BALZAC AU BALCON
QUÉBEC AU TISON
Mercredi 1er
Dix heures. – J'apprends seulement ce matin que Mario Vargas Llosa, écrivain péruvien naturalisé espagnol, et ayant écrit toute son œuvre en castillan, a été élu la semaine dernière à l'Académie française. Je suppose que les décervelés post-modernes doivent s'en réjouir hautement. Ce qui m'attriste, moi, est que l'écrivain se soit prêté à cette pantalonnade. Maintenant que la brèche est ouverte, on ne devrait pas tarder à voir un notaire sacré meilleur boulanger de France, ou un commis charcutier moustachu remporter le César du meilleur espoir féminin.
– Autre information : une certaine Margaux Pinot, championne olympique de judo, porte plainte contre son compagnon pour “violences conjugales”. Après des années d'entraînement que l'on imagine intensif, elle n'a même pas été fichue de l'envoyer au tapis, son violeur conjugal ? C'est vraiment une arnaque, le judo…
– Les deux mots que l'on pourrait appliquer à Balzac, et plus spécifiquement à son génie romanesque : Accélération et compression. Ainsi dans les Illusions perdues. Entre le moment où Lucien de Rubempré quitte Angoulême dans la voiture de Louise de Bargeton (née Nègrepelisse…) et celui où il revient, presque à l'état de clodo, dans cette même ville, Balzac nous dit que dix-huit mois se sont écoulés. Donc, en un an et demi, ce pauvre Lucien aurait réussi, ne connaissant personne à son arrivée à Paris, à se hisser au sommet du journalisme “libéral”, puis à passer avec armes et bagages dans le camp royaliste, avant de subir une chute vertigineuse le ramenant plus bas que son point de départ : c'est évidemment impossible, même en tenant compte du fait que son époque (les années 1820) était différente de la nôtre. Mais cette compression irréaliste du temps et cette prodigieuse accélération des événements, c'est précisément ce qui fait que le roman est encore palpitant de vie, près de deux siècles après avoir été écrit.
Cela étant, des romans comme Madame Bovary ou L'Éducation sentimentale
sont eux aussi tout ce qu'il y a de plus vivants. Or, au contraire de
Balzac, Flaubert aurait plutôt tendance à procéder par dilution des
événements, par étalement du temps, sauf en de brefs et clairsemés
moments de convulsion. Mais on n'a jamais, chez le Normand, cette
impression de puissance, de fleuve en crue emportant tout, que l'on a
presque toujours avec le Tourangeau.
– Depuis hier, Éric Zemmour est officiellement candidat à l'élection présidentielle de l'année prochaine (enfin, officiellement, non : il reste la question des parrainages). Je m'en fous à un point qui me surprend moi-même, alors que, si on me contraignait à aller voter en avril prochain, c'est évidemment sur lui que se porterait mon suffrage.
Deux heures. – Grâce à Fredi Maque, moins nul que moi sur ces questions (ce qui n'est pas placer la barre très haut), je suis de nouveau capable d'ajouter des liens dans ma blogoliste ou d'en retrancher. Si bien que, depuis une poignée de minutes, Jérôme Vallet y figure de nouveau en excellente place. Ce que je peux être gamin, tout de même…
Six heures. – Assez logiquement, je suis passé des Illusions aux Splendeurs et misères. Et, une fois de plus, je suis horripilé par l'imbitable jargon dont Balzac s'est cru obligé d'affubler le baron de Nucingen. C'était doublement stupide de sa part, déférence gardée. D'abord parce que le lecteur – en tout cas s'il est moi – en arrive très rapidement à sauter systématiquement toutes les répliques de l'infortuné (!) banquier (ce qui, heureusement, n'entrave pas la compréhension générale de l'action), mais en outre parce que ce salmigondis orthographique ne correspond à rien : je mets qui que ce soit au défi de me trouver un Allemand ou un Alsacien s'exprimant de la sorte, même s'il maîtrise mal le français. Alors qu'il aurait été si simple de nous exposer ce volapük lors des deux premières répliques du baron, en nous disant qu'elles étaient là à titre d'exemple, d'illustration, puis de reprendre une langue normale. Mais j't'en foutrais…
Jeudi 2
Deux heures. – Ces derniers soirs, en attendant que nous parvienne la troisième saison du Bureau des légendes (Catherine l'a récupérée ce matin chez Ford), nous avons repris À la Maison blanche (en v.o. : The West Wing). J'ai déjà dit tout le bien que je pensais de cette série et je ne m'en dédis point. Il s'y passe cependant un phénomène plutôt étrange : il arrive régulièrement que, d'une saison à l'autre, certains personnages disparaissent, alors qu'ils étaient précédemment au premier plan. Et ce, sans jamais que nous soit fourni la moindre explication de leur éviction.
