DE COMBRAY À SODOME
Samedi 1er
Dix heures. – Levé à sept heures (aucun mérite : j'étais au lit depuis dix heures moins le quart…), tout mollasson et la tête lourde : il ne manquerait plus que j'aie fini par choper le Chinois, tiens ! Ce serait une belle façon, et très originale, de commencer l'année – et peut-être un moyen de ne pas la finir, allez donc savoir.
Une heure. – En plus de la correspondance, je viens également de reprendre la biographie de Proust par Ghislain de Diesbach. Je suis sur une pente dangereuse…
Lundi 3
Une heure. – Je suis toujours surpris du portrait que peuvent faire de Proust et de son œuvre ceux qui ne les aiment pas : j'ai l'étrange impression qu'on me parle non seulement de quelqu'un d'autre et d'un autre livre, mais qui seraient même à l'opposé parfait de ce que sont Proust et À la recherche du temps perdu. C'est le cas dans le dernier billet de Jacques Étienne (qui, par ailleurs, est une sorte de coup de chapeau donné à ce journal, ce qui est toujours gratifiant pour l'ego…). Jacques lui-même parle de Proust comme d'un “snobinard” – ce qui est un pont aux ânes –, alors que personne n'a mis en lumière les ressorts de tous les snobismes avec une aussi cruelle lucidité. Il déclare aussi que son style est lourd, alors qu'il en est peu qui le soient moins (mais je reconnais que, là, c'est davantage une affaire de goût personnel), style qu'il déclare également “indigeste à mes yeux”. On aura donc au moins appris que chez le Jacques Étienne commun, la digestion se fait par le regard, ce qui est une curiosité biologique méritant d'être soulignée.
Sous son billet, ce sont ses commentateurs qui prennent le relais. Le nommé Nouratin parle de la propension de Proust “à se regarder le nombril”, chose qu'il ne fait pourtant jamais, son narrateur passant au contraire tout son temps à observer les autres afin de dégager les lois profondes qui régissent les existences humaines. Et, quand il se penche sur lui-même, ce n'est jamais pour s'admirer (ce qu'implique nécessairement l'expression “se regarder le nombril”), mais pour, là encore, pour dégager des enseignements psychologiques de ses propres attitudes ou réactions. Et il ne le fait jamais en se donnant le beau rôle (contrairement à ce qu'il faisait dans son roman inachevé de jeunesse, Jean Santeuil), bien au contraire.
– Toujours en commentaire chez Messire Étienne, le dindonnant Renépol écrit ceci à mon sujet, suite à ce que j'ai noté sur lui le mois dernier ici même :
« C'est assez étrange d'obséder autant des gens que vous ne connaissez pas, simplement dérangés par le fait même que vous existiez, que vous croyiez ou viviez d'autres choses qu'eux et que vous avez une orientation sexuelle qui les titille. Ils n'ont pas osé franchir le pas, ils vous agressent ! »
Ces trois lignes appellent plusieurs remarques :
1) Il est plaisant de se voir taxé d'obsession par un homme qui ne rate aucun de mes billets et qui, chaque mois, décortique mon journal ligne à ligne…
2) On retrouve, dans ces trois lignes, la fatuité enfantine propre à leur auteur, qui s'imagine que son existence pourrait déranger qui que ce soit, ou qu'on pourrait être un tant soit peu perturbé par ce qu'il pense ou croit penser.
3) On retrouve aussi le trait commun à beaucoup de “ceux de sa race” (mais pas tous, fort heureusement), qui ont besoin de croire, pour grandir à leurs propres yeux, que nous avons quelque chose à faire de leur particularité sexuelle déviante.
4) La cerise sur le gâteau, tarte à la crème freudo-pédérastique cuite et recuite : si on a l'audace inouïe de bousculer un tant soit peu un homosexuel, par exemple en soulignant tel ou tel de ses ridicules, c'est obligatoirement parce que nous mourons d'envie de le devenir nous-mêmes mais que nous sommes incapables de faire preuve du sublime courage qu'ont su montrer tous les Renépol de la Création (en tout cas depuis que la sortie de placard est devenue sans le moindre risque, toutes les portes en étant grandes ouvertes depuis longtemps).
Pour conclure, je ferai observer que je n'ai jamais “agressé” ce bon Renépol : je me contente, comme dit plus haut, de passer un coup de stabilo sur ses déclarations les plus savoureusement bouffonnes. Et rien que ça, c'est déjà du boulot, vu l'abondance de la matière.
Trois heures. – Donc, hier, petite demi-journée chez Isabelle, sous le double prétexte que c'était l'anniversaire de ma mère et que Clémence – fille de ma sœur et ma filleule – était également là, avec son homme, Anthony, que je n'avais encore jamais vu, et leur bébé fraîchement démoulé. Le repas s'est déroulé dans une ambiance animée, et même joyeuse, tout en se détachant sur un fond de tristesse diffuse. Tristesse de voir ma mère devenue vraiment bien vieille et ne prononçant plus que de rares paroles ; et, bien entendu, tristesse de la maladie d'Isabelle, dont on voit mal comment on pourrait faire abstraction, même si elle-même fait mine de la prendre avec une sorte de détachement, de fatalisme presque enjoué.
Mais c'est assez sur ce sujet, dont j'ai déjà dit que je ne parlerais pas ici.
