LE CINQUIÈME MOUSQUETAIRE
Mardi 1er
Dix heures. – Commençons ce mois par une petite information bouffonne, cueillie chez mes analphabètes atlanticoïdes habituels : « Yannick Noah s'est installé au Cameroun où il est devenu chef de village. » Le mince article qui fait suite à ce titre alléchant ne dit pas si, en retrouvant la terre de ses ancêtres, Guignol y a également rapatrié ses comptes bancaires.
– Hier soir, au milieu de notre délicieux mais frugal repas, Catherine me lance soudain, sans préambule aucun, une injonction comminatoire, à peu près en ces termes : « En tout cas, il est hors de question que tu meures avant moi : si je me retrouve toute seule, je ne pourrai pas rester dans cette maison, et je n'ai aucune envie de retourner vivre à Québec ! »
Bon, bon, c'est noté… On va faire ce qu'on va pouvoir… Mais enfin, je ne garantis rien, hein !
Midi. – La modernité continue à faire rage : de retour du Carrefour d'Évreux, Catherine m'apprend que les zombis fréquentant ce hangar à denrées disposent désormais, en plus des caisses ordinaires et traditionnelles, d'une “blabla caisse”. Il s'agit d'un point de paiement spécialement dédié à tous ceux (pardon : à tou-te-s celleux) qui, trouvant trop bref le temps qu'ils (re-pardon : iels)passent dans cet enfer à chacune de leurs visites, souhaitent pouvoir faire salon dans la file d'attente, jacter entre eux jusqu'à plus soif, ou encore babiller à plaisir avec la caissière sans que personne ne proteste derrière eux.
J'attends avec une jubilation teintée d'impatience le moment où Carrefour ouvrira une “psy caisse”, laquelle sera tenue par un quelconque thérapeute chargé, en plus d'enregistrer les articles des chariots en ligne, d'écouter s'exprimer et gémir le moi profond de ceux qui les auront poussés jusqu'à lui. On pourrait de même imaginer une “catho caisse”, tenue par un prêtre confesseur, une “nutri caisse” où officierait une diététicienne chargée de rejeter des chariots les nourritures trop grasses, trop sucrées ou pas assez bio ni responsables, etc.
Ça va devenir coton de faire ses courses…
À part ça, Catherine est également passée au garage Ford d'où elle m'a rapporté le troisième et dernier tome (près de 1200 pages tout de même…) de la correspondance Morand/Chardonne, laquelle se termine en 1968 suite au décès du second nommé de ces épistoliers. On s'occupera de leur cas dès qu'on en aura terminé avec les bafouilles proustiennes, ce qui n'est pas tout à fait pour demain, puisqu'il m'en reste encore cinq volumes, pas précisément fluets eux non plus. Cela dit, un certain nombre des lettres de Proust étant adressées à Paul Morand, la transition devrait se faire sans à-coup.
Cinq heures. – Malgré le vent et la bruine, Charlus et moi, chacun à son bout de la laisse à enrouleur, avons accompagné Catherine jusqu'à la mairie. Il se trouve que, pour continuer à lui verser sa micro-retraite, le gouvernement du Québec exige, tous les deux ans, qu'une personne “autorisée” lui assure par écrit que “Mme Goux épouse Goux” est bien toujours vivante. Ce que, l'ayant juste en face d'elle, Madame le maire n'a pu que confirmer en effet.
Mardi 2
Une heure. – Ce matin, je lisais – distraitement … – le billet d'un blogueur, pour qui les urnes parlent et les courbes interrogent. Le plus surprenant n'est pas que l'on écrive un français de plus en plus ridicule et absurde, mais que j'aie parfois l'impression d'être le dernier, ou l'un des derniers, que cela fasse encore sursauter puis ricaner.
Et tandis que j'écris cela, j'imagine mon brave blogueur occupé à écouter ses urnes et à répondre à ses courbes…
Jeudi 3
Dix heures. – Dix heures seulement et j'ai déjà une faim de gueux : l'heure et demie à venir risque d'être bien longue, chaque minute pesant de tout son poids d'attente.
Cet après-midi, notre femme de ménage revient, débarrassée du petit Chinois qui nous a privé d'elle durant environ un mois. Il va falloir se réhabituer à être, durant trois heures, confinés dans la Case…
Trois heures. – Grande nouvelle dont tout le monde s'éjouira : il y a de nouveau des gros sacs de graines de tournesol à la jardinerie de Pacy ; les mésanges d'ici applaudissent des deux ailes.
Samedi 5
Dix heures. – Temps superbe, c'est-à-dire ensoleillé, froid et sans vent (pour l'instant). Ce qui veut dire que, à moins de pousser la mauvaise foi jusques en ses confins, je ne couperai pas à la balade charlusienne. Je ne sais d'ailleurs pourquoi cette marche se présente chaque fois à moi sous la forme d'une épreuve, voire d'une punition, dans la mesure où je sais fort bien que, au retour, je suis toujours extrêmement content de l'avoir faite. Bref, la marche c'est comme les voyages, du moins à mon point de vue : ce sont des choses qu'on est heureux d'avoir faites, mais qui n'ont à peu près aucun intérêt lors de leur accomplissement effectif.
– Je quitte à l'instant Sodome et Gomorrhe et vais de ce même pas aller retrouver ma Prisonnière. Pour ce qui regarde la Correspondance, j'ai abordé hier en fin de journée l'an 1919, qui est celui de la parution des Jeunes Filles et de l'obtention du prix Goncourt pour ce même roman.
Dimanche 6
Dix heures. – Les jours se suivent et, etc. Contrairement à hier, il vente et pleut comme une veille d'Apocalypse. Comme je n'ai rien à faire dehors, je m'en contrefous.
