ROYAUMES JUIFS
Six heures du soir (31 août “vendanges tardives”...). — L'adolescence selon Chateaubriand : « Ma jeunesse n'était plus enveloppée dans sa fleur, le temps commençait à la déclore. » C'est le début du chapitre 8, livre deuxième, des Mémoires que je reprends à l'instant, en lecture vespérale, après que Simenon m'en a distrait durant les deux derniers mois.
Chez ce même Chateaubriand, je découvre (il était temps !) le sens ancien du verbe “fringuer”, qui signifiait quelque chose comme gambader, manifester sa fougue et son ardeur. Sens que j'avais à peu près deviné avant vérification, d'une part grâce au contexte où je l'ai trouvé, d'autre part en raison de sa proximité avec notre adjectif “fringant”.
Il resterait à savoir comment le verbe a pu glisser de son sens premier à celui qui est devenu le sien dans notre argot moderne.
Dimanche 1er
Sept heures. — Hier soir, alors que nous étions à table, Petit Loup a, pour la première fois, quitté le salon de sa propre initiative, traversé la salle à manger et rejoint la salle de bain où se trouvent ses gamelles et surtout sa caisse à sable. Évidemment, son expédition nouvelle fut facilitée par le fait que Charlus, étant dehors, ne risquait pas de le poursuivre dans l'espoir de jouer avec lui. Mais enfin, Catherine et moi nous sommes accordés pour considérer cela comme un signe positif de prochaine propreté totale...
— Pour un lecteur non-anglophone tel que moi, lire les romans d'Isaac Bashevis Singer ne peut se faire que par le biais d'une traduction “au carré”, si je puis dire, puisqu'ils ont été écrits en yiddish avant d'être traduits en anglais, et que c'est à partir de cette traduction première qu'ils sont passés dans les autres langues, dont la nôtre. Il se passe donc la même chose pour Singer que pour les romans tchèques de Kundera, dont les traductions étrangères sont faites à partir de leur version française. Du reste, les deux écrivains ont eux-mêmes surveillé de près et “validé” la traduction initiale de leurs œuvres respectives.
— En le relisant avant sa publication, je me suis avisé que mon journal d'août était presque totalement envahi par Simenon. Ce qui fait qu'il va emmerder tout le monde ; sauf peut-être Catherine (et encore...), qui s'est mise, elle aussi, à relire quelques Maigret.
Trois heures. — Il est temps de quitter jusqu'à demain matin La Famille Moskat, dont je viens d'achever la première partie, pour retourner aux Mémoires d'outre-tombe. Cela dit, quand on se rappelle le sort qui attend ces diverses communautés juives de la Pologne du premier tiers du XXe siècle, on peut considérer que le roman de Singer est lui aussi une sorte de mémoire d'outre-tombe.
— Pendant ce temps, sur le site du Parisien, on s'enthousiasme pour un roman qui “questionne la maternité”. Il est un peu dommage de ne pas nous préciser quelle question a été posée, ni, bien entendu, la réponse fournie par la maternité.
Lundi 2
Dix heures. — Nouvelle descente à la clinique vétérinaire cet après-midi : malgré son traitement, le greffier a toujours la courante. Ce qui est surprenant (pour nous qui n'y connaissons rien) est qu'il ne semble l'avoir qu'à mi-temps, si je puis dire : une fois il nous pond une crotte superbement moulée, digne d'entrer au pavillon de Breteuil ; le coup d'après, il lui sort du derrière une flaque informe et puissamment malodorante. Malgré ma pente pessimiste, je suis enclin à penser que ce n'est tout de même pas trop grave, dans la mesure où, depuis une semaine qu'il est ici, il a un solide coup de fourchette, toujours si je puis dire, et fait preuve, au jeu, d'une énergie et d'un enthousiasme que les deux bipèdes qui l'observent avec des sourires niaisement attendris pourraient lui envier.
Six heures. — Comme le Dr Le Thomas était surlivré (je suis chez moi, je traduis overbooké comme ça me chante !), nous avons été reçus par un jeune vétérinaire (jeune par rapport à nous...) qui n'a pas eu l'air trop alarmé par la diarrhée persistante du microloup. On est reparti pour cinq jours de traitement supplémentaires, en doublant les doses puisque l'animal, en six jours, est passé de 500 à 800 grammes sur notre balance de cuisine.
— De Chateaubriand (M.O.T, IV, 11) : « Delisle de Sales, très brave homme, très cordialement médiocre, avait un grand relâchement d'esprit, et laissait aller sous lui ses années [...]. » L'image de la fin me frappe et me ravit plus que je ne saurais le dire. Et qui peut se vanter, à un âge ou l'autre, de ne jamais avoir laissé aller sous lui ses années ? Le plus bizarre est que, tout en trouvant l'image d'une grande force, je serais sans doute incapable, si on l'exigeait de moi, de dire clairement ce qu'elle signifie, ou même d'en donner un équivalent approximatif.
Mardi 3
Sept heures. — Petit Loup aime bien venir régulièrement inspecter la grande table basse du salon où reposent un certain nombre de livres. Il s'assoit un moment sur Bossuet, mordille un coin de Pline l'Ancien, contourne habilement Joseph de Maistre. Puis, traversant Salers et toute l'Auvergne romane à pied, il regagne le fauteuil de Catherine, où sont ses jouets personnels. Tout cela sous l'œil encore ensommeillé, mais bienveillant, de Charlus.
— Quand se déroule La Famille Moskat d'Isaac Bashevis Singer ? On peut au moins en dater à peu près le début. Il est fait allusion, au passé, à “la révolution de 1905”, l'action commence donc après cette année. D'autre part, il est fait référence à certains complots contre le tsar : nous sommes donc avant 1917. Comme d'autre part il n'y a aucune allusion à une quelconque “guerre mondiale”, nous sommes également avant 1914. On peut donc estimer raisonnable de situer le “coup d'envoi” autour de 1910.
Ce qui nous fait une belle jambe.
Six heures. — Jusque voilà une demi-heure, j'ignorais que le Génie du christianisme de Chateaubriand existât dans la collection “Bouquins” de Robert Laffont. Le découvrant à 28,80 € chez Herr Momox, je lui en ai aussitôt passé commande. Et, l'écrivant ici, je commence à me demander ce qui m'a pris : lirai-je jamais le Génie du christianisme ?
Mercredi 4
Trois heures. — Amusante coïncidence, en tout début d'après-midi. Brusquement, et je ne sais plus comment c'est venu, Catherine et moi nous sommes mis à parler de ce blogueur et ami, pas vu depuis au moins quatre ou cinq ans, à vue de nez, qui se pseudonommait Woland. Et voilà que, ce cher Al Zheimer aidant, je m'aperçois avec une certaine consternation que si je me souviens de son prénom, Matthieu, je suis infichu de me rappeler son nom de famille. C'est pourtant quelqu'un avec qui j'ai déjeuné d'assez nombreuses fois à Neuilly, qui est venu ici en famille plusieurs week-end ! Mais non, rien à faire…
J'en
étais encore à me triturer la cervelle pour tenter d'en extraire ce
foutu patronyme, lorsque l'iBigo me signala qu'un himmel venait de
pénétrer ses entrailles. Il était de Matthieu C., c'est-à-dire Woland.
Qui m'apprenait qu'il avait émigré dans un obscur (c'est bien le moins)
coin d'Afrique. À l'heure où le continent négrifère se déverse sans
frein dans nos villes et campagnes, j'ai bien reconnu là son esprit de
contradiction rigolard.
