mardi 1 octobre 2024

Septembre 2024

 

 





ROYAUMES JUIFS







Six heures du soir (31 août “vendanges tardives”...). — L'adolescence selon Chateaubriand : « Ma jeunesse n'était plus enveloppée dans sa fleur, le temps commençait à la déclore. » C'est le début du chapitre 8, livre deuxième, des Mémoires que je reprends à l'instant, en lecture vespérale, après que Simenon m'en a distrait durant les deux derniers mois.

Chez ce même Chateaubriand, je découvre (il était temps !) le sens ancien du verbe “fringuer”, qui signifiait quelque chose comme gambader, manifester sa fougue et son ardeur. Sens que j'avais à peu près deviné avant vérification, d'une part grâce au contexte où je l'ai trouvé, d'autre part en raison de sa proximité avec notre adjectif “fringant”.

Il resterait à savoir comment le verbe a pu glisser de son sens premier à celui qui est devenu le sien dans notre argot moderne.


Dimanche 1er

Sept heures. — Hier soir, alors que nous étions à table, Petit Loup a, pour la première fois, quitté le salon de sa propre initiative, traversé la salle à manger et rejoint la salle de bain où se trouvent ses gamelles et surtout sa caisse à sable. Évidemment, son expédition nouvelle fut facilitée par le fait que Charlus, étant dehors, ne risquait pas de le poursuivre dans l'espoir de jouer avec lui. Mais enfin, Catherine et moi nous sommes accordés pour considérer cela comme un signe positif de prochaine propreté totale...

— Pour un lecteur non-anglophone tel que moi, lire les romans d'Isaac Bashevis Singer ne peut se faire que par le biais d'une traduction “au carré”, si je puis dire, puisqu'ils ont été écrits en yiddish avant d'être traduits en anglais, et que c'est à partir de cette traduction première qu'ils sont passés dans les autres langues, dont la nôtre. Il se passe donc la même chose pour Singer que pour les romans tchèques de Kundera, dont les traductions étrangères sont faites à partir de leur version française. Du reste, les deux écrivains ont eux-mêmes surveillé de près et “validé” la traduction initiale de leurs œuvres respectives.

— En le relisant avant sa publication, je me suis avisé que mon journal d'août était presque totalement envahi par Simenon. Ce qui fait qu'il va emmerder tout le monde ; sauf peut-être Catherine (et encore...), qui s'est mise, elle aussi, à relire quelques Maigret.

Trois heures. — Il est temps de quitter jusqu'à demain matin La Famille Moskat, dont je viens d'achever la première partie, pour retourner aux Mémoires d'outre-tombe. Cela dit, quand on se rappelle le sort qui attend ces diverses communautés juives de la Pologne du premier tiers du XXe siècle, on peut considérer que le roman de Singer est lui aussi une sorte de mémoire d'outre-tombe.

— Pendant ce temps, sur le site du Parisien, on s'enthousiasme pour un roman qui “questionne la maternité”. Il est un peu dommage de ne pas nous préciser quelle question a été posée, ni, bien entendu, la réponse fournie par la maternité. 


Lundi 2

Dix heures. — Nouvelle descente à la clinique vétérinaire cet après-midi : malgré son traitement, le greffier a toujours la courante. Ce qui est surprenant (pour nous qui n'y connaissons rien) est qu'il ne semble l'avoir qu'à mi-temps, si je puis dire : une fois il nous pond une crotte superbement moulée, digne d'entrer au pavillon de Breteuil ; le coup d'après, il lui sort du derrière une flaque informe et puissamment malodorante. Malgré ma pente pessimiste, je suis enclin à penser que ce n'est tout de même pas trop grave, dans la mesure où, depuis une semaine qu'il est ici, il a un solide coup de fourchette, toujours si je puis dire, et fait preuve, au jeu, d'une énergie et d'un enthousiasme que les deux bipèdes qui l'observent avec des sourires niaisement attendris pourraient lui envier.

Six heures. — Comme le Dr Le Thomas était surlivré (je suis chez moi, je traduis overbooké comme ça me chante !), nous avons été reçus par un jeune vétérinaire (jeune par rapport à nous...) qui n'a pas eu l'air trop alarmé par la diarrhée persistante du microloup. On est reparti pour cinq jours de traitement supplémentaires, en doublant les doses puisque l'animal, en six jours, est passé de 500 à 800 grammes sur notre balance de cuisine.

— De Chateaubriand (M.O.T, IV, 11) : « Delisle de Sales, très brave homme, très cordialement médiocre, avait un grand relâchement d'esprit, et laissait aller sous lui ses années [...]. » L'image de la fin me frappe et me ravit plus que je ne saurais le dire. Et qui peut se vanter, à un âge ou l'autre, de ne jamais avoir laissé aller sous lui ses années ? Le plus bizarre est que, tout en trouvant l'image d'une grande force, je serais sans doute incapable, si on l'exigeait de moi, de dire clairement ce qu'elle signifie, ou même d'en donner un équivalent approximatif.


Mardi 3

Sept heures. — Petit Loup aime bien venir régulièrement inspecter la grande table basse du salon où reposent un certain nombre de livres. Il s'assoit un moment sur Bossuet, mordille un coin de Pline l'Ancien, contourne habilement Joseph de Maistre. Puis, traversant Salers et toute l'Auvergne romane à pied, il regagne le fauteuil de Catherine, où sont ses jouets personnels. Tout cela sous l'œil encore ensommeillé, mais bienveillant, de Charlus.

— Quand se déroule La Famille Moskat d'Isaac Bashevis Singer ? On peut au moins en dater à peu près le début. Il est fait allusion, au passé, à “la révolution de 1905”, l'action commence donc après cette année. D'autre part, il est fait référence à certains complots contre le tsar : nous sommes donc avant 1917. Comme d'autre part il n'y a aucune allusion à une quelconque “guerre mondiale”, nous sommes également avant 1914. On peut donc estimer raisonnable de situer le “coup d'envoi” autour de 1910.

Ce qui nous fait une belle jambe.

Six heures. — Jusque voilà une demi-heure, j'ignorais que le Génie du christianisme de Chateaubriand existât dans la collection “Bouquins” de Robert Laffont. Le découvrant à 28,80 € chez Herr Momox, je lui en ai aussitôt passé commande. Et, l'écrivant ici, je commence à me demander ce qui m'a pris : lirai-je jamais le Génie du christianisme ?


Mercredi 4

Trois heures. — Amusante coïncidence, en tout début d'après-midi. Brusquement, et je ne sais plus comment c'est venu, Catherine et moi nous sommes mis à parler de ce blogueur et ami, pas vu depuis au moins quatre ou cinq ans, à vue de nez, qui se pseudonommait Woland. Et voilà que, ce cher Al Zheimer aidant, je m'aperçois avec une certaine consternation que si je me souviens de son prénom, Matthieu, je suis infichu de me rappeler son nom de famille. C'est pourtant quelqu'un avec qui j'ai déjeuné d'assez nombreuses fois à Neuilly, qui est venu ici en famille plusieurs week-end ! Mais non, rien à faire… 

J'en étais encore à me triturer la cervelle pour tenter d'en extraire ce foutu patronyme, lorsque l'iBigo me signala qu'un himmel venait de pénétrer ses entrailles. Il était de Matthieu C., c'est-à-dire Woland. Qui m'apprenait qu'il avait émigré dans un obscur (c'est bien le moins) coin d'Afrique. À l'heure où le continent négrifère se déverse sans frein dans nos villes et campagnes, j'ai bien reconnu là son esprit de contradiction rigolard.


Jeudi 5

Sept heures. — Mais qu'est-ce qu'ils ont tous, à pleurnicher sur l'absence de Premier ministre ? Ils ne se sont pas encore avisés que l'on vivait exactement de la même façon sans ce personnage ? Sans gouvernement ? Dans quelle mare sont donc nées ces grenouilles qui réclament un roi ? Ils ne pourraient pas consacrer leur énergie et leur capacité d'indignation à des choses ô combien plus préoccupantes et graves ? Je ne sais pas, moi : les méga-bassines campagnardes... les mains au cul dans le métro... l'islamophobie systémique... la montée en puissance des hordes nazies... la baisse dramatique de la qualité du saucisson... ce ne sont pourtant pas les motifs de lutte qui manquent, camarades !

Du reste, on se trompe : nous avons un Premier ministre, nous avons un gouvernement ; ceux qui étaient en place avant la dissolution de l'Assemblée nationale. On me dira, avec la moue méprisante de rigueur, qu'ils sont devenus “illégitimes” et ne peuvent, de ce fait, qu'expédier les affaires courantes. Tant mieux ! Dieu soit loué ! Depuis déjà un certain nombre d'années, voire de décennies, chaque fois que les guignols qui prétendent gouverner jouent aux hommes d'État et se mêlent d'innovations, de modernisations, voire de ruptures, celles-ci tournent immanquablement soit en catastrophes, soit en pitreries. Par conséquent, expédier les affaires courantes ne saurait être qu'un moindre mal. Quant à cette notion bouffonne d'illégitimité, jetons sur elle un voile pudique et parlons d'autre chose...

Quatre heures — À propos du gros roman que je suis occupé à lire depuis plusieurs jours, La Famille Moskat. Je ne reprocherais qu'une chose à Isaac Bashevis Singer : de ne pas avoir établi — et imposé à ses divers éditeurs de par le monde — un tableau généalogique de ses personnages en ouverture de volume. Car ces damnés Juifs sont non seulement fort nombreux, mais ont en plus entre eux des liens familiaux et conjugaux dont les ramifications confinent à l'inextricable. Et en plus, ils ont tous des noms à la con, à peu près impossibles à mémoriser convenablement pour un cerveau français-de-souche.

Six heures. — Nouveau Premier commis : Michel Barnier. Homme de droite, du genre incolore, inodore et sans saveur : la gauche dans son ensemble est verte de rage, Saint-Graal vire au violacé, les mettooffettes doivent déjà s'agiter pour lui dénicher une affaire quelconque d'attouchement sexuel ou d'emprise masculiniste sur une documentaliste stagiaire. 

Bref : Un grand merci, M. Macron, pour cet excellent choix, qui nous promet des lendemains fort réjouissants.


Vendredi 6

Six heures. — C'est aujourd'hui (en principe...) que Nicolas passe sur le billard, pour une opération qui, vue par l'ignorant que je suis, paraît assez “lourde”, comme on dit, avec arrêt du cœur provoqué, ouverture de la cage thoracique, remplacement d'une partie de l'aorte, plus deux ou trois autres bricoles que j'ai oubliées. Il y a des jours, comme ça, qu'on aimerait voir déjà derrière soi, et si possible assez loin derrière.

En fait, non : cette journée va au contraire, pour lui, passer très vite, puisqu'il y aura d'abord le temps de l'anesthésie, et qu'il sera ensuite dans les vapes durant plusieurs heures. C'est plutôt à compter de demain, voire de cette nuit, que ça risque de devenir plus pénible.

Tout cela n'explique pas pourquoi, moi, j'étais debout dès cinq heures et quart... 

— Revu hier soir le Munich de ce grand niais de Spielberg : c'est un nettement moins bon film que celui qui trainait vaguement dans ma mémoire. C'est parsemé de “trous d'air”, c'est trop bavard alors que ça n'a pas grand-chose à dire, même si les personnages prennent régulièrement, entre deux assassinats, la pose du penseur profond. Et puis, quelle idée de nous infliger un film de deux heures trois-quarts qui, en outre, n'en finit pas de finir et sombre dans la mièvrerie sentimentale propre au réalisateur ? Le résultat est que nous avons décroché à un quart d'heure de la fin, alors que nous bâillions d'ennui depuis déjà une petite demi-heure. Et je me demandais si, parmi tous les films de Spielberg, il s'en trouverait un méritant d'être revu. J'en doute.

— Activité de la journée : tout à l'heure, huit heures et demie, déposer Charlus chez l'esthétichienne pour qu'elle le retransforme en rat pelé ; puis, le récupérer peu avant midi. Je devrais pouvoir faire face...

Huit heures dix. — Sur le parking de Pacy. Nous sommes, Charlus et moi, à deux minutes à pied et à patte de la boutique de toilettage. Évidemment, avec ma stupide et maladive peur d'arriver en retard, nous sommes ridiculement en avance. C'est d'autant plus crétin, dans ce cas, que je ne prends ni le train ni l'avion (le Ciel m'en préserve !), et que, même si, par extraordinaire, je franchissais la porte de la dite boutique avec cinq minutes de retard, notre sympathique raseuse de chiens ne nous mettrait pas dehors en pousssant de hauts cris d'indignation. Mais j'ai toujours été ainsi, il est sans doute trop tard pour me corriger. C'est d'autant moins la peine, d'ailleurs, que ça ne gêne personne que moi ; et encore : pas beaucoup. La preuve : le temps d'écrire ce qui précède, il est déjà presque temps d'y aller.

Huit heures et demie. — Coup de bol : l'esthétichienne était elle aussi en avance. Si bien que me voilà de retour at home à l'heure même où nous avions rendez-vous.

(Et voici Catherine qui se lève ; c'est ce que je nomme “l'appel du croissant”. Pas celui des islamopithèques : celui que je viens de lui rapporter de la boulangerie.)

Onze heures. — Reçu au courrier le Génie du christianisme de François-René. Du coup, je vais “geler” les Mémoires, déjà lus et relus.

À propos du jeune Chateaubriand, celui de l'Essai sur les révolutions, Maxence Caron, le maître d'œuvre de cette éditions “Bouquins”, écrit qu'il “illustre une tendance commune aux siècles en crise, une tendance à ne voir aucun avenir et à ne prévoir que des extinctions”. Sans me comparer à Chateaubriand, je me demande si, depuis déjà un certain nombre d'années, je ne céderais pas à la même tendance.

Quatre heures. — Quand une néoféministe se risque à tenter de penser, ça donne ceci :

« Dire à la gauche que c'est de sa faute parce qu'elle n'a pas voulu un Cazeneuve, c'est la même chose que de dire aux femmes que leurs jupes sont trop courtes. »

On pourrait en pondre des kilomètres de ce calibre. Par exemple : « Reprocher au cuisinier d'avoir laissé brûler son cassoulet, c'est comme refuser la priorité à un cycliste sur un rond-point. »

Ou encore : « Cueillir ses cerises avant qu'elles ne soient mûres, c'est comme faire un bras d'honneur dans le dos d'un CRS. »

Etc. L'autrice de la forte sentence initiale s'appelle Stéphanie Lamy : elle carbure du cervelet sous X, et je me permets de la recommander chaudement.


Samedi 7

Huit heures moins le quart. — D'après le message que Catherine m'a envoyé hier soir peu après dix heures — j'étais déjà au lit et ne l'ai lu que ce matin —, l'opération de Nicolas se serait bien déroulée. Je suppose que Catherine tenait l'information d'Hélène, la sœur de Nicolas. À ce moment-là, Nicolas était encore endormi, le cœur était stable. Il subsistait une “inquiétude” concernant les poumons ainsi qu'un ou des tuyaux qui devaient lui être retirés, mais je n'ai pas clairement compris en quoi tout cela consistait. Je suppose qu'on en saura davantage dans le courant de la journée. J'ai transmis ce peu d'informations à Élodie J., qui les lira à son réveil, j'imagine.

Huit heures. — Catherine, qui se lève à l'instant, m'informe qu'elle a reçu un autre message d'Hélène, peu avant minuit, disant que Nicolas était réveillé et avait été dûment détuyauté.

Huit heures et demie. — Je suis, depuis un quart d'heure, en plein échange de conneries par sms avec Nicolas. Ce qui est le meilleur signe possible...

— Contraste de mes lectures depuis hier : le matin je me trouve tout enjuivé grâce à Singer et ses Moskat, l'après-midi je me rechristianise à toute allure par le fait de Chateaubriand et de son Génie.

Deux heures. — À une cinquantaine de pages de la fin du roman que Singer lui consacre, la famille Moskat se réunit en son entier à Varsovie, pour la Pâque. Il y a là quatre générations. Certains n'ont pas bougé de leur Pologne natale, d'autres arrivent des États-Unis, d'autres encore de Palestine. Singer s'attarde longuement sur les retrouvailles, puis sur les préparatifs de la fête et enfin sur son déroulement.

Il s'agit de faire sentir au lecteur que la famille Moskat est parvenue à son plus ample développement, à une sorte d'apogée ; mais que ce point culminant est à l'extrême bord d'un précipice que l'on ne remonte pas : nous sommes à la Pâque 1939...


Dimanche 8

Sept heures. — La question angoissante de ce matin, celle qui me tempête-sous-un-cranise depuis une vingtaine de minutes : devant me rendre tout à l'heure à la boulangerie, vais-je n'y acheter qu'un petit quart de pain au levain et, par conséquent, y retourner demain de façon à avoir du pain frais deux jours de suite ; ou bien, sachant que l'échoppe est fermée le mardi, vais-je plutôt prendre un demi-levain qui me durera jusqu'à la réouverture de mercredi ? Elle n'est pas toujours facile, la vie du retraité sur les épaules de qui pèsent de telles responsabilités de choix...

— J'en ai donc fini avec La Famille Moskat, et suis passé directement aux Ombres sur l'Hudson du même Isaac Bashevis Singer. Ce n'est pas sans un certain soulagement que l'on quitte la Varsovie d'avant-guerre, gravement menacée par la tenaille communisto-nazie, pour l'Upper West Side de la fin des années quarante : on a beau n'être pas juif soi-même, on a l'impression de respirer plus large. 

(Mais évidemment, dès la trois ou quatrième page, la Pologne resurgit du néant, avec ses Hassidim empapillotés et ses rituels sabbatiques.)