Mardi 4
Une heure. – Je suis toujours surpris par ces gens qui, découvrant que telle personne a, ou aurait, des opinions politiques contraires aux leurs, déclarent qu'ils ne pourront plus envisager de dîner avec elle, ni même de s'assoir à une terrasse le temps d'une tasse de café. Voilà bien une chose qui m'est et m'a toujours été absolument étrangère : même dans ma jeunesse, temps où l'on est censé être “radical” dans ses idées, il ne me serait jamais venu à l'idée de juger de la fréquentation d'autrui sur ce critère-là. Du reste, il ne me serait même pas venu à l'idée, rencontrant une personne nouvelle, de m'enquérir des dites opinions, lesquelles ne m'ont jamais vraiment intéressé, me paraissant toujours plus ou moins dénuées de réelle consistance.
Presque
plus surprenant encore : que ces mêmes personnes ravagées par la
politique se soient, un moment, imaginé que l'idée de les rencontrer
dans un café ou ailleurs ait pu seulement m'effleurer l'esprit.
– Une réplique amusante, saisie au vol dans je ne sais plus quel film ou épisode de série : « J'aimerais mourir comme mon grand-père : calmement, sereinement, pendant mon sommeil. Et pas en hurlant de panique, comme ses passagers. »
Mercredi 5
Dix heures. – Je commence à trouver mon célibat un peu longuet ; ce qui est habituel, dès lors que j'en aborde la dernière ligne droite (Catherine rentre lundi). Ce qui est curieux, c'est que le phénomène reste identique quelle que soit la durée de son absence : je suis plus ou moins “âme en peine” les premiers jours, puis une routine s'installe, laquelle commence à me peser dans les derniers jours précédant le retour. C'est la durée de ces trois phases qui varie, s'adaptant à la durée totale de l'absence. Ce sont, en quelque sorte, des phases élastiques.
– L'information divertissante : « Les talibans ordonnent aux magasins de vêtements de décapiter leurs mannequins. » Tant que la consigne ne s'étend pas aux organisateurs de défilés de mode, cela doit signifier que nous avons affaire à des talibans modérés – limite laxistes.
Jeudi 6
Deux heures. – Reçu le coffret de deux volumes “Bouquins” contenant les lettres de Balzac à Mme Hanska. Entre Proust et lui, je sens que le choc va être titanesque.
Vendredi 7
Dix heures. – Commande, à l'instant, du nouveau roman de Houellebecq, anéantir. En l'attendant, je vais continuer à tenter de séparer Marcel et Honoré qui, au salon, se battent comme des chiffonniers, à celui qui saura retenir le mieux mon attention. J'essaie de me montrer impartial entre eux deux, mais c'est dur ; d'autant plus dur qu'ils sont affligés d'ego aussi surdimensionnés l'un que l'autre.
– Je commence à compter les jours me séparant du retour de Catherine. Je n'en suis pas encore à compter les heures, mais je sens que ça ne saurait plus tarder.
Une heure. – Je crois bien que, finalement, Marcel va venir à bout d'Honoré par KO technique : je viens de tirer de son étagère le premier volume Pléiade d'À la recherche du temps perdu… Cela dit, que le champion ne fasse pas trop l'avantageux : quand, d'ici quelques jours, Michel va se présenter sur le ring, il risque de voir son titre vaciller.
Samedi 8
Dix heures. – Ce matin, relu les quarante premières pages de Du côté de chez Swann, c'est-à-dire la première partie de Combray (celle qui va du réveil jusqu'à la madeleine, pour ceux qui fréquentent ces parages-là), avec un double bonheur : bonheur de se retrouver en un pays connu et aimé, à quoi s'ajoute celui d'y découvrir encore des choses qu'on ne savait pas y être ou qu'on avait oubliées.
Du coup, Honoré se morfond dans son coffret, comprenant bien qu'à chaque page proustienne que je tourne, ses chances s'amenuisent de capter mon attention.
Dimanche 9
Deux heures. – Dernier jour de célibat ! Demain – je ne sais plus si je l'ai déjà noté ? – Catherine est censée atterrir (enfin, pas seulement elle : tout l'avion…) à neuf heures et quart, ce qui est bien la plus mauvaise heure, par rapport à la circulation routière. J'ai donc décidé, matinée de merde pour matinée de merde, de partir d'ici dès six heures, de manière à affronter l'A 86 et l'A1 avant les légions de crétins qui auront décidé de les emprunter également. Si la circulation est à peu près fluide à ce moment-là, je devrais arriver au terminal 2 entre sept heures et demie et huit heures ; ce qui, compte tenu du temps qu'il faut pour débarquer puis pour récupérer les bagages, me laissera deux grandes heures de battement. Le pis est que, avec les conneries covidiennes, je ne suis pas sûr du tout de seulement pouvoir pénétrer dans le hall des arrivées, même si, pour tenter de m'en faciliter l'accès, Catherine a officiellement demandé – j'ai un double de sa demande – un fauteuil roulant à son arrivée (fauteuil pour elle et non pour moi, j'espère qu'on l'aura compris !).