– J'avais oublié que, dans sa Prisonnière, Proust évoque brièvement un restaurant de Dives-sur-Mer dont le nom est : Guillaume le Conquérant. Or, cet établissement existe toujours (comme on peut le constater ici) ; j'en puis témoigner personnellement puisque Catherine et moi y avons fait halte par deux fois, l'une pour un dîner, la fois suivante pour un simple déjeuner. Et je me souviens que nous avions été enchantés du premier et plutôt déçus par le second. Mais je vois que le restaurant a changé de main l'année dernière : accordons-lui donc le bénéfice du doute. De toute façon, il n'est pas dans nos projets immédiats d'y retourner…
– Voilà maintenant à peu près un mois que, chaque jour, dimanches compris, je trouve dans ma boitamel le même message, dont l'intitulé est le suivant : « Alert !!! I am hacked your computer and stolen you information !!! » L'adresse dont est censé émaner cet effrayant avis est… la mienne. J'ignore tout à fait ce que peut contenir le dit himmel, ne l'ayant bien entendu jamais ouvert. Et, depuis quatre ou cinq semaines, j'attends patiemment qu'il se passe quelque chose, que mon “hacker” ne se décide enfin à déclencher sur moi sa foudre et… rien. Je finirais presque par le prendre en pitié, sinon en sympathie, et lui adresser quelque formule d'encouragement à passer à l'action, tant je trouve dommage d'avoir accompli un tel exploit pour, ensuite, n'en retirer aucun bénéfice. Peut-être suis-je tombé sur un pirate excessivement timide ou que, finalement, les scrupules paralysent ?
– L'information (si on peut dire) pêchée chez mes analphabètes coutumiers : « Les équipes de campagne de Valérie Pécresse ont recensé les “sympathies nazies” dans l'entourage de Zemmour. » C'était en effet une mesure des plus urgentes. Pendant qu'elles y étaient, ces équipes de campagne, elles auraient pu dresser la liste des semi-débiles dans l'entourage de Valérie Pécresse.
Question corollaire : une sympathie nazie mise entre guillemets est-elle plus grave ou plus bénigne qu'une sympathie nazie toute nue ? Plus ou moins nazie ? Sympathise-t-on plus étroitement avec ou sans les guillemets ? Je sens qu'on ne nous dit pas tout…
– Parce que le film vient d'atterrir sur Netflisque, je (re)regarde chaque soir, avant d'éteindre le téléviseur, un quart d'heure de Planète Terreur, le film de Robert Rodriguez qui est peut-être bien mon préféré de lui. Cela me suffit pour aller me coucher avec le sourire.
Lundi 7
Cinq heures. – “Travail de Bénédictin” serait encore peu dire, pour parler de Philip Kolb (1907 – 1991), cet universitaire américain qui a passé la quasi-totalité de sa vie d'adulte à établir la correspondance générale de Proust (collection, collation, appareil critique, etc.). Comme dans toute histoire bien construite, il est mort alors qu'il achevait la relecture du vingt-et-unième et dernier volume, en quoi il a eu plus de chance que son modèle, lequel a lâché la rampe avant d'achever sa propre relecture et refonte d'À la recherche du temps perdu.
Les notes qui suivent chaque lettre sont évidemment de Kolb. Elles sont presque toujours utiles, pertinentes, concises, claires. Je dis “presque” parce qu'il arrive à notre proustologue, peut-être emporté par un accès de fougue juvénile ou une crise de zèle excessif, d'en donner de tout à fait superflues. Par exemple lorsque, Proust ayant dans une phrase sur la musique évoqué la Tétralogie, Kolb se croit tenu de nous “apprendre” en note qu'il s'agit des quatre opéras de Wagner dont les titres sont L'Or du Rhin, etc. S'imaginait-il sérieusement que des gens plongés dans la correspondance de Proust et, donc, forcément, ayant lu la Recherche, pussent ignorer ce qu'était la Tétralogie ? Pour un peu, on se vexerait…
Toujours d'après les savantes estimations de Kolb, les 21 volumes de la correspondance établie par ses soins représenteraient environ le dixième des lettres écrites par Proust au cours de sa vie. Ce qui n'empêche nullement celui-ci de commencer la moitié d'entre elles au moins par le refrain bien connu, où il explique à chaque correspondant qu'il est aux portes de la mort, qu'il est incapable d'écrire quoi que ce soit, et qu'il ne fait une unique et miraculeuse exception que pour lui…
– Demain matin, il faut que je descende à Pacy y acheter du pain. (C'est ce qu'on appelle une “rupture de tonalité”, je crois.)
Mardi 8
Dix heures. – Comme je l'ai triomphalement trompeté hier, je suis effectivement descendu ce matin à Pacy, mais pour me casser le nez sur une devanture de boulangerie fermée : ces gougnafiéresques fainéants ont cru pouvoir s'autoriser une semaine de vacances, sans même avoir l'élémentaire courtoisie de m'en avertir personnellement et préalablement. Me voici donc condamné à me nourrir de pain approximatif jusqu'à mercredi prochain, ce qui m'agace. Et je suis en outre agacé par le fait d'être agacé d'une chose aussi peu importante.
– De Proust, dans La Prisonnière : « L'inverti qui n'a pu nourrir sa passion qu'avec une littérature écrite pour les hommes à femmes, qui pensait aux hommes en lisant les Nuits de Musset, éprouve le besoin d'entrer de même dans toutes les fonctions sociales de l'homme qui n'est pas inverti, d'entretenir un amant, comme le vieil habitué de l'Opéra des danseuses, d'être rangé, d'épouser ou de se coller, d'être père. »
De nos jours, le fait qu'existe une littérature “pour invertis” n'empêche nullement ceux-ci de continuer à imiter les hommes normaux, en devenant époux et pères (ou parents 1). Du moins leur a-t-on donné tous les moyens apparents de faire à peu près réalistement semblant.
Cinq heures. – L'information ébouriffante, tendance surréaliste un peu, de ce jour : « Raid armé de chercheurs d'or clandestins sur une base militaire française en Guyane.. » Elle entraîne plusieurs questions :
1) Serait-il raisonnable de se lancer dans un raid désarmé ?
2) Les chercheurs d'or officiels, non clandestin, font-ils également, parfois, des raids armés ?
3) Existe-t-il, en Guyane, des bases militaires qui ne soient pas françaises ?
Des mêmes analphabètes, j'apprends (c'est moi qui souligne) que “Céline Dion remontrait sur scène dans quelques semaines”. Du verbe du troisième groupe “montre”, je suppose, qui est venu remplacer au pied levé l'archaïque “monter”. À moins qu'elle ne veuille simplement remontrer aux oublieux ses capacités de chanteuse ? Mais alors, c'est le temps verbal qui ne colle plus… Comme tout cela est nébuleux !