Jeudi 5
Sept heures. — Mais qu'est-ce qu'ils ont tous, à pleurnicher sur l'absence de Premier ministre ? Ils ne se sont pas encore avisés que l'on vivait exactement de la même façon sans ce personnage ? Sans gouvernement ? Dans quelle mare sont donc nées ces grenouilles qui réclament un roi ? Ils ne pourraient pas consacrer leur énergie et leur capacité d'indignation à des choses ô combien plus préoccupantes et graves ? Je ne sais pas, moi : les méga-bassines campagnardes... les mains au cul dans le métro... l'islamophobie systémique... la montée en puissance des hordes nazies... la baisse dramatique de la qualité du saucisson... ce ne sont pourtant pas les motifs de lutte qui manquent, camarades !
Du reste, on se trompe : nous avons un Premier ministre, nous avons un gouvernement ; ceux qui étaient en place avant la dissolution de l'Assemblée nationale. On me dira, avec la moue méprisante de rigueur, qu'ils sont devenus “illégitimes” et ne peuvent, de ce fait, qu'expédier les affaires courantes. Tant mieux ! Dieu soit loué ! Depuis déjà un certain nombre d'années, voire de décennies, chaque fois que les guignols qui prétendent gouverner jouent aux hommes d'État et se mêlent d'innovations, de modernisations, voire de ruptures, celles-ci tournent immanquablement soit en catastrophes, soit en pitreries. Par conséquent, expédier les affaires courantes ne saurait être qu'un moindre mal. Quant à cette notion bouffonne d'illégitimité, jetons sur elle un voile pudique et parlons d'autre chose...
Quatre heures — À propos du gros roman que je suis occupé à lire depuis plusieurs jours, La Famille Moskat. Je ne reprocherais qu'une chose à Isaac Bashevis Singer : de ne pas avoir établi — et imposé à ses divers éditeurs de par le monde — un tableau généalogique de ses personnages en ouverture de volume. Car ces damnés Juifs sont non seulement fort nombreux, mais ont en plus entre eux des liens familiaux et conjugaux dont les ramifications confinent à l'inextricable. Et en plus, ils ont tous des noms à la con, à peu près impossibles à mémoriser convenablement pour un cerveau français-de-souche.
Six heures. — Nouveau Premier commis : Michel Barnier. Homme de droite, du genre incolore, inodore et sans saveur : la gauche dans son ensemble est verte de rage, Saint-Graal vire au violacé, les mettooffettes doivent déjà s'agiter pour lui dénicher une affaire quelconque d'attouchement sexuel ou d'emprise masculiniste sur une documentaliste stagiaire.
Bref : Un grand merci, M. Macron, pour cet excellent choix, qui nous promet des lendemains fort réjouissants.
Vendredi 6
Six heures. — C'est aujourd'hui (en principe...) que Nicolas passe sur le billard, pour une opération qui, vue par l'ignorant que je suis, paraît assez “lourde”, comme on dit, avec arrêt du cœur provoqué, ouverture de la cage thoracique, remplacement d'une partie de l'aorte, plus deux ou trois autres bricoles que j'ai oubliées. Il y a des jours, comme ça, qu'on aimerait voir déjà derrière soi, et si possible assez loin derrière.
En fait, non : cette journée va au contraire, pour lui, passer très vite, puisqu'il y aura d'abord le temps de l'anesthésie, et qu'il sera ensuite dans les vapes durant plusieurs heures. C'est plutôt à compter de demain, voire de cette nuit, que ça risque de devenir plus pénible.
Tout cela n'explique pas pourquoi, moi, j'étais debout dès cinq heures et quart...
— Revu hier soir le Munich de ce grand niais de Spielberg : c'est un nettement moins bon film que celui qui trainait vaguement dans ma mémoire. C'est parsemé de “trous d'air”, c'est trop bavard alors que ça n'a pas grand-chose à dire, même si les personnages prennent régulièrement, entre deux assassinats, la pose du penseur profond. Et puis, quelle idée de nous infliger un film de deux heures trois-quarts qui, en outre, n'en finit pas de finir et sombre dans la mièvrerie sentimentale propre au réalisateur ? Le résultat est que nous avons décroché à un quart d'heure de la fin, alors que nous bâillions d'ennui depuis déjà une petite demi-heure. Et je me demandais si, parmi tous les films de Spielberg, il s'en trouverait un méritant d'être revu. J'en doute.
— Activité de la journée : tout à l'heure, huit heures et demie, déposer Charlus chez l'esthétichienne pour qu'elle le retransforme en rat pelé ; puis, le récupérer peu avant midi. Je devrais pouvoir faire face...
Huit heures dix. — Sur le parking de Pacy. Nous sommes, Charlus et moi, à deux minutes à pied et à patte de la boutique de toilettage. Évidemment, avec ma stupide et maladive peur d'arriver en retard, nous sommes ridiculement en avance. C'est d'autant plus crétin, dans ce cas, que je ne prends ni le train ni l'avion (le Ciel m'en préserve !), et que, même si, par extraordinaire, je franchissais la porte de la dite boutique avec cinq minutes de retard, notre sympathique raseuse de chiens ne nous mettrait pas dehors en pousssant de hauts cris d'indignation. Mais j'ai toujours été ainsi, il est sans doute trop tard pour me corriger. C'est d'autant moins la peine, d'ailleurs, que ça ne gêne personne que moi ; et encore : pas beaucoup. La preuve : le temps d'écrire ce qui précède, il est déjà presque temps d'y aller.
Huit heures et demie. — Coup de bol : l'esthétichienne était elle aussi en avance. Si bien que me voilà de retour at home à l'heure même où nous avions rendez-vous.
(Et voici Catherine qui se lève ; c'est ce que je nomme “l'appel du croissant”. Pas celui des islamopithèques : celui que je viens de lui rapporter de la boulangerie.)
Onze heures. — Reçu au courrier le Génie du christianisme de François-René. Du coup, je vais “geler” les Mémoires, déjà lus et relus.
À propos du jeune Chateaubriand, celui de l'Essai sur les révolutions, Maxence Caron, le maître d'œuvre de cette éditions “Bouquins”, écrit qu'il “illustre une tendance commune aux siècles en crise, une tendance à ne voir aucun avenir et à ne prévoir que des extinctions”. Sans me comparer à Chateaubriand, je me demande si, depuis déjà un certain nombre d'années, je ne céderais pas à la même tendance.
Quatre heures. — Quand une néoféministe se risque à tenter de penser, ça donne ceci :
« Dire à la gauche que c'est de sa faute parce qu'elle n'a pas voulu un Cazeneuve, c'est la même chose que de dire aux femmes que leurs jupes sont trop courtes. »
On pourrait en pondre des kilomètres de ce calibre. Par exemple : « Reprocher au cuisinier d'avoir laissé brûler son cassoulet, c'est comme refuser la priorité à un cycliste sur un rond-point. »
Ou encore : « Cueillir ses cerises avant qu'elles ne soient mûres, c'est comme faire un bras d'honneur dans le dos d'un CRS. »
Etc. L'autrice de la forte sentence initiale s'appelle Stéphanie Lamy : elle carbure du cervelet sous X, et je me permets de la recommander chaudement.
Samedi 7
Huit heures moins le quart. — D'après le message que Catherine m'a envoyé hier soir peu après dix heures — j'étais déjà au lit et ne l'ai lu que ce matin —, l'opération de Nicolas se serait bien déroulée. Je suppose que Catherine tenait l'information d'Hélène, la sœur de Nicolas. À ce moment-là, Nicolas était encore endormi, le cœur était stable. Il subsistait une “inquiétude” concernant les poumons ainsi qu'un ou des tuyaux qui devaient lui être retirés, mais je n'ai pas clairement compris en quoi tout cela consistait. Je suppose qu'on en saura davantage dans le courant de la journée. J'ai transmis ce peu d'informations à Élodie J., qui les lira à son réveil, j'imagine.