— Curieuse notation de Singer, au début de son roman américain : « De petite taille, gros, le ventre en avant, il avait une chevelure blanche et deux épais favoris qui le faisaient ressembler à Nietzsche. »

J'ai en tête un certain nombre de portraits de Nietzsche, photos ou dessins : sur tous, il arbore d'épaisses moustaches... mais jamais le moindre petit soupçon de favoris. Trébuchement du traducteur ou distraction d'auteur ?

— J'ai commandé hier (ou avant-hier ?) Le Nazi et le Barbier, roman d'un certain Edgar Hilsenrath, écrivain juif allemand dont je n'avais jamais entendu parler.

Ou plutôt si : il m'avait été recommandé voilà quelques années par un commentateur de mon blog, le pseudonommé Waa, sous un billet consacré à La Famille Moskat dont je venais de terminer la lecture. Naturellement, n'ayant pas passé commande tout de suite, je m'étais empressé d'oublier auteur et roman... que je viens de retrouver après relecture de mon propre billet. On peut dire que Herr Hilsenrath revient de loin ; ce qui est bien normal pour un Juif allemand né en 1926 à Leipzig.

Midi. — Un certain Arnaud Bstop (non, il n'y pas faute de frappe de ma part…) nous annonce roidement, sous X comme de juste, que la mal nommée “intelligence artificielle” ne parvient ni à le réjouir ni à l'inquiéter. Pourquoi ? Parce que le réchauffement climatique devrait rapidement en venir à bout. J'attends avec des frémissements d'impatience le contradicteur qui lui assénera qu'il ne craint pas du tout le dit réchauffement car l'IA va lui régler son compte presto subito.

— Au fond, le nazisme ne fut rien d'autre que le communisme moins la famine.

— Manifestation parisienne d'hier : 26 000 braillards selon la Préfecture, 110 000 selon ces braillards eux-mêmes. Seule réaction possible à ce stade : l'éclat de rire sardonique.

Six heures. — Je suis tombé par hasard sur une chaîne Toitube qui s'appelle Faux raccords. Il s'agit, comme on le devine, de gens qui repèrent et nous montrent les mauvais raccords dans certaines scènes de films connus. C'est plutôt amusant, à faible dose, surtout qu'il faut supporter l'humour bébête et répétitif des deux animateurs.

Il n'empêche que je suis toujours épaté par la capacité de certaines personnes à repérer ce genre de “fausses notes”, la plupart du temps à peine visibles, même en arrêt sur image, et de surcroît fort fugitives.

Ce doit être une sorte de don, ou une forme particulière de d'esprit et de vision. Je me souviens que quand nous allions au cinéma, début des années 80, Jean-Michel Comte, Philippe Bernalin et moi, il était fréquent qu'à la sortie Jean-Michel nous indique un ou deux de ces faux raccords : jamais Philippe ni moi n'avons été, de mémoire, capable d'en repérer un seul.


Lundi 9

Sept heures. — Petit Loup, qui doit avoir désormais près d'un mois et demi d'après l'estimation du Dr Le Thomas, Petit Loup maîtrise désormais parfaitement l'espace qui lui est alloué et circule avec aisance dans les différentes pièces de la maison. Il est d'autre part impeccablement propre et ses problèmes diarrhéiques semblent être — mais restons prudents... — en voie de complète résolution. Notre seul regret : pour l'instant, même s'il n'a plus du tout peur de lui, il se refuse à jouer avec Charlus, lequel pourtant en grille d'envie.

— À part ça, il pleut et il fait froid. J'ai d'ailleurs, hier soir, remis le chauffage en marche. Il ne s'est pas encore déclenché, mais on sent bien que ça ne saurait tarder.

— Étonnante réflexion de l'un des principaux personnages des Ombres sur l'Hudson de Singer. Nous sommes à New York, vers 1947 ou 48 :

« Combien de temps cela allait-il durer ? Peut-être qu'un jour la glace des pôles fondrait et ferait s'élever le niveau des océans de plusieurs dizaines de mètres ? Alors la côte atlantique serait balayée et disparaîtrait. Tout était construit sur du sable, sur quelque chose de mouvant, sur des fondations provisoires. Dans les profondeurs de l'Asie, de nouveaux barbares étaient déjà en marche, de féroces tribus se préparaient à tout ravager sur leur passage. »

Hé bé...

Deux heures. — Autre réflexion, d'un autre personnage : « Dans les films russes, on nous montre indéfiniment des tracteurs et dans les nôtres, des gangsters. C'est parce que, de chaque côté, on ne montre que ce qu'on a en plus petite quantité. Si les Russes présentaient tous leurs gangsters et nous tous nos tracteurs, les films ne finiraient jamais. »

En la recopiant, je m'avise que cette traduction est bien lourde. Enfin...

Six heures. — Proust s'est torturé la cervelle pendant la première moitié de sa vie, pour tenter de savoir s'il était vraiment fait pour le roman, s'il parviendrait un jour à écrire le sien. C'est vraiment se mettre la rate au court-bouillon pour des broutilles. Parce que, au fond, ça revient à quoi, d'écrire un roman ? Suffit de demander à tel ou tel blogueur : « C’est pas compliqué j’invente des aventures. Je met à profit ma cervelle bipolaire qui crée facilement et invente n’importe quoi. Suffit de noter le n’importe quoi et de le mettre à l’écrit. »

Tu vois, Marcel ? Tu t'es trituré les méninges pour pas grand-chose ! Alors qu'il te suffisait de noter le n'importe quoi et de le mettre à l'écrit…

— En guise de bonus, l'information désopilante du jour, trouvée chez mes analphabètes d'élection : « Royaume Uni : Keir Starmer veut limiter la vente de couteaux et de machettes aux jeunes générations. » Pas interdire, hein, juste limiter. On n'est pas des fascistes, tout de même ! Le “jeunes générations” vaut lui aussi son pesant de pudding.


Mardi 10

Six heures. — Voilà déjà une heure que je suis levé. En partie à cause du camion des éboueurs, lesquels prennent un sadique plaisir à passer au Plessis en pleine nuit, alors qu'ils savent très bien que je dors fenêtre grand ouverte. Les animaux sont plus raisonnables que moi : ils se sont levés, ont mangé ce que je leur servais... et se sont aussitôt recouchés. En ce moment, ils dorment tels des bienheureux, Charlus sur son fauteuil et Petit Loup sur le dossier de celui de Catherine.

— Peut-être l'univers a-t-il été créé par un dieu enfant, un jour qu'il s'ennuyait tout seul dans sa chambre cosmique. Il s'en est ensuite désintéressé, l'a même complètement oublié ; comme un enfant humain qui passe une heure ou deux à construire une maison en Lego et qui, dès qu'elle est achevée, la pousse dans un coin sombre pour s'occuper d'autre chose. Nous ne sommes peut-être que des briques de Lego oubliées.

(Et je me demande si ça me réussit tant que ça, de me lever en pleine nuit...)

— Je trouve tout à fait réjouissante la brusque mutation de l'abbé Pierre, passant du statut de saint, ou quasi, à celui de monstre, d'un coup, sans passer par la case purgatoire. Il se retrouve tout à fait digne d'occuper une place d'honneur dans un roman de Sade. J'imagine aussi la frustration rageuse des metooffettes, leur victime ayant eu la diabolique habileté de mourir avant qu'elles ne puissent sortir les griffes. Évidemment, il y aurait toujours la ressource de déterrer le cadavre délictueux et de lui arracher publiquement ce qu'il peut lui rester de gonades, lors d'une grande cérémonie expiatoire, éco-responsable et inclusive. Mais ce pourrait être mal perçu par quelques dizaines de millions d'attardés moraux, pas encore tout à fait prêts pour applaudir aux ravages du Bien absolu. 


Mercredi 11

Dix heures. — Me voici attendant Catherine sur le parking du Grand Frais... et sans livre ; lequel est coincé sur la banquette arrière, dont j'ai dû rabattre les deux dossiers afin de faire entrer dans la voiture (d'extrême justesse) l'étendoir à linge acheté juste avant chez Gifi. Peut-on imaginer plus grande misère ?

Dix heures et demie. — Et rebelote sur le parking Picard...

Deux heures. — Quand une femme française est lestée d'un futur enfant, elle est enceinte. Quand il arrive la même chose à une Espagnole, elle se retrouve embarrassée. D'où l'on devrait déduire que la langue de Cervantès est plus honnête que celle de Molière. Ou plus réaliste.


Jeudi 12

Neuf heures. — Cet après-midi, aller-retour Neuilly pour conduire Catherine chez une dermatologue que nous ne connaissons ni l'un ni l'autre, “élue” simplement parce qu'elle se trouve officier dans la même maison de la rue d'Orléans que mon cardiologue : le critère en vaut bien un autre. Le rendez-vous étant à trois heures moins le quart, on devrait éviter les problèmes de circulation les plus criants.

Onze heures. — La factrice vient de m'apporter Le Nazi et le Barbier, roman d'Edgar Hilsenrath, que j'évoquais ici il y a quelques jours. Il attendra que j'ai lu les deux cents pages qui me restent des Ombres sur l'Hudson de Singer.

Le livre a été publié par une maison d'édition parisienne née en 2012 et dont j'ignorais jusqu'au nom : Le Tripode. Je consulte leur catalogue en fin de volume, qui compte environ 45 titres : en dehors de trois auteurs (Sade, Topor et Roubaud), tous les autres sont parfaitement inconnus de moi. J'insiste : pas seulement “jamais lus”, mais réellement inconnus, comme s'ils n'avaient jamais existé avant cette fin de matinée. Ce qui, du reste, ne préjuge en rien de leurs éventuels talents (mais tout de même…).

Deux heures et demie. — En terrasse d'un café de Neuilly, avec vue imprenable sur l'avenue de Gaulle. Prix du café : trois euros. Dans la mini-tasse, deux gorgées chichement mesurées. Ça fait plaisir de se retrouver chez les nantis.

Cinq heures. — Nous sommes tombés sur une race dont j'ignorais qu'elle pût exister : celle des médecin en avance. Ayant rendez-vous à trois heures moins dix, Catherine est ressortie du cabinet de cette miraculeuse dermatologue à trois heures moins dix, y étant entrée à deux heures et demie. Du coup, malgré l'invraisemblable bordel qu'est toujours l'avenue de Gaulle de Neuilly (les travaux sont gigantesques et durent depuis des années), nous étions de retour ici avant quatre heures.


Vendredi 13

Six heures. — Aujourd'hui, journée Desgranges. Il faudrait avoir la patience de vérifier dans les entrailles de ce journal, mais il me semble que, vu mes différentes épopées cardio-hospitalières, cela ne doit pas faire loin de trois mois que je ne suis pas allé chez eux. Si Michel, comme c'est l'habitude, m'a gardé magazines et revues arrivés durant ce temps, il va me falloir un wagonnet pour les transporter jusqu'à la voiture...

Huit heures du soir. — j'exagérais à peine, avec mon histoire de wagonnet : pour que je puisse transporter du salon à la voiture les magazines préparés par Michel (plus ceux de jardinage et de mode donnés à Catherine par Madame...), il a fallu qu'Agnès aille me chercher son caddie à roulettes...


Samedi 14

Midi. — J'apprends à l'instant (avec deux mois de retard, donc... mais de retard sur qui, au juste ?), en lisant un numéro périmé de Valeurs actuelles rapporté de chez Michel, j'apprends, disais-je, la mort soudaine de Benoît Duteurtre, à 64 ans, le 16 juillet dernier. Benoît Duteurtre, sympathique vieux jeune homme, mais romancier de peu d'intérêt, si j'en juge par les deux livres lus récemment de lui. Mais peut-être n'avais-pas choisi les bons...

Trois heures. — Je ne connais pas Jean-Loup Bonnamy, jeune essayiste, normalien et docteur en philosophie, que je viens de découvrir dans un numéro de L'Incorrect (à l'occasion d'un livre de lui, L'Occident déboussolé). Je ne le connais pas, mais quand il dit que nous assistons moins à un “choc des civilisations” qu'à une décivilisation croissante et touchant tous les camps, je ne puis qu'être d'accord avec lui. 

Secondement, il dit aussi que notre auto-flagellation permanente est encore un signe narcissique, une volonté d'attirer toute la lumière sur soi. Or, c'est une chose que j'ai écrite plusieurs fois ici : qu'au XIXe siècle, et encore au début du suivant, l'homme occidental affirmait bien haut que rien de bon ne pouvait advenir dans le monde qui ne vienne de lui ; et que, en ce sombre XXIe, il proclame, avec le même refus de toute contradiction ou même nuance, que c'est lui, et lui seul, qui est la cause de tous les maux universels. Ce qui est désormais son moyen inversé de rester l'alpha et l'oméga du monde. (Ça va, les chevilles ?) 

Cela dit, je n'irai tout de même pas jusqu'à acheter son livre...


Dimanche 15

Huit heures. — Il est de règle, ou au moins de coutume, dans les magazines français, d'extraire une ou deux phrases des textes que l'on propose et de les imprimer en encadré et en gros caractères, afin d'inciter le feuilleteur à se plonger sérieusement dans la lecture de l'article en question.

Par suite d'un choix malencontreux, ou au moins hasardeux, il peut arriver que cette pratique aboutisse au résultat tout inverse à celui visé. Ainsi, dans le numéro d'été du magazine Éléments, la tribune de Julien Rochedy, qui clôt régulièrement chaque numéro, nous est “vendue” par cette accroche :

« Nous avons perdu presque toutes les conditions prépolitiques qui soutiennent la politique. Or, à quoi bon la métapolitique s'il manque les prérequis à la politique la plus élémentaire ? »

Qui, après ça, ne se précipiterait pas sur le texte en bavant de gourmandise ?

Onze heures. — Une affichette féministoïde placardée ces jours derniers à la “Fête de l'Huma” (pas vue directement par moi, est-il besoin de le préciser ?) : 

NI ma belle 

NI ma jolie 

NI ma chérie 

Camarade SUFFIT

Je me demande quelle peut bien être la proportion de femmes françaises se reconnaissant dans ce slogan encore plus funèbre qu'imbécile...

Trois heures. — Je viens d'acheter chez Rakuten Testament, le dernier film de Denys Arcand. Lequel, vu l'âge pré-canonique du cinéaste québécois, pourrait bien, malheureusement, être effectivement le dernier.

— Dans l'un des magazines rapportés de chez Michel (Éléments ou un autre ? Je ne sais déjà plus…), je viens de lire un article assez long et nettement louangeur, sur Migrations, gros roman de l'écrivain serbe Milos Tsernianski, publié en France par Julliard et L'âge d'homme conjointement en 1986. Pourquoi et comment ce pavé est-il arrivé entre mes mains, voilà près de quarante ans ? Mystère complet. Ce dont je suis sûr, c'est de l'avoir commencé deux ou trois fois… et l'avoir abandonné autant, au bout d'une centaine de pages, peut-être même moins. L'article que je viens de lire, où l'on présente Migrations comme l'un des plus grands romans du XXe siècle, m'a comme de juste donné envie de “repiquer au truc”. J'ai donc rapporté au salon ce gros volume, légèrement jauni et poussiéreux : on verra bien ce que ça donne cette fois-ci. Au pire, qu'est-ce qu'on risque ?, comme questionnerait Donald Westlake.


Lundi 16

Neuf heures. — Les croyants, comme l'indique ce mot, croient en l'existence de Dieu (ou de dieux...) ; les athées pensent qu'il n'existe pas. Mais ni les uns, ni les autres, s'ils ont un minimum d'honnêteté, ne peuvent dire qu'ils savent. Et je me demande si tout l'intérêt, et même la grandeur de la divinité, qu'elle qu'elle puisse être, ne réside pas dans cette insoluble incertitude.

Deux heures. — Hors-série du Figaro consacré à Marcel Pagnol. Sur une photo de classe du lycée Thiers de Marseille, on découvre parmi ces adolescents d'une quinzaine d'années, posant côte à côte, le dit Pagnol et Albert Cohen. Et cela m'a fait penser que jamais, dans aucune de mes classes, je n'ai eu le moindre condisciple appelé à devenir célèbre, dans quelque domaine que ce soit. Même dans ma “promo” du CFJ, pas un seul des 45 futurs branquignols à carte de presse n'a trouvé le moyen de devenir une figure tant soit peu prestigieuse, ni même seulement populaire. 

On me dira que, si vraiment je voulais qu'il y en eût une, de célébrité, je n'avais qu'à me remuer un peu le cul et devenir moi-même celle-là. À trop compter sur les autres, voilà ce qui arrive : rien.

Quatre heures. — On apprend des choses étonnantes, dans ce hors-série. Par exemple, que Pagnol a sérieusement songé à tourner une nouvelle version de La Femme du boulanger, dans laquelle Chaplin aurait remplacé Raimu et où Ginette Leclerc aurait cédé son rôle à... Marilyn Monroe. Du reste, pour surprenant qu'il paraisse sur le coup, ce double choix donne le regret que ce remake n'ait jamais vu le jour.

Sept heures. — Quelque part en France, donc, un homme de 41 ans a, le week-end dernier, je ne sais déjà plus où, poignardé sa femme et ses deux filles. Le Parisien parle d'un “coup de folie”, ce que c'est à l'évidence. Mais une certaine Marianne Maximi, députée LFI, ne l'entend pas de cette oreille, et s'indigne sous X :

« Ce n'est pas un “coup de folie” mais un féminicide et de multiples infanticides. Mal nommer ces violences, c'est les réduire à des faits divers. Et en invisibiliser l'origine [...]. »

Sa première phrase est idiote, en ceci qu'elle ne dit absolument rien : des mots alignés machinalement, comme on est agité d'un tic nerveux irrépressible. Le fait que les victimes soient une femme et des enfants (les siens en plus !) n'exclue nullement que cet homme ait été pris d'un coup de folie : ce n'est pas l'un ou l'autre. Au contraire : on ne voit pas très bien comment notre manieur de lame aurait pu se livrer à une telle boucherie “familiale” en restant maître de lui-même et parfaitement serein : un genre de surineur zen, en quelque sorte.