Mercredi 9
Dix heures. – Joie, pleurs de joie ! bombance et cotillons ! Je viens de constater, avec un émerveillement encore un peu incrédule, que nos deux retraites cumulées venaient d'être augmentées de 45 €. Comment allons-nous pouvoir absorber, contenir, canaliser, ce flot de richesses nouvelles ?
Jeudi 10
Midi. – Matinée, je ne dirais pas agitée, mais tout de même plus occupée que mes matinées ordinaires (qui, elles, ne le sont pas du tout). Il m'a fallu, dans cet ordre : récupérer ma tondeuse à gazon chez son “revizor” pour parler en gogolien (elle va bien, merci), acheter une “boule bio” au Carrefour Market, à cause de la scandaleuse fermeture de notre boulanger, aller prendre rendez-vous chez Renault pour la révision de Soraya, qui va bientôt souffler sa quatrième bougie (comme le temps passe ! quand on pense qu'on l'a connue pas plus haute que ça…).
– On a beau être proustophile jusques aux moelles, il faut quand même bien admettre que, dans La Prisonnière, le lecteur se tape quelques “tunnels” flirtant avec l'emmerdant. Je le note surtout pour faire plaisir à Jacques Étienne et à deux ou trois autres proustophobes, on l'aura compris…
Vendredi 11
Trois heures. – Un titre analphabétique, tout chaud sorti des presses atalantiques : « Bisbilles entre Rachida Dati et Valérie Pécresse : et Patrick Stefanini mangeât son chapeau. »
Vouloir rendre toute sa noblesse à l'imparfait du subjonctif est certes une croisade glorieuse ; ou, au moins, une intention louable. Mais, avant de s'y lancer, peut-être faudrait-il prendre le temps de réviser un peu et de s'entraîner chez soi ?
Pendant ce temps le camarade Musseb, sur son blog, annonce triomphalement la sortie de son nouveau livre. Pour nous donner envie de l'acquérir sans plus tarder, il “reprend le dossier de presse” et en cite un extrait discrètement louangeur. Très bien, bonne idée… mais comme le livre est bien sûr auto-édité (chez Lulu), le dit dossier de presse n'émane évidemment de nul autre que de Sa Majesté Musseb en personne. On n'est jamais si bien servi, etc. On pourrait classer ce genre de gamineries (car il en est d'autres) sous un même titre : Les Vanités lilliputiennes.
Cinq heures. – Dans son interminable billet d'hier, Nicolas écrit notamment ceci :
« Tout ce que je regrette est le fait que le PCF n’a pas su tourner la page d’un communisme « mondial » pourri, période bien représentée par les propos de Marchais sur le bilan globalement positif. Pour le reste, les communistes en France ont contribué à la mise en œuvre d’acquis sociaux que nous envient plus d’un méchant étranger. »
Donc,
premier point, Nicolas regrette que des gens qui se proclament
“communistes” n'aient pas rejeté… le communisme. C'est amusant.
J'imagine les hurlements progressistes si, un de ces jours, quelques
olibrius recréaient un parti nazi, mais en prétendant rejeter les fautes
et les crimes de Hitler…
Le deuxième point est une contre-vérité : les communistes, au moins en France, n'ont jamais contribué aussi peu que ce soit, à la “mise en œuvre d'acquis sociaux”. Les acquis en question ont toujours été le fait soit de gouvernements socialo-radicaux, soit de gouvernements centristes ou même de droite. On ne voit d'ailleurs pas comment ils auraient pu le faire, même s'ils en avaient eu l'intention (ce dont je doute très fortement), n'ayant jamais exercé le pouvoir, leur présence éphémère dans divers gouvernements n'ayant relevé que de la figuration plus ou moins bruyante.
Samedi 12
Dix heures. – Terminé La Fugitive il y a quelques minutes. Ne reste plus qu'à retrouver ce temps que l'on nous dit avoir perdu.
Dimanche 13
Dix heures. – Brusquement démangé par on ne sait trop quel prurit guillotinesque, Jacques Étienne se lance ce matin (non, en fait : hier soir) dans un vibrant plaidoyer en faveur de la peine de mort, dont on voit mal ce qui a pu l'entraîner, la question n'étant pas, à ma connaissance, d'une brûlante actualité. (D'un autre côté, il pourrait me rétorquer que j'aligne en ce moment les billets sur Proust, sujet qui n'est pas davantage d'actualité – à quoi je pourrais répondre que si, puisque cette année marque le centenaire de sa mort.)
Jacques
aligne les arguments connus et reconnus depuis environ deux siècles, ce
qui est bien normal dans la mesure où on ne voit pas comment il
pourrait en surgir de nouveaux. N'ayant aucune envie de me lancer dans
une discussion “contre / pour”, laquelle n'a plus d'intérêt pour moi
depuis belle lurette, je me suis contenté de lui laisser le commentaire
suivant :
« Ce qui est amusant, chez les partisans de la peine de mort, c'est qu'ils ont toujours grand soin de nous expliquer qu'elle ne devra être appliquée qu'à ceux qui la méritent. Ils ont leur “pendant” chez ces opposants à cette même peine qui vous disent à peu près : Je suis contre la peine de mort… sauf peut-être pour les assassins d'enfants, les violeurs de petites filles, les tortureurs d'épouses, etc. »
– Après quelques volumes de sa Correspondance, le lecteur, amusé, s'aperçoit que Proust ment comme il respire. C'est-à-dire constamment mais très mal.
Une heure. – Une réplique amusante, dans l'un des trois épisodes d'À la Maison blanche (The West Wing) regardés hier soir. L'un des proches collaborateurs du président, disant à propos du vice-président : « Bob Russell est tellement insignifiant que son nom de code est Bob Russell. »
– Les agneaux sont nés chez le voisin d'en face (ce qui est toujours signe que le printemps n'est plus si loin). Cette année ils sont trois – pour deux mères –, dont un aussi noir que le cul de Satan. On espère vivement que ce laineux racisé ne sera pas victime du racisme systémique des deux autres.