Huit heures. — Catherine, qui se lève à l'instant, m'informe qu'elle a reçu un autre message d'Hélène, peu avant minuit, disant que Nicolas était réveillé et avait été dûment détuyauté.
Huit heures et demie. — Je suis, depuis un quart d'heure, en plein échange de conneries par sms avec Nicolas. Ce qui est le meilleur signe possible...
— Contraste de mes lectures depuis hier : le matin je me trouve tout enjuivé grâce à Singer et ses Moskat, l'après-midi je me rechristianise à toute allure par le fait de Chateaubriand et de son Génie.
Deux heures. — À une cinquantaine de pages de la fin du roman que Singer lui consacre, la famille Moskat se réunit en son entier à Varsovie, pour la Pâque. Il y a là quatre générations. Certains n'ont pas bougé de leur Pologne natale, d'autres arrivent des États-Unis, d'autres encore de Palestine. Singer s'attarde longuement sur les retrouvailles, puis sur les préparatifs de la fête et enfin sur son déroulement.
Il s'agit de faire sentir au lecteur que la famille Moskat est parvenue à son plus ample développement, à une sorte d'apogée ; mais que ce point culminant est à l'extrême bord d'un précipice que l'on ne remonte pas : nous sommes à la Pâque 1939...
Dimanche 8
Sept heures. — La question angoissante de ce matin, celle qui me tempête-sous-un-cranise depuis une vingtaine de minutes : devant me rendre tout à l'heure à la boulangerie, vais-je n'y acheter qu'un petit quart de pain au levain et, par conséquent, y retourner demain de façon à avoir du pain frais deux jours de suite ; ou bien, sachant que l'échoppe est fermée le mardi, vais-je plutôt prendre un demi-levain qui me durera jusqu'à la réouverture de mercredi ? Elle n'est pas toujours facile, la vie du retraité sur les épaules de qui pèsent de telles responsabilités de choix...
— J'en ai donc fini avec La Famille Moskat, et suis passé directement aux Ombres sur l'Hudson du même Isaac Bashevis Singer. Ce n'est pas sans un certain soulagement que l'on quitte la Varsovie d'avant-guerre, gravement menacée par la tenaille communisto-nazie, pour l'Upper West Side de la fin des années quarante : on a beau n'être pas juif soi-même, on a l'impression de respirer plus large.
(Mais évidemment, dès la trois ou quatrième page, la Pologne resurgit du néant, avec ses Hassidim empapillotés et ses rituels sabbatiques.)
— Curieuse notation de Singer, au début de son roman américain : « De petite taille, gros, le ventre en avant, il avait une chevelure blanche et deux épais favoris qui le faisaient ressembler à Nietzsche. »
J'ai en tête un certain nombre de portraits de Nietzsche, photos ou dessins : sur tous, il arbore d'épaisses moustaches... mais jamais le moindre petit soupçon de favoris. Trébuchement du traducteur ou distraction d'auteur ?
— J'ai commandé hier (ou avant-hier ?) Le Nazi et le Barbier, roman d'un certain Edgar Hilsenrath, écrivain juif allemand dont je n'avais jamais entendu parler.
Ou plutôt si : il m'avait été recommandé voilà quelques années par un commentateur de mon blog, le pseudonommé Waa, sous un billet consacré à La Famille Moskat dont je venais de terminer la lecture. Naturellement, n'ayant pas passé commande tout de suite, je m'étais empressé d'oublier auteur et roman... que je viens de retrouver après relecture de mon propre billet. On peut dire que Herr Hilsenrath revient de loin ; ce qui est bien normal pour un Juif allemand né en 1926 à Leipzig.
Midi. — Un certain Arnaud Bstop (non, il n'y pas faute de frappe de ma part…) nous annonce roidement, sous X comme de juste, que la mal nommée “intelligence artificielle” ne parvient ni à le réjouir ni à l'inquiéter. Pourquoi ? Parce que le réchauffement climatique devrait rapidement en venir à bout. J'attends avec des frémissements d'impatience le contradicteur qui lui assénera qu'il ne craint pas du tout le dit réchauffement car l'IA va lui régler son compte presto subito.
— Au fond, le nazisme ne fut rien d'autre que le communisme moins la famine.
— Manifestation parisienne d'hier : 26 000 braillards selon la Préfecture, 110 000 selon ces braillards eux-mêmes. Seule réaction possible à ce stade : l'éclat de rire sardonique.
Six heures. — Je suis tombé par hasard sur une chaîne Toitube qui s'appelle Faux raccords. Il s'agit, comme on le devine, de gens qui repèrent et nous montrent les mauvais raccords dans certaines scènes de films connus. C'est plutôt amusant, à faible dose, surtout qu'il faut supporter l'humour bébête et répétitif des deux animateurs.
Il n'empêche que je suis toujours épaté par la capacité de certaines personnes à repérer ce genre de “fausses notes”, la plupart du temps à peine visibles, même en arrêt sur image, et de surcroît fort fugitives.
Ce doit être une sorte de don, ou une forme particulière de d'esprit et de vision. Je me souviens que quand nous allions au cinéma, début des années 80, Jean-Michel Comte, Philippe Bernalin et moi, il était fréquent qu'à la sortie Jean-Michel nous indique un ou deux de ces faux raccords : jamais Philippe ni moi n'avons été, de mémoire, capable d'en repérer un seul.
Lundi 9
Sept heures. — Petit Loup, qui doit avoir désormais près d'un mois et demi d'après l'estimation du Dr Le Thomas, Petit Loup maîtrise désormais parfaitement l'espace qui lui est alloué et circule avec aisance dans les différentes pièces de la maison. Il est d'autre part impeccablement propre et ses problèmes diarrhéiques semblent être — mais restons prudents... — en voie de complète résolution. Notre seul regret : pour l'instant, même s'il n'a plus du tout peur de lui, il se refuse à jouer avec Charlus, lequel pourtant en grille d'envie.
— À part ça, il pleut et il fait froid. J'ai d'ailleurs, hier soir, remis le chauffage en marche. Il ne s'est pas encore déclenché, mais on sent bien que ça ne saurait tarder.
— Étonnante réflexion de l'un des principaux personnages des Ombres sur l'Hudson de Singer. Nous sommes à New York, vers 1947 ou 48 :
« Combien de temps cela allait-il durer ? Peut-être qu'un jour la glace des pôles fondrait et ferait s'élever le niveau des océans de plusieurs dizaines de mètres ? Alors la côte atlantique serait balayée et disparaîtrait. Tout était construit sur du sable, sur quelque chose de mouvant, sur des fondations provisoires. Dans les profondeurs de l'Asie, de nouveaux barbares étaient déjà en marche, de féroces tribus se préparaient à tout ravager sur leur passage. »
Hé bé...
Deux heures. — Autre réflexion, d'un autre personnage : « Dans les films russes, on nous montre indéfiniment des tracteurs et dans les nôtres, des gangsters. C'est parce que, de chaque côté, on ne montre que ce qu'on a en plus petite quantité. Si les Russes présentaient tous leurs gangsters et nous tous nos tracteurs, les films ne finiraient jamais. »
En la recopiant, je m'avise que cette traduction est bien lourde. Enfin...
