyamment –, Guillaume Cingal parle de ses détracteurices. À ce stade, la pompeuse bêtise décourage même le moqueur le plus aguerri. 


Mercredi 12

Midi. – Arriverons-nous, pour finir, à nous dépêtrer de ce maudit “départir” ? Après avoir accusé Revel d'ignorance (cf entrée du lundi 10), voilà que, dans son savoureux Sur Proust, je tombe sur ceci, à propos non de Proust mais de Montaigne (c'est moi qui souligne) : « Son style de conversation, notre humaniste apathique ne s'en départ même pas dans ses rapports avec ses maîtresses. »

Ce livre-ci a été écrit à la fin des années cinquante, tandis que les Mémoires ont été publiés en 1997 : faut-il penser que, durant ces quarante années, Revel a oublié ce qu'il avait su jadis, à savoir la conjugaison de notre damné verbe ? Autre explication : qu'il ait “fauté” en 1960 dans l'édition originale (en écrivant “départit” au lieu de “départ”), mais que, lors de la réédition dans les Cahiers rouges de Grasset, un correcteur de la maison ait pris sur lui d'effectuer la correction… sans que l'auteur ne s'en aperçoive. Il faudrait avoir accès à l'édition Julliard, déjà, pour donner un semblant de réalité à cette hypothèse… 

Bref, ce “départir” commence à me les briser menu !

– Je passe chaque jour une heure devant cet ordinateur, entre six et sept heures. Ces deux derniers jours, j'ai occupé mon temps à relire certains de mes vieux billets du blog-mère, mais de façon “thématique” si je puis dire. Par exemple, dans la petite fenêtre de recherche, je tape “Proust” ou “Revel”, ou “Balzac”, et je relis les textes correspondants. Certains sont assez récents pour que je me souvienne d'eux, mais d'autres sont si anciens – dix ans, douze ans, parfois davantage – que je les ai totalement oubliés et puis donc presque les lire comme s'ils avaient été écrits par quelqu'un d'autre et que je les découvrais. Et il m'arrive de me dire “Tiens, ce n'est pas idiot, ce qu'il dit là !” ou bien “eh ! elle a de la gueule, cette phrase !” mais aussi “là, mon gars, tu nous la fais à l'esbroufe !”, voire “ne me prends pas pour une truffe : tu parles de ce que tu ignores complètement !”. Pour un peu, j'en arriverais à me vexer moi-même. 

Six heures. – À cause d'un chapitre de son Sur Proust, Revel m'a fait rebondir sur Montaigne. (Évidemment, hors contexte, la phrase sonne un peu curieusement…) J'ai donc ressorti les œuvres complètes du sieur en question ; mais, contournant prudemment l'imposant massif des Essais, je me suis prudemment réfugié dans le petit bosquet de la correspondance, en commençant par la longue lettre (près de quinze pages de Pléiade) adressée par Montaigne à son père au lendemain de la mort de La Boétie, en août 1563. S'il n'a rien enjolivé, alors il n'y a pas à dire : on savait mourir, en ces temps !

– Sinon, je viens de croiser dans le cloaque cingalien une certaine Alice Bosler qui, d'après ce qu'elle affirme elle-même, “bosse dans la mobilité inclusive”. Des coups à choper le mal de mer et à dégobiller partout. C'est que ça secoue bien, la mobilité inclusive ! J'espère au moins qu'elle a pu négocier une forte prime de pénibilité.

En prime, une phrase de cette greluche qui, me prenant par surprise, m'a fait éclater d'un bref rire sardonique (si, si, je vous assure : sar-do-nique) : « Face à l'hiver dramatique qui nous attend, les écologistes sont prêts à se retrousser les manches. » Espérons qu'avant de se retrousser les manches ils auront pensé à tomber la veste.


Jeudi 13

Dix heures. – Une même question me revient chaque fois que je lis un livre du genre “mémoires” – en ce moment, par exemple, les Confessions de Rousseau : comment font-ils ? Comment font-ils pour avoir gardé présents et ordonnés dans l'esprit autant de souvenirs, d'anecdotes, de pensées qu'ils ont eu trente ou quarante ans plus tôt, avec leur chronologie, leurs enchaînements, etc. Il me semble que si on me mettais devant une page blanche (qui serait plutôt un clavier…) avec pour mission de rédiger les miens, de mémoires, on ne tirerait pas dix pages de moi. Et il ne faudrait pas s'attendre à découvrir une sorte de fleuve dans sa continuité et la logique de son cours : ce serait plutôt quelques ilots secs et lointainement parsemés sur une mer immense dans laquelle l'essentiel de mes jours resterait englouti.

Bien sûr, on peut supposer que, parmi ces auteurs de mémoires, un certain nombre ont pu s'appuyer, le moment venu, sur la masse de documents qu'ils avaient pris soin de collationner durant leur vie, du journal qu'ils tenaient, etc. Mais ce n'est pas le cas de tous. Rousseau par exemple, au moins dans sa jeunesse, que je parcours à sa suite actuellement, a mené une vie assez itinérante, voyageant de Turin à Annecy, d'Annecy à Paris, puis à Lyon en passant par Genève ou Vevey, et ainsi de suite, se déplaçant presque toujours à pied et, donc, avec un très mince bagage : on ne le vois pas s'encombrer d'une masse de documents le concernant, année après année. du reste, s'il avait eu cette habitude, ou s'il avait tenu un journal, il n'aurait sans doute pas manqué de nous le dire, précisément dans ces Confessions qu'il a écrite en son vieil âge. Enfin, bon : le mystère demeure pour moi, mystère fait d'incompréhension mêlée d'une assez forte admiration.