Bref, j'ai bien hâte que tout cela soit terminé et qu'on soit de retour ici. (Inutile de préciser que, contrairement à mon habitude dans ces cas-là, j'ai prévu de ne pas emmener Charlus avec moi : ça risque d'être suffisamment pénible comme ça…)
Lundi 10
Midi. – Mission accomplie : parti de la maison à six heures et quart, j'étais de retour à onze heures, épouse en poche. Le trajet aller s'est accompli sans incident ni bouchon, malgré un brouillard qui ne se laissait pas oublier. J'étais donc au terminal 2 de l'aéroport à huit heures moins le quart, pour y attendre un avion dont l'atterrissage était prévu à neuf heures vingt. Tout de suite s'est posée la question de Tchernychevski : Que faire ? Question d'autant plus brûlante qu'il était impossible, en raison de la démence covidoïdale, de pénétrer dans le terminal si l'on était pas muni d'un billet d'avion…
Le Sheraton étant à quelques pas, je décide d'y aller prendre un petit déjeuner. À l'entrée de la salle, une jeune femme dûment muselée me donne le choix entre le petit-déjeuner de pédé à 8 euros (café, croissant, tartine) et le buffet d'honnêtes gens à 33 unités de la même monnaie, comportant toutes sortes de victuailles salées ou sucrées, chaudes ou froides. Me disant que la matinée était suffisamment pénible sans avoir à se punir en plus, je choisis évidemment les agapes pour nantis. La muselée m'explique où sont les choses, les différentes nourritures, la machine à boissons chaudes, etc., m'invite à choisir une table puis à aller me servir. Ce que je fais. Ayant fini d'avaler mes nourritures solides, je traverse la salle pour aller me servir un double expresso à la machine, reviens le siroter à ma table ; puis, n'ayant plus rien à faire là, je me lève, enfile mon manteau, empoigne le Proust de Bardèche que j'avais pris l'élémentaire précaution d'emporter et me dirige tranquillement vers la sortie, que je franchis sans que personne n'ait eu l'idée, pourtant élémentaire, de me réclamer le moindre centime en paiement de mon balthazar. Voilà comment, sans le vouloir ni même y songer, je me suis fait offrir un petit déjeuner par le Sheraton de Roissy-Charles-de-Gaulle. Il ne me restait plus, après cet excellent début de nos relations, qu'à aller m'installer dans l'un de leurs confortables fauteuils afin d'y attendre l'avion de Montréal.
À l'entrée du terminal 2C, relié directement au Sheraton par une galerie couverte, deux vigiles, sortes d'hybrides entre le flic et le gilet jaune, chargés de filtrer les entrées. L'un d'eux me demande mon billet d'avion, je lui explique, en prenant l'air le plus bête qu'il m'est possible (j'ai un assez gros potentiel dans ce domaine) que je viens récupérer ma femme, que je ne sais pas où aller, ni même comment ressortir à l'air libre… et hop ! sans plus de discussion, il me laisse franchir sa petite frontière, ce qui m'a permis de passer au chaud le dernier quart d'heure qu'il me restait à attendre.
Trajet de retour sans incident ni bouchon non plus. Gros contentement de retrouver le silence de la campagne, après les rumeurs, grondements et bruits divers de l'univers aéroportuaire. Et je crois que ce sera tout pour aujourd'hui.
Mardi 11
Une heure. – Curieux, ce blogueur qui, à propos de Madres paralelas titre le billet qu'il lui consacre : « De l'Almodovar pur sucre. », et dont la première phrase de texte est : « Je n'avais jamais vu aucun film de Pedro Almodovar jusqu'à présent. » Comment, dans ces conditions, peut-il juger du pur-sucrisme de celui-là ?
– Houellebecq ne s'étant toujours pas présenté au garage Ford, je poursuis – et achève presque – ma relecture de Swann. Avec la crainte que, quand il sera enfin arrivé, Houellebecq ne pâtisse un peu de son immédiat voisinage avec Proust. Enfin, qu'ils se débrouillent entre eux.
Quatre heures. – Houellebecq est arrivé ! Proust ne fait pas le fier…
Mercredi 12
Dix heures. – Froid et brouillard, ce matin. Je m'en fous : je n'ai aucun besoin de sortir de la maison et j'ai devant moi à lire 500 pages de Houellebecq (puisque j'en ai lu un peu plus de 200 depuis hier…). Pendant ce temps, Catherine vaque dans la maison – mais sans excès… – à ses occupations diverses. On pourrait appeler ça : le bonheur. Ou au moins : la quiétude, si l'on veut à tout prix éviter les mots un peu grandiloquents.
– Pendant ce temps, dans un touite, parlant du livre qu'il vient de traduire pour Albin Michel (un truc de négresse “décoloniale”, évidemment), Guillaume Cingal nous apprend que son texte a été “relu au peigne fin”. L'autre jour, je ne sais plus chez qui – chez Bardèche peut-être bien – il pleuvait des petits pains, voilà qu'aujourd'hui on se met à relire avec un peigne : la vie quotidienne va devenir de plus en plus compliquée, je le sens.
(Il est vrai que c'est le même personnages qui parle des “directeurices de labos”. S'il écrit de la même façon ses traductions que ses touites, je sens que je vais oublier d'acheter son livre…)
Par
ailleurs, j'y pense d'un coup, un mâle blanc, quasi quinquagénaire, qui
traduit le livre d'une femelle racisée : n'y aurait-y point là quelque
chose comme une méchante appropriation culturelle ? Un vieux renvoi de
colonialisme suret ?
– J'ai commandé hier un livre d'Allan Bloom réédité par les Belles Lettres, L'Âme désarmée, sous-titré Essai sur le déclin de la culture générale,
qui date de 1987. Bloom a inspiré, apprends-je, à son ami Saul Bellow
le personnage éponyme de Ravelstein, roman que j'ai lu, que je crois
bien posséder encore, et que je relirai sans doute après avoir pris
connaissance de celui du modèle (phrase tortillonnée s'il en fut).
– Sans doute parce que j'ai revu dernièrement quatre ou cinq de ses films, je suis frappé par les points de ressemblance, ou peut-être simplement de “contact”, entre le monde de Denys Arcand et celui de Houellebecq. Avec, évidemment, d'encore plus nombreux points de dissemblance ; mais enfin, ce me semble assez net, comme convergence de vues.