Quant à la seconde phrase de notre insoumise en surchauffe, elle appellerait plutôt le rire sarcastique, si on avait l'esprit au sarcasme, ce qu'à Dieu ne plaise. Car “mal nommer les violences”, les “réduire à des faits divers” et en “invisibiliser l'origine”, c'est précisément ce que les gens de sa sorte, les chevaliers de la Justice et les grandes prêtresses du Bien, s'empressent de faire chaque fois qu'un allogène d'outre-Méditerranée égorge un passant ou en écrase quatre ou cinq d'un coup au volant d'une camionnette d'emprunt, en braillant Allah Akhbar ! Là, pour Mme Maximi et ses pareils, il s'agit bel et bien d'invisibiliser l'origine le plus vite et le plus complètement possible. Ils sont alors les premiers à brandir le “coup de folie” multifonctions et à pratiquer une réduction expresse au fait divers.

Mais le coup-de-folie est un outil qu'ils ont préempté depuis déjà jolie lurette, et il ferait beau voir que d'autres qu'eux s'avisassent de s'en servir !


Mardi 17

Midi. — Bien envie d'acheter Histoires de l'Europe de l'historien belge Henri Pirenne (1862 — 1937), différents textes que Gallimard a réunis dans un volume (1500 pages) de sa collection Quarto. Pour l'instant je résiste... mais je connais ma faiblesse.

— Titre à la une d'un numéro de Valeurs actuelles en juin dernier : « Marine Le Pen dévoile son logiciel. » Si même les journalistes de droite se mettent à écrire en volapük, nous sommes réellement foutus. (Sans même évoquer le double sens vaguement obscène, ou au moins grivois, que l'on pourrait déceler sous cette absurde assertion...)

— Rien de plus meurtrier, pour un magazine d'information, et quelle que soit son orientation politique, que de parcourir ses numéros avec deux ou trois mois de retard : la plupart de leurs pseudo-analyses, de leurs prédictions assénées, de leurs affirmations péremptoires, tout cela a eu le temps de voler en éclats, pulvérisé par la réalité advenue entre-temps. C'est alors qu'une confortable majorité de journalistes apparaissent pour ce qu'ils sont, et qu'ils aimeraient tant dissimuler : des guignols affligés d'une myopie impossible à corriger.

— La factrice nous a apporté le Testament de Denys Arcand, que nous regarderons dans deux jours, dès que nous aurons “bouclé” la troisième saison de Fargo.


Mercredi 18

Neuf heures. — Commencé ce matin au lever Migrations, le volumineux roman du Serbe Milos Tsernianski (environ trois millions de signes tout de même...), sur lequel je me suis déjà cassé les dents deux fois, ces 35 dernières années. Espérons que j'aurai plus de chance cette fois-ci : je n'aime pas trop m'avouer vaincu face à un roman...

Celui-commence à l'aube d'une journée de printemps de l'an 1744, sur les bords du Danube : dépaysement spatio-temporel garanti.

Onze heures. — Je viens de découvrir, par le plus improbable des hasards, que Claudio Magris, dont j'ai lu et beaucoup aimé le Danube, avait publié, au début des années soixante-dix un livre intitulé Loin d'où ? et sous-titré Joseph Roth et la tradition Juive-Orientale : commandé aussitôt. Tout en me demandant s'il était bien nécessaire de coller des majuscules à “juive-orientale”. D'ici que, ce livre lu, je replonge dans les romans “juifs” du Joseph sus-nommé, il n'y a pas des lieues…

— L'information du jour dont je ne me lasse pas : « Dans le Gard, un buraliste reçoit une lettre et 50 euros d'un homme qui lui a volé des bonbons quand il était enfant. » Comme il n'a sans doute pas volé pour 50 euros de bonbons, cela veut dire qu'il a pris la peine de calculer les taux d'inflation depuis son larcin : c'est fort…

Deux heures. — Première tontine — c'est-à-dire premier exercice physique — depuis mon passage en clinique voilà deux mois : apparemment, le fucking stimulateur cardiaque n'est pas tombé dans mes chaussettes…


Jeudi 19

Neuf heures. — Les publicitaires qui parlent pour ne rien dire. Depuis une semaine ou deux, à l'entrée de Pacy, un panneau de bord de route arbore le slogan suivant : « Machintruc, des piscines qu'on n'oublie pas ! » Slogan illustré par un crétin déguisé en général romain, dont on se demande quel rapport il peut bien avoir avec ces piscines inoubliables. Et l'on se prend à imaginer un brave homme sortant de chez lui un matin, faisant quelques pas dans son jardin avant de basculer dans l'eau fortement chlorée et en émergeant en s'exclamant : « Ah, merde ! J'ai encore oublié cette foutue piscine ! »

Dans un genre voisin de slogans creux et vides, il y a cette triple proclamation ornant les étuis à baguette du nouveau boulanger de Pacy : « Fraîcheur quotidienne / Engagement Maison / Délices pour tous les instants » On serait tenté d'en déduire que les autres boulangers, ceux qui ne proclament rien, 1) ne font du pain frais qu'une fois par semaine, 2) qu'ils dégagent toute responsabilités quant à leurs produits, 3) que leurs délices ne peuvent être consommés qu'à certains moments bien précis de la journée sous peine des plus fâcheuses conséquences.

On s'amuse bien, à Pacy-sur-Eure.

Midi. — Michel Desgranges a beau ironiser gentiment sur la propension qu'il me prête à aimer les “romans ennuyeux”, le Migrations du Serbe Tsernianski doit l'être trop pour moi  : pour la troisième fois en 35 ans (à vue de mémoire...), je viens de l'abandonner aux alentours de sa centième page ; ce qui me contrarie un peu. Mais pourquoi en être contrarié ?

Il y a deux sortes de romans qu'on abandonne en cours de route. La première sorte se scinde d'ailleurs en deux branches : ce sont les romans trop mauvais pour qu'on perde son temps avec eux, première branche, et ceux qui ne sont manifestement “pas pour soi”, seconde branche. Cette sorte-là ne pose aucun problème, se laissant abandonner sans remords et oublier dans la minute.

Et puis, il y a la seconde sorte, heureusement moins abondamment fournie. Ce sont les romans dont on sent bien qu'ils existent, qu'ils ont “quelque chose” ; dont on subodore la valeur, mais toujours à travers un brouillard de plus en plus opaque à mesure qu'on y pénètre plus avant, et qui, néanmoins, persistent à vous échapper, à se refuser, sans jamais cesser de vous laisser apercevoir leurs charmes, deviner les délices qu'ils vous refusent. Ce sont en quelque sorte des romans “allumeuses”, qui vous font, à vos propres yeux, paraître balourd, sans charme ni séduction, quasi impuissant. C'est pourquoi on — en tout cas moi — y revient encore et encore : on se dit qu'ils finiront bien, une fois, un jour, par céder à nos avances...

Ils le font parfois : cela m'est arrivé, ce maigre triomphe “à l'arraché”, avec Sous le volcan de Malcolm Lowry, lu enfin après deux ou trois tentatives infructueuses, ainsi qu'avec Ulysse de Joyce, même chose. D'autres m'ont eu à l'usure et j'ai fini par renoncer à eux ; Terra Nostra de Carlos Fuentes, par exemple, mais il en est d'autres, à qui je garde un chien de ma chienne. 

Mais se faire humilier de la sorte par un Serbe que personne ne connaît ou presque, c'est vraiment toucher le fond, non ?

J'espère avoir plus de chance avec Le Nazi et le Barbier d'Edgar Hilsenrath, que je vais ouvrir séance tenante.

Six heures. — Au chapitre 5 du livre sixième de ses Mémoires, faisant voile vers l'Amérique, Chateaubriand accoste à Saint-Pierre-et-Miquelon. Comme de juste, les deux îles sont noyées de brume. Et le lecteur d'aujourd'hui s'attend presque à voir le vicomte, pied mis à terre, croiser Eugène Nicole dans la rue principale de Saint-Pierre, avant d'aller passer la soirée dans l'un des fauteuils d'orchestre de L'Œuvre-des-Mers...

— Catherine et moi parlions de notre genévrier, qui a beaucoup profité cette année. Comme nous notions que ses branches basses s'étaient redressées, je me suis imprudemment lancé dans la phrase suivante : « C'est normal, il ne ploie plus sous son propre poids. » Il m'a fallu m'y reprendre à trois fois avant de parvenir à l'articuler de façon vaguement intelligible.


Vendredi 20

Sept heures. — Nous avons donc, hier soir, regardé le Testament de Denys Arcand : semi-déception (pour moi : Catherine a beaucoup aimé). Bien sûr, le jeu de massacre est réjouissant, le flingage à vue de toutes nos aberrations post-modernes : féminisme agressif et vain, transgenrisme, langage “inclusif”, défenseurs auto-proclamés des “premières nations”, impéritie prétentieuse et péremptoire des politiques, etc., tout cela donne des scènes drôles et plutôt réussies. Mais ce n'est que cela : une succession de scènes. Comme aurait dit Flaubert : il y a les perles du collier, mais il manque le fil. Et quand Arcand prétend approfondir sa réflexion sur la vieillesse, le temps qui fuit, la mort, etc., il se contente de la voix off de son personnage principal, procédé qui, me semble-t-il, est presque toujours l'aveu d'une faiblesse, voire d'un renoncement à vraiment mettre en scène. Mais enfin, ne boudons pas : j'ai tout de même passé deux heures agréables.

— Les deux traducteurs du Nazi et le Barbier se sont trouvés confrontés à un problème insoluble : je veux dire : pour lequel aucune solution vraiment satisfaisante ne saurait exister. 

Dans son roman, Hilsenrath a choisi d'affubler ses SS de noms ridicules et “signifiants”  : le sergent Franz Revêche, le général Helmut von Vocifère, etc. Pour le passage au français, une seule alternative : soit laisser aux personnages leurs noms allemands d'origine, mais alors le lecteur non germanophone en perdait la signification ; soit les traduire en français, ce qui revenait à les déréaliser, à les doter d'un ridicule supplémentaire, évidemment non voulu par l'auteur. 

C'est cette deuxième voie que les traducteurs ont choisie, et elle ne me semble pas très heureuse. Il me semble que j'en aurais choisi une troisième, en quelque sorte médiane : laisser les noms allemands et, à leur première occurrence, signaler en note leur signification. Mais bon : je ne suis pas expert en traduction, encore moins diplômé en traductologie...

— Ce problème de dissonance (Franz Revêche) m'a fait repenser à mon professeur d'allemand, en seconde, au lycée de Châteaudun, année scolaire 1971 — 1972. Comme il voulait l'éviter, cette dissonance, il nous avait, au début du premier cours de l'année, tous rebaptisés, en nous affublant de prénoms germaniques commençant par la même lettre que notre nom de famille. C'est ainsi que, dès franchi le seuil de sa classe, je devenais Günther pour toute une heure. Je me rappelle aussi que la douce Blandine Doucet se métamorphosait en Dora, tandis que la pétulante Claire Defilipi (orthographe non garantie...) mutait en Diotima. J'ai oublié tous les autres, et il est même surprenant qu'un bon demi-siècle plus tard je me souvienne encore de ces deux-là.

Cela étant, si je revois à peu près le visage et la silhouette de ce professeur, j'ai parfaitement oublié son nom, alors que pas mal d'autres me sont restés en mémoire. Parmi ceux-là, le plus facile à retenir fut celui de mon professeur d'histoire de sixième, à Saint-Cyr : il s'appelait Michelet. 

(Et, soudain, je me sens tout bizarre à la pensée que, de tous les professeurs ou instituteurs dont j'ai subi la férule durant une douzaine d'années, au moins les trois quarts doivent être morts...)

— Il y a quatre semaines, à son arrivée ici, Petit Loup pesait 500 grammes. Catherine vient de le poser sur la balance de cuisine, laquelle a aussitôt affiché 1,3 kg. Poids presque triplé en moins d'un mois, donc.

Six heures. — À l'incitation de Valérie Scigala (alias Madame de Véhesse, alias Alice du Fromage…), commande de La 25ème Heure du Roumain Virgil Gheorghiu, dont je n'ai jamais rien lu, je crois.


Samedi 21

Sept heures. — Je pense que, tout à l'heure (quand il fera jour...), je vais passer commande du roman d'Hilsenrath qui s'intitule Fuck America : il va, comme l'indique son titre, me replonger dans le petit monde juif new-yorkais, où je n'aurai que quelques pas à faire, deux ou trois rues à parcourir, pour aller relire ensuite un ou deux livres de Chaïm Potok, le rabbin littérateur.

— Les traducteurs du Nazi et le Barbier ont eu beau s'y mettre à deux, ils ne sont pas pour autant exempts de tout reproche. Ainsi tombé-je sur cette phrase : « Tirésias Papoas rabâche les oreilles à tous les passagers avec ça. » Ben non. On peut rebattre les oreilles des gens, mais ni les rabattre, ni encore moins les rabâcher. Ou alors, il faudrait imaginer un gugusse qui ne cesserait de répéter comme une litanie : « Les oreilles ! Les oreilles ! Les oreilles... » Celui-là, oui, on pourrait alors dire (à la rigueur...) qu'il “rabâche les oreilles”.

— Voici comment une zombie post-moderne se présente sous X :

Doctrice en littérature comparée : théorie littéraire, matérialité textuelle, fight ultime de l'exemplaire vs l’œuvre, vieilles anglaises.

Comme elle fait partie de l'élite intellectuelle, et qu'elle tient à ce qu'on le sache, elle ajoutait ceci en 2020 :

Je me dis que tant qu’à être repassée par ici, autant parler de ma thèse. Alors voilà : un thread sur penser la lecture papier et la lecture numérique comme lecture d’exemplaire (théorie littéraire incoming). 1/24 (oui je sais, bear with me ça fait 4 ans)

Aujourd'hui, cette pitoyable analphabète est maître de conférence dans une université française. Qu'est-ce qu'on fait, nous autres ? On éclate de rire ? On fond en larmes ? On picole jusqu'au coma éthylique ?

Après ça, on viendra s'étonner de ce que les livres qu'on lit soient envahis par la gangrène de notes oscillant sans cesse entre le grotesque et l'imbitable : elles sont le fait, ces notes, de ce genre d'outres pétassoïdes gonflées de leur propre vide.

Midi. — Voici que le rafiot baptisé Exitus, ayant déjoué la surveillance anglaise, aborde enfin aux côtes de Palestine. Lorsque les centaines d'hommes, de femmes et d'enfants qui ont passé des jours entassés sur son pont et dans ses cales posent enfin le pied sur la plage, Hilsenrath sait faire naître, sans appuyer jamais, une émotion véritable, empreinte d'une certaine grandeur...

Le lecteur, lui, à cet instant, doit faire un effort presque pénible, se contraindre mentalement pour se rappeler que, quelques mois plus tôt, le narrateur qui s'agenouille pieusement pour embrasser la terre promise, ce Schulz devenu frauduleusement Finkelstein, était encore occupé à tuer chaque jour des dizaines de Juifs au bord des fosses qu'il les avait obligés à creuser eux-mêmes. Lui-même, d'ailleurs, s'en souvient-il ? Ne serait-il pas, dans son esprit, devenu réellement ce Finkelstein qu'il a assassiné d'une balle dans la nuque ? On ne peut être sûr de rien...

Une heure. — Je viens d'aller au locker de Saint-Aquilin pour y récupérer le livre de Magris consacré à Joseph Roth. Le texte de 4ème commence ainsi : « Fin connaisseur de la littérature autrichienne et de la tradition juivo-orientale, Claudio Magris montre comment l'œuvre de Roth prend sa source dans la douleur d'une double perte : celle de l'Empire, celle du shtetl natal. »

Voilà qui rejoint  ce que j'ai déjà écrit dans le blog-mère (chronologiquement, c'est plutôt moi qui rejoins Magris...), quand j'avançais que Roth était un écrivain à deux versants : le versant juif, le versant austro-hongrois.

Un peu plus bas, l'auteur de ce petit texte noté ceci : « Claudio Magris explore l'œuvre de Roth en l'insérant dans un plus vaste courant d'inspiration juive-orientale, celui de Cholem Aleichem et d'Isaac Bashevis Singer entre autres [...]. »

Voilà qui tombe à merveille : je sors à peine des deux gros romans de Singer ; quant à l'autre, je puis retrouver un ou deux de ses écrits dans le volume que “Bouquins” a consacré aux littératures juives.

Je sens que je ne suis pas près de sortir du ghetto, moi...

Trois heures. — Elle est décidément bien mal venue, cette expression de “mère patrie”, la patrie renvoyant audiblement au père. La patrie aurait-elle toujours été transgenre ? Ce serait d'un modernisme vraiment décoiffant. En tout cas, les Allemands sont mieux dotés que nous, avec dans une main la Heimat, et dans l'autre le Vaterland.


Dimanche 22

Cinq heures et demie. — Je consulte la liste des nouveaux ministres : à part deux ou trois dont le nom me dit très vaguement quelque chose, les autres me sont totalement inconnus. Mais ce qui m'amuse, ce sont, souvent leurs attributions officielles : rien qu'à leur intitulé farfelu, on comprend qu'ils ne serviront à rien, qu'ils sont seulement là pour faire moderne. Sans compter le fait que ce gouvernement est, bien entendu, grouillant de femmes et que, pour certaines, je pourrais presque être leur grand-père, tant on a l'impression qu'elles sont passées directement des couloirs du lycée aux ors de la République. Heureusement, je m'en fous complètement. Mais les couinements des cocus de gauche vont être tout à fait délicieux à entendre.