Six heures. — Proust s'est torturé la cervelle pendant la première moitié de sa vie, pour tenter de savoir s'il était vraiment fait pour le roman, s'il parviendrait un jour à écrire le sien. C'est vraiment se mettre la rate au court-bouillon pour des broutilles. Parce que, au fond, ça revient à quoi, d'écrire un roman ? Suffit de demander à tel ou tel blogueur : « C’est pas compliqué j’invente des aventures. Je met à profit ma cervelle bipolaire qui crée facilement et invente n’importe quoi. Suffit de noter le n’importe quoi et de le mettre à l’écrit. »
Tu vois, Marcel ? Tu t'es trituré les méninges pour pas grand-chose ! Alors qu'il te suffisait de noter le n'importe quoi et de le mettre à l'écrit…
—
En guise de bonus, l'information désopilante du jour, trouvée chez mes
analphabètes d'élection : « Royaume Uni : Keir Starmer veut limiter la
vente de couteaux et de machettes aux jeunes générations. » Pas
interdire, hein, juste limiter. On n'est pas des fascistes, tout de même ! Le “jeunes générations” vaut lui aussi son pesant de pudding.
Mardi 10
Six heures. — Voilà déjà une heure que je suis levé. En partie à cause du camion des éboueurs, lesquels prennent un sadique plaisir à passer au Plessis en pleine nuit, alors qu'ils savent très bien que je dors fenêtre grand ouverte. Les animaux sont plus raisonnables que moi : ils se sont levés, ont mangé ce que je leur servais... et se sont aussitôt recouchés. En ce moment, ils dorment tels des bienheureux, Charlus sur son fauteuil et Petit Loup sur le dossier de celui de Catherine.
— Peut-être l'univers a-t-il été créé par un dieu enfant, un jour qu'il s'ennuyait tout seul dans sa chambre cosmique. Il s'en est ensuite désintéressé, l'a même complètement oublié ; comme un enfant humain qui passe une heure ou deux à construire une maison en Lego et qui, dès qu'elle est achevée, la pousse dans un coin sombre pour s'occuper d'autre chose. Nous ne sommes peut-être que des briques de Lego oubliées.
(Et je me demande si ça me réussit tant que ça, de me lever en pleine nuit...)
— Je trouve tout à fait réjouissante la brusque mutation de l'abbé Pierre, passant du statut de saint, ou quasi, à celui de monstre, d'un coup, sans passer par la case purgatoire. Il se retrouve tout à fait digne d'occuper une place d'honneur dans un roman de Sade. J'imagine aussi la frustration rageuse des metooffettes, leur victime ayant eu la diabolique habileté de mourir avant qu'elles ne puissent sortir les griffes. Évidemment, il y aurait toujours la ressource de déterrer le cadavre délictueux et de lui arracher publiquement ce qu'il peut lui rester de gonades, lors d'une grande cérémonie expiatoire, éco-responsable et inclusive. Mais ce pourrait être mal perçu par quelques dizaines de millions d'attardés moraux, pas encore tout à fait prêts pour applaudir aux ravages du Bien absolu.
Mercredi 11
Dix heures. — Me voici attendant Catherine sur le parking du Grand Frais... et sans livre ; lequel est coincé sur la banquette arrière, dont j'ai dû rabattre les deux dossiers afin de faire entrer dans la voiture (d'extrême justesse) l'étendoir à linge acheté juste avant chez Gifi. Peut-on imaginer plus grande misère ?
Dix heures et demie. — Et rebelote sur le parking Picard...
Deux heures. — Quand une femme française est lestée d'un futur enfant, elle est enceinte. Quand il arrive la même chose à une Espagnole, elle se retrouve embarrassée. D'où l'on devrait déduire que la langue de Cervantès est plus honnête que celle de Molière. Ou plus réaliste.
Jeudi 12
Neuf heures. — Cet après-midi, aller-retour Neuilly pour conduire Catherine chez une dermatologue que nous ne connaissons ni l'un ni l'autre, “élue” simplement parce qu'elle se trouve officier dans la même maison de la rue d'Orléans que mon cardiologue : le critère en vaut bien un autre. Le rendez-vous étant à trois heures moins le quart, on devrait éviter les problèmes de circulation les plus criants.
Onze heures. — La factrice vient de m'apporter Le Nazi et le Barbier, roman d'Edgar Hilsenrath, que j'évoquais ici il y a quelques jours. Il attendra que j'ai lu les deux cents pages qui me restent des Ombres sur l'Hudson de Singer.
Le livre a été publié par une maison d'édition parisienne née en 2012 et dont j'ignorais jusqu'au nom : Le Tripode. Je consulte leur catalogue en fin de volume, qui compte environ 45 titres : en dehors de trois auteurs (Sade, Topor et Roubaud), tous les autres sont parfaitement inconnus de moi. J'insiste : pas seulement “jamais lus”, mais réellement inconnus, comme s'ils n'avaient jamais existé avant cette fin de matinée. Ce qui, du reste, ne préjuge en rien de leurs éventuels talents (mais tout de même…).
Deux heures et demie. — En terrasse d'un café de Neuilly, avec vue imprenable sur l'avenue de Gaulle. Prix du café : trois euros. Dans la mini-tasse, deux gorgées chichement mesurées. Ça fait plaisir de se retrouver chez les nantis.
Cinq heures. — Nous sommes tombés sur une race dont j'ignorais qu'elle pût exister : celle des médecin en avance.
Ayant rendez-vous à trois heures moins dix, Catherine est ressortie du
cabinet de cette miraculeuse dermatologue à trois heures moins dix, y
étant entrée à deux heures et demie. Du coup, malgré l'invraisemblable
bordel qu'est toujours l'avenue de Gaulle de Neuilly (les travaux sont
gigantesques et durent depuis des années), nous étions de retour ici
avant quatre heures.
Vendredi 13
Six heures. — Aujourd'hui, journée Desgranges. Il faudrait avoir la patience de vérifier dans les entrailles de ce journal, mais il me semble que, vu mes différentes épopées cardio-hospitalières, cela ne doit pas faire loin de trois mois que je ne suis pas allé chez eux. Si Michel, comme c'est l'habitude, m'a gardé magazines et revues arrivés durant ce temps, il va me falloir un wagonnet pour les transporter jusqu'à la voiture...
Huit heures du soir. — j'exagérais à peine, avec mon histoire de wagonnet : pour que je puisse transporter du salon à la voiture les magazines préparés par Michel (plus ceux de jardinage et de mode donnés à Catherine par Madame...), il a fallu qu'Agnès aille me chercher son caddie à roulettes...
Samedi 14
Midi. — J'apprends à l'instant (avec deux mois de retard, donc... mais de retard sur qui, au juste ?), en lisant un numéro périmé de Valeurs actuelles rapporté de chez Michel, j'apprends, disais-je, la mort soudaine de Benoît Duteurtre, à 64 ans, le 16 juillet dernier. Benoît Duteurtre, sympathique vieux jeune homme, mais romancier de peu d'intérêt, si j'en juge par les deux livres lus récemment de lui. Mais peut-être n'avais-pas choisi les bons...
Trois heures. — Je ne connais pas Jean-Loup Bonnamy, jeune essayiste, normalien et docteur en philosophie, que je viens de découvrir dans un numéro de L'Incorrect (à l'occasion d'un livre de lui, L'Occident déboussolé). Je ne le connais pas, mais quand il dit que nous assistons moins à un “choc des civilisations” qu'à une décivilisation croissante et touchant tous les camps, je ne puis qu'être d'accord avec lui.