Cinq heures. – Après une seconde observation, faite avec plus d'acuité que la première, ce ne sont pas trois mais bien quatre agneaux qui gambadent chez le voisin – mais toujours un seul racisé. Cela signifie que les brebis ont eu deux petits chacune, ce qui rétablit entre elles une saine parité, laquelle pourrait bien expliquer la sérénité de leur broutage.
Lundi 14
Neuf heures. – Retour de Pacy où je suis descendu pour déposer Soraya au garage Renault afin qu'elle y subisse la révision à laquelle elle a légitimement droit. Je suis remonté dans cette chose ridicule que l'on appelle une Twingo. Heureusement, personne “de connaissance” ne semble m'avoir vu là-dedans, si bien que l'humiliation est restée supportable.
Cinq heures. – La phrase la plus irrésistiblement burlesque jamais écrite par Proust ? On la trouve dans une lettre adressée à Sydney Schiff en 1922 : « En général, je n'aime pas parler de ma santé. » Évidemment sans commentaire.
– Sinon, je suis tout à l'heure allé récupérer Soraya, aussi resplendissante qu'une jeune épousée au matin de ses noces, ou qu'un nouveau-né sortant des fonts baptismaux, tout ruisselant encore des eaux lustrales. En bref : le grand “nettoyage intérieur” que j'avais sollicité, et qui m'avait été refusé la dernière fois pour cause de manque de petit personnel, ce nettoyage m'a été cette fois-ci accordé.
Mardi 15
Dix heures.
– Ce matin, le temps semblant s'y prêter – soleil + vent annoncé –,
j'ai formé le projet de tondre le jardin. Si ce projet fou se réalise en
effet, ce sera la première fois (depuis exactement trente ans que j'ai
des jardins à tondre) que je mettrai la tondeuse en marche dès la
mi-février : le réchauffement climatique commence à foutre vraiment la
trouille, maintenant que j'en touche du doigt les apocalyptiques
conséquences. Si ça continue comme ça, on va bientôt être obligé de
faire les crêpes de la Chandeleur dès le début de janvier…
Six heures. – Tondeuse passée ! Faut pas m'chercher, moi, faut pas m'chercher, hein !
Jeudi 17
Deux heures. – Consigné dans la Case par la femme de ménage (la personne en situation de nettoyage), je vais en profiter pour descendre à Pacy me débarrasser de deux ou trois corvées sans importance ni intérêt, mais néanmoins indispensables – comme le sont en général les corvées, du reste. En traînant soigneusement les pieds, ça fera toujours bien une heure de passée sur les trois qu'elle doit rester là (j'ai l'impression, soudain, de m'exprimer en petit lyonnais…).
– Presque terminé Le Temps retrouvé, il doit m'en rester une cinquantaine de pages à tout péter. Se pose d'ores et déjà la question fatidique : que lire ensuite ? Qui “tiendra le coup” derrière Proust ? Une seule réponse possible, à mon sens, en tout cas parmi les Français : Balzac. Le choix s'impose d'autant plus que, ayant toujours à lire les deux volumes Bouquins de ses lettres à Mme Hanska, je vais pouvoir continuer avec Honoré le rythme institué avec Marcel : roman le matin, correspondance l'après-midi.
Que relire de Balzac ? Contrairement à Proust, ce n'est pas le choix qui manque avec lui. Et pourquoi pas rouvrir tout simplement le premier volume de La Comédie humaine et attaquer bravement par La Maison du chat-qui-pelote ? En enchaînant avec ce superbe roman qu'est Mémoires de deux jeunes mariées, lequel se trouve également dans le premier volume ? Allez, c'est dit !
Trois heures. – Eh bien, tout s'étant déroulé fingers in the nose, me voilà déjà de retour, alors que trois heures n'ont pas encore sonnées ! Heureusement, ce ne sont pas les livres qui manquent dans la Case… Et puis, déplier l'un des deux Lafuma pour m'y installer me donnera, le soleil renforçant l'illusion, celle d'être déjà en plein été. (Je ne vois d'ailleurs pas pourquoi je dis cela, ayant une sainte horreur de l'été : pur conformisme de l'expression.)
Vendredi 18
Deux heures. – Dans ce que, depuis la première édition qu'en a donnée Bernard de Fallois, il est convenu d'appeler le Contre Sainte-Beuve, Proust, qui vient de parler de Vautrin, évoque la Tétralogie de Balzac (l'italique et la majuscule sont de lui). Or, j'ai beau me mettre la cervelle au court-bouillon, je ne vois guère, moi, concernant le personnage de Vautrin, qu'une Trilogie, composée comme nul n'en ignore du Père Goriot, des Illusions perdues et enfin des Splendeurs et misères des courtisanes. Une note d'éclaircissement serait donc la bienvenue, de la part de MM Clarac et Sandre, maîtres d'œuvre du Contre Sainte-Beuve dans la Pléiade. Mais, naturellement, de note à cet endroit il n'y a point.
– L'information la plus réjouissante de ce 18 février (mais la journée n'est pas finie…) : « Les trottinettes en libre service à Paris voient un grand nombre d'utilisateurs blessés graves à la mâchoire et aux dents. »
À force de déstructurer la langue, nos analphabètes atlanticoïdes sont parvenus à franchir les frontières de l'intelligible. Leur petit-lyonnais si particulier entraîne en tout cas quelques questions.
D'abord, bien sûr, on aimerait savoir quel est le génie qui a réussi à pourvoir une trottinette d'yeux lui permettant de voir des blessés graves. On voudrait bien aussi qu'on nous précise si ces mêmes yeux sont également capables de voir des blessés légers, ou des blessés mutins, ou même des humains pas blessés du tout. Enfin, si ces blessés le sont à la mâchoire, on aimerait qu'on nous précisât laquelle ; si c'est toujours la même, ou alternativement l'une et l'autre, etc.
Enfin,
il serait bien utile de savoir si les blessures que l'on se fait aux
dents cicatrisent facilement, quel est le risque d'infection, et s'il
est préférable de se les faire infliger aussi loin que possible des
heures de repas.