Enfin… Comme disait Jacques Bertin dans une de ses toutes premières chansons (1967...) : C'est sûrement pas ça qui pourra nous empêcher de pêcher.

Et tout cela ne m'expliquera pas ce que je fais debout à une heure pareille...

Huit heures. — Je suis au regret de déclarer que le livre de Claudio Magris — Loin d'où ? — consacré à Joseph Roth est tout à fait illisible, au moins par moi. Et je me demande pourquoi un homme capable d'écrire en une langue élégante, sinueuse, agréable (voir son Danube), s'est soudain mis à jargonner le sabir pâteux d'un quelconque professeur d'université de province. De province italienne, de surcroît. Douze euros fichus par la fenêtre.

Onze heures. — Je viens tout juste de terminer Le Nazi et le Barbier d'Edgar Hilsenrath. Contrairement à VS (voir son commentaire sur le blog-mère), c'est un roman que j'ai trouvé en tous points excellent. Et je me réjouis d'avance de celui que j'attends d'un jour à l'autre, du même écrivain, Fuck America.

Comme quoi, je n'achète pas que des livres pour la poubelle jaune...

Six heures. — Dans l'émission souvenir que Roger Stéphane a consacrée à Proust en 1962, on entend, entre autres, Paul Morand. Quand celui-ci, à plusieurs reprises, évoque la pelisse dont Marcel se vêtait presque par tous les temps, il parle de sa p'lisse. N'ayant jamais entendu personne faire subir un tel traitement à ce mot, je me demande s'il s'agit d'une prononciation “d'époque” ou bien d'un simple particularisme morandien.

On n'en serait pas là si Proust s'était contenté de sortir en pardessus.

— 1791. Chateaubriand vient de quitter Albany et, avec deux chevaux et un guide-interprète hollandais, monte vers Niagara, à travers des forêts qu'il s'imagine vierges de toute présence humaine “civilisée”... jusqu'à ce qu'il tombe sur un M. Violet, aussi français que lui-même, ancien cuistot aux armées durant la guerre d'indépendance américaine, qui, raclant son violon, frisé et poudré comme un petit marquis, s'est mis en tête d'apprendre les danses européennes aux Iroquois. Quand ce maître de danse parle de ses élèves au voyageur, il dit : “ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses”. On ne saurait être plus courtois...

Chateaubriand clôt ce chapitre par une petite moquerie dirigée contre lui-même : « N'était-ce pas une chose accablante pour un disciple de Rousseau, que cette introduction à la vie sauvage par un bal que l'ancien marmiton du général Rochambeau donnait à des Iroquois ? J'avais grande envie de rire, mais j'étais cruellement humilié. »

— J'avais toujours pensé que le verbe peinturer était un québécisme, ne le rencontrant que dans les chansons de Félix Leclerc et dans la conversation de Catherine. Or, voilà que je tombe sur lui à l'instant dans les Mémoires d'outre-tombe, dans lesquels Chateaubriand évoque “des prairies peinturées de papillons et de fleurs”. Il s'agirait donc plutôt d'un mot qui, comme il arrive, aurait disparu du français de France, en tout cas du langage policé, mais se serait maintenu au Québec.

Du reste, si c'est bien le cas, on aurait été mieux avisé de le conserver, ce verbe, qui nous aurait permis de distinguer sans peine les peintres en bâtiment des artistes du même nom,  ceux-ci peignant et ceux-là peinturant.


Lundi 23

Huit heures. — Au cas où quelque distrait aurait laissé passer l'information, le ciel a à cœur, ce matin, de nous confirmer que nous sommes bien entrés dans l'automne : il est aussi bouché qu'un militant d'extrême gauche et il en tombe des hallebardes sans discontinuer. Ce qui me ravit, vu ma cordiale détestation de l'été.

— J'ai commencé hier après-midi, la (re)lecture de Fichkè le boiteux, roman tombé de la plume de Mendelè-Moïkher-Sforim : comment voudrait-on que je retinsse un nom pareil ? Ah, ces Juifs, tout de même...

Ce roman, fort alerte par ailleurs, se trouve compilé dans le volume “Bouquins” intitulé fort justement Royaumes juifs, et sous-titré Trésors de la littérature yiddish. Il est à noter que la copieuse introduction (cent pages tout rond) de Mme Rachel Ertel est très savante sans être jargonneuse le moins du monde.

Deux heures. — Catherine et moi dans une salle d'attente ; non pas d'un médecin, mais d'un notaire : ça change. Nous sommes là pour une histoire de testament que Catherine veut faire, et qui ne me concerne en rien. Mais puisque je devais faire le chauffeur, autant entrer avec elle...

Quatre heures. — Les notaires ont un point commun avec les médecins (et les vétérinaires) : ils ont toujours l'air surpris lorsque vous comprenez du premier coup ce qu'ils viennent de vous expliquer, sur ce ton didactique, patient et protecteur que l'on prend pour s'adresser à un enfant pas trop éveillé. Une surprise qui confine à la stupéfaction mi-ravie, mi-incrédule, si vous saisissez leur longue explication à mi-parcours et que vous vous permettez d'en résumer la seconde partie en deux phrases brèves. Et je me disais tout à l'heure que ces braves maîtres et docteurs doivent passer par des moments bien pénibles lorsqu'il s'agit d'expliquer des faits, des règlements, des diagnostics tant soient peu complexes à des gens ne comprenant déjà pas grand-chose aux plus simples.

— Une des nouvelles de I. L. Perez commence à Berditchev. Tout de suite, le nom résonne familièrement en ce qui me reste de mémoire. Mais pourquoi ? Je cherche... je cherche... et bizarrement je retrouve : c'est là qu'est né Vassili Grossman ! 

Je vais tout de même vérifier auprès de Dame Ouiki. Et c'est pour découvrir que cette ville, aujourd'hui ukrainienne, a également vu naître deux autres écrivains, Joseph Conrad et Der Nister, ainsi que le pianiste Vladimir Horowitz. Cerise sur le gâteau, c'est également à Berditchev qu'en mars 1850 Balzac épousait Éveline Hanska, avant de revenir mourir à Paris quelques mois plus tard.

Six heures. — De Chateaubriand, ce paragraphe, fort connu certes, mais qui, de nos jours, en ces temps d'agonie commencée, prend une nouvelle résonance. Ce n'est déjà plus une prophétie, c'est une simple prévision :

« Des peuplades de l'Orénoque n'existent plus ; il n'est resté de leur dialecte qu'une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres, comme la grive d'Agrippine gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais de Rome. Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes, débris du grec et du latin. Quelque corbeau envolé de la cage du dernier curé franco-gaulois dira, du haut d'un clocher en ruine, à des peuples étrangers, nos successeurs : “Agréez les accents d'une voix qui vous fut connue : vous mettrez fin à tous ces discours.” »

Mardi 24

Huit heures. — La pitoyable et ridicule Marine Tondelier se fend d'une annonce solennelle sous X, par laquelle elle reproche au nouveau ministre de l'Interieur — dont par ailleurs j'ignore tout — d'avoir, dans un passé lointain, triché... à Intervilles ! Sous son touite, ce n'est évidemment qu'un vaste concert de moqueries, de la part de commentateurs hilares. Ce qui n'empêche nullement le professeur Saint-Graal de relayer cette bouffonnerie avec un sérieux papal. Lequel professeur, emporté par son élan, nous enjoint, du ton comiquement comminatoire qui est souvent le sien, d'arrêter séance tenante de manger du poisson. “Absolument.”, précise-t-il, au cas où nous envisagerions, vicieux comme on nous sait, de continuer à manger du poisson, mais relativement ; en hypocrites ; sous le manteau ; et seulement pendant les nuits sans lune, en se cachant des voisins.

Deux heures. — Et voilà que, comme hier avec Berditchev, je tombe (dans L'Élu de Chaïm Potok) sur un nom de ville qui résonne aussitôt en moi de façon particulière : Brody. Je cherche... je cherche.... Mais, cette fois, rien à faire. Il a fallu que j'aille tirer par la manche Dame Ternette, pour qu'elle me rappelle qu'il s'agissait de la ville natale de Joseph Roth.



Mercredi 25

Huit heures. — Petit Loup a pris une habitude curieuse, ces derniers temps, qui se renouvelle immuablement chaque matin. Quand je me lève, généralement entre six heures et la demie, il surgit dans la salle de bain, pour que je lui serve son sachet de “bouffe molle” (par opposition aux croquettes auxquelles il a droit durant le reste de la journée). Faim apaisée et besoins faits, il vient se recoucher au salon, généralement sur le dossier du fauteuil de Catherine, d'où il ne bouge plus, aux trois-quarts somnolent. Mais dès que Catherine se lève à son tour, entre huit heures et la demie, il devient aussitôt comme fou et, parfaitement réveillé, se met à courir et à sauter partout, jouant avec tout ce qui peut lui tomber sous la patte. Je commence à trouver cette différence de traitement un poil (de chat) vexante...

— À part ça, Franklin Delano Roosevelt vient de mourir ; en tout cas, à la page 250 (édition 10/18) de L'Élu de Chaïm Potok.

Dix heures. — Catherine vient de découvrir auprès de Dame Ternette que, dans les prochains jours, la France allait être parcourue par une rivière atmosphérique. Il va falloir penser à ressortir maillots de bain et bouées à tête de canard. La prétention et la sottise des so called météorologues ont donc tendance, elles, à devenir stratosphériques.

Midi. — Encore un touitte comminatoire du professeur Saint-Graal (bien connu de nos services), qui semble, depuis quelques jours, littéralement obsédé par nos diaboliques fritures et autres bouillabaisses démoniaques :

Il faut alerter : le gouvernement doit écouter les scientifiques, s'engager dans des quotas de pêche extrêmement stricts, notamment.

A-t-on le droit de sourire, en imaginant l'impact dérisoire que pourraient avoir sur les océans des quotas appliqués seulement à notre petit échelon national ? Inutile bien sûr d'évoquer les ruines en série que cela entraînerait sans doute chez les marins pêcheurs français, déjà pas très vaillants : fonctionnaire payé quoi qu'il fasse ou ne fasse pas, le professeur Saint-Graal est au-dessus de ces mesquines questions individuelles, lui qui a pris le destin de la planète entre ses petits bras musclés. Et puis, hein : ils ne seraient pas un peu à droite, des fois, ces massacreurs de poiscailles ?

Cette soudaine croisade piscicole semble lui être venue d'une lecture sans doute surdosée d'une certaine Claire Nouvian, véritable obsédée océanolâtre (et bien entendu “antifasciste” : on sait à quel point l'extrême droite est névrotiquement piscicide...) qui tartine sans relâche sous X (et sans doute aussi ailleurs), alerte, milite, accuse, enjoint, etc. Bref, s'est vouée entièrement et ad vitam à la cause de la sardine et de la rascasse. Elle me fait, cette dame à belle tête d'emmerdeuse, irrésistiblement penser à un refrain de Boby Lapointe :

La maman des poissons elle a l'œil tout rond
On ne la voit jamais froncer les sourcils
Ses petits l'aiment bien elle est bien gentille
Et moi je l'aime bien avec du citron 

Du reste, n'en déplaise à Claire et à Guillaume, je compte bien continuer à manger du poisson tous les midis ; sans doute même avec un plaisir légèrement accru à partir d'aujourd'hui, à cause de mon mauvais fond (marin).

— Il faudrait rappeler régulièrement aux divers traducteurs qu'en France nous n'avons jamais d'attaques cardiaques, mais seulement des crises du même nom.

— L'art du coup de griffe chez Chateaubriand. À propos d'un poète nommé Saint-Ange, traducteur d'Ovide : « Il se tenait à quatre pour n'être pas bête, mais il ne pouvait s'en empêcher. »

Six heures. — En ayant fini avec L'Élu de Chaïm Potok, je viens de m'aviser, remettant le volume à sa place, que je possédais sa suite, La Promesse, rééditée par Les Belles Lettres en 2020. Je suppose que, l'ayant acheté, ce roman, j'ai bien dû le lire... Mais qui peut le savoir ? En tout cas, pas moi ! Peut-être que, l'ouvrant, il va m'en revenir des bribes...

— Apparemment, la France qui pense bien, qui bêle dans les clous, était ce matin à deux doigts de la transe furibarde, de l'apoplexie pré-révolutionnaire : notre Premier ministre, sans doute victime d'une distraction passagère, avait omis de nous bricoler un ministère “dédié aux personnes en situation de handicap” ! Est-ce qu'on imagine une pareille cruauté ? Priver tous les éclopés des fastes et des ors de la République ! Les fauteuils roulants interdits de garage officiel ! Heureusement, dès ce soir, ce grave manquement au vivre-ensemble était réparé : Patte-en-Bois aura bien son ministre.



Jeudi 26

Dix heures. — Je reçois à l'instant (Danke, Herr Momosque !) le livre d'Edgar Hilsenrath roidement intitulé Fuck America. Il devra attendre que j'en aie fini avec Chaïm Potok : le contraste entre l'Américain et l'Allemand promet d'être assez violent.

— Oublié de noter ici quelle énorme déception nous fut la cinquième et dernière saison de Boardwalk Empire, pourtant excellente dans ses quatre premières. Déception mêlée d'un fort agacement, lequel nous a conduit à jeter l'éponge dès le deuxième épisode, quand nous avons compris que la saison entière allait être encombrée de ces flashbacks pénibles autant qu'inutiles, nous racontant l'enfance et la jeunesse du personnage central, impeccablement interprété par Steve Buscemi qui, on s'en souvient, campait un inoubliable tueur à gages dans le Fargo des frères Coen.

Les flashbacks, dans les films comme dans les séries, sont presque toujours inutiles ; une solution de facilité nuisible au rythme de l'ensemble. À plus forte raison quand, comme ici, on se met, à la toute fin, à nous raconter des choses sans grand intérêt sur un personnage que nous nous apprêtons à quitter définitivement ; et des choses que, pour l'essentiel, le malheureux spectateur savait déjà.

Je hais les flashbacks, bordel !

Quatre heures. — Mme Nicole Tisserand, auteur de la version française du roman de Potok, mériterait une bonne fessée, administrée en place publique : quand on ignore que la locution après que appelle l'indicatif et qu'on ne sait pas conjuguer le verbe départir, on se fait postière ou on ouvre une épicerie bio, mais on ne se mêle pas de traduction, bon sang !

— Toujours très divertissantes, ces grandes âmes pures qui n'en finissent pas de flétrir le maccarthysme — qui a duré moins de trois années il y a 70 ans... —, mais qui, chaque matin ou presque, exigent que l'on sanctionne, bâillonne, renvoie toute personne un tant soit peu publique qu'ils soupçonnent du péché capital : être d'extrême droite. Sans parler des sœurs-de-plainte, qui font la même chose avec les tripoteurs de nichons et les frôleurs de fessiers, qu'ils soient avérés ou non. Les deux “niches” s'entendent d'ailleurs parfaitement et se rejoignent souvent : la pudibonderie aigre s'allie fort bien avec la saloperie idéologique. Ce qui, heureusement, n'empêche nullement de condamner avec vigueur le maccarthysme pour la mille et deuxième fois.

Comme le dit Chateaubriand : « Nous avons deux poids et deux mesures : nous approuvons, pour une idée, un système, un intérêt, un homme, ce que nous blâmons pour une autre idée, un autre système, un autre intérêt, un autre homme. »



Vendredi 27

Sept heures. — Dans un premier temps, je suis toujours un peu étonné, les jours où cela m'arrive, de me voir levé et parfaitement réveillé à cinq heures et demie du matin. Puis, je me rappelle à moi-même, sur le ton mi-docte, mi-agacé que l'on prend pour redire la même chose à un enfant oublieux, que j'étais au lit avant dix heures du soir, que je me suis endormi presque instantanément et que, donc, j'ai “fait” une nuit de plus de sept heures, ce qui est parfaitement raisonnable ; surtout si l'on tient compte du fait que je redors entre une demi-heure et une heure, chaque jour après mon repas de midi. Évidemment, le phénomène est encore accentué par le fait que, à ces heures-là, il fait désormais encore nuit noire et que les trois ou quatre lampadaires de la rue de l'Église ne s'allument qu'à six heures et demie.

Midi. — La factrice a déposé dans la boîte La 25ème Heure de Virgil Gheorghiu. Le livre devra attendre que j'ai terminé celui d'Hilsenrath, arrivé hier ou avant-hier, qui lui même doit patienter jusqu'à la fin de La Promesse de Potok. Bientôt, il en ira ici des livres comme des bénéficiaires à la Sécurité sociale : ils devront prendre en arrivant un ticket au distributeur et attendre aussi calmement que possible que le préposé au guichet — moi, donc — veuille bien appeler leur numéro.

— Dans La Promesse, on rencontre un personnage qui, dit-il lui-même, aime se promener en parlant. La formulation n'est pas gratuite ; ce n'est pas la même chose que de parler en se promenant : dans les deux cas, il y a l'activité primordiale, exprimée par le gérondif, et une activité secondaire, annexe, dite un peu paradoxalement par le verbe “actif”. Il y a donc inversion radicale d'une formulation à l'autre : d'une part des promeneurs qui, accessoirement échangent quelques propos (parler en se promenant) ; d'autre part  des gens ayant des choses à se dire et qui, ce jour-là, le font en se dégourdissant les jambes (se promener en parlant).