Jeudi 13
Dix heures. – Épais brouillard, pas un souffle de vent, et Charlus qui semble m'attendre sur la terrasse, les yeux braqués vers ce bureau où je suis. S'il s'imagine que je vais aller le promener par un temps semblable, il se fourre la patte dans l'œil. Et puis, j'ai un Houellebecq à finir (moins de cent pages…).
Deux heures. – Je viens de terminer anéantir,
le Houellebecq. Curieux livre que celui-là, qui semble contenir deux
romans plutôt qu'un, lesquels s'affrontent, tentent de s'unir, n'y
parviennent pas, ou qu'à moitié, et dont l'un d'eux, finalement,
s'interrompt, se perd dans les sables jusqu'à disparaître complètement
sous la poussée victorieuse de son “rival”. C'est, je crois bien, la
première fois que je lis un roman qui, s'ouvrant sur une énigme – à
caractère politique ici, mais c'est secondaire –, paraît la perdre de
vue et “oublie” de nous en proposer la résolution, ou au moins son
esquisse. Dans sa construction même, le livre est double : tantôt bâti
autour d'un personnage central, comme le sont la plupart des romans de
l'auteur, mais parfois aussi nettement plus “choral”, le personnage
pivot ne devenant plus que le membre d'une constellation, ni plus ni
moins important que ceux qui l'entourent et interagissent avec lui.
À côté de cela, des qualités proprement houellebecquiennes sur lesquelles il n'est pas nécessaire de revenir, et aussi une nouveauté frappante. On commence, dès les premières pages ou presque par nous présenter un couple sur le point d'entrer dans la cinquantaine : couple en miettes où les deux époux ne se parlent plus et font non seulement chambre mais aussi réfrigérateur à part, Madame ayant sombré dans le véganisme pendant que Monsieur continue d'avaler les charcuteries les plus riches en graisses saturées. On se dit alors qu'on est bien chez Houellebecq… sauf que, contre toute attente, cet homme et cette femme vont, vers le milieu du roman, se rapprocher l'un de l'autre et connaître une sorte de rebirth sentimental et sexuel, comme une plante que l'on croyait morte laisse soudain pointer une ou deux pousses vert tendre. Cette “possibilité d'une renaissance” de l'amour, voilà qui me semble tout à fait neuf chez Houellebecq. Mais qu'on se rassure, on ne versera pas dans l'Harlequin non plus : le cancer n'a pas dit son dernier mot…
Vendredi 14
Dix heures. – Après la parenthèse houellebecquienne de ces deux derniers jours, retour à Proust : fin de Swann et commencement des Jeunes Filles. En contrepoint, sans doute – car Proust demande à être consommé avec une certaine modération –, les Lettres à Madame Hanska de Balzac.
– Temps froid (l'eau des poules était ce matin complètement gelée), ensoleillé, sans un souffle de vent : je ne couperai pas à la balade charlusienne…
Midi et demie. – Le livre d'Allan Bloom (L'Âme désarmée) est arrivé de chez Ford il n'y a pas une demi-heure, grâce à la diligence de Catherine (oui : encore plus passéiste que moi, Catherine a pris la curieuse habitude de se déplacer en diligence, au moins quand elle ne va pas trop loin ; la prochaine fois qu'elle aurait la saugrenue idée d'aller faire un séjour au Canada, je m'attends à ce qu'elle réserve une cabine à bord d'une frégate royale). J'ai aussitôt renvoyé Madame Hanska en Pologne et Honoré dans sa rue Cassini, afin qu'ils voient si, par hasard, je n'y serais pas aussi.
Cinq heures. – Dans le très long entretien qu'il a accordé le mois dernier à Agathe Novak-Lechevalier, en Sorbonne, Houellebecq se définit comme “un très jeune vieux”, comprenons : un novice dans l'état de vieillesse. Ça me convient tout à fait : j'achète.
Samedi 15
Cinq heures. – Lu une cinquantaine de pages du livre de Bloom qui est, je le rappelle, sous-titré Essai sur le déclin de la culture générale, avant de l'abandonner. Le talent de l'auteur n'est nullement en cause, ni même le grand intérêt qu'a pu présenter ce qu'il dit à propos des universités, des étudiants, de leurs rapports avec les livres, de la culture en général, etc. J'ai souligner intentionnellement les deux mots de la ligne précédente. C'est que, en effet, L'Âme désarmée a déjà plus de trente ans ; et que, depuis, l'université, l'éducation dans son ensemble ont subi un tel effondrement, se vautrent désormais dans de telles abjections idéologico-asilaires, que ce que Bloom présente comme une époque inquiétante donne à peu près aujourd'hui l'impression d'une sorte d'âge d'or à jamais révolu, presque mythique. À ce titre, son livre intéressera sans doute, plus tard, s'il s'en trouve, les ausculteurs de civilisations qui chercheront à comprendre les étapes de l'agonie de la nôtre. Pour ma part, j'ai trouvé que c'était là une lecture un peu trop déprimante…
Dimanche 16
Dix heures. – Je viens de supprimer le site du parti de l'in-nocence de mes “favoris” : depuis maintenant des mois, on n'y parle plus que de virus et de vaccin, le crachoir est tenu en permanence par une petite poignée de bavards impénitents, de raisonneurs logorrhéiques, dont le plus pénible est d'assez loin (et sans surprise) le redoutable Francis Marche, qui a un avis sur tout et surtout un avis. Mais il a fait deux ou trois émules qui, chaque jour, se rapprochent un peu plus de leur maître en verbiage abscons.