Samedi 19
Dix heures. – On aimerait vraiment voir la tête de Paul Morand découvrant la préface que venait de donner Proust à son recueil de trois nouvelles intitulé Tendres Stocks (peut-on imaginer un plus mauvais titre ? Un plus laid ?).
La préface en question occupe dix pages de Pléiade, ce qui, déjà, la fait quelque peu disproportionnée au recueil lui-même, qui est plutôt mince. On y voit Proust ferrailler à distance contre Anatole France à propos du style, disserter brillamment sur Baudelaire et Racine, fustiger Sainte-Beuve, sa bête noire, se confronter à Boileau.
Mais sur Morand et ses trois nouvelles… rien ! Ce n'est que dans son avant-dernier paragraphe que Proust se décide enfin (on aurait tendance à écrire : se résigne enfin…) à parler de l'auteur du livre. Mais c'est pour signaler qu'il lui arrive parfois de forger de mauvaises images, des métaphores inutiles !
Le dit paragraphe commence ainsi : « Le seul reproche que je serais tenté d'adresser à Morand, c'est… » Si c'est de l'humour, il est particulièrement réussi. En effet, si Proust n'a pas adressé d'autres reproches à Morand, c'est parce qu'il s'est bien gardé, jusqu'à ce pénultième paragraphe, d'évoquer ses nouvelles – auxquelles, du reste, il n'adresse non plus aucun compliment.
Mais peut-être Morand fut-il tout de même satisfait de ce copieux préambule à son triptyque : décrocher une préface de Marcel Proust, ça vous pose son écrivain… même s'il y parle de tout à fait autre chose que de vous et de vos œuvres.
Dimanche 20
Neuf heures et demie. – J'ai dit ce matin adieu au cousin Marcel, un adieu qui n'est sans doute qu'un au revoir : je me connais. Dès que le salon a été vidé de sa présence, l'oncle Honoré est entré. Rude changement : l'oncle est beaucoup plus remuant et bruyant, tonitruant même, que le pâle cousin, il est quasiment impossible d'oublier qu'il est là. D'un autre côté, il présente l'avantage qu'on n'est nullement obligé, en sa présence, de calfeutrer toutes les pièces pour éviter le moindre courant d'air, de bannir tous les parfums intempestifs et de tapisser le salon de plaques de liège pour le transformer en un genre de caisson insonore. De plus, au moment des repas, l'oncle Honoré fait largement honneur aux plats qu'on lui présente, tandis que le cousin Marcel avait pour pitoyable et déprimante manie de repousser négligemment son assiette pleine pour se contenter de grignoter l'une de ses fucking madeleines en sirotant quelques gorgées d'un thé pâlichon.
Midi. – Parfois – et même, à vrai dire, souvent –, Balzac lâche au détour d'un paragraphe, voire dans les replis même d'une simple phrase, une réflexion , une remarque, un brusque aperçu, qui laisse son lecteur pantois. Témoin celle-ci, cueillie au vol dans Le Bal de Sceaux, la deuxième des Scènes de la vie privée (c'est moi qui souligne) :
« La maigreur, cette grâce du corps, quelque fugitive qu'elle pût être, surtout dans un gouvernement représentatif, était une clause de rigueur. Mademoiselle de Fontaine avait une certaine mesure idéale qui lui servait de modèle. Le jeune homme qui, etc. »
Une demi-heure après avoir lu, relu, archilu ce passage, l'infortuné balzacien égaré en est encore à se demander en quoi et par quelle mystérieuse voie un gouvernement représentatif pourrait être lié à la sveltesse et à la séduction d'un corps masculin, à leur plus ou moins grande fugacité, aux yeux d'une jeune fille à marier…
Cinq heures. – Lorsqu'on lit les lettres adressées par Balzac à Mme Hanska (en tout cas les premières, celles de 1833), ce qui frappe est que semblent cohabiter en lui deux personnages distincts et que l'on aurait pu croire interdits de cohabitation. D'une part, on découvre une espèce de colosse qui, d'une main, écrit cinq ou six chefs-d'œuvre dans l'année, tandis que, de l'autre, il ferraille avec les patrons de presse, les éditeurs, les juges des tribunaux, etc, tout en fréquentant deux ou trois salons parisiens et en faisant des séjours chez ses amis de province. Et soudain, d'un paragraphe sur l'autre, voici qu'apparaît une sorte d'adolescent en surchauffe, s'enflammant pour une inconnue qu'il n'a encore jamais vue, s'enivrant lui-même de ses propres déclarations d'amour : on dirait d'un collégien puceau écrivant, la rentrée scolaire venue, à la gamine dont il est tombé amoureux durant les vacances, sur une plage de Vendée ou de Normandie, et pour qui son "sentiment" est d'autant plus impérieux qu'il n'a jamais, durant leur deux semaines communes, osé l'effleurer, se contentant de se branler chaque soir en pensant à elle.
Cela tendrait à me confirmer dans ce que je pense depuis quelque temps, à savoir qu'on ne devient jamais adulte ; que l'âge adulte n'existe pas réellement. On ne sort jamais de l'adolescence, on passe le temps à mimer ce qu'on croit être des attitudes et des positions d'adultes, en se modelant plus ou moins sur l'image que l'on a de ses parents (qui, eux-même, trente ans plus tôt, etc.), en attendant qu'il se passe quelque chose, un déclic qui nous signifiera que, oui, cette fois ça y est, la vie véritable a vraiment commencé, on va voir ce qu'on va voir. Et un jour, quand cette adolescence vague a duré suffisamment d'années, on bascule d'un coup dans la vieillesse, pour ne pas dire dans la vieillardise. Je suppose qu'on doit être plus apte à se rendre compte de ce phénomène quand on n'a pas la charge d'enfants, mais ce n'est même pas certain. Pourtant, si, tout de même : de par leur statut, les parents doivent être contraints de jouer leur rôle d'adultes avec davantage de force et de conviction (pour que leur marmaille avale l'hameçon avec l'appât…). Et, à la longue, ils doivent bien finir par y croire eux-mêmes. Il faudrait essayer de creuser et de développer un peu tout ça, mais… j'ai passé l'âge.