– Avec tout ça, il pleut. Et justement le jour où, pour cause de femme de ménage, nous allons restés enfermé ici, dans la Case, sans pouvoir mettre le nez dehors. Comme par hasard, ainsi que disent les complotistes de toutes obédiences.


Vendredi 14

Dix heures. – Et voici qu'au milieu du cinquième livre des Confessions, nous en arrivons au dépucelage de Jean-Jacques – il doit avoir quelque chose comme 21 ans – par Mme de Warens. Qu'en écrit-il ? Ceci (c'est moi qui souligne) : « Je me vis pour la première fois dans les bras d'une femme, et d'une femme que j'adorais. Fus-je heureux ? Non, je goûtais le plaisir. Je ne sais quelle invincible tristesse en empoisonnait le charme. J'étais comme si j'avais commis un inceste. »

Tu m'étonnes ! En couchant pour la première fois avec une femme plus âgée que soi, qu'on connaît depuis son adolescence et qu'on a pris l'habitude d'appeler maman, il eût été vraiment surprenant qu'il en allât autrement.

Six heures. – L'information comico-asilaire de ce jour pluvieux : « Protection de l'environnement : des militantes écologistes ont jeté de la soupe sur une toile de Vincent Van Gogh. » C'est curieux d'asperger des tournesols avec autre chose que de l'eau quand on prétend vouloir protéger l'environnement. Mais, évidemment, comme le fameux tableau était protégé par une vitre parfaitement étanche, tout le monde s'en fout de “l'action” de ces deux jeunes pétasses, qui ont l'air plus paumé que quoi que ce soit d'autre.


Samedi 15

Dix heures. – J'apprends par Rousseau qu'en son temps l'intérieur des arènes de Nîmes, c'est-à-dire l'arène elle-même, était encombré de maisons “petites et laides” ; ce que d'ailleurs il déplore vivement.

D'autre part, on trouve chez lui la preuve que la fameuse réplique “qu'ils mangent de la brioche !” attribuée à Marie-Antoinette est controuvée, dans la mesure où on la trouve déjà, attribuée à “une grande princesse” dont Rousseau ne donne pas le nom, dans les Confessions ; lesquelles furent écrites, au moins la première partie, à la fin des années 1760, soit à une époque où Marie-Antoinette n'était même pas encore Dauphine de France.

– À propos des deux écolotarées aspergeuses de Van Gogh que j'évoquais hier, les argument de leurs semblables pour les défendre peuvent se résumer à un seul – qui d'ailleurs n'est même pas un argument mais une simple diversion. Il se construit comme suit : « Comment peut-on se scandaliser d'un jet de soupe contre une vitre alors que… » À la suite de cet alors que, vous n'avez plus ensuite qu'à ajouter ce que vous voulez : alors que des enfants meurent de faim au Pakistan, alors qu'on déforeste l'Amazonie, alors que la Mer de glace continue de fondre, alors que Laurent Wauquiez offre des dîners à plus de mille euros par tête de dîneur, etc., selon votre fantaisie du moment ou votre idée fixe particulière. Car pour ces cervelles de piaf, il semble impensable que l'on puisse se soucier de plus d'une chose à la fois ; ce qui, du reste, semble assez souvent être leur cas en effet.

Quatre heures. – Les mots dont on ignore le sens peuvent, me semble-t-il, se regrouper en deux catégories. D'un côté, ceux qui nous sont opaques simplement parce qu'on ne les avait jamais croisés auparavant. Ce fut le cas ce matin pour moi dans un article de Marc Fumaroli avec le mot polymathe (personne ayant étudié beaucoup de sciences différentes, d'après Littré, sens qui, si on décompose le mot, apparaît comme tout à fait logique).

Et puis il y a les mots rétifs, ceux qui se refusent obstinément à vous et dont vous sentez bien, au bout d'un certain nombre d'années, qu'ils ne cesseront jamais de le faire, jusqu'à en devenir particulièrement vexant. J'en ai – comme tout le monde, supposé-je – un certain nombre à ma disposition qui sont de ce type : rencontré dix fois, vingt fois, cinquante fois ; dont j'ai dix fois, vingt fois, cinquante fois regardé la définition dans le dictionnaire en me promettant chaque fois de m'en souvenir désormais, et que j'ai bien entendu dix fois, vingt fois, cinquante fois oubliée. Le dernier de cette catégorie à être venu me narguer, il n'y a pas vingt minutes, est le verbe subsumer (penser un objet individuel comme compris dans un ensemble). Mais il y en a pas mal d'autres, qui attendent leur moment, tapis dans l'ombre des pages…


Dimanche 16

Six heures. – Déjà, devenir sage-femme quand on est vendeuse en charcuterie est une reconversion pour le moins inattendue. Devenir ensuite la maîtresse simultanément de Jules et Edmond de Goncourt l'est encore plus ; c'est pourtant ce qui est arrivé à une certaine Maria, à partir de 1858. Cette même année, à son propos, les deux frères notent dans leur Journal : « Elle fait comme le public : elle accepte notre collaboration. » Une brave fille, en somme.