Lundi 17
Dix heures. – Il y a des plaisirs, certes d'un niveau peu élevés mais néanmoins assez vifs, que l'on goûte à la relecture de Proust, mais qui sont inaccessibles au primo-lecteur ; ce sont ceux que procurent ces petites “pierres d'attente” que Proust disposent çà et là, en prévision de ce qui n'est pas encore advenu dans le cours de son récit.
Ainsi, au début des Jeunes Filles en fleur, dans la partie intitulée Autour de Mme Swann, apparaît soudain une comtesse de Marsantes. Cela dure le temps d'une dizaine de lignes, à peine. C'est une silhouette fugitive et silencieuse, pas plus réelle qu'une personne qui entrerait dans un restaurant, traverserait la salle et ressortirait par une autre porte, sans s'être assise à aucune table ni avoir dit mot à quiconque. Le primo-lecteur l'oublie aussitôt. Mais le relecteur, lui, sait que Mme de Marsantes est la mère de Robert de Saint-Loup, personnage non encore apparu et qui va devenir très important (capitalissime, dirait Proust) dans la suite.
Et il n'est pas indifférent que cette apparition presque fantomatique soit pour nous apprendre que Mme de Marsantes était la seule personne “élégante” (elle est une Guermantes) qui consentait à recevoir chez elle Odette Swann. Car le relecteur sait fort bien que leurs destins sont d'ores et déjà liés, puisque Robert de Saint-Loup va dans l'avenir épouser la fille de Swann et d'Odette, Gilberte ; et que, à deux mille pages de là, tout à la fin du Temps retrouvé, lors de la fameuse matinée chez la princesse de Guermantes, le narrateur se fera présenter leur fille, Mlle de Saint-Loup, en qui, par le jeu des combinaisons génétiques, se sont finalement rejoints le “côté de chez Swann” et le “côté de Guermantes” qui, aux yeux de ce même narrateur lorsqu'il était enfant, paraissaient aussi éloignés et injoignables que deux galaxies du cosmos.
Il en est un certain nombre d'autres, des petits plaisirs du même genre. Ainsi, au début de la Recherche, lorsque les habitants de Combray plaignent beaucoup Swann de ce que sa femme le trompe ouvertement avec son ami le baron de Charlus, alors que le relecteur sait fort bien que si Swann laisse si volontiers Odette seule avec le baron c'est parce qu'il sait celui-ci pédé comme un phoque et, donc, tout à fait apte à jouer les chaperons sans le moindre risque pour son honneur ni pour la vertu passablement écornée d'Odette.
Mais, évidemment, pour s'offrir ces plaisirs de la relecture, il faut commencer par avoir lu.
(Finalement, après courte réflexion, je viens de transformer en “billet” ce qui précède ; ne serait-ce que pour faire croire aux ombres qui y passent encore parfois que le blog-mère est toujours vivant…)
Mardi 18
Dix heures et demie. – De nos jours, un instituteur – mille pardons : un professeur des écoles –, ça s'exprime comme suit : « Je suis là pour débattre de comment on peut mieux accueillir les élèves en situation de handicap, pas pour si on doit le faire. » Et il ne s'agit pas d'un instit de fond de tiroir, de second rayon, de troisième classe, de dernière catégorie : c'est Rachid qui jacte ainsi en petit lyonnais, auteur d'un livre paru chez Robert Laffont. On s'étonne déjà moins que nombre d'enfants arrivent en sixième à peu près analphabètes – mille re-pardons : en situation de compréhension fragmentaire.
– Dans son livre intitulé Proust et son père, Christian Péchenard parle de Proust et de son père, ce qui ne devrait surprendre personne. Il écrit à un moment ceci, concernant Marcel :
« N'ayant pas eu un rôle bien défini dans la structure familiale, il ne pouvait être qu'un mauvais fils, et il était dévolu, par conséquent, à Adrien le rôle de mauvais père : « Mon père – dira le narrateur, dans une confidence qui dépasse l'anecdote – parce qu'il n'avait pas de principes, n'avait pas à proprement parler d'intransigeance… » Cela se passait dans un temps où les hommes avaient d'ailleurs pour premier devoir d'être de mauvais pères. Ils n'appartenaient pas encore à la race androgyne des nourrices sèches que sont devenus les pères à la fin du siècle, ces mères à barbe participant à la notion stupidement égalitaire de l'amour et de l'éducation, aussi pernicieuse que la fin du monde annoncée par Sodome et Gomorrhe. Marcel Proust n'a peut-être pas eu un bon père, mais il a eu, ce qui compte beaucoup plus, un vrai père. »
Et je me demande si ces réflexions abominablement scandaleuses ne mériteraient pas un petit billet de blog…
Mercredi 19
Dix heures. – L'humour, et même la cocasserie, de Proust. (Bardèche a pu dire qu'il était, avec Molière, notre plus grand écrivain comique : il a raison.) Je ne résiste pas au plaisir de recopier cette page, tirée de la seconde partie des Jeunes Filles. Le narrateur et sa grand-mère, accompagnant la marquise de Villeparisis, viennent de faire la rencontre de la princesse de Luxembourg (connue de Mme de Villeparisis mais d'elle seule), sur la digue de Balbec, à proximité du Grand Hôtel :