Lundi 21
Dix heures. – On nous dit que Balzac récrivait plusieurs fois ses romans, sur les différentes épreuves qu'il en recevait des imprimeurs. Ces travaux de correction ne l'empêchaient apparemment pas de laisser passer de curieuses incohérences, témoin celle sur laquelle je viens de tomber, au début des Mémoires de deux jeunes mariées (roman tout à fait remarquable par ailleurs).
La très jeune Louise vient d'être exfiltrée du couvent blésois où elle dépérissait pour revenir vivre à Paris chez ses parents, le duc et la duchesse de Chaulieu. Le lendemain de son arrivée dans cette grande maison, on fait venir couturière, lingère, gantier et cordonnier, afin de la vêtir correctement avant sa présentation dans le monde. Et, dans une de ses missives à son amie de couvent, Renée de Maucombe – nous sommes ici dans un “roman par lettres”, tels que le siècle précédent en avait connu beaucoup –, Louise de Chaulieu ajoute ceci (c'est moi qui souligne) :
« Dans quelques jours je vais à un bal chez la duchesse de Maufrigneuse, et je serai présentée à ce monde que je voudrais tant connaître. Il va venir tous les matins un maître de danse : je dois savoir danser dans un mois, sous peine de ne pas aller au bal. »
C'est pas r'lu, ça, mon cher Honoré ! c'est pas r'lu…
Cinq heures. – Sur le site de Causeur, deux chroniqueurs réguliers de Causeur (Ferney et Brighelli) disent toute l'admiration que leur inspire le dernier livre de Jérôme Leroy, responsable des pages “culture” de Causeur. Tout cela dans la dignité et dans l'honneur, le refus du copinage et de l'entre-soi, bien entendu.
– Pendant ce temps, à l'occasion d'une consultation évidemment “citoyenne”, les Alsaciens se prononcent pour une sortie de cette entité ridicule que l'on appelle la “région Grand Est”. Ils ont bien raison et tout mon soutien. Je trouve même qu'ils devraient se prononcer, citoyennement ou non, pour une complète autonomie de l'Alsace : qui, de nos jours, a envie de faire partie de la France, hormis quelques nègres et une poignée d'enturbannés ?
Mardi 22
Dix heures. – Roman décidément remarquable (je sais que je l'ai déjà dit hier, mais mon âge me donne désormais le droit de radoter) que ces Mémoires de deux jeunes mariées balzaciens. Cela dit, il ferait sans doute salement grincer les chicots de quelques néo-féministes, si jamais les néo-féministes laissaient un moment de côté les innombrables “bouleversants témoignages” de touche-pipi non explicitement consentis et se mettaient à lire de vrais livres. On entend d'ici les grincements, bientôt couverts, heureusement, par le rire jovial et indulgent du gros Honoré.
Mercredi 23
Dix heures. – Me voilà donc réempoigné par Balzac. Il y a différentes façons de parcourir cette riche et vaste contrée qu'est La Comédie humaine. On peut, je l'ai déjà fait, suivre le parcours dûment balisé par les guides autorisés et ne fréquenter que les sites les plus en vues, les sommets glorieux : Père Goriot, Illusions perdues, Eugénie Grandet, La Rabouilleuse, les Courtisanes avec leurs splendeurs et leurs misères, La Cousine Bette et Le Cousin Pons, s'enfoncer dans la Bretagne des Chouans ou aller cueillir Le Lys dans la vallée, etc.
On peut aussi, et c'est ce que j'ai décidé pour cette fois-ci, éviter toutes ces stations hautement fréquentées pour aller se perdre dans des vallons presque inconnus où les touristes ne s'aventurent que rarement. Cela a l'avantage, même lorsqu'il s'agit d'une deuxième voire troisième visite, d'avoir encore les charmes du neuf ou presque. Car qui, hormis quelques balzacolâtres exclusifs et forcenés, se souvient encore de La Bourse ? De La Grenadière ? De L'Interdiction ou du Contrat de mariage ? De La Fausse Maîtresse et de la Double Famille ? Qui peuvent donc bien être Gambara et Massimilla Doni, ou encore ce fort mystérieux Enfant maudit ? Bien malin qui pourrait le dire, en tout cas ce ne sera pas moi ! C'est donc ces œuvres oubliées – nouvelles ou courts romans pour la plupart – que j'ai dans l'idée de relire.
Depuis hier : Un début dans la vie. Il s'agit d'un roman pas si court que cela puisqu'il occupe presque deux cents pages de l'édition que j'ai de La Comédie humaine (Michel de l'Ormeraie) À la première page, nous sommes dans la cour du Lion d'Argent, sorte d'hôtel et relais de poste du Faubourg Saint-Denis. La voiture pour l'Isle-Adam est prête à partir et… quarante-cinq pages plus loin, elle est toujours là ! Pourtant, le lecteur, qui fait le poireau dans la cour, ne s'est pas ennuyé une seconde. Il lui est arrivé deux ou trois fois de penser à l'Oblomov de Gontcharov, roman qui s'ouvre sur le réveil du personnage éponyme, lequel se dit qu'il faudrait bien qu'il quitte son lit, chose qu'il n'a toujours pas réussi à faire cent cinquante pages plus loin.
Mais enfin, chez Balzac, la voiture (le “coucou”) finit tout de même par s'ébranler et, ensuite, tout se précipite. Les trente pages (environ…) qui se déroulent à l'intérieur du véhicule, où six personnes ont pris place, sont un incroyable feu d'artifices, le mot “artifice” prenant ici tout son sens dans la mesure où chacun des six occupants tente de se faire passer – par calcul, fatuité ou simple jeu – pour autre chose que ce qu'il est en réalité. Et, une fois la diligence arrivée à destination, quand justement la réalité reprend ses droits, le rythme du roman devient proprement effréné. Bref : un régal.
Cinq heures. – Les Lettres à Mme Hanska. L'incroyable imbroglio éditorial que Balzac a à dominer, au moins durant ces années 1833-34, suffirait à occuper à temps plein n'importe quel spécialiste de la question, raisonnablement courageux et travailleur. Le problème est que Balzac, lui, en plus, doit imaginer et écrire les nombreux romans qui sont la source même de l'imbroglio en question. À partir de là, on ne s'étonne plus qu'il soit mort dès 51 ans, mais bien qu'il ait réussi à tenir jusqu'à cet âge.