– Téléphoné à ma mère, ce que je n'avais pas fait depuis plusieurs mois, je ne sais trop pourquoi. Un peu comme si lui parler à elle risquait de raviver le fantôme d'Isabelle, quelque chose dans ce genre, difficile à démêler. À en juger par sa voix, elle m'a semblé aller plutôt bien. Mais il devient de plus en plus difficile de placer une phrase avec elle, qui ne s'occupe que de ses petites histoires. En outre, quand par hasard je parviens à lui dire quelque chose, je ne suis pas sûr que mes paroles aillent beaucoup plus avant que son tympan… Mais bon, comme le dit la fameuse sagesse populaire : « On verra comment tu seras à son âge ! » La remarque ne m'atteint nullement : ma mère aura 90 ans dans un peu plus de deux mois et il est totalement exclu que j'atteigne un âge pareil – en tout cas je l'espère fermement. Vivre jusqu'à 90 ans ? Plutôt crever, oui !


Lundi 17

Midi. – Lors de mon rendez-vous bisannuel, pour renouveler mon ordonnance et vérifier que je suis toujours vivant, avec le Dr Dubruel, celle-ci m'apprend une excellente nouvelle (elle ne l'est, excellente, que pour Catherine et moi) : deux dentistes viennent de reprendre le cabinet de Pacy, déserté par ses anciens occupants (c'était un couple : lui est mort, elle a pris sa retraite). Sitôt sorti, je m'y suis précipité afin d'y prendre deux rendez-vous, un pour chacun de nous, afin de faire partie de “l'écurie” pendant qu'il est encore temps et que ces aimables arracheurs de dents prennent toujours de nouveaux patients. J'ai été bien avisé de ne point surseoir : bien qu'ils ne soient installés que depuis quelques semaines, le délai d'attente est déjà de trois mois…

– Ai-je noté hier que j'avais repris le Journal des Goncourt à son début ? Non ? alors voilà : hier, j'ai repris le Journal des Goncourt à son début. Sans pour autant lâché Rousseau et ses Confessions, dont j'ai ce matin, dans la salle d'attente dubruelienne, attaqué la seconde partie.

Six heures. – Reçu au courrier le dernier livre de Pierre Moulier : Gandilhon Gens-d'Armes ou La mystique de l'enracinement. Derrière ce nom étrange et beau, Gandilhon Gens-d'Armes, se cache un poète auvergnat, né en même temps que Proust (1871) et mort conjointement à Bernanos (1948) ; poète dont il me paraît superflu de dire que j'ignore tout. Mais déjà je devrais mettre mon ignorance au passé, puisque, depuis environ trois heures, je suis plongé dans le livre de Moulier, sur lequel je tâcherai de revenir plus longuement, ici ou sur le blog-mère, quand il sera “digéré”.


Mardi 18

Neuf heures et demie. – Sortie matinale et hebdomadaire pour aller aux provisions. Et, bonne surprise, les pompes du Super U consentaient de nouveau à “donner” de l'essence : le plein est fait, nous voilà parés pour un moment. Le seul “point noir” est que, ne m'y attendant pas, j'avais négligé d'emporter le bidon (vide) qui permet d'alimenter la tondeuse. Or, douceur plus pluie, l'herbe pousse, pousse…

Deux heures. – Les Goncourt ont retrouvé leur étagère presque aussitôt l'avoir quittée : ils m'emmerdent, les deux frères… Au lieu de reprendre leur journal da capo, j'aurais peut-être mieux fait d'aller directement à l'année 1871, c'est-à-dire après la mort de Jules, lorsque Edmond reprend la plume. À la place, repris les Chroniques de La Montagne de Vialatte ; ce qui me permet de rester un peu dans l'atmosphère auvergnate où j'étais hier grâce au livre de Pierre Moulier.

– Les notices et notes qui entachent les deux volumes “Bouquins” consacrés à Maupassant sont dues à une certaine Brigitte Monglond. Madame Monglond est une babilleuse : le moindre prétexte lui est bon pour vous trousser une petite note n'ayant qu'un rapport très lointain avec le texte que vous étiez occupé à lire. Mais on la sent tellement heureuse de pouvoir parler, tellement contente d'entendre sa propre voix prononcer de grandes phrases sérieuses et vides, qu'on lui pardonne volontiers. Prenons pour exemples les deux derniers paragraphes de la quatrième de couverture du second volume. Voici déjà le premier des deux :

« Les pages sur la peur, l'appréhension de la solitude et du double traduisent, plus que jamais, la modernité de son œuvre. La psychologie et la réflexion existentielle viennent couronner le talent de cet écrivain imprégné de dérision et de nihilisme. »

Aussitôt, on a envie de presser Dame Monglond de questions : En quoi la peur et l'appréhension de la solitude sont-ils des apanages de la modernité ? Un talent peut-il être couronné par une psychologie ? Ou par une réflexion existentielle ? Doit-il forcément, pour être ainsi couronné, être imprégné de quelque chose ? Mais passons au second paragraphe promis :

« Si l'on de craignait pas de traduire seulement des empreintes dominantes, sans doute pourrions-nous dire de l'œuvre de Maupassant qu'elle est souvent drôle, cruelle, remarquablement écrite, toujours profonde, et jamais close. »

Là, on a envie de rassurer cette malheureuse Brigitte et de lui redonner un peu de cœur au ventre : « Allez, allez ! si vous éprouvez le besoin de traduire des empreintes dominantes, allez-y sans peur ! » Et puis, elle était si bien lancée, Brigitte, qu'on en vient à regretter qu'elle se taise si vite. Car on sent bien qu'elle aurait pu continuer ainsi durant des heures : « […] souvent drôle, cruelle, remarquablement écrite, toujours profonde, et jamais close, si haute mais jamais écrasante, toute en rondeur mais possédant ses angles secrets, toujours lumineuse mais jamais aveuglante, insidieuse et pourtant si franche, etc. »

Néanmoins, en dépit de toute sa bénévolence, le lecteur se surprend parfois à retenir de justesse au bord de ses lèvres crispées un “Brigitte, ta gueule à la fin !” tout à fait malsonnant.


Mercredi 19

Deux heures. – L'information primordiale du jour : « Un automobiliste défonce la porte de toilettes du XVe siècle, les plus anciennes du Japon. » Et, pendant ce temps, mes analphabètes d'élection posent cette angoissante question : « Désaccord entre Paris et Berlin, la rencontre prévue la semaine prochaine sera-t-elle remportée ? » Elle sera sans doute remportée, en effet, mais par qui ? Si ça se passe comme au football, forcément par l'Allemagne ; après coup de pied de Schumacher sur Battiston.


Vendredi 21

Dix heures. – La seconde partie des Confessions se soutient nettement moins bien que la première ; très certainement en raison de la paranoïa qui envahit Rousseau à mesure que sa notoriété s'accroit. Je sais bien que, selon la formule consacrée, “même les paranoïaques peuvent avoir de vrais ennemis”, il n'empêche : à le lire, on a l'impression que les Diderot, d'Holbach, Grimm, Mme d'Épinay, d'autres encore, n'ont qu'un seul but, qu'une seule activité dans leurs vies, et c'est de pourrir la sienne. Du coup, l'interminable récit de ses griefs devient rapidement assez morne.

– Dans la série “rien ne s'arrange”, voici ce que je notais au début de juin 2017 – c'est-à-dire sir mois après avoir obtenu ma retraite – dans ce journal :

« À quoi bon m'entêter à ce journal, si c'est pour n'y plus noter que les titres des livres que je lis, assortis de deux ou trois lignes de commentaire ? Or, je ne vois pas bien ce que je pourrais y consigner d'autre, dans la mesure où – effet de la retraite ? – j'ai l'impression que mon univers se rétrécit de plus en plus – sans que je m'en plaigne d'ailleurs. Hormis nos courtes escapades ici ou là, je ne sors plus, ne vois plus que trois ou quatre personnes, et encore : de loin en loin. J'ai aussi perdu toute espèce de curiosité pour ce qu'on appelle l'actualité : le monde ne m'intéresse pas, ce qui s'y passe encore moins ; quant à la France, je la considère comme perdue de façon irréversible et, par conséquent, j'ai également cessé de m'intéresser à ce qui peut s'y produire ou non. Que reste-t-il dans ces conditions, hors les livres ? Oui, il y a aussi les petits articles que je continue à écrire pour FD (dix mille signes ce matin…) ; mais eux n'ont jamais présenté le moindre intérêt, et ce n'est pas maintenant qu'ils risquent d'en acquérir un. Du reste, je sens que cette occupation-là ne tardera guère, elle non plus, à s'interrompre. »

Les seules différences, cinq ans plus tard, sont que : 1) nous avons supprimé les “escapades”, 2) nous ne recevons plus personne, 3) je n'ai plus la moindre activité pigiste. Dois-je préciser qu'aucune de ces trois occupations ne me manque ?


Samedi 22

Neuf heures et demie. – Les mystères de la blogosphère. Depuis deux ou trois jours, je relis certaines années anciennes de ce journal. Ce fut, hier, pour m'apercevoir que les mois de décembre 2017, janvier et février 2018 avaient proprement disparu du blog dédié (alors qu'ils restent bien visibles, mais par moi seul, sur mon blog “atelier” où ce journal s'élabore). Je suis pourtant bien certains de les avoir publiés, ces trois mois, ainsi qu'en atteste l'annonce faite à chaque fois sur le blog-mère et qui, elles, subsistent toujours (c'est curieux, ce passage du singulier au pluriel dans une même phrase…) ; si l'on clique sur cette annonce, on obtient un message de non-existence de la page demandée. Où ont donc bien pu passer ces trois mois ?

– Écrivant la première phrase de l'entrée précédente, je me disais que l'on pourrait forger un autre mot pour désigner la sempiternelle et morne “blogosphère”. Par exemple en remplaçant, dans un premier temps, la sphère par un globe. Et, ensuite, en inversant les deux termes destinés à former le mot, comme on le fait, entre autres, pour former “cruciverbiste” à partie de “mots” et de “croisés”. Ce tripatouillage pourrait aboutir à l'adjectif “globoblogal”, moins pesamment prétentieux que “blogosphérique”, et même assez enfantin par sa ressemblance avec le bien connu “gloubi-boulga”.

On voit que j'ai, dès le matin, des préoccupations essentielles.

Deux heures. – Et un mystère de moins, un ! En relisant mon journal d'avril 2018, j'ai compris pourquoi les trois mois précédents avaient disparu. en réalité, ils n'avaient pas disparu mais avaient en quelque sorte “pris le maquis”. En effet,  à cette époque, on s'en souvient peut-être, je m'étais mis à écrire des missives d'information (News Letters, en patois journalistique post-moderne) pour un site internet que le groupe Mondadori comptait lancer (il le fut plus tard, et à peu près mort-né), travail pour lequel Laurence P. m'avait demandé le respect de “confidentialité”. Or, j'avais bêtement failli à mon engagement dans ce journal et, en catastrophe, avait dû supprimer toute trace de mon indiscrétion. C'est pourquoi, plutôt que de les effacer une à une, ces traces, j'avais alors jugé plus simple et plus radical de faire “repasser en mode brouillon” les trois mois litigieux. Je viens à l'instant de leur rendre leur statut glorieux, parmi leurs petits camarades n'ayant jamais plongé dans la clandestinité.

Six heures. – Philippe Bilger – qui, sur ses vieux jours, devient presque aussi graphomane qu'un Benoit Rayski – publie sur le site de Causeur un article à la gloire de Proust. Première question qui vient : ce pauvre Marcel est-il suffisamment mal en point qu'il ait besoin d'un Bilger pour espérer survivre ? De toute façon, ce n'est pas avec ce ramassis de lieux communs que Bilger convaincra qui que ce soit de lire À la recherche du temps perdu (surtout parmi les commentateurs de Causeur…). En revanche, il fera sursauter ceux qui le connaissent un peu, en raison des deux ou trois âneries dont il a pimenté son morne éloge. Par exemple, d'où M. Bilger tient-il que Le Temps retrouvé serait “malheureusement inachevé”. Cette dernière partie de l'œuvre n'a certes pas été relue avant publication par Proust (il avait une bonne excuse : il était mort), mais elle est tout ce qu'il y a de plus “heureusement achevée”.


Dimanche 23

Trois heures. – Je ne me rappelais pas à quel point les mémoires de Jacques Laurent (Histoire égoïste) pouvaient être ennuyeux. Comme je ne tiens pas à ce que nous nous séparions plus ou moins en froid, j'ai ressorti Le Petit Canard ; roman qui, chose inhabituelle chez Laurent, a le mérite d'être fort bref.


Lundi 24

Dix heures. – Depuis environ une demi-heure, deux jeunes couvreurs sont perchés sur notre toit afin de le remettre en état. Une plaisanterie qui va nous coûter quelque chose comme 2700 euros, tout de même. La tuile, quoi…

Midi. – Ah ! comme j'aimerais le faire, ce chèque de 2700 euros ! Le problème est que, s'attaquant à nos tuiles, nos joyeux duettistes perchés se sont aperçus – et nous ont fait dûment constater – que je ne sais plus quelles pièces de bois censées soutenir, maintenir toute cette partie du toit, étaient entièrement pourries, au point de partir en lambeaux sous simple pression des doigts, et devaient donc être remplacées, ce qui nécessitait une intervention nettement plus importante que prévue (laquelle aura lieu demain, le temps de commander et de recevoir les matériaux nécessaires). Bilan de l'opération : après établissement d'un nouveau devis express, notre facture est passée de 2700 à 5000 euros, le temps d'un battement de paupières.

– Si l'on voulait à tout prix discerner le prix Nobel de littérature à une femme en 2022, qui le méritait davantage, de Joyce Carol Oates ou d'Annie Ernaux ? Et, en 1901, quel écrivain mâle méritait d'être le premier couronné : Léon Tolstoï ou Sully Prudhomme ?

Six heures. – « J'ai lu que jusqu'à avoir la confirmation de ce que je pensais. » Ainsi s'exprime désormais un maître de conférence de notre belle université (un certain MC Pablo en l'occurrence). Mais son galimatias lui sera évidemment pardonné puisqu'il prend bien soin d'utiliser le charabia inclusif.


Mardi 25

Dix heures. – Sur le blog de Renépol, je tombe sur une information hautement réjouissante. Voici : 

« La protestation d'activistes climatiques s'est terminée dans la confusion à Wolfsburg, en Allemagne. Des universitaires, membres du groupe Scientist Rebellion, ont décidé d'aller se coller sur le sol d'une salle d'exposition d'un garage Porsche. 

« Le concessionnaire n'a pas trop fait cas de ces invités surprise: lorsque la journée de travail s'est terminée pour ses employés et lui, il a simplement éteint la lumière et le chauffage, laissant les protestataires pris à leur propre piège — collés sur le béton froid.

« Les employés n'ont pas accédé à la demande des quinze activistes, dont neuf se sont collés au sol, de leur laisser «une cuvette pour faire leurs besoins», s'indigne le scientifique Gianluca Grimalda, l'un des militants collés, sur Twitter.
 
« Lorsqu'il a rouvert son commerce, le concessionnaire a préféré appeler la police plutôt que de discuter des exigences de décarbonisation du secteur automobile, comme le réclamaient les militants. 

« Après 42 heures d'immobilisation, les activistes ont été «libérés» par la police de leur situation difficile... avant d'être interpellés ! »

L'histoire a été puisée par Renépol – que je remercie au passage de l'avoir fait – sur un site appelé Blick, dont j'ignorais l'existence et qui semble être suisse.

– Dans ma grande saga d'automne “comment les professeurs d'aujourd'hui s'expriment”, voici un certain Nono le Ronchon : 

« On fait comment pour parler de handicap à l'école ici? Une critique est émise contre la posture validiste de profs & c'est une défense corporative massive qui s'abat. Cela entérine notre posture oppressive sur la question alors que l'idée était justement de s'interroger dessus. » 

Il faut vraiment avoir une solide vocation d'acrobate pour monter sur une posture oppressive avant de s'interroger sur une question : respect à l'équilibriste.

– On a beau savoir pourquoi ils sont là – parce qu'on les a faits venir –, il est tout de même un peu étrange, quand on vit dans une maison dénuée d'étage, d'entendre deux hommes aller et venir en conversant au-dessus de sa tête. C'est tout juste si l'on ne s'attend pas à voir le hussard de Giono surgir d'entre les tuiles afin de lier avec eux connaissance.

– Rangé Maupassant, sorti Blondin.

Six heures. – Recouché Blondin (décidément “pas pour moi”), réveillé Dumas (La Dame de Montsoreau).


Mercredi 26

Onze heures. – C'est une très bonne idée, d'aller faire les “grosses courses” en fin de mois : les salauds de pauvres n'ont plus un radis, nous avions le Carrefour quasiment pour nous deux (chabada bada…). En revanche, si les services de la voirie pouvaient éviter de fermer complètement la voie rapide ces mêmes jours, cela nous éviterait d'être détournés sur le quartier de la Madeleine – là que, précisément, habitent les susdits salauds – et de nous taper un bouchon digne de la région parisienne un jour de grève des transports. D'un autre côté, ça m'a rappelé ma jeunesse travailleuse… et m'a permis de me rendre compte que je ne la regrettais nullement. Mais alors, là, tu vois : pas une seconde.


Jeudi 27

Deux heures. – Pour ce qui est de mes lectures, je suis entré, depuis déjà quelque temps, dans l'une de ces zones “semi-marécageuses” que je traverse périodiquement, ce qui fait qu'elles ont cessé depuis longtemps de m'inquiéter – néanmoins, il faut bien les traverser lorsqu'elles se présentent. Ce sont des périodes où tous les livres ou presque que j'ouvre me semblent sans intérêt ; en tout cas pas assez prenant pour les mener au bout, qu'il s'agisse de romans, d'essais, de mémoires, etc.  J'en lis trente, cinquante pages, à la rigueur une centaine… et le volume me tombe tout doucettement sur les genoux. Cela s'est produit encore ce matin avec Dumas père : j'ai lâché sa Dame de Montsoreau avant même que n'apparaisse la dame en question. À la place, mais sans le moindre élan, j'ai tiré de son sommeil Donald Westlake : Adios Shéhérazade

Ce n'est pas un roman policier, même si son auteur a beaucoup œuvré dans ce domaine, et souvent avec grand bonheur. C'est l'histoire d'une panne d'inspiration, celle d'un type assez minable qui gagne sa vie en écrivant un roman pornographique par mois, lequel lui rapporte chaque fois neuf cents dollars (nous sommes dans la seconde moitié des années soixante). Évidemment, voilà un pitch qui provoque en moi certaines résonances…

Entre autres originalités, ce roman présente celle d'offrir à son lecteur pas moins de six chapitres I. Cela paraît idiot à première vue, mais c'est pleinement justifié.

– Sinon, nos deux couvreurs ont fini de couvrir peu après midi et demie, et le plus gradé des deux nous a aussitôt soutiré un chèque de cinq mille euros, que Catherine a rempli et signé sans barguigner. Si j'étais encore dans la filière des romans porno, ce serait le moment d'en pondre deux ou trois à la queue leu leu, si je puis dire.

Trois heures. – En revanche, je continue à relire mon journal, mois par mois : ayant commencé à la fin de 2016 (mon départ à la retraite), me voici rendu à l'été 2020. Première impression : j'étais beaucoup plus disert en ces époques que maintenant. Deuxième impression : le Petit Chinois et tout son cortège d'âneries m'ont fait le plus grand bien, rendant ce journal nettement plus amusant que de coutume. Troisième impression : une certaine consternation de constater que je suis désormais capable, à intervalles de deux ans maximum, de relire jusqu'à trois fois le même roman sans qu'il m'en reste le moindre souvenir, même à la troisième lecture.


Vendredi 28

Dix heures. – Rajout à ce que je notais hier : en plus d'avoir six chapitres I, Adios Shéhérazade offre à ses lecteurs éblouis trois chapitres II. Dans ce même roman, à peu près au milieu, le narrateur – auteur de romans pornos bas de gamme, rappelons-le – donne quelques conseils, des “trucs”, aux malheureux qui voudraient se lancer dans la peu glorieuse carrière de nègre – ou d'écrivain racisé si l'on préfère –, et notamment celui-ci, qui m'a brusquement renvoyé quelques années en arrière :

« Si vous écrivez un paragraphe et que vous vous apercevez qu'il va se terminer au bout de la ligne, vous ajoutez quelques mots, n'importe lesquels, juste assez pour lui faire tourner le coin. Ce qui vous fait une ligne de gagnée. »

J'ai dû me livrer à ce genre de micro-ruse puérile plus de mille fois, à l'époque où j'étais Brigadier mondain ; mais aussi à France Dimanche lorsque mes puissances tutélaires attendaient de moi un article de quatre feuillets sur un sujet qui en valait à peine plus d'un demi.

De nombreux romans de Westlake sont disponibles en français, en particulier aux éditions Rivages/Noir, qui proposent de nouvelles traductions. Je conseillerais à ceux qui voudraient le découvrir de commencer par le roman (du genre “polar humoristique”) qui s'intitule Dégâts des eaux, qui met en scène son personnage récurrent de Dortmunder, plus une assez jolie brochette de dingos, lancés dans un casse hautement improbable.

– Parce que nous avons repris, le soir, l'excellente série anglaise The Crown – qui, comme son nom l'indique, s'intéresse de près à cette famille royale dont feue Élisabeth II fut longtemps le pivot –, j'ai eu envie de relire une biographie de Churchill (magistralement interprété, dans la série par un acteur américain pas vraiment célèbre mais toujours remarquable : John Lithgow). Malheureusement, celle que je possède, commise par François Bédarida, m'ayant fort énervé lorsque je l'avais lue – ainsi qu'en témoigne ce journal –, je me trouvais démuni. Je viens donc de commander celle que l'on doit à un certain Andrew Roberts, et qui semble être, d'après ce que je viens de lire chez Dame Ternette, la meilleure disponible. C'est en tout cas, très certainement, la plus complète, en français du moins : 1300 pages…

Six heures. – Bonne surprise : le Dégâts des eaux de Westlake me ravit encore plus qu'à la première lecture que j'en avait faite. Quand je pense que, sur mon conseil, Nicolas l'a acheté… et jamais lu : le bougre ne sait pas de quoi il se prive ! Du coup, je viens de mettre trois Westlake supplémentaires dans mon petit panier Rakuten. Mais, prudent, je n'ai pas passer commande tout de suite…


Samedi 29

Onze heures. – Titre du jour, chez les analphabètes habituels : « Laboratoires : le ministre de la Santé, François Braun, dénonce la grève de la transmission des tests Covid. » Devant la gravité de la situation, je pense qu'il serait temps de supprimer son droit de grève à la transmission.

Information balancée par une autre qui, elle, fait chaud au cœur : « Produits chimiques : le V-1302 John Mahn, une épave nazie, continue de polluer la mer du Nord après avoir coulé il y a 80 ans. » Pouvoir imputer la pollution actuelle au nazisme : n'est-ce pas un merveilleux rêve qui se concrétise pour tous les campeurs-du-Bien éco-sensibles ?

Six heures. – Afin de prouver à mes douze lecteurs que j'étais toujours vivant (voilà plus de deux semaines que le blog-mère était à l'arrêt), je me suis plus ou moins forcé à pondre un billet hâtif à propos du Dégâts des eaux de Westlake. Le moins que l'on puisse dire est que je ne me suis pas foulé. Mais ce n'était pas un bâclage totalement inutile puisque Jacques Étienne me dit en commentaire avoir commandé le roman aussitôt. Espérons que, contrairement à Nicolas qui l'a acheté voilà bien deux ans, lui aura l'idée de le lire…


Dimanche 30

Dix heures. – Contrairement à ce que nos légitimes appréhensions nous faisaient craindre, nous avons parfaitement surmonté la dangereuse épreuve du changement d'heure. Un seul bémol : mon estomac, vide depuis une douzaine d'heures au moins, ne sait pas qu'il n'est que dix heures…

Pendant ce temps, mes chers analphabètes atlanticoïdaux ont à cœur de prouver qu'il connaissent pleinement le sens des mots qu'ils utilisent (c'est moi qui souligne) : « Corée du Sud : près de 120 morts et une centaine de blessés dans une bousculade à Séoul durant les célébrations de Halloween. » Chez Atlantico, l'échauffourée c'est seulement à partir de dix mille morts. Et la tragédie, jamais en dessous du million.

J'apprends en outre (!) qu'il y a eu hier, dans les Deux-Sèvres, une grande et violente manifestation “anti-bassine” : j'ai été très tenté de ne pas chercher à en savoir davantage, tant cette idée, qu'on puisse manifester contre les bassines, m'enchantait. Évidemment, une fois que l'on sait un peu de quoi il retourne, l'enchantement disparaît, pour faire place à une certaine indifférence, assez fortement léthargique.

Deux heures. – L'année dernière, mon journal en fait foi et me le rappelle, j'avais rebaptisé le réchauffement climatique : réchauffage climateux. Je crois que je vais réactiver cette formulation, qui me plaît bien.

Six heures. – L'étrange mal dont sont affligés nos voisins de derrière (le “gang des Volvo”) semble avoir progressé de manière inquiétante, en quelques mois. L'année dernière, ils avaient mis en place leurs (copieuses) illuminations de Noël dès la mi-novembre. Cette année, c'est donc le 30 octobre qu'elles viennent de s'allumer. Je me demande si cette débauche d'électricité ne pourrait pas être dûment dénoncée à je ne sais quelle écopolice, laquelle doit bien exister quelque part.

 

Lundi 31

Neuf heures. – Hier soir, aux environs de neuf heures et demie, tandis que, par l’intermédiaire d’un DVD, nous tentions de reprendre Iwo Jima à ces fucking Japonais, l’une des deux petites lumières vertes de la Livebox, d’ordinaire d’une fixité rassurante, est soudain passée à un rouge clignotant, et donc inquiétant. Renseignement pris par Catherine ce matin, il s’agit d’un problème “local” sur lequel, selon l’expression consacrée, les équipes d’Orange travaillent d’arrache-pied – et même, sans doute, avec un enthousiasme méritoire. D’arrache-pied est tout de même un peu vite dit, puisque le même message indiquait que les connexions à Dame Ternette seraient rétablies… le lundi 7 novembre ; “en fin de journée”, était-il ajouté, avec ce sens de la précision et du service clientèle qui a toujours caractérisé les arracheurs de pieds de chez Orange.

 

Bref, me voici, tel un diariste du XXe siècle finissant, en train d’écrire ce journal sur un bon vieux document Word. Avec, en prime, l’impression agréable d’être en vacances dans un gite reculé, au cœur d’une province lointaine mais dont je connaitrais déjà tous les commerçants, ce qui est doublement agréable.

 

J’ai pris le pari, tout à l’heure, que la connexion nous reviendrait bien avant le 7 novembre, les Orangés agissant souvent comme les gens de la DDE lorsqu’ils ferment une route pour leurs travaux : on prévoit très large de manière à éviter le plus possible les récriminations des usagers en manque, et éventuellement de susciter leur gratitude éperdue dès lors que tout rentre dans l’ordre avec deux ou trois jours d’avance : on verra bien.

En attendant, il est à craindre que je ne puisse pas mettre en ligne ce journal d’octobre demain matin, et j’ai grand peur qu’Élie Arié vive très mal ce contretemps : une cellule de soutien psychologique sera peut-être à envisager.

 

– Sinon, comme il était prévu que je le fisse, j’ai commencé ce matin le second roman de Donald Westlake que je possède déjà, intitulé Au pire, qu’est-ce qu’on risque ?, lequel devrait durer jusqu’au moment où Herr Momosque me fera parvenir les deux autres que je lui ai commandés avant-hier. J’attends aussi une volumineuse biographie de Churchill, mais comme elle doit arriver au point Mondial Relay, personne ne pourra m’en avertir tant que je resterai coupé du monde ternétique.

 

Deux heures. – Marie-Caroline, tu m’énerves ! Je sais bien que tout le monde doit gagner sa vie, et que la traduction est une activité des plus honorables, mais enfin il fallait que la chose fût dite : tu m’énerves ! Car, tout de même, pourrais-tu me dire à quelle époque et dans lequelde leurs cinquante États les flics américains ont porté des képis ? Jamais et nulle part ? Dans ce cas, pourquoi en affubles-tu les deux qui surgissent dès le deuxième chapitre du roman de ce pauvre Westlake ? Comment veux-tu que je te fasse confiance, après une bourde pareille ?

 

– Allant faire notre tour de village avec Charlus, peu avant onze heures, Catherine et moi sommes tombés sur une camionnette siglée “Orange”, arrêtée aux environs de la mairie. Bizarrement, par la vitre ouverte s’échappait les sons harmonieux produits par des orgues d’église, et non le martèlement de rap habituel. À quelques mètres de là, les deux jeunes techniciens discutaient avec un riverain : un petit blanc qui n’a pas ouvert la bouche et un grand noir avenant et disert. C’est lui qui nous a expliqué qu’ils avaient été requis en urgence ce matin et qu’ils cherchaient d’où pouvait provenir la panne mais ne l’avait pas encore localisée. Ce qui était la preuve du “bidonnage” d’Orange lorsqu’ils nous affirmaient péremptoirement que tout serait rétabli le 7 novembre en fin de journée : ils n’avaient, alors, aucun moyen de le savoir.

 

Suite à une question de Catherine, le même noir nous a ensuite expliqué qu’il adorait l’orgue et que, depuis son plus jeune âge, il rêvait de s’installer au moins une fois aux claviers d’orgues pour pouvoir lui-même en tirer les sons qui l’enchantaient – même si, avouait-il, il ne savait pas en jouer –, mais que, quand il pénétrait dans une église, sa timidité l’empêchait toujours de demander au curé local la permission de le faire ; témérité à laquelle nous l’avons vivement encouragé.

 

En attendant, Dame Ternette est toujours sous perf’ et hors d’état de nous rendre le moindre de ses services habituels.

 

– Titre d’une chronique de Jacques Laurent (Arts, 21 novembre 1956) : « Cette victoire que la culture est en train de gagner. » On peut gagner une bataille, ce qui équivaut en effet à remporter (ou obtenir ou décrocher…) la victoire ; mais “gagner la victoire”, c’est brûler un peu trop les étapes. Toujours prêt à excuser mes auteurs, je me suis dit que, sans doute, le titre avait été bidouillé par quelqu’un d’autre que Laurent lui-même et hors du contrôle de celui-ci. Pas du tout : la même bévue se retrouve dans le texte même.

 

Cinq heures. – À la réflexion, il est tout de même quelques cas, bien particuliers, où l’expression “gagner une victoire” peut s’accepter. Par exemple si un général déclare : « C’est une bonne chose que cette guerre ait été prolongée de six mois, j’y ai gagné une victoire supplémentaire. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.