Sept heures. — Finalement, non : contrairement à ce que je disais à midi, je ne vais pas, ayant terminé le roman de Potok, enchaîner sur celui d'Hilsenrath, mais plutôt sur le livre de Gheorghiu. Je ne saurais exactement dire pourquoi cela me semble préférable. Mais j'ai encore le temps de changer d'avis d'ici demain matin.

Cela dit, je n'en ai pas fini avec Chaïm Potok : je viens de mettre dans mon petit panier Rakuten son roman réédité par Les Belles Lettres, Au commencement, ainsi que son Histoire du peuple juif, que l'on doit à Ramsay. Comme ce dernier livre coûte la peau des fesses, même en édition de poche, je ne sais pourquoi, je n'ai pas passé la commande tout de suite : on verra si le désir persiste...



Samedi 28

Sept heures. — Un certain Marius Roux, “radicalement de gauche”, ainsi qu'il se présente fièrement lui-même, écrit ceci sous X :

En défendant l'AME, le sauvetage en mer des exilés et en dénonçant la politique migratoire sécuritaire du gouvernement, l'extrême droite m'attaque à nouveau ici.

Si ce bon Marius connaissait la langue française, il se serait rendu compte, avant publication, de ce qu'il venait d'écrire, à savoir que l'extrême droite défend l'AME et le sauvetage en mer des exilés, et qu'elle dénonce la politique migratoire sécuritaire du gouvernement. Ce qui est assez cocasse. À l'instar de Monsieur Jourdain et de sa prose, Monsieur Roux fait de l'anacoluthe sans le savoir. Ce pourrait d'ailleurs être un excellent slogan pour ce toujours-sur-la-brèche : ne lâchons rien, l'anacoluthe continue !

— Maggie Smith est morte hier. Grande actrice.
 
— En hommage à la dame sus-évoquée, et fortement incité par Catherine, je viens de commander les deux films intitulés Indian Palace, dans lesquels elle jouait ; et entourée par d'autres comédiens anglais presque aussi brillants qu'elle, ce qui ne gâte rien.

Sept heures. — Je suis surpris (enfin, non, pas vraiment...) d'entendre de plus en plus appeler les hordes sahariennes débarquant en Europe des “exilés”. L'exil, en bon français, c'est l'équivalent, plus ou moins, du bannissement. C'est quelque chose qui vous est imposé par une force extérieure ; une contrainte. Or, il me semble que tous ces gens sont parfaitement volontaires — hélas... — pour quitter leur continent au détriment du nôtre. Mais, évidemment, on comprend fort bien ce que cherchent les petits malins qui ont mis “exilés” à l'honneur : il s'agit de faire passer les arrivants pour de malheureuses victimes d'on ne sait trop quel cruel pouvoir, et donc de les rendre à peu près intouchables.



Dimanche 29

Huit heures. — Phrase étrange dans La 25ème Heure : « Il avait apporté des aliments et, pour Traian, des oranges et des grape-fruits. » Voilà donc une traductrice de l'anglais vers le français qui semble ignorer qu'un grapefruit devient, en passant d'une langue à l'autre, un simple et honnête pamplemousse. Putain d'Adèle : même moi, je le sais !

— Livre cinquième, chapitre 123 du roman de Gheorghiu. Ce que dit l'écrivain Traian Koruga, dans son camp de prisonnier :

« Les hommes peuvent dompter toutes les bêtes sauvages. Mais, depuis quelque temps, une nouvelle espèce d'animal est apparue à la surface du globe. Cette espèce a un nom : les Citoyens. Ils ne vivent ni dans les bois ni dans la jungle, mais dans les bureaux. Cependant ils sont plus cruels que les bêtes sauvages de la jungle. Ils sont nés du croisement de l'homme avec les machines. C'est une espèce bâtarde. La race la plus puissante actuellement sur toute la surface de la terre. Leur visage ressemble à celui des hommes, et souvent on risque même de les confondre avec eux. Mais sitôt après, on se rend compte qu'ils ne se comportent pas comme des hommes, mais comme des machines. Au lieu de cœurs ils ont des chronomètres. Leur cerveau est une espèce de machine. Ce ne sont ni des machines ni des hommes. Leurs désirs sont des désirs de bêtes sauvages. Mais ce ne sont pas des bêtes sauvages. Ce sont des Citoyens... Étrange croisement. Ils ont envahi toute la terre. »

Juste après cette tirade, Traian Koruga déclare qu'il abandonne l'écriture de romans, parce qu'ils veut désormais consacrer son temps, son énergie et son intelligence à dompter les Citoyens. Pour cela, il décide qu'il n'écrira plus désormais que des pétitions. Destinées à ouvrir les yeux des Autorités Citoyennes. 80 ans après le temps du récit, il semble évident qu'il n'y est pas parvenu.

Quatre heures et demie. — Je viens tout juste de tourner la dernière page (la dernière minute ?) de La 25ème Heure de Gheorghiu. Je sens que je vais peut-être avoir un certain mal à m'intéresser à un autre roman, au moins en son début, tant est forte l'impression que m'a faite celui-ci. Impression si forte, d'ailleurs, que je ne parviens pas, pour l'instant, à en cerner la nature, en discerner les divers éléments qui la composent ; et, partant, à dire quoi que ce soit du roman lui-même. Ce qui est toujours autant d'épargné à mes futurs douze lecteurs.

Reste donc à voir si, demain matin, Edgar Hilsenrath va supporter le choc de la confrontation. Pour le moment, j'ai l'impression qu'il ne fait pas trop le fiérot.

— Évoquant la jeune Bohémienne croisée en forêt d'Ardennes en 1792, Chateaubriand dit d'elle : « elle était bien belle, et j'étais bien laid ; » Victor Hugo s'est-il souvenu de ce passage des Mémoires d'outre-tombe lorsque, des années plus tard, il écrivit sa Chanson de Maglia :

Vous êtes bien belle et je suis bien laid.
À vous la splendeur de rayons baignée ;
À moi la poussière, à moi l'araignée.
Vous êtes bien belle et je suis bien laid ;
Soyez la fenêtre, et moi le volet.

— Ce qui est bien, lisant Chateaubriand, c'est qu'on enrichit son vocabulaire quasiment à chaque nouvelle page. Ainsi, au détour d'un paragraphe (nous sommes toujours dans les Ardennes) : « Je stationnai, une demi-lieue plus haut, dans un viandis de tragélaphes : des chasseurs passaient à l'extrémité. » Sur le coup, le lecteur ignare — moi — se dit que pour rien au monde il ne risquerait un pied dans un viandis de tragélaphes. Ce n'est qu'après avoir sollicité Dame Ternette, et découvert qu'il ne s'agissait que d'une pâture d'antilopes, qu'il parvient à apaiser ses craintes. Il ne lui reste qu'une interrogation, légèrement taraudante tout de même : que viennent faire ces fucking antilopes au profond des forêts d'Ardennes ?

Six heures. — À la fin de 1792 et au début de l'année suivante, quasi-mourant à son arrivée, Chateaubriand va passer quatre mois en l'île de Jersey, après une courte escale à Guernesey. Comme si un dieu prévoyant l'avait expédié ici et là dans un but de “repérages” pour un autre réfugié français, lequel n'allait naître que dix ans plus tard.



Lundi 30

Dix heures. — Les indignés-sous-X, et quel que puisse être le sujet de leur indignation, leur point de focalisation, sont-ils autre chose que ce qu'on appelait, en français d'avant, de “vieux radoteurs”, sans tenir aucun compte de l'âge que leur alloue l'état civil ?

Midi. — Quand je viens de m'appuyer relecture et correction d'un mois de ce journal, arrive le moment où je me demande comment il se fait que d'autres que moi le lisent, alors que rien ne les y oblige.

Cela dit, pour être tout à fait lucide, rien ne m'y oblige non plus.
 

dimanche 1 septembre 2024

Août 2024

 

 

 

 

 

 

CHAT FANTÔME 

 

 

 

 

— Le roman de Simenon intitulé La Boule noire (1955) est en quelque sorte emblématique de sa manière. Dans une petite ville du Connecticut, le gérant du supermarché local postule pour entrer au Country Club local. Alors qu'il est censé être reçu “dans un fauteuil”, il se voit infliger une boule noire, unique parmi toutes les blanches. C'est la micro-lézarde à partir de laquelle, durant les deux cents pages suivantes, toute sa vie, passée, présente et future, patiemment, opiniâtrement édifiée, va se fissurer de plus en plus, se crevasser et, au bout du compte, s'écrouler ; ou, du moins, perdre toutes les justifications qu'il avait plaquées contre elle, comme des étais moraux, pour tenter de la faire tenir debout.

(Paragraphe écrit le 31 juillet au soir, et non le premier août comme l'aurait voulu la bonne règle. Mais le journal de juillet est déjà tout prêt pour sa publication, et j'ai eu la flemme de retourner jusqu'à la Case pour lui adjoindre cet addendum — d'autant qu'il s'est mis à venter et pleuvoir.)


Jeudi 1er

Sept heures. — Rien à noter ici de particulier, sinon ma satisfaction de voir s'éloigner dans le rétroviseur ce mois de juillet particulièrement merdifère.

Midi. — Je me demande ce que Mme Maigret peut bien faire de tous les petits plats qu'elle mitonne amoureusement midi et soir, alors que, trois jours sur quatre au bas mot, son commissaire de mari lui téléphone pour l'avertir qu'il ne rentrera ni déjeuner ni dîner, se contentant de sandwiches dans son bureau ou du plat du jour à la brasserie de la place Dauphine.

Trois heures. — Lu ce matin Maigret tend un piège. Un peu gêné tout au long par le visage et l'allure de Gabin, s'interposant entre le commissaire et moi puisque c'est lui qui l'interprète dans le film homonyme.

Cet après-midi, plus de Maigret, place à En cas de malheur. Et qui donc surgit aussitôt du bureau de Me Gobillot, le narrateur du roman ? Paf ! Re-Gabin !

Ce n'est pas, dans ce cas, le plus déstabilisant : comment réussir à faire coïncider la gamine maigrichonne et montée en graine décrite par Simenon avec la somptueuse plénitude de la Bardot choisie par Autant-Lara pour l'incarner ?


Vendredi 2

Cinq heures. — Il y a quelquefois des titres trompeurs. Ainsi, le roman de Simenon qui s'appelle Le Petit Homme d'Arkhangelsk se déroule tout entier dans une petite ville imaginaire du Berry et est centré sur un bouquiniste qui a vécu là toute sa vie. Toute ? Non, pas tout à fait, puisqu'il est arrivé de Russie, devenue dictature communiste, à l'âge d'un an, avec ses parents. Le lecteur ne découvre cette origine “exotique” que parvenu presque à la moitié du roman ; et il comprend que c'est cette minuscule fêlure originelle qui est en train de s'élargir sous ses yeux, de se faire crevasse, béance.

Si bien que, contrairement à ce que je viens d'écrire un peu rapidement, le titre choisi par Simenon n'est nullement trompeur, mais va au contraire directement au profond des choses.

(Cela n'empêche pas qu'il y a des titres effectivement trompeurs. Mais je chercherai des exemples plus probants une autre fois.)


Samedi 3

Sept heures. — J'ai omis de noter hier, à propos du petit homme d'Arkhangelsk, que non content d'être russe d'origine, si je puis dire, il est également juif ; ce qui, dans sa petite ville berrichonne des années cinquante, l'entoure d'une “couche isolante” supplémentaire.

Du reste, c'est tout l'art de Simenon, de ne nous signaler cette judéité qu'en passant, comme si elle ne jouait aucun rôle dans ce qui arrive à son pauvre héros ; mais en même temps de nous faire pressentir qu'elle est bien là, toujours prête à resurgir, à redevenir un “signe victimaire” à la moindre occasion.

— Simenon a intitulé l'un de ses romans “durs” Le Passage de la ligne : hormis les Maigret (et encore...), c'est un titre qui conviendrait à la plupart de ses livres.

Onze heures. — Demi-phrase comique dans Maigret s'amuse, dont j'ignore si le comique est imputable à Simenon lui-même ou à un claviste pris de boisson (c'est moi qui souligne) : «... Mme Maigret, elle, piqua un phare. »

Voilà qui me rappelle ce reporter de France Dimanche qui, dans l'un de ses articles, avait écrit que la police avait découvert le poteau rose...

À part ça, si Mme Maigret a réellement piqué un phare, je m'étonne que son mari, policier scrupuleux, n'ait pas immédiatement alerté ses collègues de la surveillance côtière.

Une heure. — Très frappante, cette description de Maigret, alors que l'enquête en cours s'approche de son dénouement, mais sans que celui-ci soit encore nettement discernable :

« Lui-même, sans doute, n'aurait pas pu dire à quoi il pensait. Peut-être parce qu'il ne pensait pas ? Car il ne s'agissait pas d'un raisonnement. C'était un peu comme si les trois personnages du drame s'étaient mis à vivre en lui, et les comparses eux-mêmes, comme Josépha, Antoinette, la petite fiancée, Mlle Jusserand, n'étaient plus seulement des entités mais devenaient des êtres humains. Hélas, c'étaient encore des êtres humains incomplets, schématiques. Ils restaient dans une pénombre dont le commissaire s'efforçait de les tirer d'un effort presque douloureux. »

N'a-t-on pas l'impression, plutôt que Maigret, de surprendre Simenon lui-même, lors de ces longues promenades solitaires qu'il accomplissait avant de se mettre à l'écriture d'un nouveau roman ? Promenades répétées chaque jour, au parcours immuable, qui constituaient en quelque sorte la “phase incubatoire” du roman proprement dit.


Dimanche 4

Sept heures. — Notre mois d'août s'annonce normand, c'est-à-dire gris, plutôt frais et humide à en dégouliner des gouttières. Ce qui s'accorde à merveille avec les ambiances simenoniennes de mes lectures actuelles. Qu'on en juge : 

« Le temps était mouillé, comme presque chaque année avant les fêtes. Certains jours, les rues étaient jaunes de neige fondante, l'eau dégoulinait des gouttières [qu'est-ce que je disais !], de la pluie tombait, plus froide vers le soir, et le lendemain les trottoirs étaient polis par le verglas. Puis il neigeait à nouveau, mais le ciel restait comme malade, d'un gris peu rassurant ; il fallait garder les lampes allumées la plus grande partie de la journée et, à cause de l'approche de Noël, il y avait du matin au soir des silhouettes noires qui s'agitaient dans les courants d'air de la ville. »

C'est le premier paragraphe du septième chapitre d'Un nouveau dans la ville ; roman qui ne se déroule nullement dans notre Normandie mais dans le Maine des Américains, pas très loin de la frontière du Canada.

Dix heures. — Dans les romans de Simenon, on va dîner au Maxim's et non chez Maxim's, ce qui me semble toujours un peu bizarre. D'un autre côté, je trouve tout à fait normal que l'on préfère se rendre au Fouquet's, alors...

Six heures. — Parmi les quelques deux cents romans signés Simenon, Les Volets verts (1950) fait à mon sens partie du dessus du panier.  Il s'agit du portrait d'un grand et célèbre acteur de théâtre et de cinéma ; lequel, le lecteur le comprend dès les dix ou quinze premières pages, est fortement inspiré de Raimu.

Du reste, si ce même lecteur, distrait, ne s'en était pas aperçu tout seul, le maladroit avertissement de l'auteur aurait suffi pour lui indiquer la source de cet Émile Maurin. Simenon, en effet, a cru bon, en préambule, de “déclarer catégoriquement que Maugin n'est un portrait ni de Raimu, ni de Michel Simon, ni de  W.-C. Fields, ni de Charlie Chaplin”, les trois derniers noms n'étant naïvement mis là que pour noyer le poisson Raimu, si je puis dire. Car si, en effet, Maugin ne ressemble ni à Simon, ni à Fields, ni à Chaplin, on a l'impression, dès qu'il ouvre la bouche ou fait un simple geste ou mimique, d'entendre et de voir Raimu.

— Il m'aura donc fallu attendre 68 ans pour découvrir enfin qu'éphéméride est de genre féminin et non masculin comme je l'ai toujours cru jusqu'il y a cinq minutes. Léger vertige...


Lundi 5

Neuf heures. — Au laboratoire, pour 

Neuf heures et demie. — Parfait, le labo au mois d'août : à peine le temps d'écrire les sept mots ci-dessus que venait déjà mon tour d'aller me faire seringuer le raisiné. Ensuite, passage éclair au Super U de Saint-Aquilin, dont j'ai fait l'ouverture et dont j'ai presque été obligé de réveiller la caissière, qui terminait sa nuit en attendant son premier client, qui fut moi.

— Depuis quelques jours, Saint-Loup commence, si je puis dire, à apprivoiser le jardin. Mais c'est fort prudemment qu'il élargit le cercle de ses investigations nouvelles.


Mardi 6

Neuf heures. — Même si on ignore totalement à quelle époque a été écrit le roman que l'on est occupé à lire, on tombe parfois sur un petit détail, une indication fugitive qui permettent, sinon de le dater avec précision, du moins d'éliminer les périodes où il n'a pas pu être écrit.

Ainsi dans La Marie du port de Simenon, une femme indique que telle de ses robes est chez le teinturier. Et elle précise aussitôt : « Celui de la rue du Maréchal-Pétain... » De fait, le roman a été publié par Gallimard en 1938.

— Depuis qu'il s'est rendu maître du jardin (ça date d'hier...), Saint-Loup s'est trouvé un nouveau jeu : il va sous le cerisier, repère une feuille morte particulièrement tentante, la saisit dans sa gueule comme si c'était une souris bien dodue et la rapporte dans la maison pour la déchiqueter à belles dents et l'éparpiller consciencieusement...