Jeudi 24
Neuf heures. – Après mon déjeuner, rapide (j'espère…) aller-retour à Neuilly-Plage pour y rencontrer le Dr Jobbé-Duval, cardiologue de son état, afin qu'il me dise si je puis espérer encombrer cette planète encore quelque temps. J'emmènerai Balzac avec moi, pour me sentir moins seul dans la salle d'attente. Mais comme Jobbé a la vertu d'être d'une ponctualité parfaite, je n'en lirai pas plus d'une page, et encore. Enfin, si tout se déroule comme d'habitude.
– Attaque de l'Ukraine par les troupes russes. On voit, paraît-il, sur une vidéo la frontière franchie par des engins marqués d'un Z. D'ici à ce que la faute ne retombe sur la tête de ce pauvre Éric Z., il n'y a plus qu'un petit pas à franchir.
Vendredi 25
Neuf heures. – Rien à signaler quant au petit voyage d'hier : tout s'est déroulé normalement, aussi bien sur le plan médical que sur celui de la circulation routière. J'étais stationné assez loin du cabinet médical et, quand je suis ressorti d'icelui, les premières gouttes de pluie ont atteint mon crâne alors que je ne me trouvais plus qu'à une dizaine de mètres de Soraya. À peine avais-je démarré que des trombes se sont abattues, qui n'ont guère cessé que lorsque j'ai quitté l'autoroute, à Chaufour. C'est le genre de petites satisfactions que l'on aurait tort de négliger.
– Un titre amusant (il date d'hier mais il m'avait curieusement échappé) : « Opération militaire en Ukraine : Emmanuel Macron dénonce un “acte de guerre”. » Car il est bien connu que la grande majorité des opérations militaires déployées en terre étrangère sont en réalité des gestes d'apaisement et de paix. Par ailleurs, je me demande si les guillemets qui entourent cet acte-là sont plutôt un facteur aggravant ou bien l'inverse.
Peu importe, tout le monde s'agite autour de l'Ukraine et, comme le fait judicieusement remarquer Messire Étienne, tous nos épidémiologistes en chambre vont pouvoir (ils ont déjà commencé) se reconvertir en stratèges géopoliticiens, sans avoir à quitter la dite chambre.
Personnellement, je pense qu'il convient de laisser de temps en temps les Russes envahir l'Ukraine, la Pologne, la Biélorussie ou encore les États baltes – à leur choix. Sinon, ils ont tendance à devenir par trop turbulents.
Certains de mes néo-stratèges de tout à l'heure disent craindre que la Chine ne profite de ce climat festif pour s'annexer Formose, qui leur fait envie depuis si longtemps. (« La Chine m'inquiète… », comme disait gravement la duchesse de Guermantes.) Peut-être, et alors ? M. Macron déclarera solennellement qu'il y voit un “acte de guerre” et on passera à autre chose, voilà tout.
– Alors que, pendant ce temps, se déroulent sous nos murs des choses autrement plus alarmantes. ainsi : « Poitiers renonce à son label “Villes et villages fleuris”. » Et on te vous annonce ça comme ça, sans la moindre préparation psychologique ? À moi les cellules de soutien, je sens que je coule psychiquement !
Samedi 26
Dix heures.
– Au fond, Balzac est une sorte de Porthos, un colosse en lequel
cohabiteraient en outre la profondeur d'Athos et la finesse d'Aramis ;
cette trinité étant constamment animée, poussée de l'avant par le
courage inaltérable de d'Artagnan. Balzac ou le cinquième mousquetaire qui
contient les quatre autres.
Mais Balzac, je l'ai déjà noté, est tout de même un mousquetaire bien étourdi, ou négligent. Dans La Messe de l'athée, je m'arrête sur le point suivant. L'illustre chirurgien Desplein évoque pour son disciple, Horace Bianchon, ses débuts parisiens, vécus dans une grande indigence. (On a d'ailleurs fortement l'impression que ce Desplein-là, c'est le jeune Balzac lui-même, celui de 1820, dénué de tout dans sa mansarde parisienne et s'acharnant à écrire la tragédie qui doit lui apporter gloire et fortune…) Desplein, donc, dit à son jeune confrère que, le matin, il se nourrissait d'un simple petit pain que le boulanger lui vendait moins cher car il était de la veille, voire de l'avant-veille. Puis, Desplein ajoute :
« […] mon repas du matin ne me coûtait ainsi que deux sous. Je ne dînais que tous les deux jours dans une pension où le dîner coûtait seize sous. Je ne dépensais ainsi que neuf sous par jour. »
Après avoir relu deux fois le passage, je puis être formel : un petit pain rassis à deux sous plus un demi-dîner de seize sous, cela nous mène à dix sous par jour et non pas à neuf. Je ne vous félicite pas, élève Balzac !
Cela dit, cette Messe de l'athée,
qui n'occupe pas plus d'une vingtaine de pages, est une nouvelle tout à
fait remarquable. On y voit le futur grand homme de sciences, Desplein
donc, sauvé de l'extrême misère par une sorte de saint laïc – même si
profondément religieux –, un porteur d'eau auvergnat (qui plus est natif
de Saint-Flour, ce qui devrait ravir Maître Pierre) qui semble être une
sorte d'annonciateur de l'Auvergnat de Brassens, encore dans les limbes
pour plus d'un siècle.
– Dans ma boitamel, deux messages dont l'intitulé est le même, arrivés tous deux entre trois et quatre heures du matin : « HELP UKRAINE stop the war ! » J'ai bien peur que mon aimable correspondant ne me prête des pouvoir que je ne crois point posséder.
En fait, je ferais mieux de ne pas ironiser, tant la situation semble avoir atteint un point critique, ainsi que le prouve cette information qui fait froid dans la colonne : « Crise diplomatique après l'offensive russe en Ukraine : Emmanuel Macron va écourter sa visite ce samedi au Salon de l'agriculture. » Il va être temps de remplir nos baignoires d'huile ou de sucre en poudre…
Dimanche 27
Dix heures. – Tous les Ukrainiens, qu'ils soient russophones ou non, doivent ce matin être en proie à la plus folle des allégresses. Du moins si j'en juge par cette information capitalissime : « Le prince William et Kate Middleton expriment leur soutien au peuple ukrainien. » Je serais du gars Poutine, je rengainerais mes chars et mes bombes fissa et sans faire le malin.