Secondement, il dit aussi que notre auto-flagellation permanente est encore un signe narcissique, une volonté d'attirer toute la lumière sur soi. Or, c'est une chose que j'ai écrite plusieurs fois ici : qu'au XIXe siècle, et encore au début du suivant, l'homme occidental affirmait bien haut que rien de bon ne pouvait advenir dans le monde qui ne vienne de lui ; et que, en ce sombre XXIe, il proclame, avec le même refus de toute contradiction ou même nuance, que c'est lui, et lui seul, qui est la cause de tous les maux universels. Ce qui est désormais son moyen inversé de rester l'alpha et l'oméga du monde. (Ça va, les chevilles ?)
Cela dit, je n'irai tout de même pas jusqu'à acheter son livre...
Dimanche 15
Huit heures. — Il est de règle, ou au moins de coutume, dans les magazines français, d'extraire une ou deux phrases des textes que l'on propose et de les imprimer en encadré et en gros caractères, afin d'inciter le feuilleteur à se plonger sérieusement dans la lecture de l'article en question.
Par suite d'un choix malencontreux, ou au moins hasardeux, il peut arriver que cette pratique aboutisse au résultat tout inverse à celui visé. Ainsi, dans le numéro d'été du magazine Éléments, la tribune de Julien Rochedy, qui clôt régulièrement chaque numéro, nous est “vendue” par cette accroche :
« Nous avons perdu presque toutes les conditions prépolitiques qui soutiennent la politique. Or, à quoi bon la métapolitique s'il manque les prérequis à la politique la plus élémentaire ? »
Qui, après ça, ne se précipiterait pas sur le texte en bavant de gourmandise ?
Onze heures. — Une affichette féministoïde placardée ces jours derniers à la “Fête de l'Huma” (pas vue directement par moi, est-il besoin de le préciser ?) :
NI ma belle
NI ma jolie
NI ma chérie
Camarade SUFFIT
Je me demande quelle peut bien être la proportion de femmes françaises se reconnaissant dans ce slogan encore plus funèbre qu'imbécile...
Trois heures. — Je viens d'acheter chez Rakuten Testament, le dernier film de Denys Arcand. Lequel, vu l'âge pré-canonique du cinéaste québécois, pourrait bien, malheureusement, être effectivement le dernier.
— Dans l'un des magazines rapportés de chez Michel (Éléments ou un autre ? Je ne sais déjà plus…), je viens de lire un article assez long et nettement louangeur, sur Migrations,
gros roman de l'écrivain serbe Milos Tsernianski, publié en France par
Julliard et L'âge d'homme conjointement en 1986. Pourquoi et comment ce
pavé est-il arrivé entre mes mains, voilà près de quarante ans ? Mystère
complet. Ce dont je suis sûr, c'est de l'avoir commencé deux ou trois
fois… et l'avoir abandonné autant, au bout d'une centaine de pages,
peut-être même moins. L'article que je viens de lire, où l'on présente Migrations
comme l'un des plus grands romans du XXe siècle, m'a comme de juste
donné envie de “repiquer au truc”. J'ai donc rapporté au salon ce gros
volume, légèrement jauni et poussiéreux : on verra bien ce que ça donne
cette fois-ci. Au pire, qu'est-ce qu'on risque ?, comme questionnerait Donald Westlake.
Lundi 16
Neuf heures. — Les croyants, comme l'indique ce mot, croient en l'existence de Dieu (ou de dieux...) ; les athées pensent qu'il n'existe pas. Mais ni les uns, ni les autres, s'ils ont un minimum d'honnêteté, ne peuvent dire qu'ils savent. Et je me demande si tout l'intérêt, et même la grandeur de la divinité, qu'elle qu'elle puisse être, ne réside pas dans cette insoluble incertitude.
Deux heures. — Hors-série du Figaro consacré à Marcel Pagnol. Sur une photo de classe du lycée Thiers de Marseille, on découvre parmi ces adolescents d'une quinzaine d'années, posant côte à côte, le dit Pagnol et Albert Cohen. Et cela m'a fait penser que jamais, dans aucune de mes classes, je n'ai eu le moindre condisciple appelé à devenir célèbre, dans quelque domaine que ce soit. Même dans ma “promo” du CFJ, pas un seul des 45 futurs branquignols à carte de presse n'a trouvé le moyen de devenir une figure tant soit peu prestigieuse, ni même seulement populaire.
On me dira que, si vraiment je voulais qu'il y en eût une, de célébrité, je n'avais qu'à me remuer un peu le cul et devenir moi-même celle-là. À trop compter sur les autres, voilà ce qui arrive : rien.
Quatre heures. — On apprend des choses étonnantes, dans ce hors-série. Par exemple, que Pagnol a sérieusement songé à tourner une nouvelle version de La Femme du boulanger, dans laquelle Chaplin aurait remplacé Raimu et où Ginette Leclerc aurait cédé son rôle à... Marilyn Monroe. Du reste, pour surprenant qu'il paraisse sur le coup, ce double choix donne le regret que ce remake n'ait jamais vu le jour.
Sept heures. — Quelque part en France, donc, un homme de 41 ans a, le week-end dernier, je ne sais déjà plus où, poignardé sa femme et ses deux filles. Le Parisien parle d'un “coup de folie”, ce que c'est à l'évidence. Mais une certaine Marianne Maximi, députée LFI, ne l'entend pas de cette oreille, et s'indigne sous X :
« Ce n'est pas un “coup de folie” mais un féminicide et de multiples infanticides. Mal nommer ces violences, c'est les réduire à des faits divers. Et en invisibiliser l'origine [...]. »
Sa première phrase est idiote, en ceci qu'elle ne dit absolument rien : des mots alignés machinalement, comme on est agité d'un tic nerveux irrépressible. Le fait que les victimes soient une femme et des enfants (les siens en plus !) n'exclue nullement que cet homme ait été pris d'un coup de folie : ce n'est pas l'un ou l'autre. Au contraire : on ne voit pas très bien comment notre manieur de lame aurait pu se livrer à une telle boucherie “familiale” en restant maître de lui-même et parfaitement serein : un genre de surineur zen, en quelque sorte.
Quant à la seconde phrase de notre insoumise en surchauffe, elle appellerait plutôt le rire sarcastique, si on avait l'esprit au sarcasme, ce qu'à Dieu ne plaise. Car “mal nommer les violences”, les “réduire à des faits divers” et en “invisibiliser l'origine”, c'est précisément ce que les gens de sa sorte, les chevaliers de la Justice et les grandes prêtresses du Bien, s'empressent de faire chaque fois qu'un allogène d'outre-Méditerranée égorge un passant ou en écrase quatre ou cinq d'un coup au volant d'une camionnette d'emprunt, en braillant Allah Akhbar ! Là, pour Mme Maximi et ses pareils, il s'agit bel et bien d'invisibiliser l'origine le plus vite et le plus complètement possible. Ils sont alors les premiers à brandir le “coup de folie” multifonctions et à pratiquer une réduction expresse au fait divers.
Mais
le coup-de-folie est un outil qu'ils ont préempté depuis déjà jolie
lurette, et il ferait beau voir que d'autres qu'eux s'avisassent de s'en
servir !
Mardi 17
Midi. — Bien envie d'acheter Histoires de l'Europe de l'historien belge Henri Pirenne (1862 — 1937), différents textes que Gallimard a réunis dans un volume (1500 pages) de sa collection Quarto. Pour l'instant je résiste... mais je connais ma faiblesse.