Onze heures. — Quand on vient de relire une quinzaine de Maigret des années cinquante et soixante et qu'on passe brusquement à ceux du début des années trente (c'est-à-dire aux tout premiers), il y a comme un vague mais persistant malaise qui s'installe. Malaise est sans doute trop fort : disons plutôt comme une gêne ; l'impression que quelque chose ne va pas.

Ce qui ne va pas pas, c'est Maigret lui-même. Il s'exprime, bouge, regarde, agit comme s'il n'était pas tout à fait Maigret ; comme s'il n'était pas encore Maigret ; qu'il s'exerçait à l'être sans y parvenir complètement, tel un acteur commençant à répéter son prochain rôle quand celui-ci lui est encore extérieur.

Trois heures. — « Georges Simenon trouve sa place dans le panthéon des lettres françaises modernes : la première à mon gré, ex-aequo avec Proust... Son œuvre prolonge Pascal, résume les convulsions de l'art moderne et annonce toutes les apocalypses... »

Il avait fumé quoi, Denis Tillinac, le jour où il a écrit ces lignes un tantinet délirantes dans Le Figaro Magazine ?

— À part ça, le hasard se fait balnéaire, ce qui est bien la moindre des choses en cette saison : l'avant-dernier Maigret lu se passait à Port-en-Bessin ; le suivant se déroulait à Concarneau ; et celui que je viens à peine de commencer à pour cadre Les Sables-d'Olonne. Je suis parti pour écumer toute la côte atlantique ! Dommage que Maigret n'ait jamais enquêté en Espagne : j'aurais volontiers sauté d'Hendaye à Irun...

 

Mercredi 7

Trois heures. — Qu'est-ce qui est pire que d'être coincé dans la Case par la femme de ménage ? D'être coincé dans la Case par la femme de ménage, en ayant oublié le livre en cours dans le salon.


Jeudi 8

Sept heures. — Je disais avant-hier que Simenon allait me faire visiter toute la côte atlantique jusqu'en Espagne ; je me trompais : avec Mon ami Maigret, je viens de sauter directement des Sables à Porquerolles, quittant grisaille et pluie de l'Ouest pour soleil, mimosas et pastis (“le vrai, celui qui est interdit”...) de la Méditerranée.

Six heures. — Ce soir, tout à l'heure donc, dernier épisode de la première saison de Boardwalk Empire, excellente série “mafieuse” produite par Scorsese. Je propose à Catherine d'enchaîner directement sur la sixième saison des Sopranos, avec l'argument massue suivant : « Comme les deux se déroulent dans le New Jersey, on ne perdra pas trop de temps en déplacement... » Elle en a facilement convenu.

(Vérification faite auprès du Bonhomme Michelin, la distance entre Atlantic City et Newark est de 183 km.)


Vendredi 9

Dix heures. — Dans la salle d'attente du Dr Dubruel. J'ai, évidemment dix minutes d'avance. Comme elle-même aura probablement une petite demi-heure de retard, autant dire que je suis ici pour un moment.

De toute façon, je n'ai guère hâte d'entendre ce qu'elle va m'annoncer, vu que j'arrive lesté d'analyses sanguines impeccables... mais d'analyses d'urine qui confinent au surréalisme tant elles sont, ou du moins me semblent, mauvaises. Soyons donc patient et fataliste.

Midi. — Non, décidément, je ne suis pas fait pour tenir un “journal médical”, les bulletins de santé ne sont pas mon fait. Passons donc à autre chose. (Mais à quoi ?)

— Phrase piquée dans Maigret au Picratt's : « C'était une de ces journées mornes par lesquelles on se demande ce qu'on est venu faire sur terre et pourquoi on se donne tant de mal pour y rester. »

N'exagérons rien, mon cher : généralement, on ne se donne pas tant de mal que ça.

Quatre heures. — Je viens de recevoir un commentaire sous le billet que j'ai consacré au Néo-japonesque... en 2008 ! Cela arrive tous les deux ou trois ans, qu'un rescapé de ce resto-boîte de nuit de la rue Montorgueil atterrisse là et y laisse un petit salut fraternel et nostalgique. C'est de loin mon billet ayant la plus belle longévité. Il est ici : https://didiergouxbis.blogspot.com/2008/03/le-no-japonesque.html

(Je tâcherai de bricoler un lien propre tout à l'heure, quand je serai devant l'ordinateur et non plus avec ce putain d'iBigo...)

Six heures. — Et un lien propre, un !


Samedi 10

Midi. — Il est bien étrange que même un Simenon paraisse ignorer qu'il est impossible à un tireur de presser la gâchette de son arme à feu : c'est la détente que l'on presse ; ou, encore mieux, plus précis : la queue de détente (mais c'est un peu long à écrire...).

D'un autre côté, il parle aussi de “mandat de perquisition”, document qui n'existe pas : c'est d'une commission rogatoire qu'il s'agit en réalité.


Lundi 12

Neuf heures. — Il est curieux et divertissant de constater que les féministes actuelles ont adopté sans s'en aviser le moins du monde les façons de “penser” (les guillemets sont de prudence...) des racistes old fashion.

Pour elles, en gros, il y a d'un côté les hommes,  groupe nombreux et toujours menaçant, violent toujours et violeur dès que possible, oppresseur et méprisant, bâtisseur de plafonds de verre et de patriarcat en béton.

De l'autre côté, existent quelques hommes, ceux qu'elles connaissent et fréquentent quotidiennement, dont elles affirmeront fort volontiers que ça n'a rien à voir, qu'ils sont différents  des autres, qu'ils les traitent en parfaites égales, se montrent respectueux, gentils, “à l'écoute”, et jamais ne se risqueraient avec elles à lancer des plaisanteries grossièrement machistes, encore moins à des gestes déplacés — ces gestes déplacés que, pourtant, elles souhaiteraient parfois, confusément, qu'ils fissent.

Bref, on retrouve la même dichotomie tranquille que celle qu'on rencontrait naguère, et qu'on rencontre peut-être encore, chez ce sacré Robert et ce bon vieux Jean-Paul, lesquels ont toujours affirmé une solide détestation des bougnoules et des nègres, mais sont constamment fourrés avec Mohammed et Kofi, parce que, eux, tu comprends, ils ne sont vraiment pas comme les autres.

Les féministes ont leurs bon mâles comme les racistes avaient leurs bons immigrés. Et les unes comme les autres doivent parfois se dire que c'est vraiment un coup de chance d'être tombés justement sur ces exceptions, quand l'immense masse de tous les autres persiste à être si répugnante.

Trois heures. — Assez éberlué, et aussitôt après très amusé, de découvrir qu'en 2009, la consternante Josée Dayan a tourné pour la télé un genre de remake du film de Cayatte, Mourir d'aimer. Et qui pour interpréter le rôle de la frêle Gabrielle Russier de 30 ans ? Une “camionneuse” de 55 balais, j'ai nommé Muriel Robin ! Si l'on ajoute à cette aberration de casting le don naturel de la réalisatrice pour produire des bouses, le résultat doit valoir le coup d'œil. Décidément, rien n'aura été épargné à la malheureuse Gabrielle.

— Simenon me surprend parfois : qui aurait l'idée de produire une phrase aussi peu euphonique que “Tu t'es tu” ? Lui l'a. Choix d'autant plus étonnant que, comme sa forme l'indique, elle prend place dans un dialogue (c'est Maigret qui parle, en l'occurrence). Or, personne ne se risquerait à  prononcer à haute voix ce malencontreux tutétu ! Alors qu'il est si facile, et naturel, de choisir “tu n'as rien dit”.

 

Mardi 13

Onze heures. — Il y a un petit moment, je m'en rends compte, que je n'avais pas épinglé mes chers analphabètes de référence, j'ai nommé la troupe atlanticoïdale. Donc, ce titre, découvert à l'instant : « Cette crise infligée que nous ne sommes pas prêts de régler. »

Voilà des gens qui ne semblent pas près à écrire en français.

Trois heures. — Quelques décennies suffisent, parfois, pour que certaines choses, habitudes ou expressions nous deviennent, sinon inintelligibles, du moins un peu étranges.

Ainsi, dans Maigret et l'homme du banc (1952), il est dit à plusieurs reprises de l'un des personnages, un petit employé, qu'il quitte sa maison chaque matin avec, sous le bras, son déjeuner enveloppé dans une toile cirée.

Je suis d'âge à avoir connu un certain nombre de maisons ou d'appartements dans lesquels la toile cirée était d'un usage courant, souvent dans les cuisines : il s'agissait d'une sorte de nappe plastifiée, assez épaisse et semi-rigide, que l'on étendait sur la table pour la protéger. Du reste, cela se pratique peut-être encore.

Mais je ne vois pas du tout comment on pourrait se servir de cette même toile cirée, assez mal commode à manier, peu pliable, pour envelopper et transporter son casse-croûte de midi. Alors, de quoi s'agit-il d'autre, et qui porterait le même nom ?

Si encore j'avais trouvé ça dans un roman étranger, j'aurais pu, comme c'est ma pente, incriminer le traducteur ; mais là... À moins qu'il ne s'agisse de l'un de ces quelques “belgicismes” dont le romancier liégeois ne s'est jamais débarrassé, l'expression “toile cirée” désignant Outre-Quiévrain (langage de vieux journaliste sportif...) autre chose que de ce côté-ci de la commune frontalière en question ?

Six heures. — À propos de ces sinistres, lugubrissimes Jeux olympiques, qui semblent avoir laissé tout le monde (presque tout le monde…) pantelant d'admiration, dégoulinant de béatitude reconnaissante, je viens de lire un excellent texte de Jérôme Vallet. On le trouvera ici.


Mercredi 14

Six heures. — Hier matin, juste après avoir mangé, Saint-Loup est parti se promener. On ne l'a pas revu de la journée. Ni hier soir, ce qui était déjà plus inquiétant. Tout à l'heure, me levant, j'ai pu constater qu'il n'était pas non plus revenu cette nuit (gamelle de croquettes intacte). Il est donc soit mort, soit empêché de revenir pour une raison quelconque. Voilà donc un chat que, sauf miracle de plus en plus improbable, nous n'aurons gardé que deux petits mois. C'est d'autant plus dommage qu'il était très vite devenu un compagnon idéal pour Charlus. Mais où est-ce que ce crétin de chat a bien pu aller se fourrer ?

Huit heures. — Il y a un quart d'heure, au tabac de Pacy, l'homme qui était devant moi a payé ses achats avec sa montre. Je suppose que cela n'aurait pas surpris Nicolas, grand expert de toutes ces aberrations modernes ; moi, un peu. Et j'ai imaginé qu'en quittant le café, le même type avait peut-être regardé l'heure sur son téléphone...

— Les voleurs de poules encaravanés ont fait leur réapparition à Saint-Aquilin : on s'en fout, on n'a plus de poules.

— À part ça, cette saloperie de chat devenu fantôme est bien parti (sans nous dire où…) pour nous gâcher la journée.

Cinq heures. — Comme prévu, journée grise et déprimante à cause du fucking cat. Si encore on était certain qu'il soit mort, mais on n'a même pas ça. Et l'imagination morbide travaille, creuse son sillon...

Pour couronner le tout, le hasard des volumes a fait que j'ai lu aujourd'hui un Simenon “dur” particulièrement déprimant, Antoine et Julie. Mais peut-être m'a-t-il semblé tel parce que j'étais déjà à moitié down avant de l'ouvrir. J'aurais sans doute mieux fait de me rabattre prudemment sur un Maigret...

Sept heures. — Comme si la lecture intensive ne suffisait pas, je viens, saisi d'une impulsion soudaine (une impulsion peut-elle être autre que soudaine ?), de commander le coffret contenant les sept saisons des Maigret télévisuels, avec Bruno Cremer dans le rôle du personnage.


Jeudi 15

Sept heures. — Mon premier travail en me levant (non, mon second : j'ai d'abord nourri Charlus...) a été de débarrasser la salle de bain de la caisse à sable et des deux écuelles du chat, eau et bouffe : il est inutile que nos yeux continuent à tomber dessus chaque fois qu'on pénètre dans la pièce, soulignant la “désertion” de Saint-Loup de manière péniblement ostentatoire.

(Et je ne m'avise qu'à l'instant que, chez Proust aussi, Saint-Loup disparaît prématurément, tué dans les tranchées de 14...)

— Les menues absurdités de Simenon. Dans Maigret a peur, il signale, tout à fait en passant, que la pendule de marbre noir qui se trouve dans le bureau du commissaire, au 36, “retarde de douze minutes” et qu'elle l'a toujours fait. Ça n'a pas de sens : une pendule qui retarderait toujours de douze minutes serait une pendule parfaitement juste, demandant simplement d'être remise à l'heure une bonne fois. Pour que la notation eût un sens, il aurait fallu préciser : douze minutes par jour, par semaine, etc.

(Il y a aussi ce personnage — d'un autre roman — qui reste des heures avec les pieds dans le poêle de la cuisine... Mais, là, c'est peut-être moi qui ne me rends pas compte de quel type de poêle il peut s'agir.)


Vendredi 16

Sept heures. — La différence entre les Maigret et les romans “durs” n'est pas seulement de ton, d'ambiance, d'atmosphère, elle est aussi de forme : les premiers sont essentiellement faits de dialogues — prenant souvent, c'est logique, un ton d'interrogatoire —, alors que les seconds en comportent généralement assez peu ; ce qui contribue à les rendre plus étouffants, quand l'air circule davantage dans les Maigret. En fait, dans les romans durs, Simenon nous installe directement dans la tête du ou des (plus souvent du, d'ailleurs) personnages centraux, alors que dans les autres, tout le jeu consiste à tenter d'y pénétrer, en dépit de la résistance des protagonistes et des barrières qu'ils érigent.

(J'ai l'impression de découvrir la lune, là...)

— Sur un compte X intitulé Autrices invisibilisées, très prometteur de réjouissances, on évoque deux “autrices pionnières qui ont marqué la littérature”. De qui s'agit-il ? De Louise Michel et d'Olympe de Gouges ! Bien entendu, sur ce même compte de foldingues, personne ne se hasarde à nous expliquer en quoi et comment ces vaillantes “pionnières” ont bien pu marquer la littérature. Tout ce qu'on nous demande c'est d'avoir la foi ; celle de la charbonnière, je suppose.

Dix heures. — J'apprends tout à fait par hasard que Monique Chaumette (97 ans), sœur de François Chaumette et veuve de Philippe Noiret, avait auparavant été mariée à Albert Cossery, écrivain franco-égyptien que j'ai lu et aimé il y a une quarantaine d'années (mais pas assez aimé pour avoir envie d'y revenir, ce qui est peut-être un tort). Pour le découvrir, je conseillerais Les Fainéants dans la vallée fertile, sans doute parce que c'est le premier que j'ai lu de lui. Je me souviens qu'il m'avait été offert par mes deux anciens condisciples du CFJ, Sylvie Braibant et François Mégard, à l'époque où ces deux-là étaient mariés (ensemble).


Samedi 17

Neuf heures. — Si, parmi mes douze lecteurs, il s'en trouve pour faire encore, selon l'expression consacrée, “confiance à la justice”, je leur conseille vivement, pour se purger de cette foi absurde, la lecture de quelques-uns des romans de Simenon qui ont un procès pour toile de fond. Par exemple le remarquable Lettre à mon juge ou encore Les Témoins, que je relis en ce moment même : cela devrait contribuer fortement à leur guérison.

Du reste, il y a déjà longtemps, avant même d'avoir découvert Simenon, que je me demande comment on peut accorder la moindre crédibilité à un jury d'assises, c'est-à-dire à une poignée de gens pris au hasard, dont sans doute une grosse moitié ne doit absolument rien comprendre, ou alors très vaguement, à ce qui se déroule devant eux et pour eux. Par quel miracle la proportion d'imbéciles dans un tel cénacle serait-elle moindre que dans la population générale dont on l'a extrait ? Ce sont pourtant eux qui devront décider si l'accusé qu'on leur soumet est coupable ou pas, s'il a des circonstances atténuantes, etc. 

Tout cela n'a aucun sens, n'est qu'une froide et sinistre plaisanterie. C'est l'une des raisons — j'en ai quelques autres mais d'un autre ordre — pour lesquelles je suis et resterai opposé à la peine de mort, quelles que puissent être les circonstances.

(Parler d'imbéciles à propos des jurés est sans doute trop vite et trop abruptement juger : je suis à peu près persuadé que, placé au milieu d'eux, je me montrerais tout aussi incapable que mes voisins de box de comprendre réellement ce qui se passe devant moi. Ce qui pourrait simplement prouver que je suis moi-même un imbécile.)

Quatre heures. — Alors là, j'en reste béant ! Tronçon de phrase piqué dans Maigret et la jeune morte (je souligne) : « je me suis demandé si ce n'était pas de la timidité de sa part et c'est ce que je suis encore inclinée à croire. »

Si les romanciers se mettent à manier la langue française comme des blogueurs de base, je suis incliné à penser que nous sommes foutus.


Dimanche 18

Huit heures. — Première phrase du quatrième chapitre de Le Grand Bob : « Il faisait si chaud le lendemain qu'on avait fermé les écoles. » Déjà en 1954, donc, le réchauffement climatique faisait rage. Ce qu'il ne fait d'ailleurs pas ce matin : quand je me suis levé, il y a un peu plus d'une heure, le thermomètre extérieur affichait bravement 11 degrés sibériennement celsius.

— Sans doute parce que son passage ici fut très bref — moins de deux mois — Saint-Loup prend des allures de chat fantôme ; ou d'esprit de chat, dont on finit par ne plus être tout à fait certain qu'il se soit réellement incarné. Ce qui ne m'empêche pas, sortant vingt fois par jour sur la terrasse, d'inspecter vingt fois le jardin pour voir si, par hasard... J'ai beau, chaque fois, me traiter de crétin, je recommence à ma sortie suivante.