Cinq heures. –
Nouvelle pièce que je verse à mon petit dossier des bizarreries
(incohérences ? Négligences ? Étourderies ?) balzaciennes. Celle-ci se
rencontre dans Autre étude de femme, nouvelle d'une soixantaine de pages qui fait partie des Scènes de la vie privée.
Elle est d'ailleurs étonnante, cette nouvelle, construite qu'elle est
“en poupées russes” si je puis dire. Il s'agit d'un après-souper, où se
trouvent réunis un certain nombre de personnages familiers des lecteurs
de La Comédie humaine, et qui vont de Daniel d'Arthez à Émile
Blondet, en passant par la princesse de Cadignan, le baron de Nucingen
et son épouse Delphine (née Goriot), Rastignac et quelques autres. Trois
ou quatre d'entre eux y vont de leur petit récit, avec parfois un autre
récit enchâssé dans le premier.
Mais il y a surtout Horace Bianchon, dont nous parlions ici même avant-hier ; Bianchon qui se trouve être le narrateur de la nouvelle, son rapporteur, bref : celui qui dit “je” (procédé de narration assez peu fréquent chez Balzac). Or, à deux ou trois reprises, il cesse brusquement de l'être, et l'on tombe sur des phrases du type : « Le docteur reprit alors la parole », « Tous les regards se tournèrent vers le docteur », et même, à la toute fin, cette phrase : « Après ce récit, toutes les femmes se levèrent de table, et le charme sous lequel Bianchon les avait tenues fut dissipé par ce mouvement. » Comme si Balzac, dans ces moments-là, avait oublié qu'il avait choisi de donner la parole au docteur Bianchon ; ou bien qu'impatienté et bouillant d'être ainsi réduit au silence, il n'avait pu se retenir de la lui couper, cette parole, afin de la reprendre.
La
nouvelle est ainsi datée par Balzac : Juin 1839 – 1842. Cela veut dire
que, lorsqu'il a signé le contrat pour l'édition complète de l'œuvre,
qui prend seulement alors le nom de Comédie humaine, en 1842
donc, Balzac en a profité pour revoir soigneusement, et même refondre un
certain nombre des romans et nouvelles qui la composent, dont
précisément celle-ci. Et le lecteur de 2022 se dit que, tout de même, à
cette occasion, il aurait bien dû repérer cette “discordance narrative”
qui, à lui, le lecteur, vient de sauter si évidemment aux yeux.
Du reste, le titre même de l'œuvre est étrange : Autre étude de femme.
Car, dans ces soixante pages, ce sont au moins trois histoires de
femmes différentes qui nous sont racontées. On attendrait donc plutôt le
pluriel.
Je vais vous dire : les génies, c'est pas des gens comme nous…
Lundi 28
Midi. – Ayant le choix entre finir ce mois avec Poutine ou avec Balzac, je choisis la seconde option. Du reste, les deux nous conduisent vers l'Ukraine, le premier dans la tourelle d'un char, le second en chaise de poste pour aller en mettre un petit coup à madame Hanska, au nez et à la barbe de son mari.
Donc Balzac. Il y a des moments, dans La Comédie humaine, et pas si rares que cela, où Balzac semble nous parler de notre temps, malgré les presque deux siècles qui le séparent du sien. Ainsi au tout début de la réjouissante nouvelle consacrée à L'Illustre Gaudissart, commis-voyageur de son état. Les phrases qui suivent sont toutes extraites, par moi, de la même page :
« Le déménagement de 1830 enfanta, comme chacun le sait, beaucoup de vieilles idées, que d'habiles spéculateurs essayèrent de rajeunir. Depuis 1830, plus spécialement, les idées devinrent des valeurs […]. »
« Peut-être, un jour, verrons-nous une Bourse pour les idées ; mais déjà, bonnes ou mauvaises, les idées se cotent, se récoltent, s'importent, se portent, se vendent, se réalisent et rapportent. S'il ne se trouve pas d'idées à vendre, la Spéculation tâche de mettre des mots en faveur, leur donne la consistance d'une idée, et vit de ses mots comme l'oiseau de ses grains de mil. Ne riez pas ! Un mot vaut une idée dans un pays où l'on est plus séduit par l'étiquette du sac que par le contenu. »
« Donc, les idées conçues, après boire, dans le cerveau de quelques-uns de ces Parisiens en apparence oisifs, mais qui livrent des batailles morales en vidant bouteille ou levant la cuisse d'un faisan, furent livrées, le lendemain de leur naissance cérébrale, à des Commis-Voyageurs chargés de présenter avec adresse, urbi et orbi, à Paris et en province, le lard grillé des Annonces et des Prospectus, au moyen desquels se prend, dans la souricière de l'entreprise, ce rat départemental, vulgairement appelé tantôt l'abonné, tantôt l'actionnaire, tantôt membre correspondant, quelquefois souscripteur ou protecteur, mais partout un niais. »
Et terminons sur ce que j'appellerais le côté naïvement enfantin de Balzac. Toujours dans la même nouvelle, on s'apprête à voir Gaudissart quitter la capitale pour aller exercer ses talents en Touraine. Balzac écrit alors ceci (c'est moi qui souligne) :
« La veille de son départ, il écrivit à mademoiselle Jenny Courand [ndlr : c'est la jeune et jolie fleuriste qui lui sert de “port d'attache” parisien…] la lettre suivante, dont la précision et le charme ne pourraient être égalés par aucun récit, et qui prouve d'ailleurs la légitimité, etc. »
Il
est possible que la lettre en question soit inégalable de charme et de
précision. Mais enfin, était-ce à Balzac de nous en faire miroiter
les mérites, alors que le lecteur sait fort bien qu'il en est lui-même
l'auteur ? Un peu de modestie n'aurait pas nui, même purement tactique.
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