— Titre à la une d'un numéro de Valeurs actuelles en juin dernier : « Marine Le Pen dévoile son logiciel. » Si même les journalistes de droite se mettent à écrire en volapük, nous sommes réellement foutus. (Sans même évoquer le double sens vaguement obscène, ou au moins grivois, que l'on pourrait déceler sous cette absurde assertion...)
— Rien de plus meurtrier, pour un magazine d'information, et quelle que soit son orientation politique, que de parcourir ses numéros avec deux ou trois mois de retard : la plupart de leurs pseudo-analyses, de leurs prédictions assénées, de leurs affirmations péremptoires, tout cela a eu le temps de voler en éclats, pulvérisé par la réalité advenue entre-temps. C'est alors qu'une confortable majorité de journalistes apparaissent pour ce qu'ils sont, et qu'ils aimeraient tant dissimuler : des guignols affligés d'une myopie impossible à corriger.
— La factrice nous a apporté le Testament de Denys Arcand, que nous regarderons dans deux jours, dès que nous aurons “bouclé” la troisième saison de Fargo.
Mercredi 18
Neuf heures. — Commencé ce matin au lever Migrations, le volumineux roman du Serbe Milos Tsernianski (environ trois millions de signes tout de même...), sur lequel je me suis déjà cassé les dents deux fois, ces 35 dernières années. Espérons que j'aurai plus de chance cette fois-ci : je n'aime pas trop m'avouer vaincu face à un roman...
Celui-commence à l'aube d'une journée de printemps de l'an 1744, sur les bords du Danube : dépaysement spatio-temporel garanti.
Onze heures. — Je viens de découvrir, par le plus improbable des hasards, que Claudio Magris, dont j'ai lu et beaucoup aimé le Danube, avait publié, au début des années soixante-dix un livre intitulé Loin d'où ? et sous-titré Joseph Roth et la tradition Juive-Orientale : commandé aussitôt. Tout en me demandant s'il était bien nécessaire de coller des majuscules à “juive-orientale”. D'ici que, ce livre lu, je replonge dans les romans “juifs” du Joseph sus-nommé, il n'y a pas des lieues…
— L'information du jour dont je ne me lasse pas : « Dans le Gard, un buraliste reçoit une lettre et 50 euros d'un homme qui lui a volé des bonbons quand il était enfant. » Comme il n'a sans doute pas volé pour 50 euros de bonbons, cela veut dire qu'il a pris la peine de calculer les taux d'inflation depuis son larcin : c'est fort…
Deux heures. — Première tontine — c'est-à-dire premier exercice physique — depuis mon passage en clinique voilà deux mois : apparemment, le fucking stimulateur cardiaque n'est pas tombé dans mes chaussettes…
Jeudi 19
Neuf heures. — Les publicitaires qui parlent pour ne rien dire. Depuis une semaine ou deux, à l'entrée de Pacy, un panneau de bord de route arbore le slogan suivant : « Machintruc, des piscines qu'on n'oublie pas ! » Slogan illustré par un crétin déguisé en général romain, dont on se demande quel rapport il peut bien avoir avec ces piscines inoubliables. Et l'on se prend à imaginer un brave homme sortant de chez lui un matin, faisant quelques pas dans son jardin avant de basculer dans l'eau fortement chlorée et en émergeant en s'exclamant : « Ah, merde ! J'ai encore oublié cette foutue piscine ! »
Dans un genre voisin de slogans creux et vides, il y a cette triple proclamation ornant les étuis à baguette du nouveau boulanger de Pacy : « Fraîcheur quotidienne / Engagement Maison / Délices pour tous les instants » On serait tenté d'en déduire que les autres boulangers, ceux qui ne proclament rien, 1) ne font du pain frais qu'une fois par semaine, 2) qu'ils dégagent toute responsabilités quant à leurs produits, 3) que leurs délices ne peuvent être consommés qu'à certains moments bien précis de la journée sous peine des plus fâcheuses conséquences.
On s'amuse bien, à Pacy-sur-Eure.
Midi. — Michel Desgranges a beau ironiser gentiment sur la propension qu'il me prête à aimer les “romans ennuyeux”, le Migrations du Serbe Tsernianski doit l'être trop pour moi : pour la troisième fois en 35 ans (à vue de mémoire...), je viens de l'abandonner aux alentours de sa centième page ; ce qui me contrarie un peu. Mais pourquoi en être contrarié ?
Il y a deux sortes de romans qu'on abandonne en cours de route. La première sorte se scinde d'ailleurs en deux branches : ce sont les romans trop mauvais pour qu'on perde son temps avec eux, première branche, et ceux qui ne sont manifestement “pas pour soi”, seconde branche. Cette sorte-là ne pose aucun problème, se laissant abandonner sans remords et oublier dans la minute.
Et puis, il y a la seconde sorte, heureusement moins abondamment fournie. Ce sont les romans dont on sent bien qu'ils existent, qu'ils ont “quelque chose” ; dont on subodore la valeur, mais toujours à travers un brouillard de plus en plus opaque à mesure qu'on y pénètre plus avant, et qui, néanmoins, persistent à vous échapper, à se refuser, sans jamais cesser de vous laisser apercevoir leurs charmes, deviner les délices qu'ils vous refusent. Ce sont en quelque sorte des romans “allumeuses”, qui vous font, à vos propres yeux, paraître balourd, sans charme ni séduction, quasi impuissant. C'est pourquoi on — en tout cas moi — y revient encore et encore : on se dit qu'ils finiront bien, une fois, un jour, par céder à nos avances...
Ils le font parfois : cela m'est arrivé, ce maigre triomphe “à l'arraché”, avec Sous le volcan de Malcolm Lowry, lu enfin après deux ou trois tentatives infructueuses, ainsi qu'avec Ulysse de Joyce, même chose. D'autres m'ont eu à l'usure et j'ai fini par renoncer à eux ; Terra Nostra de Carlos Fuentes, par exemple, mais il en est d'autres, à qui je garde un chien de ma chienne.
Mais se faire humilier de la sorte par un Serbe que personne ne connaît ou presque, c'est vraiment toucher le fond, non ?
J'espère avoir plus de chance avec Le Nazi et le Barbier d'Edgar Hilsenrath, que je vais ouvrir séance tenante.
Six heures. — Au chapitre 5 du livre sixième de ses Mémoires, faisant voile vers l'Amérique, Chateaubriand accoste à Saint-Pierre-et-Miquelon. Comme de juste, les deux îles sont noyées de brume. Et le lecteur d'aujourd'hui s'attend presque à voir le vicomte, pied mis à terre, croiser Eugène Nicole dans la rue principale de Saint-Pierre, avant d'aller passer la soirée dans l'un des fauteuils d'orchestre de L'Œuvre-des-Mers...
— Catherine et moi parlions de notre genévrier, qui a beaucoup profité cette année. Comme nous notions que ses branches basses s'étaient redressées, je me suis imprudemment lancé dans la phrase suivante : « C'est normal, il ne ploie plus sous son propre poids. » Il m'a fallu m'y reprendre à trois fois avant de parvenir à l'articuler de façon vaguement intelligible.
Vendredi 20
Sept heures. — Nous avons donc, hier soir, regardé le Testament de Denys Arcand : semi-déception (pour moi : Catherine a beaucoup aimé). Bien sûr, le jeu de massacre est réjouissant, le flingage à vue de toutes nos aberrations post-modernes : féminisme agressif et vain, transgenrisme, langage “inclusif”, défenseurs auto-proclamés des “premières nations”, impéritie prétentieuse et péremptoire des politiques, etc., tout cela donne des scènes drôles et plutôt réussies. Mais ce n'est que cela : une succession de scènes. Comme aurait dit Flaubert : il y a les perles du collier, mais il manque le fil. Et quand Arcand prétend approfondir sa réflexion sur la vieillesse, le temps qui fuit, la mort, etc., il se contente de la voix off de son personnage principal, procédé qui, me semble-t-il, est presque toujours l'aveu d'une faiblesse, voire d'un renoncement à vraiment mettre en scène. Mais enfin, ne boudons pas : j'ai tout de même passé deux heures agréables.