Comme pour renforcer encore ce côté fantomatique, nous avons décidé que notre prochain chaton, celui que notre voisin d'en face doit nous apporter d'ici deux ou trois semaines, s'appellerait lui aussi Saint-Loup. Il est vrai que nous avons encore le temps de changer d'avis.

Trois heures. — Le cadavre de Delon est à peine attiédi que la vermine grouille déjà à sa surface. En tête, évidemment, le ridiculo-sinistre professeur Saint-Graal qui, en omettant soigneusement de citer le nom de l'acteur (peur que le talent soit contagieux ?), le définit ainsi, avec toute la subtilité qui le caractérise :

Mort d'un masculiniste violent, à la vie de mafieux et aux idées proches de l'extrême-droite.

Le même clown diplômé ajoute ensuite ceci, qui vaut son pesant de ce qu'on voudra :

Quelle aubaine pour que les médias évitent de parler du scandale que constitue l'absence d'un nouveau gouvernement un mois et demi après la défaite cinglante de la droite macroniste.

Je suppose qu'il serait tout à fait inutile de lui faire remarquer que, depuis un mois et demi, quand ils ne sont pas occupés par les Jeux olympiques, les journalistes ne parlent que de cette nomination qui tarde à venir.

Évidemment, notre bien-en-chaire est loin d'être le seul à laisser son petit filet de bave sur la dépouille qui le défrise : chez Twitter notamment, l'habituel “noir bataillon de larves” se déchaîne à plaisir. Je l'avoue, j'aurais presque été déçu qu'il en fût autrement : j'aime que la bêtise et la rage impuissante soient toujours à leur meilleur ; je trouve ça rassurant, réconfortant — presque attendrissant.

Six heures. — Je dis et répète que je n'ai plus de mémoire, et je mets cette perte supposée sur le compte de l'âge. Imputation commode... mais fausse, j'en ai peur. La vérité est plutôt que j'ai toujours eu une mémoire au-dessous du médiocre. Je m'en rends bien compte depuis un mois que je relis les romans de Simenon, lesquels, hormis deux ou trois exceptions, n'ont laissé aucune trace dans ma caboche. Or, ce sont des livres que j'ai lu au tout début des années 90, c'est-à-dire grosso modo entre 35 et 40 ans ; soit à un âge où ils auraient dû se graver facilement dans ma mémoire, en tout cas un grand nombre d'entre eux… si mémoire il y avait eu. 


Lundi 19

Dix heures. — Téléphoné à l'instant au secrétariat du Dr Jobbé-Duval, mon cardiologue neuilléen, pour un rendez-vous. J'en ai décroché un demain à deux heures et demie. Jobbé doit être un des derniers médecins de France avec qui on peut obtenir un rendez-vous du jour au lendemain : ce n'est plus un toubib, c'est un magicien...


Mardi 20

Dix heures. — En début d'après-midi, donc, aller-retour à Neuilly-Plage pour y consulter l'excellent docteur Jobbé. Lequel a le bon goût de faire partie de la catégorie bénie des médecins-toujours-à-l'heure. Si tout se passe normalement, je devrais être de retour ici aux environs de quatre heures ; surtout si, mois d'août aidant, j'ai trouvé à parquer Soraya à proximité du cabinet de la rue d'Orléans.

Quatre heures. — Retour de Neuilly sous des trombes d'eau. À part ça, tout va bien : cœur de (vieux) jeune homme et toutes ces sortes de choses. (Et, pendant que je plastronne, ma prostate ricane discrètement dans son coin...)

C'est Jobbé-Duval qui, au moment de nous quitter, m'a appris que le Dr de Bardies, notre oculiste commun, qui m'a opéré de la cataracte il y a un peu plus d'un an, que de Bardies, donc, venait de prendre sa retraite. Il va falloir lui trouver un remplaçant... Comme nous sommes sans illusion excessive, nous n'essaierons même pas à Évreux et puiserons directement dans le vivier médical neuilléen. Si l'on se cantonnait aux ophtalmos de l'Eure, on aurait tout le temps d'être devenus aveugles avant d'arriver à notre premier rendez-vous.

— Là-dessus, j'empoigne le volume 13 des œuvres complètes de Georges pour attaquer le roman suivant. Son titre ? Le Chat. Comme si j'avais besoin de ça en ce moment...

— Dans le roman de Simenon, les deux protagonistes se nomment Émile et Marguerite Bouin. Dans le film de Granier-Deferre, avec Gabin et Signoret, ils deviennent Julien et Clémence, mais ils restent Bouin. D'autre part, dans le roman, Bouin est un ancien inspecteur des travaux de voirie : dans le film, il se transforme en typographe retraité. Quant à cette triste Marguerite, jamais Simenon n'a songé à en faire une ancienne trapéziste de cirque comme elle le devient dans le film... 

Quelqu'un pourra-t-il m'expliquer l'intérêt de ces micro-changements qui n'apportent absolument rien et n'ont aucune influence perceptible sur le déroulement de l'intrigue ?

En revanche, déplacer l'action (si l'on peut dire...) du XIVe arrondissement de Paris à Courbevoie était, en 1970, une initiative judicieuse, puisque c'est à cette période que tout ce coin de la banlieue ouest a été dévasté, annihilé, pour faire place à ce futur décor funèbre, post-apocalyptique, que l'on appelle La Défense. En allant parfois, par une inconsciente et d'autant plus cruelle ironie, jusqu'à le qualifier de “quartier”, quand il en est la pure et radicale négation.


Mercredi 21

Huit heures. — Pour désigner les gens ayant atteint ou dépassé l'âge de 70 ans, Simenon parle de leur septantaine, mot que je trouve élégant, et même assez séduisant. Du reste, avec notre absurde façon de compter (soixante-dix, quatre-vingt-dix...), nous serions bien peine d'en trouver l'équivalent en “français de France”. Parlait-il aussi de nonantaine ?

— Le personnage principal du Voleur de Maigret est un jeune homme de 25 ans qui espère faire carrière comme scénariste ou réalisateur de films, mais dont on sent bien qu'il est plus certainement un futur “raté”. À l'époque où Simenon écrivait ce roman, son fils Marc était un jeune homme de 27 ans, qui espérait faire carrière dans le cinéma ; ce qu'il ne réussira qu'à demi, et encore en étant très indulgent. Je me demande ce que le fils, à l'époque, et s'il l'a lu, a pu penser du livre de son père, de ce miroir déprimant qu'il semblait lui tendre. Par exemple, comment a-t-il reçu ce bref passage :

« Un futur raté ? Il n'avait que 25 ans. Des hommes devenus célèbres traînaient encore la misère à son âge. Par moments, le commissaire était tenté de lui faire confiance. Puis, tout de suite après, il poussait un soupir de découragement.

« — Si j'étais son père...

« Que ferait-il avec un fils comme Francis ? Essayer de le mater, de le faire marcher entre deux rails ? »

Avoir Georges Simenon pour géniteur ne devait pas être facile tous les jours...

— D'autre part, grande nouveauté dans ce roman de 1966 : Mme Maigret prend des leçons de conduite ! S'il y a une personne que je n'imagine pas au volant d'une voiture, c'est pourtant bien elle.

Onze heures. — Retour de promenade avec Charlus, Catherine m'annonce l'arrivée chez nous, ce soir, d'un nouveau chaton, apparemment très jeune, à peine deux mois, d'après la voisine d'en face, notre pourvoyeuse féline désormais attitrée.

Midi. — Reçu à l'instant le coffret de moult DVD proposant l'intégralité des Maigret bruno-cremériens. Je vais sans doute bientôt friser l'overdose...

— Pour rester devant l'écran, nous avons regardé hier la première moitié de Titanic (qui dure trois heures et quart…) : c'est plutôt un bon film ; mais qui perdrait tout intérêt si on remplaçait le couple vedette — la merveilleuse Kate Winslet et l'excellent Di Caprio — par une paire de comédiens qui seraient seulement moyens, ou même “bons sans plus”.


Jeudi 22

Sept heures. — Saint-Loup Jr est arrivé ici hier soir peu avant neuf heures. Il doit avoir à peine deux mois, vu sa taille. On l'a enfermé dans la salle de bain, avec panier confortable, caisse de sable, gamelles d'eau et de nourriture. Vers quatre heures du matin, il était couché et n'a pas bronché quand j'ai fait irruption dans son petit royaume. Tout à l'heure, en revanche, il était sorti du panier, pour la bonne raison qu'il avait pissé et chié dans le dit, ce qui n'est pas de très bon augure. Mais enfin, il est vraiment très jeune. En revanche, contrairement à cette nuit, il avait nettoyé son écuelle de la nourriture qu'elle contenait, ce qui est signe d'un sevrage accompli. Pour l'instant, tant que Catherine n'est pas levée, je le laisse dans la salle de bain : courageux mais pas téméraire, le maître de maison...

Huit heures et demie. — Découverte de Catherine : le nouveau venu a des puces ! Si bien que le premier contact avec Charlus a été réduit au minimum : on verra à approfondir quand le mini-greffier aura été énergiquement traité.

Une heure. — J'ai dit ma surprise en découvrant que Mme Maigret prenait des leçons de conduite, à cinquante ans bien sonnés ? Eh bien, dans le roman suivant, Maigret à Vichy, le couple s'est offert une quatre-chevaux !

La 4 CV fut la toute première voiture de mes parents. Ce devait être en 1960, à Châlons. Je nous revois, ma mère et moi, nous penchant à la fenêtre de la “pièce du fond” et, en bas, le long du trottoir de la rue Saint-Éloi, la petite voiture neuve, avec, à côté, venant tout juste d'en descendre, mon père nous faisant signe de la main.

Cette voiture ne nous dura pas très longtemps. Deux ou trois ans plus tard — il faudrait demander à ma mère la date exacte —, nous eûmes un accident avec elle. Mon père n'était pas là, sans doute en “déplacement”, comme il disait, peut-être à Solenzara, en Corse, où il est allé plusieurs fois, j'ignore pour quel stage de formation militaire. Bref, ma mère conduisait, mon frère et moi étions à l'arrière. 

Nous étions partis de Lahr (Allemagne), nous nous rendions à Sedan, chez mes grands-parents, qui vivaient encore au 13 du boulevard Fabert, dans la maison de concierge de la Chambre de commerce. À un endroit du parcours, je ne sais plus où, un crétin nous doublant sur la nationale — pas d'autoroute à cette époque — a accroché la 4 CV et l'a envoyée valdinguer. 

Le verbe n'est pas trop fort puisque la voiture a accompli deux tonneaux avant de s'immobiliser. Nous sommes sortis du tas de ferraille résultant de ces acrobaties tout à fait et assez miraculeusement indemnes. 

Et nous voilà plutôt loin de M. et Mme Maigret...

Trois heures. — À la réflexion, nous nous sommes aperçus que cela nous gênait d'appeler le nouveau venu du même nom que le chat fantôme. Ni une, ni deux, j'ai donc repris le tome troisième de la Pléiade proustienne, là ousque se trouve l'index des noms de personnes.

Le petit chat s'appellera donc désormais Basin, prénom qui est, on s'en souvient, celui du duc de Guermantes ; lequel duc a en outre l'avantage d'être le frère du baron de Charlus, ce qui crée d'emblée un lien entre nos deux bestiaux.

— M. et Mme Maigret, qui y sont en cure, se promènent dans les rues de Vichy : « Elle s'émerveillait chaque fois du sens de l'orientation dont son mari faisait preuve. Il n'avait consulté aucun plan. Il semblait marcher au hasard, s'enfonçait dans des petites rues qui paraissaient l'éloigner de son but et elle sursautait en reconnaissant soudain la façade de leur hôtel, les deux arbustes dans leurs baquets peints en vert. »

On a vraiment l'impression d'avoir sauté à pieds joints dans Du côté de chez Swann et de se trouver face aux parents du narrateur, retour de leur promenade dans les rues de Combray et alentour, lorsque la mère, totalement déboussolée, perdue, s'émerveille de voir son mari, quasi jupitérien, lui désigner d'un air modestement triomphant la petite porte ouvrant sur le jardin de la tante Léonie.


Vendredi 23

Dix heures. — Rapide aller-retour à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin, afin d'en rapporter un comprimé de produit anti-puces ; mais, cette fois, pour Charlus : les deux bestioles ayant été hier en contact, si peu que ce fût, le fait qu'une puce ou deux aient choisi d'émigrer du félin au canin restait du domaine du possible. Traitement préventif, donc.

— Hier soir, pour me changer un peu de mes intensives lectures simenoniennes, deux épisodes du Maigret télévisuel de Bruno Cremer, lequel me semble être un commissaire idéal, en tout cas fort convaincant.

Le hasard a fait qu'il s'agissait d'adaptations de deux romans relus il y a quelques jours, et donc encore à peu près frais dans ce qu'il me subsiste de mémoire. La première m'a un peu déçu par son manque d'enchaînements logiques, et donc de clarté. La seconde en revanche était excellente, très fidèle au roman, et rehaussée par la présence de Michel Lonsdale et de Renée Faure dans les deux rôles de “méchants”. J'y reviendrai sans doute quand nous aurons vu davantage d'épisodes (terme assez peu adéquat en l'occurrence).

— Touitte de Renaud Camus que je trouve réjouissant : « Renaud Camus, pourquoi écrivez-vous ? — J’ai toujours peur de créer du lien, si je ne le fais pas. »

Il est vrai que l'expression n'est pas seulement bouffonne : elle peut devenir rapidement sinistre, pour peu qu'on la remâche un peu. Créer du lien, même au singulier, c'est se donner les moyens d'attacher, de ligoter, d'entraver...

Et quand on en a les moyens, on finit rapidement par le faire.

Trois heures. —  Simenon écrit : « Des prés, une ferme entourée de vaches noires et blanches. » Non : à moins que son personnage ait vu des vaches toutes noires et d'autres entièrement blanches, ce qui m'étonnerait, il aurait fallu écrire “entourée de vaches noir et blanc” ; même si cela “sonne” bizarrement à l'oreille. 

(Et à quoi veux-tu que ça sonne si ce n'est à l'oreille, hmm ? C'est bien beau de jouer les puristes, encore faudrait-il être soi-même capable d'éviter ornières et chausse-trapes !)

— J'apprends grâce au Saint-Graal sous X que les écolo-asilaires sont réunis pour leurs “journées d'été” (?). Au programme, des “ateliers” aussi bandants que celui-ci, piqué un peu au hasard parmi une ribambelle de réjouissances d'un calibre équivalent : « Comment écologie et culture s’influencent mutuellement pour réinventer les politiques locales ? »

Pendant ce temps, du côté des violeurs compulsifs des metoofettes, Le Depardieu semble revenir très fort, effectuant une spectaculaire remontée qui doit frustrer gravement ses concurrents malheureux au titre de monstre-pas-sacré, les Poivre d'Arvor et autres canassons fourbus. Heureusement la course n'est pas finie, qui risque d'être encore longue.


Samedi 24

Sept heures. — Regardé hier soir Jeanne du Barry, film français... et raté. Une succession de saynètes mal reliées entre elles, souvent prétexte à de petits messages bébêtes, vaguement féministes ou antiracistes. Les personnages s'expriment en une langue qui n'a rien à voir avec le siècle où ils sont censés vivre, tous les membres de la cour ou presque sont présentés comme des baudruches ridicules et vaines, etc. Quant à Johnny Depp, censé être Louis XV, il semble se demander autant que nous ce qu'il est venu faire dans cette réale. Je ne parle même pas des anachronismes et erreurs historiques, qui doivent être plus nombreux que ceux que j'ai été à même de repérer. Bref, tout cela sonne faux et devient rapidement très ennuyeux.

Je le regrette d'autant plus que j'éprouve une certaine sympathie envers Maïwenn, réalisatrice et actrice principale, pour la façon dont, à la sortie de son film, elle a renvoyé à leur basse-cour les volailles féministes qui s'indignaient que l'on puisse faire tourner un violeur en série impénitent (et d'ailleurs impuni...) tel que Depp. Et aussi pour la façon dont elle avait plus ou moins nasardé ce petit flic d'Edwy Plenel.

— Le nouveau chat a encore changé de nom ! Catherine s'est aperçue hier que Basin ne lui convenait pas. Comme il n'était pas non plus question de revenir à Saint-Loup, un genre de solution “euphonique” a été trouvée (par Catherine car j'avais un peu tendance à me désintéresser de la question...) : il s'appellera Petit Loup ; ou plutôt, en version orale, P'tit Loup.

J'ai d'autant plus facilement validé la trouvaille que le nom me paraît avoir nettement moins d'importance pour les chat qu'il n'en a dans le cas d'un chien : on les appelle beaucoup moins souvent. Et, en général, ils ne réagissent pas à cet appel, simplement parce qu'ils s'en foutent.

Dix heures. — Depuis le temps que je vais traîner mes charentaises une ou deux fois par jour chez le Saint-Graal sous X, j'en suis venu à me poser une question : est-il, pour une raison que j'ignore, devenu l'imbécile ravagé d'idéologie qu'il est aujourd'hui, ou bien l'a-t-il toujours été, y compris à l'époque où je le tenais pour intelligent et sensé ? Je n'ai pas la réponse.

Je l'ai d'autant moins qu'à cette époque, entre 2007 et 2010 approximativement, j'ai possiblement été influencé par le fait que Saint-Graal était un lecteur passionné de Renaud Camus (si ses amis écolo-gauchistes d'aujourd'hui apprenaient une telle horreur !...) comme je l'étais moi-même.