« Cependant la princesse de Luxembourg nous avait tendu la main et, de temps en temps, tout en causant avec la marquise, elle se détournait pour poser de doux regards sur ma grand-mère et sur moi, avec cet embryon de baiser qu'on ajoute au sourire quand celui-ci s'adresse à un bébé avec sa nounou. Même, dans son désir de ne pas avoir l'air de siéger dans une sphère supérieure à la nôtre, elle avait sans doute mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses regards s'imprégnèrent d'une telle bonté que je vis approcher le moment où elle nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin d'Acclimatation. Aussitôt du reste cette idée d'animaux et de Bois de Boulogne prit plus de consistance pour moi. C'était l'heure où la digue est parcourue par des marchands ambulants et criards qui vendent des gâteaux, des bonbons, des petits pains. Ne sachant que faire pour nous témoigner sa bienveillance, la princesse arrêta le premier qui passa ; il n'avait plus qu'un pain de seigle, du genre de ceux qu'on jette aux canards. La princesse le prit et me dit : « C'est pour votre grand'mère. » Pourtant, ce fut à moi qu'elle le tendit, en me disant avec un fin sourire : « Vous le lui donnerez vous-même », pensant qu'ainsi mon plaisir serait plus complet s'il n'y avait pas d'intermédiaires entre moi et les animaux. D'autres marchands s'approchèrent, elle remplit mes poches de tout ce qu'ils avaient, de paquets tout ficelés, de plaisirs, de babas et de sucres d'orge. Elle me dit : « Vous en mangerez et vous en ferez manger aussi à votre grand'mère » et elle fit payer les marchandises par le petit nègre habillé en satin rouge qui la suivait partout et qui faisait l'émerveillement de la plage. Puis elle dit adieu à Mme de Villeparisis et nous tendit la main avec l'intention de nous traiter de la même manière que son amie, en intimes, et de se mettre à notre portée. Mais cette fois, elle plaça sans doute notre niveau un peu moins bas dans l'échelle des êtres, car son égalité avec nous fut signifiée par la princesse à ma grand'mère au moyen de ce tendre et maternel sourire qu'on adresse à un gamin quand on lui dit au revoir comme à une grande personne. Par un merveilleux progrès de l'évolution, ma grand'mère n'était plus un canard ou une antilope, mais déjà ce que Mme Swann eût appelé un « baby ». Enfin, nous ayant quittés tous trois, la princesse reprit sa promenade sur la digue ensoleillée en incurvant sa taille magnifique qui comme un serpent autour d'une baguette s'enlaçait à l'ombrelle blanche imprimée de bleu que Mme de Luxembourg tenait fermée à la main. »
Une journée qui commence par la lecture de ce genre de “morceau” ne peut plus être, ensuite, tout à fait ratée. Même si elle est assombrie – que dis-je ? Enténébrée – par cette funeste nouvelle : Arnaud Montebourg, notre invariable gloire nationale, renonce à l'élection présidentielle. Et pourquoi donc, une décision aussi cruelle pour son pauvre peuple orphelin ? Il lui manque une dose de vaccin ? On lui a retiré son pass présidentiel ?
Cinq heures. – J'apprends, sur Toitube, la mort à 37 ans de Gaspard Ulliel : voilà un acteur dont il aura fallu qu'il disparût de cette planète pour que, enfin, son nom parvienne jusqu'à moi. Il est vrai que je ne suis pas toujours d'un accès commode, surtout pour les jeunes comédiens français. En plus, cet infortuné a défunté à la suite d'un accident de ski, ce qui est toujours plus ou moins une mort imbécile, voire un peu bouffonne.
Jeudi 20
Dix heures. – La dernière fois que je fus déjeuner chez lui, Michel Desgranges m'a appris, à ma relative surprise, qu'il ignorait tout des films de Denys Arcand. Il m'a aussitôt paru indispensable qu'il vît au moins les deux meilleurs, savoir : Le Déclin de l'empire américain et sa suite, Les Invasions barbares ; découverte à quoi je l'engageai avec toute la force de persuasion dont on me sait capable.
La semaine dernière, le même Michel m'informa qu'il lui avait été impossible de trouver les deux chefs-d'œuvre en question munis de sous-titres pour personnes en situation de malentendance, agrément d'autant plus indispensable que le français de nos cousins des neiges est parfois un peu délicat à comprendre, y compris pour les personnes en situation de bienentendance.
N'écoutant que les élans généreux de mon cœur demeuré juvénile, je décidai alors de lui en faire cadeau, persuadé que, moi, j'allais réussir à trouver ce qui lui avait échappé. Et, en effet, chez Rakuten, je tombai sur un coffret contenant les deux films, plus un autre nettement plus récent : La Chute de l'empire américain. Dans l'annonce, il était bien spécifié que les sous-titres ardemment souhaités étaient disponibles : je passai donc commande…
Le coffret est arrivé hier : les sous-titres y sont en effet… mais seulement pour le troisième film, qui se trouve en plus être d'assez loin le moins intéressant des trois ! Depuis ce matin, après un échange d'himmels avec qui de droit, je suis donc occupé à me battre pour réussir à imprimer les soixante-douze documents nécessaires au renvoi et au remboursement de l'article, que Catherine ira demain déposer au bureau de poste, à ses risques et périls (coup de chance : il lui fallait de toute façon y aller pour autre chose).
Et je crains que Michel ne voie jamais les films d'Arcand, ce qui a tendance à me navrer, persuadé que je suis qu'ils l'auraient ravi. Mais, au moins, il verra que je ne néglige rien, ne recule devant aucun obstacle, dès qu'il s'agit de sa formation intellectuelle et cinématographique…
Vendredi 21
Deux heures. – Ma banque, qui ne cesse de se mettre en quatre pour me pourrir l'existence, me propose aujourd'hui, par voie internétique, de “célébrer la musique lors d'un séjour immersif”. Pour connaître cet incomparable bonheur, il me suffirait de “rejoindre la féérie de Tomorrowland Winter 2022 sur les sommets enneigés de l'Alpe d'Huez”. Non, vraiment, merci : je préfère continuer à fumer du silence dans mon coin.