— Les deux traducteurs du Nazi et le Barbier se sont trouvés confrontés à un problème insoluble : je veux dire : pour lequel aucune solution vraiment satisfaisante ne saurait exister.
Dans son roman, Hilsenrath a choisi d'affubler ses SS de noms ridicules et “signifiants” : le sergent Franz Revêche, le général Helmut von Vocifère, etc. Pour le passage au français, une seule alternative : soit laisser aux personnages leurs noms allemands d'origine, mais alors le lecteur non germanophone en perdait la signification ; soit les traduire en français, ce qui revenait à les déréaliser, à les doter d'un ridicule supplémentaire, évidemment non voulu par l'auteur.
C'est cette deuxième voie que les traducteurs ont choisie, et elle ne me semble pas très heureuse. Il me semble que j'en aurais choisi une troisième, en quelque sorte médiane : laisser les noms allemands et, à leur première occurrence, signaler en note leur signification. Mais bon : je ne suis pas expert en traduction, encore moins diplômé en traductologie...
— Ce problème de dissonance (Franz Revêche) m'a fait repenser à mon professeur d'allemand, en seconde, au lycée de Châteaudun, année scolaire 1971 — 1972. Comme il voulait l'éviter, cette dissonance, il nous avait, au début du premier cours de l'année, tous rebaptisés, en nous affublant de prénoms germaniques commençant par la même lettre que notre nom de famille. C'est ainsi que, dès franchi le seuil de sa classe, je devenais Günther pour toute une heure. Je me rappelle aussi que la douce Blandine Doucet se métamorphosait en Dora, tandis que la pétulante Claire Defilipi (orthographe non garantie...) mutait en Diotima. J'ai oublié tous les autres, et il est même surprenant qu'un bon demi-siècle plus tard je me souvienne encore de ces deux-là.
Cela étant, si je revois à peu près le visage et la silhouette de ce professeur, j'ai parfaitement oublié son nom, alors que pas mal d'autres me sont restés en mémoire. Parmi ceux-là, le plus facile à retenir fut celui de mon professeur d'histoire de sixième, à Saint-Cyr : il s'appelait Michelet.
(Et, soudain, je me sens tout bizarre à la pensée que, de tous les professeurs ou instituteurs dont j'ai subi la férule durant une douzaine d'années, au moins les trois quarts doivent être morts...)
— Il y a quatre semaines, à son arrivée ici, Petit Loup pesait 500 grammes. Catherine vient de le poser sur la balance de cuisine, laquelle a aussitôt affiché 1,3 kg. Poids presque triplé en moins d'un mois, donc.
Six heures. — À l'incitation de Valérie Scigala (alias Madame de Véhesse, alias Alice du Fromage…), commande de La 25ème Heure du Roumain Virgil Gheorghiu, dont je n'ai jamais rien lu, je crois.
Samedi 21
Sept heures. — Je pense que, tout à l'heure (quand il fera jour...), je vais passer commande du roman d'Hilsenrath qui s'intitule Fuck America : il va, comme l'indique son titre, me replonger dans le petit monde juif new-yorkais, où je n'aurai que quelques pas à faire, deux ou trois rues à parcourir, pour aller relire ensuite un ou deux livres de Chaïm Potok, le rabbin littérateur.
— Les traducteurs du Nazi et le Barbier ont eu beau s'y mettre à deux, ils ne sont pas pour autant exempts de tout reproche. Ainsi tombé-je sur cette phrase : « Tirésias Papoas rabâche les oreilles à tous les passagers avec ça. » Ben non. On peut rebattre les oreilles des gens, mais ni les rabattre, ni encore moins les rabâcher. Ou alors, il faudrait imaginer un gugusse qui ne cesserait de répéter comme une litanie : « Les oreilles ! Les oreilles ! Les oreilles... » Celui-là, oui, on pourrait alors dire (à la rigueur...) qu'il “rabâche les oreilles”.
— Voici comment une zombie post-moderne se présente sous X :
Doctrice en littérature comparée : théorie littéraire, matérialité textuelle, fight ultime de l'exemplaire vs l’œuvre, vieilles anglaises.
Comme elle fait partie de l'élite intellectuelle, et qu'elle tient à ce qu'on le sache, elle ajoutait ceci en 2020 :
Je me dis que tant qu’à être repassée par ici, autant parler de ma thèse. Alors voilà : un thread sur penser la lecture papier et la lecture numérique comme lecture d’exemplaire (théorie littéraire incoming). 1/24 (oui je sais, bear with me ça fait 4 ans)
Aujourd'hui, cette pitoyable analphabète est maître de conférence dans une université française. Qu'est-ce qu'on fait, nous autres ? On éclate de rire ? On fond en larmes ? On picole jusqu'au coma éthylique ?
Après ça, on viendra s'étonner de ce que les livres qu'on lit soient envahis par la gangrène de notes oscillant sans cesse entre le grotesque et l'imbitable : elles sont le fait, ces notes, de ce genre d'outres pétassoïdes gonflées de leur propre vide.
Midi. — Voici que le rafiot baptisé Exitus, ayant déjoué la surveillance anglaise, aborde enfin aux côtes de Palestine. Lorsque les centaines d'hommes, de femmes et d'enfants qui ont passé des jours entassés sur son pont et dans ses cales posent enfin le pied sur la plage, Hilsenrath sait faire naître, sans appuyer jamais, une émotion véritable, empreinte d'une certaine grandeur...
Le lecteur, lui, à cet instant, doit faire un effort presque pénible, se contraindre mentalement pour se rappeler que, quelques mois plus tôt, le narrateur qui s'agenouille pieusement pour embrasser la terre promise, ce Schulz devenu frauduleusement Finkelstein, était encore occupé à tuer chaque jour des dizaines de Juifs au bord des fosses qu'il les avait obligés à creuser eux-mêmes. Lui-même, d'ailleurs, s'en souvient-il ? Ne serait-il pas, dans son esprit, devenu réellement ce Finkelstein qu'il a assassiné d'une balle dans la nuque ? On ne peut être sûr de rien...
Une heure. — Je viens d'aller au locker de Saint-Aquilin pour y récupérer le livre de Magris consacré à Joseph Roth. Le texte de 4ème commence ainsi : « Fin connaisseur de la littérature autrichienne et de la tradition juivo-orientale, Claudio Magris montre comment l'œuvre de Roth prend sa source dans la douleur d'une double perte : celle de l'Empire, celle du shtetl natal. »
Voilà qui rejoint ce que j'ai déjà écrit dans le blog-mère (chronologiquement, c'est plutôt moi qui rejoins Magris...), quand j'avançais que Roth était un écrivain à deux versants : le versant juif, le versant austro-hongrois.
Un peu plus bas, l'auteur de ce petit texte noté ceci : « Claudio Magris explore l'œuvre de Roth en l'insérant dans un plus vaste courant d'inspiration juive-orientale, celui de Cholem Aleichem et d'Isaac Bashevis Singer entre autres [...]. »
Voilà qui tombe à merveille : je sors à peine des deux gros romans de Singer ; quant à l'autre, je puis retrouver un ou deux de ses écrits dans le volume que “Bouquins” a consacré aux littératures juives.
Je sens que je ne suis pas près de sortir du ghetto, moi...
Trois heures. — Elle est décidément bien mal venue, cette expression de “mère patrie”, la patrie renvoyant audiblement au père. La patrie aurait-elle toujours été transgenre ? Ce serait d'un modernisme vraiment décoiffant. En tout cas, les Allemands sont mieux dotés que nous, avec dans une main la Heimat, et dans l'autre le Vaterland.
Dimanche 22
Cinq heures et demie. — Je consulte la liste des nouveaux ministres : à part deux ou trois dont le nom me dit très vaguement quelque chose, les autres me sont totalement inconnus. Mais ce qui m'amuse, ce sont, souvent leurs attributions officielles : rien qu'à leur intitulé farfelu, on comprend qu'ils ne serviront à rien, qu'ils sont seulement là pour faire moderne. Sans compter le fait que ce gouvernement est, bien entendu, grouillant de femmes et que, pour certaines, je pourrais presque être leur grand-père, tant on a l'impression qu'elles sont passées directement des couloirs du lycée aux ors de la République. Heureusement, je m'en fous complètement. Mais les couinements des cocus de gauche vont être tout à fait délicieux à entendre.
Enfin… Comme disait Jacques Bertin dans une de ses toutes premières chansons (1967...) : C'est sûrement pas ça qui pourra nous empêcher de pêcher.
Et tout cela ne m'expliquera pas ce que je fais debout à une heure pareille...
Huit heures. — Je suis au regret de déclarer que le livre de Claudio Magris — Loin d'où ? — consacré à Joseph Roth est tout à fait illisible, au moins par moi. Et je me demande pourquoi un homme capable d'écrire en une langue élégante, sinueuse, agréable (voir son Danube), s'est soudain mis à jargonner le sabir pâteux d'un quelconque professeur d'université de province. De province italienne, de surcroît. Douze euros fichus par la fenêtre.
Onze heures. — Je viens tout juste de terminer Le Nazi et le Barbier d'Edgar Hilsenrath. Contrairement à VS (voir son commentaire sur le blog-mère), c'est un roman que j'ai trouvé en tous points excellent. Et je me réjouis d'avance de celui que j'attends d'un jour à l'autre, du même écrivain, Fuck America.
Comme quoi, je n'achète pas que des livres pour la poubelle jaune...
Six heures. — Dans l'émission souvenir que Roger Stéphane a consacrée à Proust en 1962, on entend, entre autres, Paul Morand. Quand celui-ci, à plusieurs reprises, évoque la pelisse dont Marcel se vêtait presque par tous les temps, il parle de sa p'lisse. N'ayant jamais entendu personne faire subir un tel traitement à ce mot, je me demande s'il s'agit d'une prononciation “d'époque” ou bien d'un simple particularisme morandien.
On n'en serait pas là si Proust s'était contenté de sortir en pardessus.
— 1791. Chateaubriand vient de quitter Albany et, avec deux chevaux et un guide-interprète hollandais, monte vers Niagara, à travers des forêts qu'il s'imagine vierges de toute présence humaine “civilisée”... jusqu'à ce qu'il tombe sur un M. Violet, aussi français que lui-même, ancien cuistot aux armées durant la guerre d'indépendance américaine, qui, raclant son violon, frisé et poudré comme un petit marquis, s'est mis en tête d'apprendre les danses européennes aux Iroquois. Quand ce maître de danse parle de ses élèves au voyageur, il dit : “ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses”. On ne saurait être plus courtois...
Chateaubriand clôt ce chapitre par une petite moquerie dirigée contre lui-même : « N'était-ce pas une chose accablante pour un disciple de Rousseau, que cette introduction à la vie sauvage par un bal que l'ancien marmiton du général Rochambeau donnait à des Iroquois ? J'avais grande envie de rire, mais j'étais cruellement humilié. »
— J'avais toujours pensé que le verbe peinturer était un québécisme, ne le rencontrant que dans les chansons de Félix Leclerc et dans la conversation de Catherine. Or, voilà que je tombe sur lui à l'instant dans les Mémoires d'outre-tombe, dans lesquels Chateaubriand évoque “des prairies peinturées de papillons et de fleurs”. Il s'agirait donc plutôt d'un mot qui, comme il arrive, aurait disparu du français de France, en tout cas du langage policé, mais se serait maintenu au Québec.
Du
reste, si c'est bien le cas, on aurait été mieux avisé de le conserver,
ce verbe, qui nous aurait permis de distinguer sans peine les peintres
en bâtiment des artistes du même nom, ceux-ci peignant et ceux-là
peinturant.
Lundi 23
Huit heures. — Au cas où quelque distrait aurait laissé passer l'information, le ciel a à cœur, ce matin, de nous confirmer que nous sommes bien entrés dans l'automne : il est aussi bouché qu'un militant d'extrême gauche et il en tombe des hallebardes sans discontinuer. Ce qui me ravit, vu ma cordiale détestation de l'été.
— J'ai commencé hier après-midi, la (re)lecture de Fichkè le boiteux, roman tombé de la plume de Mendelè-Moïkher-Sforim : comment voudrait-on que je retinsse un nom pareil ? Ah, ces Juifs, tout de même...
Ce roman, fort alerte par ailleurs, se trouve compilé dans le volume “Bouquins” intitulé fort justement Royaumes juifs, et sous-titré Trésors de la littérature yiddish. Il est à noter que la copieuse introduction (cent pages tout rond) de Mme Rachel Ertel est très savante sans être jargonneuse le moins du monde.
Deux heures. — Catherine et moi dans une salle d'attente ; non pas d'un médecin, mais d'un notaire : ça change. Nous sommes là pour une histoire de testament que Catherine veut faire, et qui ne me concerne en rien. Mais puisque je devais faire le chauffeur, autant entrer avec elle...
Quatre heures. — Les notaires ont un point commun avec les médecins (et les vétérinaires) : ils ont toujours l'air surpris lorsque vous comprenez du premier coup ce qu'ils viennent de vous expliquer, sur ce ton didactique, patient et protecteur que l'on prend pour s'adresser à un enfant pas trop éveillé. Une surprise qui confine à la stupéfaction mi-ravie, mi-incrédule, si vous saisissez leur longue explication à mi-parcours et que vous vous permettez d'en résumer la seconde partie en deux phrases brèves. Et je me disais tout à l'heure que ces braves maîtres et docteurs doivent passer par des moments bien pénibles lorsqu'il s'agit d'expliquer des faits, des règlements, des diagnostics tant soient peu complexes à des gens ne comprenant déjà pas grand-chose aux plus simples.
— Une des nouvelles de I. L. Perez commence à Berditchev. Tout de suite, le nom résonne familièrement en ce qui me reste de mémoire. Mais pourquoi ? Je cherche... je cherche... et bizarrement je retrouve : c'est là qu'est né Vassili Grossman !
Je vais tout de même vérifier auprès de Dame Ouiki. Et c'est pour découvrir que cette ville, aujourd'hui ukrainienne, a également vu naître deux autres écrivains, Joseph Conrad et Der Nister, ainsi que le pianiste Vladimir Horowitz. Cerise sur le gâteau, c'est également à Berditchev qu'en mars 1850 Balzac épousait Éveline Hanska, avant de revenir mourir à Paris quelques mois plus tard.
Six heures. — De Chateaubriand, ce paragraphe, fort connu certes, mais qui, de nos jours, en ces temps d'agonie commencée, prend une nouvelle résonance. Ce n'est déjà plus une prophétie, c'est une simple prévision :