Précisons une chose. Ce n'est pas du tout le fait qu'il puisse avoir, du monde et des hommes, une vision différente de la mienne qui me dérange : je connais un certain nombre de gens, sur les blogs comme “dans la vie”, pour qui c'est le cas, et nos divergences d'appréciation ne me gênent en rien. Mais ce que je ne parviens pas à comprendre, c'est comment ces mêmes divergences ont pu prendre, surtout en si peu de temps, des formes à ce point asilaires, hystériques. 

D'un autre côté, qu'une certaine forme de mystère accompagne un individu que j'ai rebaptisé Saint-Graal ne devrait pas me surprendre plus que ça...

Quatre heures. — Quelque part (dans le roman qui s'intitule La Main), Simenon évoque “le cercueil blanchi des Écritures”. Il me semble bien me souvenir que, dans les dites Écritures, il est question plutôt d'un sépulcre ; lequel est un tombeau et non un cercueil. La confusion est d'autant plus inattendue que la jeunesse liégeoise du romancier a baigné dans le catholicisme. Mais évidemment, j'ignore totalement quel mot est employé dans l'Évangile originel et ce qu'il désigne exactement.


Dimanche 25

Dix heures. — Un trait comique, comique involontaire, des Maigret : le commissaire peut se rendre n'importe où, y compris dans les coins les plus reculés de France, il se trouve toujours deux ou trois personnes pour l'identifier au premier coup d'œil, “parce qu'on a vu votre photo dans le journal”, exactement comme s'il était un chanteur de variétés ou une star de cinéma. Or, j'ai eu beau fouiller mes souvenirs jusque dans les profondeurs des années soixante-dix de l'autre siècle, je n'ai trouvé aucun nom de commissaire de police qui aurait été connu de moi. À plus forte raison aurais-je été incapable d'identifier l'un ou l'autre de ces éminents galonnés si je les avais croisés dans la rue.

— Grâce à la très-précieuse Élodie J., j'apprends, avec une certaine jubilation, la naissance d'un genre de metooPinard, destiné à lutter contre les “violences faites aux femmes” dans le milieu du vin. Il était plus que temps. Mais il ne faudrait pas oublier pour autant le milieu des rempailleurs de chaises, celui des potiers en argile, sans même parler du petit monde des pipiers de Saint-Claude où les viols sont quasiment quotidiens.

Six heures. — L'enquête de Maigret et le tueur commence un mercredi 19 mars, jour de mon anniversaire. Comme le roman a été écrit en avril 1969, il doit s'agir du 19 mars de cette même année ; qui, je viens de vérifier, tombait en effet un mercredi.

Que faisais-je, le jour de mon treizième anniversaire ? Rien de spécial sans doute : j'étais “sous l'uniforme”, interne au Collège militaire de Saint-Cyr, classe de cinquième. Trois mois plus tard, viré comme un malpropre de ce prestigieux prytanée, mais malpropre très-chanceux finalement, j'allais effectuer mon premier vol en avion, au-dessus de la France puis de la Méditerranée, pour rejoindre mes parents en Algérie, où m'attendait l'année et demie sans doute la marquante de mon existence — en tout cas vue avec un recul de 54 ans.


Lundi 26

Dix heures. — « Il y avait aussi une énorme mappemonde sur pied... » Simenon fait donc partie de ces écrivains, étonnamment nombreux (ne parlons même pas des journalistes...), qui confondent mappemonde et globe terrestre ; le premier terme désignant une représentation plane de la terre, en deux hémisphères distincts. Si la représentation est plane mais d'un seul tenant, on parle alors d'un planisphère. En tout cas, on devrait.

(Quant à moi, j'ai été obligé d'aller vérifier qu'hémisphère était bien du genre masculin...)


Mardi 27

Dix heures. — Dans les romans de Simenon des années 68, 69, auxquels je suis parvenu, on commence à “sentir la fatigue” ; comme si la machine s'était mise à tourner plus ou moins à vide, le paquebot à courir sur son erre.

Cela dit, il est possible aussi que je force un peu mon jugement, simplement parce que je sais déjà que le paquebot en question ne va plus tarder à se mettre définitivement en cale sèche, l'ultime roman (Maigret et Monsieur Charles) datant du début de 1972.

— Nicolas est de nouveau hospitalisé pour des problèmes cardiaco-pulmonaires... si j'ai bien compris ce qu'il explique en détail sur son blog annexe. Je pense qu'à nous deux on doit bien représenter entre le quart et le tiers du déficit de la Sécu.

Cinq heures. — Je ne vois pas pourquoi certains s'étonnent encore de ce que notre aïeule primordiale, Ève, se soit laissé séduire par le serpent et ait croqué la pomme aussi facilement : voilà tout de même une femme qui n'avait pas hésité à coucher avec le premier venu.

Sept heures. — Petit Loup à aujourd'hui franchi un cap : il a compris qu'il pouvait, sans danger mortel, venir tout seul de la salle de bain où il a ses quartiers jusqu'au salon, quand il a envie de se faire tripoter par Catherine ou de jouer avec la montagne de jouets que celle-ci, gâteuse plus qu'à demi, lui a achetés à la jardinerie en début d'après-midi. Nous attendons avec une certaine impatience qu'il prenne l'initiative d'accomplir le trajet inverse quand il sent poindre une envie de pisser ou de chier...


Mercredi 28

Sept heures. — Revu hier soir le Section spéciale de Costa Gavras, film découvert à sa sortie, dans un cinéma d'Orléans, en 1975 ou peut-être 76. Il a, ma foi, fort bien vieilli et montre parfaitement quelle bouffonnerie tragique fut le gouvernement de Vichy. Et c'est, au moins pour moi, un vrai plaisir de retrouver des acteurs français “de haute époque”, des Louis Seigner, des Pierre Dux, des Claude Piéplu et des Jean Bouise ; avec une mention particulière pour le jeune Bruno Cremer, que nous fréquentons ces temps derniers, vieilli et un peu alourdi, dans le pardessus du commissaire Maigret.

Dix heures. — Une chose me frappe, chaque fois que j'attends Catherine sur le parking du Grand Frais et que je regarde aller et venir les gens : ce ne sont à peu près que des vieux. Et quand des jeunes viennent à se montrer, ce sont presque à coup sûr des Arabes ou des négresses. Je ne donne pas bien cher de nous autres...

Ah, si, il y a tout de même beaucoup de jeunes de souche. Mais ils sont plutôt regroupés à l'intérieur du magasin, où ils travaillent. Là, fort peu voire pas du tout de représentants des populations exotiques : ce doit être à cause du racisme systémique de M. et Mme Grand Frais.

(Il va de soit que, même la tête sur le billot, je me refuserai à reconnaître avoir pu me faire une remarque aussi nauséabonde, et propre entre toutes à faire le jeu, voire le lit, de l'extrême droite.)

— Cet après-midi, première visite vétérinaire pour le greffier de la maison.

Cinq heures. — Grosse surprise chez notre vétérinaire : Petit Loup, que nous pensions âgé d'environ huit semaines, en aurait d'après l'homme de l'art deux fois moins ; un mois maximum. Et déjà des médicaments à prendre pour tenter de juguler sa diarrhée persistante. Bref, ça commence bien.


Jeudi 29

Huit heures. — Ah, cette bonne vieille “emprise” ! Que voilà une belle trouvaille, dont on sent bien qu'elle n'a pas fini de servir ! Aujourd'hui, d'après ce que je vois chez quelques Metooffues sous X, c'est la comédienne sur le retour (mais retour de quoi ?) Marianne Denicourt, qui tente de se hisser à la une en décongelant une fois de plus sa vieille histoire avec le cinéaste Arnaud Desplechin, ce monstre qui l'a saisie entre ses griffes de mâle dominateur et cruel, alors qu'il était dans toute la malfaisante puissance de la trentaine, tandis que sa malheureuse victime n'était âgée que de... 25 ans. La terrible emprise que voilà !

Du reste, le fait que cette histoire particulière semble sombrer d'elle-même dans l'insignifiance et le ridicule ne veut pas dire que cette “emprise” génératrice de tout le mal n'existe pas. Elle existe. Jusqu'à récemment, elle s'appelait Désir, Amour, Passion, Libido, plus quelques autres noms encore. C'est en effet elle qui, dans ses formes extrêmes, permet à un homme de faire de sa femme une esclave, ou à une femme de transformer son homme en une véritable loque. C'est sans doute regrettable mais, sans “emprise” d'un sexe sur l'autre, point de couples. 

Et puis, pourquoi lutter contre les moulins et s'indigner dans le vide, à propos d'une chose qui doit exister depuis que l'hominidé s'est séparé du singe ? Et sans doute même avant, d'ailleurs : après tout, c'est bien une authentique “emprise” que le mâle alpha chimpanzé exerce sur les femelles de son groupe.

Nous voici assez loin de Mme Denicourt, dont je crains que sa tentative de come-back “sous emprise” ne soit pas suffisante pour la faire remonter vers la tête d'affiche.

Dernier élément, dont il est préférable de s'amuser : les habituelles tricoteuses metooffardes s'indignent de ce que l'actrice aurait été “blacklistée” suite à ses accusations contre Desplechin ; ce qui, évidemment resterait à démontrer. Mais ce sont les mêmes tricoteuses qui se scandalisent quand Maïwenn confie un rôle à Johnny Depp, pourtant innocenté par la justice, et qui semblent trouver tout à fait normal que la carrière d'un Kevin Spacey se soit arrêtée net, suite à des accusations dont lui aussi a été totalement lavé par les tribunaux.

Dix heures. — J'ai failli transformer ce qui précède en billet sur le blog. Finalement, non. Quel intérêt ? Moi-même, je me demande comment je fais pour m'intéresser tant soit peu à de telles conneries. 

La Disparition d'Odile est un roman de 1970, centrée autour d'une jeune fille suisse de 18 ans, en proie à un mal de vivre diffus mais persistant, qui engendre chez elle des pulsions suicidaires. Elle joue de la guitare, mais sans arriver à grand-chose. La mère est du genre absente, même quand elle est là. Quant au père, il passe le plus clair de son temps dans sa “mansarde”, où il écrit les livres qui font vivre la famille... 

À cette époque, Marie-Georges Simenon avait 17 ans et était déjà la proie des “humeurs noires” qui allaient la pousser, quelques années plus tard, à se donner la mort — et il existe une photo où on la voit jouant de la guitare. Le roman semble bien être une ultime tentative (Simenon va s'arrêter d'écrire dans un peu plus d'un an) du père pour tenter de comprendre sa fille, de trouver le moyen de l'atteindre et de la secourir en se mettant à sa place par le seul biais qui est à sa portée, à savoir, justement, la forme romanesque.

Mais peut-être, connaissant la suite de l'histoire, tombé-je là dans la psychologie de bazar.

Quatre heures. — Plus j'avance dans le temps, plus je me persuade que Simenon a bien fait d'arrêter d'écrire des romans en 1972... et que sa réputation n'aurait eu à souffrir de rien s'il avait rabattu le capot de sa machine à écrire deux ou trois ans plus tôt. Maigret et l'homme tout seul, qui date de février 1971, est un tissu d'invraisemblances, de ficelles qui tendent à se faire câbles, de coïncidences forcées, mises au service d'une histoire aussi plate et morne que possible.

De plus, Simenon semble ne plus guère s'intéresser lui-même à sa propre histoire, ce qui le conduit par moments à écrire un peu n'importe quoi. Je donne juste un minuscule exemple “topographique” (on pourra vérifier sur Google Maps que je ne raconte pas n'importe quoi). Maigret se trouve rue d'Enghien et rentre chez lui, boulevard Richard-Lenoir. Simenon note que “il n'y avait qu'un bon quart d'heure de marche”, ce qui paraît exact si l'on considère l'extrémité nord du dit boulevard. Or, trois lignes plus bas, il signale que Maigret voit des autocars de touristes (on est en août) place de la Bastille, laquelle étant à la pointe sud du boulevard rend le trajet du commissaire totalement incohérent. C'est une bourde que Simenon n'aurait jamais commise quelques années plus tôt. Et tout cela es finalement un peu triste...

Malgré tout, il m'aura fallu attendre ce piteux roman-là pour découvrir que, non content de n'avoir pas le permis de conduire, Jules Maigret ne savait pas non plus nager. C'est peut-être pourquoi, dans certaines enquêtes, au moins en leurs débuts, il se contente de patauger.


Vendredi 30

Neuf heures. — Il me reste trois Simenon à lire, deux Maigret et un roman “dur”. En réalité, il m'en resterait bien plus. Mais puisque Simenon s'est arrêté d'écrire après Maigret et Monsieur Charles, j'ai décidé d'arrêter de le lire au même endroit.

Petit bilan, donc, de cette immersion totale dans une œuvre. J'ai commencé lors de mon entrée à la clinique Ambroise-Paré, soit le 17 juillet. Je vais cesser au premier ou au 2 septembre, ce qui fera en gros un mois et demi en compagnie du seul Simenon. Durant ce laps de temps, j'ai lu entre un et deux romans par jour ; disons donc un et demi en moyenne. Ce qui veut dire que j'ai “avalé” à peu près 70 livres de Simenon depuis la mi-juillet : il est effectivement temps de passer à autre chose.

Mais à quoi ? À qui ?

— Un “truc” de Simenon (pendant que nous sommes encore en sa compagnie...) : dans les Maigret, la victime ou le suspect habite toujours dans une rue réellement existante, mais très souvent au numéro Xbis ou Xter, qui, eux, n'existe pas. Un moyen simple pour éviter les récriminations, voire les procès, de locataires réels qui ne manqueraient pas de “se reconnaître” dans tel ou tel personnage peu reluisant...

Midi. — À part ça, il fait ici, depuis une grosse demi-heure, un temps impeccablement simenonien : une pluie régulière, dense, interminable, qui donne l'impression d'avoir été transporté sur les bords de la Meuse, quelque part entre Namur et Liège.

— Les vieilles actrices se tirent une bourre d'enfer, à qui remontera le plus haut sur l'affiche. Hier, c'était la Denicourt qui opérait un spectaculaire retour avec son inusable Desplechin. Ni une ni deux : ce matin, c'est Anouk Grinberg qui nous ressert une tartine de Depardieu. Qui pour demain ? On sent que ça s'agite dans la coulisse...

Cinq heures. — Rectification à ce que j'écrivais ce matin. Vérification faite dans ce journal même, ce n'est pas à la mi-juillet que j'ai replongé dans le monde de Simenon, mais dix jours plus tôt. Par conséquent, le nombre de romans relus doit se situer entre 80 et 90, soit pas très loin de la moitié de l'œuvre complète.

Six heures. — Dans le dernier billet de Jérôme Vallet, j'en arrive soudain à ce début de paragraphe : « Qu'est-ce qu'un morveux ? Un morveux, c'est quelqu'un qui lit un écrivain en lui faisant la leçon, en « lui apprenant des choses », ou, pire, en « dialoguant avec lui ». Les morveux ne lisent plus des livres, ils les commentent, ils les expliquent, ils les réfutent. Ils les récrivent, au besoin. » 

Merdalor ! On dirait moi… Voilà qui me met d'excellente et primesautière humeur pour au moins la moitié de la soirée.


Samedi 31

Sept heures. — Regardé hier soir le premier épisode d'une mini-série anglaise, Kaos. Il s'agit d'une “relecture”, comme on baragouine désormais, de la mythologie grecque. C'est suffisamment original et drôle pour que nous poursuivions l'expérience, au moins ce soir.

L'envie d'y aller voir m'a été donnée par le fait que ç'a été imaginé et écrit par la même femme qui avait déjà produit The End of the f***ing World, autre mini-série britannique qui avait su nous “accrocher”.

Neuf heures. — Je dois rectifier, ou au moins nuancer, ce que je disais voilà un jour ou deux à propos du Simenon de la toute fin (la perte partielle de l'inspiration, le navire qui court sur son erre, etc.) : Les Innocents, qui est son avant-dernier roman, est tout à fait bon, du même niveau, il me semble, que ceux des années cinquante et début soixante ; en tout cas meilleur que les quatre ou cinq lus ces derniers jours.

Il ne me reste donc plus qu'à “liquider” Maigret et Monsieur Charles...

— Il est frappant de (re)découvrir qu'à l'orée de cette ultime enquête — mais lui-même n'en sait évidemment rien —, Maigret se voit proposer par le préfet de police de devenir directeur de la P.J., ce qui représenterait un superbe “couronnement de carrière”, à trois ans de sa retraite, son bâton de maréchal. Ce bâton, notre commissaire divisionnaire le refuse. Le côté piquant de la chose est que, s'il l'avait accepté, son nouveau poste aurait de facto mis fin à ses enquêtes telles que nous les lisons ; ce qui va tout de même se produire, mais par décision unilatérale de son créateur.

— Pour clore ce mois sur le chat — pas le fantôme : le vivant... —, il semblerait que soyons sur le point, traitement vétérinaire aidant, de venir à bout de sa persistante diarrhée. D'autre part, Petit Loup commence à bien maîtriser l'espace des différentes pièces où il lui est loisible de circuler librement. Et ses relations avec Charlus se normalisent un peu plus chaque jour, même si pas assez vite au goût du chien, qui aimerait, très visiblement, reprendre avec ce nouveau chat les jeux et les cavalcades qu'il menait naguère avec le fantôme.

Cinq heures. — Je tourne à l'instant la dernière page du dernier Maigret : adieu Simenon ! ou peut-être au revoir, selon ce que le destin me prêtera encore de vie.

Qui, pour sa succession ? En ces temps d'antisémitisme “revisité” et néanmoins virulent, il m'a paru que le moins que je pouvais faire était de me tourner vers l'un ou l'autre des écrivains juifs qui parsèment ici les rayonnages.

Ce sera Isaac Bashevis Singer : La Famille Moskat.