Il serait pourtant très facile de le faire, un simple et rapide échange de répliques entre deux “survivants” pour nous dire que le disparu a quitté la Maison blanche pour un job dans le privé, par exemple. Ou que le président l'a nommé ambassadeur à Oulan-Bator, ou qu'il a touché un héritage et qu'il est parti cultiver ses choux dans son nouveau ranch de l'Arizona, que sais-je ? Mais là, non : rien du tout. Comme si les scénaristes s'imaginaient que nous, pauvres téléspectateurs hébétés, allions totalement oublier l'existence de leur personnage d'une saison à l'autre. Je sais bien que nous avons une nette tendance à l'alzheimerisme, mais tout de même !
– Pour ce qui est de la pauvre judoka martyre que j'évoquais brièvement hier, il paraîtrait que, finalement, elle soit tout autant agresseur qu'agressée puisque, à l'issue de leur “discussion”, son partenaire viril aurait, lui, écopé de quatre jours d'arrêt de travail pour blessures et contusions diverses. Bref : l'honneur du judo est sauf jusqu'à nouvel ordre.
Vendredi 3
Dix heures. – Vautrin est-il homosexuel ? C'est une chose qui passe pour un fait acquis et ne souffrant aucune discussion auprès de nos critiques modernes. Or, terminant Splendeurs et misères des courtisanes, l'affaire m'apparaît moins tranchée que ce qu'on veut bien dire. Il me semble que les rapports de Jacques Collin/Vautrin avec Rastignac d'abord – dans Le Père Goriot – puis avec Rubempré peuvent être regardés comme ceux d'une sorte de démiurge maléfique avec la créature qu'il a l'ambition de façonner, dans le but de triompher par procuration de cette société au ban de laquelle il s'est trouvé mis ; ambition qui se trouverait rapidement doublée d'une sorte de passion paternelle. Jamais Balzac ne nous permet de nous aventurer plus loin que cela… même s'il ne nous l'interdit pas non plus !
C'est seulement dans la dernière partie de Splendeurs et misères que l'explication homosexuelle semble “sortir du bois” (ou du placard…), lorsque Balzac, très brièvement, nous rappelle que, au bagne, Colin/Vautrin s'était déjà lié de la même façon puissante à l'un de ses co-détenus, un très jeune assassin multi-récidiviste nommé Théodore Calvi. Or, celui-ci, il ne pouvait en aucun cas espérer le transformer en phare de la haute société aristocratique, il faut donc bien qu'il y ait eu entre eux autre chose…
La piste homosexuelle paraît se confirmer quelques pages plus loin lorsque, voyant Colin crier sa douleur sur le corps de Lucien fraîchement dépendu, le médecin qui se trouve là murmure : « C'était bien son fils ! » À quoi le magistrat qui l'accompagne répond, d'un ton équivoque : « En êtes-vous bien sûr ? » Et c'est tout : Balzac n'en dira pas davantage, lui pourtant si naturellement prolixe et “explicatif”.
Si bien que, oui – et c'est la grande habileté de l'écrivain –, il est possible de conserver un doute, si l'on est un lecteur attentif, ou de passer totalement à côté, si l'on est un lecteur un peu plus distrait.
Sur ce, m'en vais m'intéresser à ce pauvre César Birotteau. Avec la reposante certitude que lui, au moins, est parfaitement straight – mais pas plus heureux pour autant. Comme quoi…
Midi. – Voilà ce qu'il en coûte, de tirer des conclusions avant que l'histoire ne soit finie ! À peine avais-je écrit ce qui précède que, dix pages plus avant dans Splendeurs et misères, Balzac rendait enfin l'homosexualité colino-vautrinessque parfaitement explicite : à la Conciergerie, l'un des ex-compagnons de chaîne de Vautrin le reconnaît et suggère à ses deux acolytes qu'il a dû se laisser enfermer à seule fin de revoir sa tante, c'est-à-dire le jeune Théodore Calvi, nommément désigné. Et, pour être bien sûr que le message est passé, Balzac nous explique alors que ce mot, tante, désigne “le troisième sexe”.
Donc, toutes mes arguties précédentes tombent à terre et s'écrasent comme de grosses et molles bouses. (M'en fous : ça m'aura toujours fait une entrée de journal de plus…) Du reste, le côté démiurge de Colin/Vautrin reste valable : il suffit de le replacer sur son socle homosexuel – même si placer un côté sur un socle est une opération plus délicate qu'elle n'en a l'air.
Lundi 6
Dix heures et demie. – À peine César Birotteau était-il enterré que je tournais le dos à son cimetière parisien pour mettre le cap sur Sancerre, afin d'y retrouver La Muse du département. Le volume se trouvant à portée de mon autre main – oui, je suis littérairement ambidextre –, j'ai aussi rapporté au salon le Balzac et son monde de Félicien Marceau. En “lecture d'accompagnement”, si je puis dire.
Mardi 7
Deux heures. – Je n'avais jamais réalisé que Michel Houellebecq était venu au monde quatre jours après que Paul Léautaud l'eut quitté. – Oui… et alors ? – Alors, rien. Mais tout de même, dans ce “rien”, je ne puis m'empêcher de déceler un petit quelque chose, que je serais bien en peine de définir, ni même de cerner vaguement. D'autant que le lien entre les deux écrivains ne m'apparaît nullement ; sans doute parce qu'il n'y en a pas, en tout cas dans leurs œuvres respectives. Physiquement, en revanche, les années s'entassant font que le cadet tend à ressembler de plus en plus à son aîné.
– Toujours Balzac : La Muse du département, qui me ramène à Sancerre, c'est-à-dire à quelques dizaines de kilomètres de Beaulieu-sur-Loire, où nous avons vécu de 1992 à 1996. Je me souviens que Sancerre fut le but de l'une de ces courtes excursions que nous faisions à moto dans ces années-là, soit en une seule journée, comme ici, soit en deux jours, comme lorsque nous avions, en suivant le courant de Loire, poussé jusqu'à Amboise, afin d'y rendre un hommage bref et un peu distrait à Léonard.
Six heures. – Il est prévu que, Catherine absente, je me rende chez ma sœur le 2 janvier prochain, avec un double motif : voir ma nièce/filleule Clémence, lyonnaise d'adoption et de passage en Normandie, avec son homme que je ne connais pas encore et leur fils tout juste sorti d'usine que je connais encore moins ; la deuxième raison est que, ce même jour, ma mère soufflera ses 89 bougies (je n'aimerais pas être à sa place quand il faudra souffler) et que, bien sûr, elle sera présente aux agapes.
Les agapes en question auront lieu à midi et j'ai prévu, le soir, plutôt que de me retaper la route de nuit, d'aller bivouaquer à cet hôtel de Veules-les-Roses ; hôtel qui, pour l'instant, ne répond pas au téléphone, ce qui augure assez mal de mon expédition. Mais enfin, je dispose encore de quatre semaines pour m'y dégoter une chambre ; et je doute que les hôtels de la côte normande soient pris d'assaut le dimanche suivant le nouvel an…
Mercredi 8
Neuf heures et demie. – Je ne sais pas trop si la nuit porte conseil ou non. Toujours est-il que je me suis levé ce matin en ne trouvant plus du tout bonne mon idée de bivouaquer à Veules-les-Roses le jour où j'irai chez Isabelle et Olivier pour l'anniversaire de ma mère. À chaque fois que nous allons déjeuner soit à Ermenouville, soit à Fontaine-le-Dun, nous rentrons toujours le jour même, et c'est toujours moi qui conduis lors des deux trajets. Je ne vois donc pas pourquoi il devrait en aller différemment cette fois-ci que je serai seul dans la voiture avec Charlus. J'en serai quitte pour me limiter à un verre ou deux de vin blanc à l'apéritif, puis à repasser en mode abstinent durant le déjeuner, comme je le fais toujours. Quitte aussi à ne pas repartir plus tard que quatre heures, de façon à faire de jour le trajet me conduisant jusqu'à Rouen, c'est-à-dire à l'autoroute : après, il n'y a plus qu'à se laisser glisser… Enfin, second argument : “zapper” Veules et son hôtel me fera économiser en gros une paire de centaines d'euros, ce qui représente au bas mots quatre voire cinq volumes de la Pléiade (d'occasion…), ou une bonne quinzaine de livres de salaud-de-pauvre. Bref : la décision est prise.
Six heures. – Mallarmé : « On n'écrit pas avec des idées, on écrit avec des mots. » Le problème est qu'avec de tels principes, on n'aboutit qu'à du Mallarmé. Affirmation péremptoire qui aurait fait violemment sursauter Balzac, sans doute presque autant Dostoïevski, pour ne rien dire de Molière et même, en poussant un peu, de Cervantès. À ce compte-là, on pourrait aussi affirmer qu'on ne bâtit pas des maisons, des cathédrales ou des châteaux avec des idées mais avec des moellons.
Jeudi 9
Deux heures. – Il arrive à tout le monde d'avoir ses moments de distraction ; y compris les écrivains, même pris parmi les meilleurs. Dans Balzac et son monde, je tombe sur cette phrase :
« Dans L'Envers de l'histoire contemporaine, nous verrons un procès retentissant où les condamnations pleuvent comme des petits pains. »
Félicien Marceau est donc, à ma connaissance, le seul homme à avoir déjà vu pleuvoir des petits pains et à pouvoir en attester. Du coup, on se dit que le miracle de la multiplication des pains, dont on fait ordinairement crédit au Christ, n'en était peut-être pas un : en familier des choses du ciel qu'il était, Jésus a peut-être vu s'approcher un gros nuage panifère et roublardement attendu qu'il éclate au-dessus des têtes.
Pour ce qui concerne le livre de Marceau, il m'en reste environ trois cents pages à lire. Donc, je ne désespère pas de le voir bientôt évoquer un écrivain dont les livres se vendent comme à Gravelotte, ou telles des trombes d'eau.
Vendredi 10
Dix heures. – Sans vouloir paraître plus blasphémateur que je ne le suis, il me semble que, parfois, Dieu a tendance à gérer son business un peu en dépit du bon sens. