mercredi 1 mars 2023

Février 2023

 

 

 

 

 

 

LES JOIES DU NAZISME,

LES BONHEURS DU COMMUNISME

 

 

 

 

 Mercredi 1er

 Dix heures. – Je disais hier – id est il y a un mois pour mes douze lecteurs – que je m'étais débrouillé comme un branquignol de compétition, en prenant pour ce matin deux rendez-vous quasiment simultanés (alors que, la plupart des jours, nous n'en avons rigoureusement aucun) ; le premier à huit heures et demie à la clinique vétérinaire où, à l'heure actuelle, Charlus endormi doit être en train de se faire ripoliner les crocs ; et le second à neuf heures au garage Renault, pour le toilettage annuel de Soraya, ainsi que la pose de deux pneus neufs.

Eh bien, à cela est venue s'ajouter une troisième obligation, celle de Catherine devant se rendre au laboratoire d'analyse pour se faire pomper quelques centilitres de raisiné. Le plus curieux est que, partis de la maison vers huit heures, nous nous sommes parfaitement acquittés de tout cela et étions de retour à la maison dès neuf heures moins le quart (dans une ridicule Twingo). Il n'y a plus qu'à espérer que tout se passera aussi bien cet après-midi pour le match retour : récupérer Charlus, puis la voiture, et passer à la pharmacie. Pas gagné…

– Le fait d'avoir enchainé les livres d'Orlando Figes (Les Chuchoteurs, puis La Révolution russe) et de Daniel Mendelsohn (Les Disparus) me donne plus ou moins envie de relire le Terres de sang de l'historien américain Timothy Snyder, livre sous-titré L'Europe entre Hitler et Staline et consacré, on l'aura compris à ces régions “coincées” entre Allemagne nazie et Russie communiste, à savoir, essentiellement, la Pologne, la Biélorussie et l'Ukraine. Dont les habitants ne rigolaient pas tous les jours en ces années-là, notamment s'ils avaient eu la malencontreuse idée de naître juifs.

Six heures. – Récupéré tout le monde sans le moindre accroc… sauf financier. Charlus m'a coûté un peu plus que je n'espérais : 250 € ; par compensation, Soraya , nettement moins que je ne le craignais : 780 €. (Je ne sais pourquoi je m'étais mis dans la tête que les pneus de voiture coûtaient les yeux de la tête, alors que, finalement, non. Un plaisantin avait dû me faire croire qu'on les importait d'Ukraine, quelque chose comme ça.)


Jeudi 2

Onze heures. – J'ai déjà dit (le mois dernier…) que Les Disparus de Daniel Mendelsohn pouvait être rapproché des Chuchoteurs d'Orlando Figes, en ceci qu'il s'agissait dans les deux cas de ce que j'ai appelé des livres de résurrection. Mais, à mesure que j'avance dans sa lecture (j'approche de la moitié de ses six cents pages), je lui trouve aussi un point commun avec les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov : bien que radicalement différents l'un de l'autre par ailleurs, les deux livres se mettent peu à peu à ressembler à de gigantesques entonnoirs, saisis d'un mouvement rotatif de plus en plus rapide, ayant pour effet d'entraîner le lecteur vers le fond, vers le point aveugle où l'auteur entend le mener. (Il faudrait essayer de développer cela, cette impression étrange.)

Trois heures. – À Pacy, un gros autocollant circulaire, collé sur la porte d'un salon de coiffure : « Ici, on recycle vos cheveux. » Fugitivement, des visions d'Auschwitz me sont passées devant les yeux.

– D'après l'agente immobilière (?) qui est venue la semaine dernière inspecter notre maison sous toutes ses coutures, celle-ci serait vendable entre cent cinquante et cent soixante-dix mille euros. Nous l'avons achetée cent trente mille il y a plus de vingt ans… 

Six heures. – Ce diable de Muray m'a donné – ou redonné – envie d'une plongée dans Céline, en commençant du début, soit par le Voyage. Mais c'est un roman que je ne possède que dans une édition de poche peu attirante. J'aimerais mieux, et de beaucoup, le relire dans son costume Pléiade… mais serait-ce bien raisonnable ? Par une espèce d'ironie du hasard, le seul roman de Céline que je possède dans la Pléiade c'est Féérie pour une autre fois, c'est-à-dire le seul que je n'ai aucune envie de relire. Bref, je suis bien à plaindre, allez !


Vendredi 3

Dix heures. – La petite ville de Bolechow (qui porte aujourd'hui un nom ukrainien différent, mais j'ai la flemme de retrouver lequel…), qui est le centre névralgique du livre de Mendelsohn, se situe en Galicie. Il est donc, assez logiquement, question dans Les Disparus, de Vienne et de l'empire austro-hongrois. Ce qui, ce matin, a fait resurgir – dans mon esprit, mais pas dans le livre – la figure aimée de Joseph Roth, natif lui aussi de Galicie.

– Abraham Jäger, le grand-père maternel de Daniel Mendelsohn, est un personnage central de son livre. Il dit de lui qu'il avait “un instinct impeccable pour le geste approprié, qu'il soit sentimental ou comique”. Du sens de l'humour de son grand-père, il donne un exemple assez frappant.

Abraham Jäger s'est suicidé à 78 ans ; n'ayant jamais appris à nager, il s'est tout simplement jeté une nuit dans la piscine de sa résidence de Miami Beach. Il laissait derrière lui, entre autres, une boite, ou cassette, renfermant divers documents qu'il jugeait importants et que sa fille, Marlene – la mère de l'auteur donc –, ne devait ouvrir qu'après sa mort ; ce qu'elle fit, bien sûr, juste après l'enterrement. La première chose qu'elle trouva fut une feuille de papier qui lui était spécifiquement adressée. Dessus, écrits par son père défunt, elle lu ces quelques mots en guise de préambule : « Bon, Marlene, tout d'abord tu ferais mieux d'arrêter de pleurer, parce que tu sais que tu es moche quand tu pleures. »


Samedi 4

Six heures. – Depuis hier, reprise de nos séances cinéma “en matinée” : deux après-midi consacrés à Denys Arcand, hier Le Déclin de l'empire américain et, tout à l'heure, très logiquement, Les Invasions barbares.

Les Invasions : J'ai beau chercher, je ne parviens pas à trouver un autre film réussissant à être tout en même temps aussi drôle et aussi implacablement triste. Les deux pans de ce diptyque font en tout cas partie des rares films que je puis revoir et revoir encore, sans jamais m'en lasser.


Dimanche 5

Dix heures. – Tourné ce matin la dernière page des Disparus de Mendelsohn. Je sens bien qu'il faudrait écrire, sur le blog-mère, un assez long billet à propos de cet extraordinaire livre, de ce livre à la fois savant, douloureux et paradoxalement très tonique ; ne serait-ce que pour inciter deux ou trois des personnes qui me suivent encore à l'acheter et le lire. Mais je sais aussi que, malgré le désir que j'en ai, je n'y parviendrai pas ; en tout cas pas de manière assez satisfaisante pour le publier. Dans ces conditions, il est sans doute préférable que je m'abstienne. Cela dit, je pourrais peut-être quand même essayer…

Aussitôt après avoir quitté Daniel Mendelsohn et sa cohorte de fantômes, j'ai rouvert, comme prévu, les Terres de sang de Timothy Snyder ; ce qui est une façon d'élargir le champ tout en restant “dans la tonalité”.

Six heures. – Information prise au passage chez mes analphabètes d'élection : « États-Unis : des fonds confisqués à un oligarque russe vont être reversés à l'Ukraine. » Le titre est placé sous la rubrique “Sanctions économiques” : il me semble que “vol” aurait eu l'avantage d'être plus concis et mieux adapté à cet acte de piraterie. Un méfait qui, bien entendu, ne provoquera aucune indignation, puisque c'est de l'argent pris à un grand méchant Russe pour le donner à de très gentils Ukrainiens. Le syndrome Robin des Bois mis au goût du temps, en quelque sorte.

 

Lundi 6

Six heures. – Une lecture qui en entraîne une autre, puis la suivante : chaîne sans fin. Comme je crois l'avoir noté plus haut, la lecture des Disparus de Daniel Mendelsohn – dans laquelle Catherine est à son tour plongée – m'a fait éprouvé le besoin de rester dans le même ordre de choses mais en “élargissant le champ” ; c'est pourquoi j'ai repris la lecture du Terres de sang de l'historien américain Thimothy Snyder, livre implacablement documenté pour ce qui concerne le, ou plutôt les cauchemars vécus par les habitants de cette immense région d'Europe couverte par la Pologne, l'Ukraine, la Biélorussie et les Pays Baltes, entre 1933 et 1945, sous les assauts alternés, et parfois conjoints, du communisme soviétique et du nazisme hitlérien. 

Et voici que, parvenu à peu près à la moitié de ce livre – je viens d'envahir l'URSS et je commence à songer à la Solution finale… –, je me dis qu'il serait dommage et frustrant de m'arrêter net en 1945, sous prétexte de je ne sais quelle reddition allemande. Heureusement, un débouché existe, et il se trouve là, en face de ce bureau, sur le troisième rayonnage de ma bibliothèque “historique” à partir du bas : le livre d'un autre historien, anglais cette fois, Keith Lowe, intitulé L'Europe barbare, 1945 – 1950, et qui traite des séquelles de la guerre tout juste achevée, des sursauts de sauvagerie, des déplacements massifs de populations, etc. ; bref, des convulsions d'où va finalement sortir le monde que j'ai connu, dans lequel je suis né, où j'ai grandi puis vécu, et qui est désormais occupé à agoniser sous mes yeux de plus en plus indifférents.


Mardi 7

Dix heures. – Hier, la cabane à graines des oiseaux a rendu l'âme, après des années de bons et loyaux services. Nous sommes allés en acheter une nouvelle ce matin, profitant de ce que nous devions descendre à Pacy pour autre chose. Ce qui ajoute une dépense supplémentaire pour ce mois, qui en était déjà riche (contrairement à nous, donc). Certes, le mini-silo ne m'a coûté que 39 euros. Certes, certes… Mais je n'ai pu m'empêcher de penser que c'était, à deux ou trois piécettes près, le prix que j'aurais payé pour le Céline en Pléiade que j'évoquais il y a quelques jours… et que, finalement, j'ai viré de mon petit panier Rakuten : être raisonnable à ce point, ça finirait vite par devenir effrayant.

– L'entrée du jour, sur le blog de Valérie Scigala, m'a fait sourire : « Je ne pense pas grand chose du top crop en juin, mais à sept heures du matin en février, avec cinq centimètres de peau à l'air au niveau du nombril, respect. » Voilà qui nous fait un point commun supplémentaire, à Madame de Véhesse et à moi : je ne pense rien non plus du top crop en juin. Ce qui nous différencie, évidemment, c'est qu'elle a l'air de savoir ce que peut bien être cet étrange top crop… dont on ne pense rien en juin, mais qui inspire le respect en février.

Cinq heures. – La “surdité à la langue”, dont j'ai déjà donné ici quelques exemples au fil du temps, frappe même, parfois, ceux qui sont réputés pour la manier parfaitement. Dans une chronique d'Angelo Rinaldi consacrée à Witold Gombrowicz, je tombe sur ceci : « […] il affabule et parfois délire autant dans ses romans que dans son journal. » Non, non et non ! Il est parfaitement normal, admis, courant qu'un auteur “affabule” dans un roman ; en revanche, dans son journal, on s'attend à ce qu'il s'en tienne strictement aux faits, aux événements réels. Par conséquent, il aurait convenu d'écrire : « Il affabule et parfois délire autant dans son journal que dans ses romans. »

– Comparaison vertigineuse (n'ayant rigoureusement rien à voir avec celle de Rinaldi qui précède) : durant l'automne 1941, dans la partie ouest de l'URSS que venaient d'envahir les armées du Reich, il mourait chaque jour autant de prisonniers de guerre soviétiques qu'il n'est mort de prisonniers anglais et américains durant toute la Seconde Guerre mondiale.

Et je me rends compte, me relisant, que l'adjectif que j'ai employé, “vertigineuse” n'est même plus adapté à la situation. Pour qu'il y ait vertige – et je sais de quoi je parle ! –, il importe qu'il existe encore quelque chose comme une commune mesure. Si vous placez une personne sujette au vertige au bord d'un précipice de cinquante mètres, elle va être la proie d'un trouble qui peut être violent. Mais faites-la monter à cinq mille mètres, le vertige disparaîtra aussitôt, faute de repères, par défaut d'échelle. Peut-être simplement parce que, si le vertige est une attirance morbide pour le vide, la notion même de “vide” est supprimée, à de telles altitudes. Il doit en aller un peu de même – mais évidemment sur un autre plan – dans l'exemple que j'ai donné.

 

Mercredi 8

Onze heures. – Ce livre de Timothy Snyder, Terres de sang, j'aurais dit, si quelqu'un m'avait posé la question, l'avoir lu il y a trois ou quatre ans – cinq, à la rigueur. Ayant eu la curiosité de chercher si je lui avait consacré un billet sur le blog-mère – j'en ai même écrit deux –, j'ai pu constater, un peu effaré, que ma première lecture remontait à plus de dix ans.

Relire le premier de ces billets m'a permis de (re)découvrir que Finkielkraut avait consacré l'une de ses Répliques de France-Culture à Snyder ; émission que je me propose (et la proposition a immédiatement été agréée) de récouter cet après-midi.


Jeudi 9

Midi. – Joie, bonheur et opulence : je viens de constater que ma retraite “ordinaire” venait d'être augmentée… de treize euros. En revanche, celle des cadres est restée inchangée : z'ont toujours été un peu pingres, les frangins AGIRC et ARRCO (qui, en plus, ne s'appellent plus comme ça).

Six heures. – Nous avons, cet après-midi, poursuivi notre mini-cycle Denys Arcand avec L'Âge des ténèbres, film funèbrement réjouissant, burlesquement dépressif ; mais qui, tout de même, ne parvient pas tout à fait à se hisser au niveau du Déclin ni des Invasions.

– Il es intéressant de noter, comme le fait Snyder dans le dernier chapitre de son livre, que c'est dans la Pologne communiste, celle de Gomulka, qu'il est devenu de règle, après la Guerre des six jours, d'identifier Israël à l'Allemagne hitlérienne et le sionisme au nazisme. Dès avant cette époque, d'ailleurs, en Russie d'abord, en Pologne ensuite, le sionisme était devenu (avec le “cosmopolitisme”), le faux nez de l'antisémitisme… comme il l'est encore aujourd'hui chez nos vertueux progresso-gauchistes.


Vendredi 10

Onze heures. – Le tire stupide du jour, pondu par mes analphabètes habituels : « Réforme des retraites : Emmanuel Macron souhaite que les manifestations ne bloquent pas le pays. » Ce qui s'appelle “titrer pour ne rien dire”. La véritable et intéressante information aurait été de nous révéler que le président de la République souhaitait ardemment la paralysie totale de la France. Toujours la vieille histoire de l'intérêt des trains partant et arrivant à l'heure.

– Je me suis finalement décidé, juste avant de venir ici, à écrire un billet pour le blog-mère, à propos de mes récentes lectures, toutes plus ou moins liées entre elles, depuis Les Chuchoteurs de Figes jusqu'à L'Europe barbare de Lowe. Billet superficiel, survolé, trop rapide – sans réel intérêt, autre que celui de signaler l'existence des quatre livres que j'évoque.

– Il me semble qu'à un rythme de plus en plus rapide nos amies féministes se transforment en créatures proprement répugnantes, uniquement avides de lois toujours plus répressives – sauf pour elles –, de condamnations chaque jour un peu plus sévères, de lynchages publics sans jugement sur la seule foi de leur parole, à la seule clameur de leur indignation. Mais c'est peut-être une idée que je me fais.

 

Samedi 11

Une heure. – Une chose est sûre : les lectures du genre de celles dont j'achève en ce moment le cycle ne sont nullement propres à raffermir la foi que l'on a dans l'humanité ; surtout chez les lecteurs chez qui elle était déjà fortement vacillante. Les hommes font penser à un meuble en bois blanc qu'on aurait entièrement recouvert d'une laque brillante : pour qui le découvre du regard, il semble magnifique et précieux ; mais qu'on s'avise d'en gratter un peu la surface, on retrouve tout de suite le bois blanc.


Lundi 13

Dix heures.Running gag. Ou, si l’on préfère le latin à l’anglois : bis repetita placent. Hier soir, sur les coups de neuf heures, au beau milieu d’un épisode de la série Blacklist… nouveau coma de Dame Ternette ! Comme de juste, ce matin, les agents Orange nous annoncent qu’ils sont déjà au taquet et que la liaison devrait être rétablie dans une semaine, bien évidemment “en fin de journée”. Bref : la routine.

Une fois de plus, je me suis dit ce matin que j’étais finalement bien heureux que les pannes en question se produisent maintenant plutôt qu’il y a sept ou huit ans. Car, dans ce cas, elles m’auraient contraint à me rendre à Levallois tous les jours au lieu de travailler d’ici.

Trois heures. – Soleil dictatorial et pas de vent : un tour de village charlusien s’imposait, et a donc été effectué. Au retour, soulevé par un invraisemblable courage, j’ai empoigné l’échelle et fait le tour des divers nichoirs du jardin (celui “du cerisier”, ceux du “petit” et du “grand volet”, celui “de la corde à linge”, pour ceux que la toponymie conjugale intéresserait…), afin de les débarrasser des vieux nids de mésanges du printemps dernier. Satisfaction de n’avoir découvert aucun oisillon mort nulle part, ce qui arrive certaines années.

– Ensuite, j’ai lu les ultimes pages de L’Europe barbare. Fin du cycle guerrier ? Pas vraiment, puisque j’ai prévu de lire le roman de Constantin Simonov, Les Vivants et les Morts (titre qui, du reste, pourrait s’appliquer à l’ensemble du dit cycle), et que, en “complément de programme”, je viens de ressortir de mon placard-à-Russes les Carnets de guerre de Vassili Grossman.

– Jeudi, journée Desgranges. J’espère que Michel ne sera pas amené à annuler les festivités d’ici là, car, privé d’internet et de téléphone, je serais dans l’incapacité de le savoir, et ferais alors un aller-retour pour rien. Ce qui, après tout, ne représente jamais que 170 km. Mais je crois bien me souvenir que, lors du précédent coma internétien, j’avais pu accéder à ma boitamel en passant par le téléphone bouyguoïde de Catherine : on verra à renouveler ce miracle jeudi matin avant de prendre la route.

 

Mardi 14

Deux heures. – Que faire quand on est en deuil de Dame Ternette, à part le fameux “travail” du dit deuil ? La réponse est évidente : les courses de la semaine. Et c’est ce que nous fîmes, sitôt la dernière bouchée du déjeuner avalée.

– Catherine arrivant au bout des Disparus de Daniel Mendelsohn, je lui ai conseillé, comme “lecture de suite” les Terres de sang de Timothy Snyder plutôt que L’Europe barbare de Keith Lowe qu’elle avait d’abord eu l’intention de lire. Et ce, afin de rester “dans l’ambiance”.

– Quant à moi, j’ai lu ce matin une petite centaine de pages des Vivants et les Morts de Constantin Simonov ; lecture qui me ramène en Russie en l’année 1941. Je sens que l’auteur ne va pas résister au plaisir de m’emmener jusqu’à Stalingrad ; et je sais déjà que me retrouver là va immanquablement me donner l’envie de repiquer au Vie et Destin de Vassili Grossman : y céder serait sans doute un peu vain, dans la mesure où je l’ai bien dû lire trois fois, ce somptueux roman. D’un autre côté, cela dérangerait qui, si je le lisais une quatrième ?

Cinq heures. – J’apprends par Catherine qu’au Canada les diabétiques peuvent obtenir de leur médecin une ordonnance de façon à pouvoir entrer gratuitement dans les musées. J’ai beau chercher à faire sur cette bouffonnerie un commentaire ironique, rien à faire, j’en reste coi.

 

Mercredi 15

Deux heures. – Une idée m’est venue, sous forme de question : dans la mesure où les infirmes sont désormais des handicapés, ne serait-il pas grand temps que les infirmières devinssent des handicapières ?

– Poursuite de la lecture du roman de Simonov, dont j’ai dû lire environ un tiers des six cents pages. C’est un excellent roman de guerre ; mais qui, il fallait s’y attendre, est loin, fort loin d’égaler le Vie et Destin de Grossman.

– Demain – mais je l’ai déjà noté, je crois bien –, journée desgrangienne (ou desgrangesque, au choix du client). Avant de partir, je demanderai à Catherine, via son téléphone magique, d’accéder à ma boîte Orange, afin de voir si, par hasard, Michel n’aurait pas subitement décommandé notre déjeuner : inutile de faire 170 km pour rien, la planète risquerait de ne jamais s’en remettre, sensible comme on la sait à nos micro-déplacements, nos petites activités de fourmis.

 

Samedi 18

Une heure. – Bon, ce n’est pas parce que Dame Ternette prolonge inconsidérément sa sieste qu’il faut négliger ce journal, hein ! D’un autre côté, étant complètement coupé du monde extérieur et passant ma journée dans les livres, que pourrais-je bien noter ici, à part le temps qu’il fait ou ne fait pas ?

– Michel, avant-hier, me faisais remarquer que Valeurs actuelles ressemblait de plus en plus à France Dimanche, par sa façon de s’emparer d’un petit fait insignifiant et de le gonfler jusqu’à la démesure afin de le transformer en un véritable “phénomène de société” se pavanant sur deux voire quatre pages pleines. Feuilletant davantage que lisant les trois ou quatre numéros donnés par lui, j’ai pu constater qu’il avait entièrement raison. C’est même sans doute la raison – bien qu’inconsciente jusqu’alors – pour laquelle, depuis déjà un moment, j’y lisais de moins en moins d’articles, me contentant le plus souvent du “chapeau” suivi d’un distrait survol.

Le même Michel m’a vivement conseillé de me plonger dans les écrits de Rousseau (pas Sandrine, Jean-Jacques), chose que, à l’exception des Confessions et des Rêveries, j’ai toujours négligé de faire. Je n’ai rien contre ; mais, pour passer à l’acte, il faudrait déjà que je récupère un accès quelconque aux sites des marchands de livres.

Cinq heures. – Poussé par je ne sais quel petit démon, j’ai repris le Répertoire des délicatesses du français contemporain de Renaud Camus. Comme si je n’étais pas déjà suffisamment maniaque de ce côté-là ! Je me fais un peu l’effet d’être ce type qui, ayant une dizaine de kilos en trop, déciderait de combattre son excès de poids par un régime à base de sucre et de graisses…


Dimanche 19

Deux heures. – Il est bien plaisant, le livre de Camus que j’évoquais hier ; surtout en ceci qu’il permet de “débattre” avec l’auteur. Car si je suis d’accord à 95 % avec ce qu’il y dit, il y a les 5 % restants. Par exemple, je trouve qu’il a bien raison de nous mettre en garde contre ces expressions toutes faites que l’on utilise à contresens faute d’être encore capable de les comprendre : ainsi de faire long feu. En revanche, je constate que, tout en procédant à cette mise en garde, il emploie, lui, et à plusieurs reprises, l’expression se répandre comme une traînée de poudre qui, telle quelle, n’a aucun sens : s’il y a une chose qu’une traînée de poudre est bien incapable de faire, la malheureuse, c’est de se répandre. En revanche, il est ou il serait tout à fait juste de dire qu’une rumeur s’est répandue comme le feu sur une traînée de poudre. Mais il faut bien reconnaître que, dans ce cas, l’image devient un peu longuette.

Parfois, ce n’est pas de contredire l’auteur qu’il s’agit, mais seulement de préciser son propos (de l’enrichir, dirions-nous si nous étions plus prétentieux). À la rubrique “Imbroglio”, Camus traite de la prononciation de ces mots arrivés tout droit d’Italie et qui comporte le groupe de lettre gli. On sait qu’en italien le g, alors, s’écrit mais ne se prononce pas. Ainsi devrait-on normalement appeler Modiliani le peintre Modigliani. Mais Camus fait observer que ce peintre étant devenu presque français il est finalement admissible d’avoir en quelque sorte naturalisé la prononciation de son nom. Et il ajoute ceci :

« Pour imbroglio il en va presque de même. Ce mot est parmi nous depuis si longtemps (on le relève chez Bossuet) qu’on est bien excusable de le traiter comme un Français. On montre seulement, ce faisant, qu’on ne sait pas l’italien (à moins qu’on ne soit d’une rare délicatesse, et que l’on cache ses connaissances linguistiques). »

Il y a, ce me semble, une troisième attitude possible, et il se trouve que c’est la mienne : celle de quelqu’un qui, tout en ignorant l’italien, sait fort bien que le g de gli ne s’y prononce pas, mais qui, nonobstant, choisit délibérément de le prononcer quand même – ne serait-ce que dans le but d’être compris de son interlocuteur éventuel. C’est d’ailleurs pour la même raison que je parlerais de mon séjour au Val d’A-oste, et non au Val d’Oste comme je sais très bien que je devrais le faire. Par chance, je n’ai jamais foutu le pied au Val d’Aoste, ce qui m’en ôte une sacrée épine.

Cinq heures. – Je termine à l’instant la lecture des Vivants et les Morts de Constantin Simonov : c’est un bon mais non un grand roman. Il est surtout un peu curieux et frustrant, dans la mesure où, après six cents pages serrées, il reste comme suspendu, inachevé ; donnant l’impression que son auteur en a soudain eu assez, qu’il a reculé devant les deux ou trois cents pages à venir et qu’il s’est contenté de poser le point final là où il était rendu. Et le fait d’avoir remplacé ce point final par des points de suspension dit assez que, normalement, son roman aurait bel et bien dû être prolongé… et conclu.

Mais enfin, me voilà mûr pour replonger dans Vie et Destin.

 

 Lundi 20

Onze heures. – Ce matin, tout le Plessis était pris dans une gangue de brouillard épais et rigoureusement immobile. Chien et chat nourris, lave-vaisselle vidé, premier café bu, je m’installe dans mon fauteuil et ouvre Vie et Destin à sa première page. Mes yeux déchiffrent la phrase d’ouverture de cet immense opéra : « Le brouillard recouvrait la terre. »

Une première phrase presque miraculeuse, tant elle semble, dans sa simplicité et sa brièveté, résumer la totalité de ce puissant roman ; moins les nombreux traits de lumières – lumière cruelle ou lumière de bonté, tour à tour, voire intimement mêlées – qui vont sans cesse, par intermittence rapprochée, déchirer fugitivement mais intensément ce brouillard primordial.

– Pendant ce temps, se sentant une soudaine envie de renouer avec Balzac, Catherine m’a demandé tout à l’heure de lui rapporter de la Case La Cousine Bette ; ce que je me suis empressé de faire, on s’en doute.

– Dame Ternette, elle, est toujours aux abonnées absentes…

 

Mardi 21

Trois heures. – Plaisanterie désormais rituelle. Ce matin, sur le téléphone de Catherine, message d’Orange : « La panne rencontrée étant plus grave que prévue, bla bla bla… » Bref, notre reconnexion, qui devait avoir lieu aujourd’hui, est repoussée à lundi prochain, bien entendu “en fin de journée”. Aucune surprise de notre part, comme on se doute.

– Ayant besoin d’une lecture d’appoint, non romanesque, à Vie et Destin, mes yeux sont tombés sur le volume “Bouquins” contenant les Mémoires de Viel Castel (Horace de), relatifs au Second Empire – du moins à ce qu’il en a connu, étant mort en 1864 : je les ai illico rapportés à la maison.

 

Mercredi 22

Deux heures. – En octobre et novembre 1854, Viel Castel parle beaucoup, évidemment, de la guerre de Crimée qui vient de s’engager. Sa relation du siège de Sébastopol m’a soudainement ramené quelque soixante ans en arrière (non en arrière du siège en question : en arrière d’aujourd’hui…), c’est-à-dire à l’époque où j’ai vu le téléfilm qui avait été fait, en cette première moitié des années soixante, à partir de L’Auberge de l’ange gardien de la comtesse de Ségur.

(On ne disait pas “téléfilm”, alors, mais “dramatique” ; sauf que je serais incapable de dire si le mot s’appliquait aussi aux œuvres de fiction pour enfants. Bref…)

On se souvient que le ressort de l’œuvre est constitué par l’erreur du général Dourakine qui, arrivant sans la petite ville où tout se passe (Angers ? Privé d’internet, impossible de vérifier…) descend non à l’Auberge de l’ange gardien qu’on lui a recommandée, mais en l’établissement concurrent, nettement moins reluisant, tenu par deux frères, dont l’un est une authentique crapule. Je me souviens fort bien que ce rôle de la crapule précitée était tenu par Jacques Dufilho ; et il me semble – mais je suis déjà moins affirmatif – que celui de Dourakine était échu à Michel Galabru.

Je me rappelle aussi avoir, peu de temps après cette diffusion, demandé à mes parents de m’acheter le livre correspondant, lequel était justement illustré par des photos de la dramatique que j’avais vue et aimée ; achat qui m’avait été accordé : si ça se trouve, le livre en question est peut-être toujours chez ma mère.

– Quelques pages plus avant dans les Mémoires du même Viel Castel (qui, du reste, sont davantage un journal que des mémoires), apparaît le sculpteur Jean Goujon ; lequel a aussitôt fait resurgir la personne de Guy Goujon, qui était, à mon arrivée au journal en 1982, le “vieux” directeur de France Dimanche. Si j’ai mis vieux entre parenthèses c’est qu’il devait avoir alors environ dix ans de moins que mon âge actuel. C’était un homme qui n’abusait nullement de cette arme que l’on appelle l’intelligence, et qui prenait bien garde de ne jamais faire preuve de plus d’esprit que le moins pourvu en ce domaine de ses subordonnés.

Un jour, au milieu de la grande salle de la maquette, visiblement assez content de sa découverte, ce Goujon me lance : « En somme, Monsieur Goux, vu votre nom et le mien, vous êtes la moitié de moi ! » Et moi, dans la seconde : « Ah ! Monsieur le directeur, être la moitié de vous est déjà une fort belle chose pour un gratte-papier de ma sorte ! » Les rires qui se firent entendre furent-ils pour sa plaisanterie ou pour ma repartie ? Je suppose que nos deux opinions à ce sujet sont toujours restées divergentes.

Je me demande quelles autres “boîtes à souvenirs” Viel Castel va se montrer encore capable de me faire ouvrir dans les années qui me restent à lire de ses mémoires…

Cinq heures. – Mon Goujon de tout à l’heure (mon “double”, donc…), je l’ai revu pour la dernière fois au début des années 2010, à France Dimanche, à l’occasion d’un “pot” de départ en retraite – ce devait être celui de Pierre Lachkareff, mais je n’en mettrais point ma tête sur le billot. Bien entendu, Goujon était lui-même en retraite depuis un petit paquet d’années. Ce jour-là, sur le même ton de fierté un peu enfantine qu’il m’aurait annoncé l’obtention toute récente d’une Légion d’honneur voire d’un prix Nobel, il tint à me faire savoir qu’il venait d’avoir 90 ans. Je dois reconnaître qu’il les portait fort allègrement, ce qui ne devait pas l’empêcher de mourir un ou deux ans plus tard, si la mémoire ne me faut.

Pour ce qui est du Lachkareff rapidement évoqué ci-dessus, que j’aimais bien, nous avions lui et moi un point commun que nous ne partagions avec nul autre en ces lieux : celui d’être issus (et diplômés, je vous prie !) du CFJ. Nous supportions donc le poids d’être la honte de cette prestigieuse école – prestigieuse, je le crains, uniquement aux yeux de ses fondateurs et dirigeants – puisque, au lieu de nous élever vers les sommets du journalisme, à quoi nous prédestinaient nos glorieuses études, nous nous vautrions dans la fange de la “presse de caniveau”, sans même avoir la pudeur d’en afficher du remords.

Et, parlant de lui, je me demande si Pierre est toujours de ce monde. Je n’ai évidemment aucun moyen de le savoir, les liens que nous pensons tisser dans le cours de la vie n’étant rien de plus que de vagues et passagères fumées. Où sont les gracieux galants / Que je suivais au temps jadis ?

Sinon, tout va bien. Il pleut.

 

Jeudi 23

Cinq heures. – Pas grand-chose à retenir de cette journée. La matinée fut plus ou moins dépensée à pousser des chariots dans les allées de divers hangars à bouffe. Pendant ce temps, le prince charmant s’épuisait à rouler des pelles royales à Dame Ternette, qui n’a pas pour autant daigné sortir de sa léthargie. Cet après-midi, nous sommes allés photographier (surtout Catherine…) des vaches dans un champ voisin. Sur le chemin qui conduisait à ces aimables bovidés broutant, j’ai bien sûr délaissé Charlus, qui en a aussitôt profité pour aller gambader dans le dit champ… et pour se rouler dans une grosse bouse tout frais pondue ; ce qui lui a valu une douche et un shampoing au retour. Le reste du temps, j’ai fait des aller-retour d’un camp d’internement soviétique à un läger nazi sur les traces de Vassili Grossman, l’un des meilleurs guides qui soient en ces domaines.

J’ai aussi rempli deux ou trois cases de sudoku niveau 4.

 

Vendredi 24

Cinq heures. – Elles sont tout de même bien étranges, ces pannées d’internet que nous subissons régulièrement depuis environ trois mois maintenant. Nous avons entendu émettre deux ou trois explications, dont aucune ne semble vraiment convaincante.

Pour notre voisin d’en face, ce serait les Roms, provisoirement installés non loin d’ici, qui arracheraient pour les revendre les fils de cuivre. J’ai un peu de mal à y croire. Non pas que je mette en doute la capacité de ces sympathiques populations itinérantes à voler tout ce qui peut l’être, mais enfin, pourquoi aussi soudainement ? Depuis vingt ans que nous vivons ici, ces braves Roms ne se seraient jamais avisés de la présence du cuivre tentateur et, d’un coup, se seraient mis à les arracher une fois par mois, sans que personne ne s’en émeuve plus que cela ? Hum…

Pour Madame Husky, toutes les perturbations seraient provoquées par les équipes qui sont en train d’installer la fibre dans le secteur. Il faudrait alors supposer soit que les dites équipes travaillent comme des sagouins et creusent le sol sans se soucier de ce qu’ils peuvent arracher au passage, soit – plus machiavélique ! – qu’ils coupent sciemment toute liaison existante afin de se faciliter la tâche. Cette dernière éventualité ne tient pas car, en cas de coupure volontaire, on suppose que la liaison serait rétablie le vendredi soir, les ouvriers ne travaillent évidemment pas le week-end.

L’explication précédente ne tient pas davantage. Car, enfin, pourquoi tous ces incidents que nous subissons nécessiteraient-ils chaque fois au moins une semaine – cette fois-ci, ce sera même deux… – de réparation avant que la situation redevienne normale ?

Si j’étais journaliste, je ferais bien une petite enquête là-dessus…

 

Samedi 25

Deux heures. – Je viens de constater une chose : à ce jour, je ne sais toujours pas si, parlant d’un travail bâclé, on doit dire qu’il a été fait par-dessus la jambe ou, au contraire, par-dessous.

– D’autre part une question m’est venue. Chacun sait bien que, quand nous parlons, nos auditeurs entendent une voix tout à fait différente de celle que nous percevons nous-mêmes. Dans ces conditions, comment font les imitateurs pour être certains qu’ils tiennent la voix de leurs victimes, alors qu’ils ne peuvent se rendre compte de ce que le public entendra ? On me dira : le magnétophone. Mais je suis bien sûr qu’il existait des imitateurs avant que l’on ne mette ce type d’engins au point.

– Enfin, ce matin au réveil, repensant à nos pannes mystérieuses d’internet, il m’est apparu que j’avais négligé la plus simple des explications : que les agents Oranges soient nettement moins nombreux que les problèmes se posant à eux, et qu’il y ait donc, en quelque sorte, des listes d’attente, des chantiers en souffrance. Explication d’autant plus convaincante en ce moment que nous sommes en pleines vacances scolaires et que trois agents sur dix doivent être occupés à gravir puis redescendre des pentes enneigées en je ne sais quelles hideuses stations dites “de sports d’hiver”.

En attendant leur retour, je m’habitue gentiment au fait de parler tout seul et d’être privé du flot continu de conneries plus ou moins asilaires dont je faisais avant, du temps d’internet, ma pâture journalière.

 

Dimanche 26

Six heures. – Terminé Vie et Destin il y a une couple d’heures. C’est très probablement l’un des deux grands romans russes du XXe siècle – l’autre étant Le Maître et Marguerite de Boulgakov (mais il est vrai que je suis loin d’être un spécialiste de la littérature russe du XXe siècle…). Je ne compte pas abandonner Grossman pour autant, puisque le volume “Bouquins” de ses œuvres contient en outre huit nouvelles – elles aussi remarquables – ainsi que son roman “testament” : Tout passe. Cela dit, ce bon Vassili m’est, tout à l’heure, devenu source d’irritation. Ce qui justifie un changement de paragraphe.

On sait (ou on ne sait pas, en ce cas on s’apprête à l’apprendre) que ce roman, Vie et Destin, devait être, dans l’esprit de son auteur, la suite d’un premier qui fut publié en URSS et intitulé Pour une juste cause. Mais, entre les deux, Vassili Grossman avait accompli une sorte de métamorphose intellectuelle et spirituelle (que je n’essaierai pas de démêler ici : qu’on lise la préface du volume Bouquins de Tzvetan Todorov) qui a fait de l’auteur soviétique qu’il était un grand écrivain russe. Le résultat, d’après les vrais connaisseurs de l’œuvre, est que, même s’il reprend quelques-uns des personnages du premier roman, le second n’a plus rien à voir avec lui, se situe résolument dans une autre sphère mentale et créatrice. Au point que j’ai toujours été bien persuadé que Pour une juste cause n’avait même jamais été traduit en français.

Or, traduit, il l’a bel et bien été ! En 2000, aux éditions L’Âge d’Homme. D’où mon irritation. Car je sais très bien que, dès la sortie de coma de Dame Ternette, je n’aurai rien de plus pressé que de le trouver, l’acheter et le lire. Une lecture qui – je me connais – risque fort de me pousser… à relire Vie et Destin qui lui fait suite. Cycle infernal ou je ne m’y connais pas !

En attendant, pour rester dans une ambiance russe, j’écoute la onzième symphonie du camarade Chostakovitch.

 

Lundi 27

 Une heure. – Dame Ternette était prévu pour se réveiller aujourd’hui en fin d’après-midi. Comme de juste, dès le milieu de la matinée, un message est venu avertir Catherine que “la panne étant plus importante que prévue, gna gna gna”, le réveil en question était reporté au premier mars, soit après-demain. Comme, cette fois, le report n’est pas d’une semaine complète mais de seulement deux jours, Catherine veut y voir comme une promesse de sérieux : je la trouve bien optimiste.

 – Terminé les nouvelles de Grossman, commencé Tout passe.

 

Mardi 28

Cinq heures et demie. – Eh bien ! il s'en est fallu de peu que nous ne terminassions ce mois de février auprès d'une Dame Ternette toujours comateuse ! Mais, apparemment, les agents Orange ont eu à cœur de nous la rendre avant que mars ne déboule.

– La deuxième nouvelle, qui va stupéfier le monde, est que nous avons tout à l'heure, Catherine et moi, décidé de me faire sauter à pieds joints dans le XXIe siècle.

En me nantissant d'un téléphone portatif dernier modèle.

Mes douze lecteurs ont un mois, à compter de demain matin sept heures, pour dégiérer ce scoop retentissant.

mercredi 1 février 2023

Janvier 2023

 

 

 

 

 SALADES RUSSES

 

 

 

 

Dimanche 1er

Dix heures. – Si l'on en croit Causeur, la France s'enorgueillit désormais de deux nouvelles “figures patrimoniales”. Le nom de ces gloires nationales ? Daniel Auteuil et Pierre Perret. En 2023, la descente s'accélère.

– Chez Atlantico, un titre qui, à force d'être imbécile, finit par devenir fascinant, quand on se le répète plusieurs fois : « Les températures actuelles sont-elles en train de sauver l'hiver prochain ? »  Un petit vertige métaphysique dès le premier jour de l'année ? N'ont peur de rien, mes analphabètes…

– À part ça, ce premier janvier s'annonce, ici, rien moins que festif : toujours malade, Catherine n'a quitté son lit que pour venir se rendormir sur le canapé du salon. Du coup, je me déplace sur la pointe des pieds, et Charlus sur celle des griffes.

Six heures. – Sur le site de Causeur, “nécro” d'un écrivain alsacien, René-Nicolas Ehni, que je ne connais pas, dont je n'ai même jamais entendu prononcer ni lu le nom. Je viens de commander l'un de ses livres, au titre étrange : Babylone vous y étiez, nue parmi les bananiers. On verra bien.


Lundi 2

Dix heures. – Ma mère a 90 ans aujourd'hui. Je l'appellerai tout à l'heure, chez Clémence, où Olivier et elle passent ces quelques jours “festifs”. en espérant qu'elle n'ait pas oublié son téléphone portatif chez elle…

– Changement dans mes lectures. Ayant presque simultanément achevé le journal de Maurice Garçon et le dernier roman d'Alejo Carpentier, j'ai attaqué le Scoop d'Evelyn Waugh (vu le mal que j'ai eu à le faire venir jusqu'ici – voir le journal du mois dernier – c'est bien le moins que je me mette à le lire) et, sans trop savoir pourquoi, en lecture “non romanesque”, j'ai repris L'Âme désarmée d'Allan Bloom, très vite abandonnée il y a quelques mois lors d'une première tentative d'abordage.

– Sinon, Catherine ne va pas mieux ce matin qu'hier, la gastro sévit toujours. Le plus bizarre – et le plus handicapant – est que la maladie a aussitôt engendré chez elle des pertes d'équilibre fortement accrues, alors que, a priori, on ne voit guère le rapport entre cet équilibre et des problèmes intestinaux. Mais enfin, c'est comme ça. Il reste à espérer que, les intestins s'assagissant, l'équilibre se rétablira de lui-même.

– Ne pas avoir ce qu'on appelle “le sens de la langue”. C'est-à-dire, dans les cas extrêmes, y demeurer totalement sourd, bien que l'utilisant tous les jours. Ainsi, je tombe sur un blog où l'auteur écrit : « c’est juste une souffrance insoutenable et insupportable ». Je passe sur le pléonasme. Mais comment une souffrance pourrait-elle être juste insoutenable ? Et comment celui qui écrit cela n'entend-il pas le pénible non-sens qu'il vient d'enfanter ? Mystère complet, pour moi.


Mardi 3

Dix heures. – De mes analphabètes atlanticoïdaux, à propos des urgences dans les hôpitaux français : « Les services sont surchargés ce qui provoque des décès inutiles par semaine. » Car tout le monde sait qu'il y a, dans nos hôpitaux, des décès utiles. Et même, sans doute, des morts indispensables. Sans parler, bien sûr, des décès inutiles par mois, voire par trimestre.

Ils sont vraiment aussi cons qu'ils en ont l'air, chez Atlantico, ou bien si c'est un genre qu'ils se donnent ?


Mercredi 4

Six heures. – Je le savais, pourtant, qu'il ne faut jamais faire confiance aux gens de Causeur, dès lors qu'ils se mêlent de littérature, je le savais bon sang ! Ça ne m'a pas empêché, il y a trois jours, de commander Babylone vous y étiez, nue parmi les bananiers, roman d'un certain René Ehni. Le livre est arrivé au courrier d'aujourd'hui. Je l'ai aussitôt ouvert. Rendu au bas de la première page, je savais déjà que c'était très mal parti, entre cet Alsacien inconnu et moi. J'ai tout de même voulu persévérer. Au bout de dix pages : poubelle jaune.

– En lecture “non romanesque”, j'ai ressorti hier de son rayon Les Chuchoteurs de l'historien anglais Orlando Figes, lequel livre est sous-titré : Vivre et survivre sous Staline. Comme il serait très prématuré de dire ce que j'en pense (j'ai lu une centaine de pages sur plus de sept cents), voici un extrait de la quatrième de couv' :

« Salué dès sa parution comme un chef-d'œuvre alliant rigueur savante et souffle littéraire, Les Chuchoteurs nous invite à pénétrer, en suivant une mosaïque d'histoires personnelles, dans la vie et l'esprit des Soviétiques sous le stalinisme. Dès la fin de la guerre civile, les bolcheviks victorieux s'attellent à la réalisation de leur utopie : l'avènement du communisme par l'abolition de la propriété privée et la construction d'un homme nouveau. Dès le départ, ce projet insensé repose sur la négation de ce qu'il y a de plus humain chez l'homme : son intimité. En effet, comment la vie privée est-elle tout simplement possible dans des appartements communautaires où chacun se sait surveillé et épié ? Comment des émotions et des sentiments peuvent-ils garder la moindre force dans un néant moral comme celui qui caractérise la société soviétique, bâtie sur le mensonge et la soumission ? Comment survivre sans trahir, sans se trahir, dans un système où l'individu ne représente plus rien, sinon quelque chose à abattre ? Mêlant magistralement la grande et la petite histoire, Orlando Figes tisse sous nos yeux la trame de cette fresque tragique. Ce sont les chuchoteurs, les victimes, toutes les victimes, qui prennent ici la parole, aussi bien celles qui ont succombé par millions que celles qui ont survécu en s'efforçant d'intérioriser les valeurs et les idéaux soviétiques, seul moyen de faire taire les doutes et les peurs. »

Tout ce que je puis dire pour l'instant est que ces pages provoquent chez le lecteur, en tout cas chez moi, un léger vertige persistant.

– Pour remplacé mon Alsacien pénible, je viens de reprendre La Création du monde du Portugais Miguel Torga, lu il y a quelques années.


Jeudi 5

Onze heures. – Dans Les Chuchoteurs, j'apprends que le traditionnel arbre de Noël russe fut interdit à la toute fin des années vingt, c'est-à-dire au moment où la tyrannie de Staline était désormais sans partage. Il s'agissait, on l'aura compris, de lutter contre toutes les manifestations possibles d'une religiosité “résiduelle”. Il revint pourtant, quelques années plus tard, cet arbre subversif, mais sous l'appellation d'arbre du Nouvel An. Comme quoi nos bons amis écolo-gauchistes d'aujourd'hui sont de dignes descendants des staliniens historiques. Ce dont, du reste, personne ne doutait sérieusement.

Six heures. – Exemple de justice immanente. J'évoquais hier le pénible livre de M. Ehni (soit qui mal y pense), parti à la poubelle après seulement une dizaine de pages lues. Néanmoins, il fallait bien que j'allasse sur internet pour signaler l'avoir bien reçu (ce que, en jargon Rakuten, on appelle “noter le vendeur”), de façon à ce que Herr Momosque reçoive son argent, permettant ainsi à sa pléthorique marmaille de ne pas crever de faim tout de suite. 

J'eus la surprise de constater que je ne pouvais rien noter du tout, le dit Momosque n'ayant même pas confirmé mon achat. Dans l'heure suivante, message de Rakuten m'informant que Herr Momosque n'avait plus que jusqu'à minuit (hier donc) pour effectuer la dite confirmation, faute de quoi mon achat serait simplement annulé… et je garderais donc mon très-précieux argent.

Ce matin, nouveau message rakuténien, pour me dire que, dûment relancé, Herr Momosque s'était déclaré désolé, contrit, au bord du désespoir, mais que, ne possédant pas l'ouvrage demandé (par moi), il n'était pas en mesure de me le livrer. Comme me le fit remarquer Catherine, à qui je narrais mes tribulations dans un grand souffle épique : « C'est normal qu'il ne possède pas ce livre… puisqu'il te l'a envoyé il y a trois ou quatre jours et qu'il ne l'a noté nulle part ! » C'était frappé au coin du bon sens. Je n'avais plus qu'à me réjouir de n'avoir strictement rien déboursé pour un livre dont je n'ai strictement rien lu.

Cela dit, en y réfléchissant un peu, je ne suis plus du tout sûr que cette micro-aventure ait quoi que ce soit à voir avec la notion de justice immanente.


Vendredi 6

Dix heures. – Porté ce matin la tondeuse chez MécaLoisirs pour sa petite révision annuelle. Bien content de constater que j'étais encore capable de hisser tout seul l'engin dans le coffre de Soraya.

Dans ma boitamel, une invitation à déjeuner de Michel Desgranges pour mardi prochain. Coup de chance, c'est, dans les deux semaines à venir, l'un des rares jours où ni Catherine ni moi n'avons d'obligations imbéciles.

Titre atlanticoïdal : « Non, le marché européen de l'électricité n'est pas le mécanisme qui nous permet d'en importer. En sortir ne serait pas nécessairement une bonne idée pour autant. » Je défie qui que ce soit – de bonne foi… – de comprendre un traître mot de ce charabia.

– J'avais, hier (mais apparemment je n'ai pas été le seul), imaginé que, suivant l'exemple de l'abruti décérébré placé à la tête de la municipalité de Pantin, le maire de Juan-les-Pins puisse décider de féminiser le nom de sa ville, mais qu'il devrait y renoncer sous la pression de la partie la plus pudibonde de son conseil municipal. Ce matin, Renépol me signale qu'un autre petit malin a annoncé je ne sais où que le maire de Montreuil voulait rebaptiser sa ville : Mapoulie. Je sens qu'on va en découvrir encore pas mal d'autres dans le même “esprit”…

Six heures. – À mesure que l'on s'enfonce dans un livre comme Les Chuchoteurs, une chose devient évidente : dans les années trente du dernier siècle, à condition de n'être pas juif, il était nettement préférable de vivre dans l'Allemagne nazie que dans la Russie communiste. (D'autant que ç'a duré beaucoup moins longtemps – mais même.)


Samedi 7

Dix heures. – Ouverture d'un billet de Valérie Scigala sur son blog “Alice du fromage” : « Il y a quasi un an, H. avait vu passer un projet de coussins sur KissKissBankBank. » J'aimerais bien, moi aussi, un jour, voir passer un projet ; et spécialement un projet de coussins, l'une des espèces de projets les plus rares. Juste pour me faire idée…

On pourrait même imaginer que ça devienne le sujet d'un film tourné par un réalisateur russe : Quand passent les projets.

– J'ai sans doute déjà noté la chose mais elle continue à m'amuser. Je veux parler du changement qui s'est opéré, voilà quelque temps maintenant, sur les étiquettes des produits alimentaires. Avant, quand on achetait une boîte de conserve, un bocal, etc., l'étiquette en question nous renseignait sur ce qu'on allait trouver à l'intérieur. Désormais, elle a à cœur de nous énumérer de préférence ce qui ne s'y trouve pas. Tout à l'heure, tombant sur quatre tranches de jambon italien rapportées du Carrefour Market, je lis ceci sur l'emballage : « Jambon rôti aux herbes, sans gluten, sans dérivés du lait. » Passe encore pour le gluten, qui est devenu une sorte de “grand méchant loup” alimentaire. Mais qui donc pourrait craindre de trouver un ou plusieurs “dérivés du lait” dans une tranche de jambon ? Et pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? On pourrait imaginer des étiquettes dépliables, à la façon des “paperoles” de Proust, où s'allongerait sans fin la liste des choses introuvables dans le produit qu'elles concernent ; ainsi mon jambon italien pourrait être garanti sans alcool, sans sulfate de mercure, sans hydrogène liquide, sans résidus de craie, sans extrait de houx, etc. à l'infini.

Six heures. – Plus j'avance dans Les Chuchoteurs, livre d'histoire décidément extraordinaire, plus j'ai envie d'en prolonger la lecture. De la prolonger dans le temps, veux-je dire, c'est-à-dire au-delà du règne de Staline dont s'occupe le livre d'Orlando Figes. Pour cela, rien ne me semble plus adapté que les mémoires de Boukovski (pas l'ivrogne américain : le résistant russe) : … et le vent reprend ses tours. Pour ne pas oublier, j'ai sorti le volume de son placard.

(Finalement, je viens en outre de commander Les Vivants et les Morts, roman de 1959, dû à la plume de Constantin Simonov, personnage intéressant que l'on croise plusieurs fois dans le livre de Figes. Ce qui ne m'empêchera pas de relire Boukovski.)


Dimanche 8

Dix heures et demie. – Tour du village “à la fraîche”, il y a une petite heure, avec Catherine et Charlus. Dans une cour de ferme à deux cents mètres de la maison, trois ou quatre chasseurs et leurs chiens s'apprêtaient à partir en expédition. Il y a donc encore des chasseurs en France, ce qui est une excellente nouvelle : tout ce qui peut faire rugir les écolos asilaires est bon à prendre.

– Du côté de mes Chuchoteurs, la Seconde Guerre vient tout juste de se terminer, avec l'immense espoir – aussi fallacieux qu'immense – de beaucoup de Russes d'une libéralisation, même timide, de la tyrannie communiste. Au lieu de cela, ce sont les campagnes antisémites qui se profilent, avec les arrestations et emprisonnements qui vont avec. Pour les non-juifs, les conditions de la vie quotidienne restent toujours aussi misérables. Toutefois, quelques lézardes apparaissent dans le bloc cauchemardesque du stalinisme (qui est au communisme ce que l'islamisme est à l'islam – c'est-à-dire la même chose mais en plus franche).

– Constantin Simonov est décidément un personnage bien trouble. Donc troublant. Donc intéressant. Reste à voir ce qu'il vaut comme écrivain, comme romancier.

– Après moult hésitation, j'ai finalement écrit un billet à propos des Chuchoteurs, qui sera publié demain matin sur le blog-mère. Il est objectivement très mauvais. Enfin, non, pas mauvais : vide, plutôt.


Lundi 9

Dix heures. – Terminé Les Chuchoteurs il y a moins d'une heure. Vraiment très impressionné par les qualités du livre, je viens de commander celui qu'Orlando Figes avait publié quelques années avant : La Révolution russe, 1891 – 1924, la tragédie d'un peuple. Un pavé de plus de 1100 pages…

– Reprenant l'autobiographie de Vladimir Boukovski, j'apprends soudain, par Dame Ternette, qu'il est mort depuis trois ans, ce que j'ignorais (ou avais oublié).

– Le grand projet du professeur Cingal, pas seulement pour l'année nouvelle mais carrément pour la prochaine décennie : « Démasculiniser davantage ma jazzothèque. » Bouffon un jour, bouffon toujours…


Mardi 10

Neuf heures et demie. – Journée Desgranges. Départ dans environ trois quarts d'heure, évidemment sous une pluie drue. Mais enfin, c'est toujours mieux que la neige, qui m'aurait bloqué ici.


Jeudi 12

Onze heures. – Déjà plus que fatigué des “discussions” au sujet de la prétendue réforme des retraites. Chacun, évidemment, a un avis sur la question. Et plus cet avis est convenu, voire franchement nébuleux, plus il est exprimé d'une façon qui oscille entre le docte et le péremptoire. Je vais, une fois de plus, me contenter de n'en avoir aucun, d'avis. Le seul avantage qu'on peut y voir, c'est que, grâce à ce nouveau sujet d'empoignade, on nous concasse un peu moins les organes reproducteurs avec le petit Chinois et sa farandole de vaccins de saison. Quant à la guerre ukrainienne, n'en parlons pas : elle fait désormais partie du paysage et nul ne s'en soucie plus.

Sinon, il y a aussi ceux qui découvrent la lune et qui, bien sûr, s'imaginent qu'ils sont les premiers à le faire. C'est le cas, apparemment, avec Tirailleurs, film que je subodore n'être rien de plus qu'un tract antiraciste mis en image, une belle occasion de battre un peu plus fort notre coulpe. Sauf qu'il faut vraiment être inculte pour s'imaginer que l'on découvre seulement aujourd'hui la part prise par les tirailleurs sénégalais dans les différents conflits où la France s'est trouvée mêlée. Si je me souviens bien, ils participaient au défilé du 11 novembre dès 1919 (à vérifier). 

Ce qui serait amusant, pour tous ceux qui clament leur “surprise totale” et leur “émotion immense”, telle miss Élodie, pourtant censée être historienne de formation, ce serait de leur bidouiller un second film, dans lequel on leur montrerait le rôle quelque peu “répressif” joué par ces mêmes émouvants tirailleurs dans les guerres d'Indochine puis d'Algérie. J'ai l'impression que ça ne se fera pas de mon vivant, c't'affaire…

Midi. – Reçu Les Vivants et les Morts de Constantin Simonov.

 

Vendredi 13

Dix heures. – À lire les remarquables mémoires de Vladimir Boukovski (… et le vent reprend ses tours),  ce qui saute aux yeux, c'est l'invraisemblable bêtise (à front de taureau, au minimum) du pouvoir soviétique ; et, par extension, de tout pouvoir communiste. Ce qui n'empêche évidemment pas sa nocivité, mais tend tout de même à la réduire. En tout cas dans les années dont parle Boukovski : de 1956 à 1976, en gros.


Samedi 14

Midi. – L'existence est parfois très bien agencée : alors que j'achève la lecture des mémoires de Boukovski, voilà que tombe dans la boîte aux lettre l'histoire de la révolution russe d'Orlando Figes, l'historien auteur des remarquables Chuchoteurs dont j'ai déjà dit tout le bien que je pensais. Vu que ce nouvel ouvrage dépasse les mille pages, ce n'est pas demain matin que je vais (re)passer à l'Ouest…

Six heures. – Pour me reposer un peu de mes Russes, j'ai commencé tout à l'heure le roman d'Hubert Monteilhet (Mourir à Francfort, Denoël) que m'a offert Michel Desgranges mardi dernier. De Monteilhet, je me souvenais d'avoir lu son roman historique Neropolis il y a déjà fort longtemps – au moins quarante ans – et rien d'autre. Michel m'a vivement encouragé à découvrir ses romans policiers, notamment ceux de ses débuts, excellents d'après lui, plutôt que les plus récents, moins bons (toujours d'après Michel). 

De fait, la lecture de la première partie de celui qu'il m'a remis – 80 pages sur 250 – me donne envie de creuser un peu davantage l'œuvre du bonhomme – mort en 2019 à 91 ans –, qui me semble être un fort honnête réactionnaire. De plus, le personnage central de Mourir à Francfort a tout pour m'intéresser : un professeur d'université qui arrondit ses fins de mois en écrivant sous pseudonyme(s) des romans passablement “de gare”. Et qui tremble pour sa respectabilité si jamais son janus-bifrontisme venait à être divulgué, notamment par l'une de ses étudiantes, Cécile, genre de vieille fille avant l'âge mais très attachante, qui a découvert son secret. Un peu comme si une personne mal intentionné allait révéler à ses gentils étudiants que leur professeur, l'idéologiquement parfait Guillaume Cingal, était également un fervent lecteur de Renaud Camus, cette hydre néo-fasciste à une seule tête. J'en suis là pour l'instant.

Le personnage principal, lui, fait penser tantôt à Jean Bruce (OSS 117), notamment par ses titres tout en allitérations, du genre : Karaté à Karachi,  tantôt à Gérard de Villiers lorsqu'il fait du “placement de produits” rétribué dans le cœur même de ses romans, et aussi à Frédéric Dard/San-Antonio, par ses deux types d'écritures bien distincts selon qu'il est écrivain en bâtiment masqué ou digne professeur des universités.


Dimanche 15

Trois heures. – La nullité me laisse rêveur de cet argument brandi depuis quelques jours par les opposants à la réforme des retraites. En gros, il serait inhumain de repousser l'âge du départ à 64 ans car, à cet âge, “29% des hommes les plus pauvres sont déjà morts”.

Sans doute, sans doute. Et ? Ferai-je preuve d'une nauséabonderie excessive si je fais remarquer qu'à 62 ans, l'âge actuel, le pourcentage des hommes pauvres “déjà morts” doit être à peine inférieur et que nul n'a jamais songé à le brandir comme argument ? Sera-ce du mauvais esprit si je signale en passant que, vivant dans de moins bonnes conditions, les pauvres ont toujours eu tendance à mourir plus tôt que les riches, et ce quel que soit l'âge du départ en retraite ? 

Et puis, quoi : si l'on tient à tout prix à raboter toutes les inégalités, il serait temps de songer à celle qui conduit les femmes à vivre en moyenne six ans de plus que les hommes. Pour mettre fin à ce scandale, une solution toute simple, à inclure d'urgence dans la réforme : laisser la retraite des mâles à 62 ans et passer celle des femelles à 67.

Avantage collatéral d'une telle réforme : durant les années où leurs épouses travailleront encore quand eux resteront à la maison, les hommes pauvres de plus de 62 ans pourront vraiment se reposer et, ainsi, peut-être, rattraper les hommes riches dans leur enviable longévité.

Six heures. – Terminé le roman de Monteilhet il y a une petite demi-heure : très agréable. Pas un chef-d'œuvre, sans doute, mais nettement plus “charnu” que les divers brouets actuels. Et puis, allez savoir pourquoi, je suis plutôt sensible à ce parfum “seventies” qui imprègne de nombreuses pages…

Quoi qu'il en soit, j'ai d'ores et déjà placé deux autres Monteilhet dans mon petit panier Rakuten (j'attends le prochain “mois carte dorée” pour cliquer sur “passer la commande”) ; en les choisissant parmi les premiers qu'il a publiés, comme recommandé par Michel.


Lundi 16

 

Dix heures. – Dame Ternette a de nouveau rendu l’âme par chez nous, il y a très exactement douze heures, au beau milieu d’un épisode de série netflicarde. Du coup, me revoici sur ce bon vieux document Word… auquel je n’ai à peu près rien à dire.

 Hier soir, nous avons d’abord cru à une panne de notre installation électrique (comme nous en avait menacé l’ange gardien Orange lors de son dernier passage). Mais, il y a environ une heure, un message est arrivé sur le téléphone de Catherine (Bouyghes) pour lui signaler un problème de connexion dans notre secteur. Donc, inutile de nous démener pour faire venir un électricien, ce sont les “agents Orange” qui se chargent de tout. Ils prévoient le rétablissement de la connexion le 23 de ce mois en fin de journée, mais nous commençons à être rodés de ce point de vue : ces “prévisions” nous ont tout l’air d’être automatiques et sans aucune prétention de correspondre à la moindre réalité. De fait, lors des précédentes pannes, la connexion a toujours été rétablie plusieurs jours avant ce qui avait été dit.

Considérons donc que nous bénéficions de quelques jours de vacances et, sous la houlette d’Orlando Figes, retournons à la Révolution russe ; laquelle n’a d’ailleurs pas encore commencé, au stade où j’en suis. Mais les nuages s’amoncellent grave…

 Il est d’ailleurs frappant de noter les analogies, les ressemblances entre le Nicolas II des années 1905 – 1917 et le malheureux Louis XVI des années 1780 – 1790.

 

Quatre heures et demie. – Depuis hier, mais surtout aujourd’hui, nous sommes, météorologiquement parlant, cent pour cent bovins. Je veux dire qu’il pleut comme vache qui pisse et qu’il vente à décorner les bœufs.

 – Privés de connexion, nous avons renoué tout à l’heure avec la séance de cinéma “en matinée” (je n’ai jamais su pourquoi on appelait ainsi les spectacles donnés l’après-midi, mais enfin…). Les Nerfs à vif, la version originale avec Robert Mitchum et Gregory Peck. Ce fut, pour Catherine et moi, une assez grosse déception par rapport au souvenir que nous en gardions tous deux. L’histoire est bien trop théâtrale et artificielle ; quant aux acteurs, et surtout aux actrices, à l’exception d’un Mitchum impérial, ils sont fort voisins du médiocre ; ou, au mieux, de l’insignifiant.

 Ce soir, nous allons poursuivre la série entamée hier (sur DVD par chance), à savoir le House of Cards anglais, c’est-à-dire originel. C’est beaucoup plus “sec” que dans le remake américain, c’est-à-dire sans le côté “cowboys et Indiens” que se sont crus obligés d’ajouter les Yankees. Les Anglais se concentrent sur leur sujet sans se disperser dans des histoires annexes. C’est moins tape-à-l’œil, peut-être moins immédiatement séduisant, mais finalement plus efficace – en tout cas il me semble, après seulement deux épisodes sur douze.

 

Mardi 17

 Dix heures. – La pluie a cessé et le vent est complètement tombé ; remplacés par un brouillard épais et tenace. Mais, là, je manque de métaphores bovines pour en parler. (À moins d’en inventer une au débotté ? Tiens : ce matin, il règne un brouillard à égarer un veau. Et voilà.)

 – Qu’écrivait Dostoïevski dans son Journal d’un écrivain en 1876 ? Ceci :

« Tous tant que nous sommes, nous amis du peuple, nous portons sur lui un regard de théoriciens, et il semble que personne d’entre nous ne l’aime tel qu’il est effectivement, mais seulement tel que nous nous le sommes fabriqué chacun à notre façon. C’est même au point que, s’il advenait que par la suite le peuple russe se révélât autre que nous l’avons fait en imagination, je crois bien que tous, malgré notre amour pour lui, nous le renierions sans le moindre regret. »

 Il y a là, dans ces quelques lignes, en germe, toutes les futures tyrannies communistes, avec leurs arrestations, déportations, tueries de masse : l’idéalisation conduit au reniement, comme le souligne Dostoïevski, puis, fatalement, au châtiment – souvent pudiquement renommé “rééducation”.

 Cela dit, Dostoïevski lui-même n’échappe nullement à cette idéalisation, à ce peuple “théorique”. Toujours dans son Journal d’un écrivain, il écrit ceci des paysans russes : « C’est eux qui nous diront et montreront une nouvelle voie, une nouvelle issue à toutes nos difficultés apparemment insurmontables. […] C’est d’en bas que luira la lumière et viendra le salut. »

 Il n’est d’ailleurs pas le seul à penser ainsi, à attribuer au paysan une sorte de rôle messianique : Tolstoï aussi, et peut-être encore plus que lui. Ainsi, dans Anna Karénine, c’est auprès de ses paysans que le prince Levine apprend finalement à vivre. Et dans Guerre et Paix, Pierre Bezoukhov découvre le sens spirituel de la vie auprès d’un humble paysan russe – dont le nom m’échappe, et j’ai la flemme de chercher –, lequel vit en parfaite et presque surnaturelle harmonie aussi bien avec les hommes qu’avec tout le reste du cosmos.

– Dame Ternette attend toujours le prince charmant qui devrait la tirer de son coma internétique…

 Cinq heures. – séance cinématographique en matinée : Boulevard du rhum, que ni Catherine ni moi n’avions jamais vu. Comment dire ? Il est finalement difficile de parler d’un film dont le scénario est à la fois inexistant et à peu près incompréhensible. Où, durant deux heures, le spectateur, plutôt amusé malgré tout, se demande ce qu’il fait là et, plus embêtant, ce que les acteurs font là, pourquoi ils se démènent comme ça, dans le vide pour ainsi dire. Bien sûr, il y a Bardot, très agréablement égale à elle-même. Mais tout de même : deux heures, c’est bien long…

 Et on se demande, hormis une soudaine et impitoyable pression fiscale, ce qui a pu pousser Ventura à signer pour le rôle principal de cette charmante daube. Car, oui, malgré tout, de façon assez étrange, ça reste charmant.

 

 Mercredi 18

Onze heures. – Ce matin, livraison d’un nouveau réfrigérateur-congélateur : le vieux avait commencé à perdre les eaux, sans qu’il y eût pour autant le moindre espoir d’accouchement d’aucune sorte. Coup de chance : le thermomètre affichait moins trois degrés hivernalement celsius ce matin et ne promet pas de dépasser les quatre ou cinq durant la journée. Ce qui va permettre de conserver, entreposées dehors, les denrées dites périssables jusqu’à demain matin, puisqu’il paraît qu’un frigo neuf ne doit pas être branché avant vingt-quatre heures, sous peine des plus dévastatrices catastrophes.

 En tout cas, ce n’est certainement pas par un froid pareil que Dame Ternette risque de se réveiller. Personnellement je me passe assez bien de ses services ; mais enfin, il ne faudrait pas qu’elle abuse inconsidérément de son légitime “droit à la paresse”. Le seul avantage de notre isolement internétique c’est les économies que je réalise, étant dans l’incapacité de commander le moindre livre.

 Parlant d’économies, j’ai dépensé ces dernières semaines 300 € qui sont allés à notre tailleur de haies, 150 € qui ont atterri dans la poche du réviseur de tondeuse, 650 € pour le marchand de frigo ; et, très prochainement, il y aura la révision de Soraya et le changement de deux de ses pneus, ainsi que le détartrage dentaire de Charlus. Les dépenses “exceptionnelles” sont comme les emmerdes de Jacques Chirac : elles volent en escadrille.

 

Jeudi 19

 Dix heures. – À l’heure où l’on se cause, Catherine est occupée à “jouer avec le nouveau jouet” (expression purement locale et conjugale), à savoir emplir le frigo flambant neuf avec les denrées qui ont passé la nuit dehors, bien au frais comme si elles étaient chez elles. Il va nous falloir un petit temps d’adaptation car, d’en haut qu’il était sur l’ancien, le compartiment de congélation est passé en bas : cela suppose une gymnastique intellectuelle, et accessoirement physique, qui, je le crains, n’est plus tout à fait de nos âges.

 – Cet après-midi, pendant que la femme de ménage sera là, je conduirai Catherine à la clinique Pasteur d’Évreux, pour une visite qui, bien qu’étant de pure routine, n’en menace pas moins d’être assez longue. Pour meubler l’attente, je compte emmener le chien et un livre.

 – En 1891, suite à une série de catastrophes météorologiques s’aggravant les unes les autres, la Russie connaît une terrible famine sur de vastes étendues de son territoire. Des secours, des ravitaillements sont (fort mal) mis en place par le gouvernement du tsar. Le jeune Vladimir Oulianov – qui s’affublera plus tard du sobriquet de Lénine – préconise de ne pas soulager les maux des paysans crevant de faim car, dit-il en gros, plus la famine sera dure et plus la cause révolutionnaire gagnera de partisans. Voilà ce qu’on pourrait appeler, en langage moderne et peu châtié, un bel enculé.

 Midi. – Prenant prétexte de la très brève chute de neige d’hier soir, notre femme de ménage vient de déclarer forfait (elle habite Évreux) pour aujourd’hui. Cela m’a rappelé le temps lointain de France Dimanche, quand le moindre flocon m’était excuse pour travailler de la maison plutôt que de charrier mes os jusqu’à Levallois-Plage…

 Cinq heures. – Notre fée du logis a bien eu un coup de flemme : pas un seul flocon résiduel entre Évreux et ici, je puis en témoigner si nécessaire. Je n’ai pas attendu Catherine plus de trois quarts d’heures à la clinique Pasteur, confortablement installé dans la voiture (moteur tournant pour mieux niquer sa race à la planète et, secondairement, réchauffer ma vieille couenne), en l’agréable mais parfois acide compagnie de Jacques Laurent. Quant à Charlus, il est rentré fort content de ses pattes enduites de boue, dont il a laissé quelques échantillons dans le coffre de Soraya.

Bien qu’ayant d’ordinaire la tête prodigieusement épique, je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.

 

Vendredi 20

Dix heures. – Toujours pas d’internet. Les agents Orange ayant annoncé un rétablissement pour lundi (en fin de journée), j’ai pris le pari qu’ils nous rebrancheraient dès aujourd’hui (en fin de journée) : on va voir…

– Du fait de la défection honteuse de la femme de ménage, hier, qui donc s’est retrouvé de corvée d’aspirateur, ce matin ? Poser la question est y répondre, évidemment. Je me considère, au moins jusqu’à l’heure du déjeuner, comme une victime de la parité, un crucifié sur l’autel du partage des tâches ménagères.

– En début d’après-midi, visite conjointe chez le nouveau dentiste de Pacy, l’ancienne ayant pris une retraite que l’on supposera méritée. Ni Catherine ni moi n’avons, pour l’heure, le moindre problème dentaire, mais il s’agit de “prendre date”, de faire partie des patients dûment reconnus et acceptés par ce praticien de fraîche arrivée. Car, dans notre France tiers-mondialisée, les médecins refusent désormais d’accorder des visites aux gens qui ne sont pas déjà leurs patients. Bientôt, à l’instar des discothèques, ils seront contraints d’embaucher des videurs pour filtrer les entrées à la porte de leur cabinet. Pour ce qui nous concerne, c’est déjà une forme de petit miracle que le cabinet dentaire en déshérence ait trouvé un repreneur : notre dentiste d’Évreux, lui, malgré d’assez longues recherches, n’a trouvé personne pour reprendre le sien, pourtant idéalement situé, en plein centre de la ville.

– Je poursuis ma lecture du pavé d’Orlando Figes. Je viens de franchir le cap de la “révolution” de 1905 et, franchement, je ne donne pas cher du tsarisme et de son avenir. Il faut dire que Nicolas II semblait avoir le chic pour prendre systématiquement des mauvaises décisions et s’entourer des ministres les moins aptes à comprendre quoi que ce soit à la situation de la Russie. Décidément, les ressemblances entre Louis XVI et lui ne cessent de me sauter aux yeux – avec aussi, il va de soi, de considérables différences.

Trois heures. – Les traditions perdurent : l'ancien couple de dentistes, mari et femme, officiant lui au rez-de-chaussée, elle au premier, a donc été remplacé par un nouveau couple de dentistes, mari et femme, officiant lui au rez-de-chaussée, elle au premier. C’est monsieur qui a eu le privilège de nous examiner tous les deux. Rien à signaler chez Catherine, une molaire – de celles dites “dents de sagesse” – à faire sauter chez moi (grosse carie, parfaitement indolore) : ce sera chose faites mardi prochain. Au moins, j’ai la satisfaction de n’y être pas allé pour rien.

Sensation amusante, mais désormais bien connue de nos services : comme ce nouveau dentiste doit avoir tout juste atteint la trentaine, il m’a fait l’effet d’être frais émoulu du collège. Cela doit faire déjà une bonne dizaine d’années que ce “rajeunissement des jeunes” a commencé à opérer, aussi bien chez Catherine que chez moi. Au début, c’était assez déstabilisant, de voir des gamins au volant des voitures ou d’être reçu par des médecins dont il nous semblait que la culotte courte aurait été davantage en accord avec leur âge que le pantalon. Et puis, au fil des ans, on apprend à accommoder.

 

Samedi 21

Onze heures. – Pari perdu : internet toujours en léthargie. Hier ou avant-hier, à ce propos, songeant à ces irritantes coupures, longues et à répétition depuis quelque temps, je me disais qu’il serait peut-être judicieux de larguer Orange au profit d’un autre… (d’un autre quoi ? Le mot m’échappe…), bref, d’un autre. Or, faisant le tour du Plessis avec Charlus, nous sommes tombés sur Mme Husky (elle promène un husky et nous ignorons son vrai nom…), qui a dit qu’elle était également privée d’internet depuis dimanche soir, alors que son fournisseur (retrouvé !) était Bouyghes. Et elle nous a appris qu’en fait, tous les fournisseurs utilisaient le même réseau, dont l’entretien incombait à Orange. En un sens, l’information m’a fait plaisir, dans la mesure où la seule chose que je puisse faire est celle pour laquelle j’ai les plus fortes dispositions : me croiser les bras et attendre.

– Nous avons terminé hier soir House of Cards, la série anglaise qui est à l’origine de celle du même nom qu’en ont tirée les Américains. L’anglaise m’a paru supérieure. D’abord parce que, concentrée sur douze épisodes seulement, elle maîtrise mieux son sujet, sans s’égarer dans les péripéties annexes, plus ou moins bien venues. Ensuite parce que le personnage central est nettement plus réussi : le contraste est saisissant entre les manières, l’élocution, etc. de ce très distingué gentleman (remarquablement interprété par Ian Richardson) et les saloperies que sa passion du pouvoir le pousse à accomplir, meurtres de sang-froid inclus. Alors que, dans l’américaine, le personnage joué par Kevin Spacey, d’ailleurs irréprochable, apparaît presque tout de suite pour ce qu’il est, à savoir un voyou sans scrupules.

Comme la vie est parfois bien faite – même si c’est assez rare –, j’ai récupéré hier la première saison d’une série, américaine cette fois, recommandée par Michel Desgranges : The Gilded Age, que l’on doit au créateur de l’excellent Downtown Abbey (dont je ne sais plus comment le nom s’écrit exactement…). [Rajout du 26 : c'est Downton !]

Cinq heures. – Séance cinéma cet après-midi : Rivière sans retour d’Otto Preminger. J’ai beau avoir vu ce film cinq ou six fois, son charme, sur moi, est intact. Je ne saurais dire pourquoi exactement. Bien sûr, il y a Marilyn. Et Mitchum. Et le duo parfait qu’ils constituent. Mais il y a autre chose, moins aisément définissable : une sorte de sérénité paradoxale, qui se dégage de l’ensemble. (Paradoxale parce que, la portion d’existence qui nous est donnée à voir est tout sauf sereine…) C’est un film qui fait, qui me fait du bien. Et je sais que, durant deux jours au moins, je vais me fredonner sans cesse la chanson titre du film.

 

Dimanche 22

Onze heures. – Vu hier soir les deux premiers épisodes de The Gilded Age, dont je parle un peu plus haut. Michel avait raison : c’est excellent. On est à New York dans les années 1880, chez les riches, ce qui est toujours satisfaisant pour l’œil. On assiste à la confrontation, ou si l’on veut se montrer plus doux : à la rencontre, entre l’aristocratie de la ville – du genre dont les ancêtres sont censés être arrivés là à bord du Mayflower – et les “nouveaux riches”, dont la fortune, toute récente mais déjà colossale, est issue notamment du développement soudain des chemins de fer à travers l’Amérique. On retrouve là toutes les qualités, l’intelligence du point de vue, les nuances des caractères, qui nous avait fait aimer beaucoup Downton Abbey.

Du reste, The Gilded Age y fait souvent penser, avec son double univers, celui des maîtres aux étages nobles et celui de la domesticité en dessous. C’est en quelque sorte la “marque” de Julian Fellowes, le créateur des deux, puisque c’était déjà la structure du film de Robert Altman, Gosford Park, écrit par Fellowes. Si on remonte plus haut, dans ce genre-là, on retombe évidemment sur La Règle du jeu de Renoir ; mais, là, Julian Fellowes n'y était pour rien.

– Comment se débrouille-t-on, dans cette maison, alors que nous sommes assez considérablement oisifs, pour que nos rares rendez-vous obligés tombent systématiquement les mêmes jours ?

 Avant-hier, lorsque la secrétaire du dentiste de Pacy m’a proposé un rendez-vous mardi prochain à 11 h pour mon arrachage de molaire, j’ai dit oui sans hésiter, bien certain que nous étions tout à fait libres ce jour-là ; raté : Catherine a elle-même un rendez chez le Dr Dubruel, à 10 h, ce qui va nous contraindre à une certaine jonglerie horaire.

 Une heure plus tard, au garage Renault, j’ai également dit oui tout de suite lorsque la femme du patron m’a proposé le premier février à 9 h pour la révision et le changement de pneus de Soraya ; encore raté : c’est ce même jour à 8 h 30, comme en fait foi le calendrier de la cuisine, que nous devons emmener Charlus à la clinique vétérinaire, afin qu’il y subisse, sous anesthésie, un nettoyage de crocs. Nouvelle jonglerie horaire, et même double jonglerie puisqu’il nous faudra, dans l’après-midi, nous débrouiller pour récupérer à peu près en même temps la voiture et le chien.

 Quatre heures. – Film d’après-midi : Nelly et M. Arnaud, le dernier film de Claude Sautet. Comme dans la plupart de ses autres films, il est frappant de constater à quel point, ici, tout sonne juste, tout est vrai : aussi bien les visages, les regards, que les appartements, les rues, les cafés, etc. Ce qui, à bien y songer, est beaucoup moins fréquent, au moins dans le cinéma français, qu’on pourrait le penser. Je me disais aussi, regardant se dérouler les scènes, que si on s’amusait à tourner le même film exactement, plan par plan, réplique pour réplique, en remplaçant les deux acteurs principaux par deux autres, seulement passables, tout s’effondrerait irrémédiablement. C’est qu’il y a ce “miracle Sautet”, dont j’ai sûrement déjà parlé : avec lui, les acteurs moyens deviennent bons, tandis que les bons atteignent à l’exceptionnel (c’est l’exact inverse de ce qui se passe trop souvent chez Truffaut). C’est évidemment moins sensible pour Michel Serrault qui, au moins dans la seconde partie de sa carrière, était quasiment toujours au niveau de l’exception. Mais Emmanuel Béart, une actrice d’ordinaire sans grand relief, me semble-t-il, devient ici (et aussi dans Un cœur en hiver du même Sautet) remarquable, juste, émouvante, presque bouleversante par instant.

 

Lundi 23

 Dix heures et demie. – C’est en principe aujourd’hui que Dame Ternette doit être rappelée à une existence consciente et agissante : c’est curieux, mais je n’y crois qu’à demi – et encore, en me forçant à l’optimisme.

– Pour notre séance cinéma d’après-midi, et afin de changer tout à fait d’atmosphère, j’ai choisi une comédie de Preston Sturges, avec Joel McCrea et Veronica Lake, qui s’intitule en français Les Voyages de Sullivan. Si elle est aussi réjouissante que les deux ou trois que nous avons déjà vues du même auteur-réalisateur, on devrait avoir un moment agréable – en tout cas nettement plus que l’heure que je dois passer, demain matin, sur le fauteuil à bascule de l’arracheur de dents.

– Du côté de mes Russes, la révolution de février est désormais chose accomplie : il ne semble pas exagéré de dire que le régime tsariste est tombé avec la facilité d’une poire blette ; et en y mettant du sien, encore. Du reste, je me suis aperçu que j’avais été injuste dans mon esquisse de parallèle entre Louis XVI et Nicolas II : à côté du dernier tsar, le malheureux roi de France ferait presque figure de génie politique et manœuvrier.

 

Mardi 24

Deux heures. – Me voici donc, depuis une paire d’heures, avec une molaire en moins. Le jeune praticien de Pacy semble s’être tiré de l’opération avec les honneurs. Une constatation étonnante : lors de mes arrachages précédents, je me souviens fort bien que l’anesthésie m’avait insensibilisé la demi-mâchoire et une partie de la joue durant environ quatre heures. Cette fois-ci… rien ou presque. Quand je suis ressorti du cabinet, seul l’emplacement désormais vide était insensible, et l’effet a en outre disparu très rapidement : moins d’une heure après, je commençais à sentir les “tiraillements” caractéristiques du réveil.

– Côté Orange, on paraît avoir sombré dans la plus noire des incertitudes. Ce matin, le message était inchangé, qui nous affirmait que la connexion serait rétablie… hier soir. Du coup, Catherine a téléphoné je ne sais où. Elle est tombée sur une jeune femme qui, après d’assez longues recherches, lui a affirmé qu’elle la rappellerait vendredi, c’est-à-dire dans trois jours, et qu’elle serait alors, peut-être, en mesure de lui donner des informations plus précises quant à cette reconnexion. Bref, ce n’est pas demain qu’on va voir Dame Ternette sortir de son unité de soins palliatifs.

– Le 4 juillet 1917, quelque vingt mille matelots de Cronstadt, armés jusqu’aux chicots, débarquent à Pétrograd (ex-Saint-Pétersbourg, future Léningrad), assez fermement décidés à renverser le gouvernement dit provisoire de Kérenski pour instaurer un pouvoir bolchevique (seule l’indécision de Lénine fera avorter le coup d’État, à ce moment-là). Leur chef est un marin bolchevique du nom de Raskolnikov : quand la réalité rattrape le roman.


Mercredi 25

Deux heures et demie. – Ce matin, piteusement, Orange nous annonçait que, suite à une panne plus grave que prévue (ils l'avaient donc prévue, cette panne ? On deviendrait paranoïaque à moins !), la connexion ne saurait être rétablie avant le 6 février. Il y a une demi-heure, nouvelle annonce pour nous proclamer triomphalement le retour de la dite connexion. Ne surtout pas chercher à comprendre…

Six heures. – La gloire : la rubrique du Wiktionnaire consacrée au verbe “refréquenter” est assortie d'une citation tirée de ce journal.


Jeudi 26

Deux heures. – Catherine est occupée à se battre avec Dame Ternette, dans le but de me procurer une carte Vitale toute neuve : la précédente a cassé net lorsque le dentiste l'a introduite dans son petit appareil. Il faut dire que, ramenée de l'âge Vitale à l'âge humain, elle devait être au moins centenaire.

– Pour me reposer un peu de mes Russes, fort occupés à s'entre-massacrer (nous sommes en 1918 et 1919, au plus beau de la guerre civile), j'ai repris le dernier volume paru du journal de Philippe Muray : il est bon, de temps en temps, de revivifier le mépris que nous inspire l'époque.


Vendredi 27

Dix heures. – La méconnaissance de sa propre langue. La Croix-Rouge organise dans les villes des sortes de tournées nocturnes durant lesquelles les volontaires parcourent les rues pour remonter leurs oreillers aux clochards (oui, je fais exprès d'être désagréable !). Ils appellent cela des “maraudes”. Or, le mot est, en principe, synonyme de “vol”, ce qui rend son emploi pour le moins surprenant dans le cas de la Croix-Rouge : ses petites sœurs des pauvres, sous couvert de charité, iraient-elles détrousser les clodos du peu qui leur reste en propre ?

Le plus étrange est que ce nouveau sens, sur Goux Gueule en tout cas, a totalement vampirisé et même effacé le vrai (je veux dire : l'ancien).

Deux heures. – Même rubrique que celle de ce matin, avec un exemple pris chez mes inépuisables analphabètes de référence. Titre : « Les confinements sont liés à la multiplication par dix des images sexuelles d'enfants sur internet. » En réalité, c'est exactement  l'inverse : c'est la multiplication qui est liée aux confinements et non le contraire comme il est écrit. Les mal-entendants (restons corrects !) de la langue objecteront que “c'est pareil” ou encore que “ça revient au même” : nous ne prendrons pas la peine de leur répondre – ne serait-ce qu'en raison de leur mal-entendance, justement.


Dimanche 29

Dix heures. – Suite à mon extraction de molaire, mardi matin dernier, tout s'est d'abord passé au mieux : très légère douleur mardi après-midi – je n'ai même pas ouvert la boîte de Daffalgan prescrite par le dentiste –, simple sensation de gêne le lendemain, encore amenuisée jeudi. Mais, mais, mais… depuis vendredi, la douleur est revenue. Sous une forme bizarre : trois ou quatre fois dans la journée, elle apparaît soudainement, grimpe en flèche (mais heureusement pas très haut), reste en place entre une et trois minutes avant de refluer et de disparaître à peu près complètement. On dirait une sorte d'attaque de névralgie, ou quelque chose d'approchant. Il n'empêche que si le phénomène ne disparaît pas aujourd'hui – et pourquoi diable le ferait-il, je vous le demande ? –, il faudra bien que je tâche d'obtenir une nouvelle visite chez le dentiste ; ce qui risque d'être la croix et la bannière – ou au minimum l'une des deux. D'un autre côté, il aura peut-être à cœur, ce digne praticien, d'assurer le suivi de son intervention musclée de la semaine précédente…

– Me voici rendu à une petite centaine de pages de la fin de mon histoire de la révolution russe. Il en ressort que Lénine et Trotski – ainsi que quelques autres de moindre notoriété historique – furent des personnages encore plus glaçants et répugnants que je ne me les figurais depuis longtemps. En revanche, il en est un qui est remonté de plusieurs barreaux à l'échelle de mon estime : Maxime Gorki. Il est vrai que, de sa biographie, je connaissais surtout ses années staliniennes, et notamment ses chants de louange à la gloire du goulag et du canal de la Mer Blanche (Belomorkanal), dont le percement coûta la vie à des dizaines de milliers de zeks.

– Pendant ce temps-là, le marigot féministe s'est trouvé une nouvelle héroïne (il en consomme à peu près une par mois). Une certaine Florence Porcel, qui semble être un genre de grenouille de médias, comme il y avait dans le temps des grenouilles de bénitiers. Elle a porté plainte pour viol contre Patrick Poivre d'Arvor. Aussitôt, celui-ci a porté plainte contre elle pour diffamation. Peu de temps après, la justice les a renvoyé dos à dos, chacun chez soi, la séance est levée. Fin de l'histoire ? Évidemment, non. 

Sachant qu'il faut battre le viol tant qu'il est chaud, la demoiselle a torché et publié un opuscule (moins de deux cents pages très “aérées”) intitulé Honte. Il ne s'agit pas du tout de celle qu'éprouverait toute personne normale en relisant sous son propre nom une telle collection de poncifs écrits dans une langue le plus souvent infra-scolaire (mais, soyons juste, je n'ai lu que les quelques pages proposées par le site d'Amazon).

Vu par les yeux globulo-progressistes de nos batraciennes de référence, cette pauvre petite chose devient un livre puissant, profond, indispensable, émouvant, bouleversant, déchirant, bio-compatible, solidaire, durable, paritaire, équidistant, que sais-je encore. Bref, un chef-d'œuvre comme on n'en voit pas trois par siècle (sauf que nos grenouilles fouisseuses en remontent au moins deux par mois à la surface de leur mare).

Ce qui m'amuserait, ce serait d'en connaître les vrais chiffres de vente, de toutes ces Springora, Kouchner, Porcel et consœurs. J'espère pour elles – très sincèrement, je prie qu'on me croie – qu'ils sont élevés, l'argent étant un baume multiplaie, et à ce titre non négligeable.


Lundi 30

Dix heures et demie. – Le mois s'achève… la révolution russe aussi : ce matin, peu après mon deuxième café, j'ai enfin réussi à tuer Vladimir Ilitch – lequel, du reste, aurait été bien avisé de replier son ombrelle sept ou huit ans plus tôt, mais bon. Comme lecture “pas drôle”, je pense que je vais remplacer Orlando Figes par Daniel Mendelsohn. Si je me souviens bien, j'ai acheté son livre, Les Disparus, en même temps que Les Chuchoteurs de Figes. Et, à l'époque, je me demande bien pourquoi, j'avais abandonné les deux après quelques dizaines de pages. C'est-à-dire que je vais quitter la Russie pour l'Ukraine ; ce qui, mine de rien, me rapprochera de la Normandie, mais ne sera peut-être pas sans risque par les temps qui courent.


Mardi 31

Dix heures. – Lu ce matin les cent premières pages des Disparus de Daniel Mendelsohn. Bien que très différents l'un de l'autre, ce livre étonnant et remarquable forme, avec Les Chuchoteurs d'Orlando Figes, tout aussi remarquable dans son genre, une sorte de diptyque, en ce sens qu'il s'agit, dans les deux cas, de livres de résurrection. De leurs pages sortent des dizaines de figures qui, sans eux, seraient restées enfouies, gisantes, ensevelies, victimes presque anonymes des deux abominations du siècle qui m'a vu naître, communiste chez Figes, nazie chez Mendelsohn. Le premier est plus historien, le second davantage écrivain, mais tous deux, chacun avec ses moyens propres, bâtissent un mémorial à côté duquel il serait fort dommage de passer sans y entrer.

Deux heures. – Demain, journée merdique, et par ma seule faute puisque j'ai trouvé le moyen de prendre rendez-vous le matin presque à la même heure 1) chez le vétérinaire où Charlus doit passer une partie de la journée (détartrage des crocs sous anesthésie) et 2) au garage Renault où Soraya se fera changer les deux pneus arrière, sans anesthésie supposée. Et le jonglage horaire se reproduira l'après-midi, quand il s'agira d'aller récupérer tout le monde.

On a connu des débuts de mois plus calmes.