Samedi 22
Dix heures. – Hier, sur son blog, Jacques Étienne publiait un petit dessin humoristique mettant en scène deux personnages. L'un dit : « Je me demande tout le temps comment aurait été ma vie si j'avais fait d'autres choix. » Et l'autre de lui répondre : « Tu serais en train de te demander comment aurait été ta vie si tu avais fait d'autres choix. »
Voilà bien une question que je ne me suis jamais posée, non pas parce que je serais assuré d'avoir toujours opté pour le meilleur, mais simplement parce que j'ai conscience de n'avoir jamais fait aucun choix, et ce quel que soit le domaine envisagé, professionnel ou autre. J'ai toujours laissé les événements se produire – ou ne pas se produire – comme ils l'entendaient, les acceptant avec un fatalisme hindou, restant toujours, en quelque sorte, simple spectateur de ma propre existence… si tant est que l'on puisse encore appeler cela une existence. Même dans un domaine aussi secondaire, anecdotique, que celui des vacances ou des voyages d'agrément, je n'ai jamais pris la moindre décision : les rares fois où je suis allé en villégiature quelque part, ce fut toujours à l'instigation d'autrui, je n'ai eu quant à moi qu'à me laisser porter.
Du coup, y réfléchissant, je me dis que j'ai eu la chance inouïe, dans ma jeunesse, de ne jamais avoir de relations suffisamment durables avec une femme pour qu'elle en arrive à réclamer son dû, c'est-à-dire un enfant, voire plusieurs. Car, placé dans ce cas, j'aurais évidemment laissé les choses suivre leur cours, et je me serais retrouvé, le temps de dire ouf, condamné aux galères paternelles sans même y avoir songé.
Cinq heures. – Me voici donc, une fois de plus, proustifié jusques aux moelles : depuis une petite semaine, je consacre mes matinées à la Recherche (j'arrive à la fin des Jeunes Filles), et mes après-midis sont voués à la correspondance. À propos de celle-ci, ce qui frappe le plus, et le plus immédiatement, c'est l'espèce de volonté acharnée que semble mettre Proust à justifier l'opinion qu'ont de lui tous ceux qui le prenne pour un fucking coupeur de cheveux en quatre dans le sens de la longueur. Certaines lettres, notamment à ses différents éditeurs mais pas seulement, atteignent à force de tarabiscotages et de bizantinisme à une puissance rarement égalée dans le comique tendance absurde. Autre type de comique, obtenu cette fois par accumulation : dans une seule journée, Proust est capable d'écrire à quatre ou cinq destinataires différents des lettres de huit ou dix pages, dont la principale information qui en ressort est qu'il est trop malade pour seulement envisager de soulever une plume et de la tremper dans un encrier.
Bref, je m'amuse énormément.
Dimanche 23
Dix heures. – La relecture de Proust produit un autre effet, mais il ne peut le faire que sur moi. Si je suis à Paris, j'ai souvent l'occasion d'être invité à dîner chez Swann, dîner auquel, parfois, est présent Bergotte. Si je pars pour une villégiature à Balbec, je ne manque pas d'y faire la connaissance d'Elstir. Si bien que, soudain, j'ai l'impression de me trouver dans une sorte de chenil céleste où les âmes de mes chiens, heureux de me voir débarquer au milieu d'eux, viennent me faire la fête, parfois chacun à son tour, parfois tous ensemble.
En revanche, si d'aventure je croise le baron de Charlus, il ne se produit rien de semblable. Je suppose que l'animal qui porte son nom est trop présent, trop vivant encore, pour se payer le luxe, et le pouvoir, de jouer les fantômes ; comme si l'âme ne venait aux chiens qu'après la piqûre terminale.
Lundi 24
Cinq heures. – Journée proustienne, sans rien d'autre à noter ici ; si ce n'est que nous sommes allés au ravitaillement animalier, au cabinet vétérinaire et à la jardinerie de Pacy, laquelle est de nouveau en rupture de stock pour ce qui est des gros sacs de graines de tournesol.
– Pendant ce temps, mes petits amis de gauche semblent redécouvrir les charmes (discrets) du communisme, par le truchement d'un candidat dont le nom m'échappe à la prochaine mascarade présidentielle. Cela dit, l'olibrius en question vient de déclarer, en gros, que les nationalisations c'était la voie royale vers l'appauvrissement et la misère. Si bien qu'il me semble aussi communiste que je suis woke. Mais enfin, il a l'étiquette.
Mercredi 26
Dix heures. – L'excellente nouvelle de ce matin (lue dans L'Incorrect, à moi donné hier par Michel) : le troisième et dernier volume de la correspondance Morand – Chardonne est enfin paru.
....................... (ligne de points censée représenter le temps qui passe…)
Voilà : commande passée ! Pendant que “j'y étais”, fait également l'acquisition de la première saison des Petits Meurtres d'Agatha Christie, série française dont Michel me disait du bien hier, entre cacahuètes et saucisson.
Jeudi 27
Midi. – Gouleyante anecdote racontée à Lucien Daudet par Proust, dans une lettre datée du 8 août 1915. Une dame très pieuse fait une visite de consolation à une autre dame, laquelle vient d'avoir ses deux fils tués à la guerre. Quand elle se met à parler de Dieu, l'autre l'arrête :
« Non, c'est inutile, je n'y crois plus. Si Dieu existait, il aurait empêché cette guerre. »
Alors, la visiteuse, après une ou deux secondes d'hésitation :
« Enfin, ma chère, écoutez : il n'a peut-être pas pu… »
Cinq heures. – René de Obaldia vient de mourir, à 103 ans : enfin un écrivain qui ne s'est pas dégonflé devant le centenariat ! En outre, il semblerait qu'il ne soit même pas mort à cause du petit Chinois, ce qui peut être considéré comme un dernier pied de nez adressé à cette époque stupide.
Vendredi 28
Dix heures. – J'ai publié sur le blog mère, il y a une dizaine de jours, un court billet (que l'on peut aussi trouver ici même, un peu plus haut, vers le 17 je crois) dans lequel je signalais la première et très discrète apparition, dans Du côté de chez Swann, de la comtesse de Marsantes, mère de Robert de Saint-Loup. Or, voilà qu'elle vient d'en faire une seconde, d'apparition, du Côté de Guermantes cette fois… mais rétrogradée de comtesse à vicomtesse !
C'est pas r'lu, ça, m'sieur Marcel, c'est pas r'lu…
Midi. – « On peut très bien vivre sans avoir jamais lu Proust ! » Voilà une phrase – point d'exclamation compris – que l'on m'a servie un certain nombre de fois, ces quarante dernières années (elle marche aussi avec Balzac, mais tout de même moins bien…). Elle est parfaitement juste : on peut en effet vivre, et vivre bien, sans avoir lu Proust. C'est d'ailleurs heureux, sinon la terre se trouverait fortement dépeuplée.
Le
doute quant à sa pertinence réelle commence à poindre quand on se rend
compte qu'on peut également “très bien” vivre sans avoir jamais fait
l'amour avec une femme, ni entendu les quatuors de Beethoven, ni connu
les plaisirs d'une ivresse “douce et raisonnée”, pour parler comme Juan
Carlos Onetti, ni… Chacun complètera la liste à son gré.
La question qui se pose arrive tout naturellement : on peut, oui, mais est-ce bien raisonnable ? Souhaitable ? Enviable ? Rien n'est moins sûr…
Il faut ici ajouter une remarque, à propos de la phrase initiale ( « On peut très bien vivre sans avoir jamais lu Proust ! ») : les gens qui vous l'assènent ne sont jamais ceux que l'idée de lire Proust n'a pas une seconde de leur vie effleurés, mais au contraire ceux qui s'y sont essayés et n'y sont pas parvenus. C'est un peu comme si parmi les hommes prétendant qu'on peut très bien vivre sans baiser ne se rencontraient que des impuissants et des éjaculateurs très précoces.
En somme, partant de Proust on aboutit à La Fontaine, à son renard et à ses raisins qui, comme on sait, sont trop verts et bons pour des goujats.
Dimanche 30
Dix heures. – Force m'est de constater que je passe de moins en moins de temps à traîner mes sabots dans les sentines d'internet. C'est d'ailleurs logique dans la mesure où 1) les blogs où j'avais mes habitudes deviennent, à l'image du mien, de plus en plus léthargiques, et 2) parce que j'élimine presque chaque jour de ma liste un ou deux sites sur lesquels je ne cliquais plus que par une sorte d'habitude morne. Ce matin, par exemple, ce fut le tour du désormais consternant Guillaume Cingal et du toujours folklorique Renépol (mais il n'est folklore dont on ne finisse par se lasser…) qui sont passés à la trappe.
Bientôt, je le sens venir, je ne m'assoirai plus devant cet ordinateur que pour vérifier que ma boitamel est toujours aussi vide et pour noter dans ce journal que je n'ai rien à y noter. Cela nous fera faire d'intéressantes économies d'électricité, car pourquoi mettre en marche les deux radiateurs de la Case si c'est pour venir y passer deux fois un quart d'heure dans la journée ? En plus de quoi, je contribuerai certainement, ce faisant, à combattre le réchauffement climatique et prendrai ma modeste part du sauvetage de la planète – ce qui me dotera d'une belle âme toute neuve, et je tâcherai de revendre l'usagée sur le Bon Coin, même si je n'aimerais vraiment pas être dans la peau de celui qui aura la stupide idée de l'acheter.
Enfin, avantage encore moins négligeable, cela donnera plus de temps de cerveau disponible à Proust, Balzac et quelques autres, qui commencent déjà à faire les coquettes au salon, devinant imminent mon retour vers eux.
– Sur le site de Causeur aussi, on s'occupe de Proust – centenaire oblige –, mais pas pour relire La Recherche ni pour ausculter la correspondance : on ne se soucie que de savoir s'il a ou non couché avec Alfred Agostinelli, s'il a connu quelques foufounes de près ou pas du tout, ce genre de choses. Et chaque “spécialiste” y va de son petit article prétentieux et vide, dont on comprend que le seul but est de faire vendre trois ou quatre exemplaires du livre que ces cuistres ont un jour pondu après avoir “fait les tasses” du boulevard Haussmann et reniflé consciencieusement le bidet de la rue Hamelin. Pitoyable et risible. Et encore, par charité, je passe sous silence la prose chichiteuse d'un Thomas Moralès et les implacables logorrhées du surretraité Benoit Rayski. Bref, comme le reste, Causeur c'était mieux avant.
Lundi 31
Dix heures. – Terminé Le Côté de Guermantes ce matin, au moment où le soleil apparaissait derrière les arbres du voisin. Profitant de la vitesse acquise, je me suis illico présenté sous les murailles de Sodome et de Gomorrhe, ce qui pourrait révéler chez moi un don d'ubiquité assez hors du commun. Je ne désespère pas qu'on m'en ouvre les portes juste après mon déjeuner.
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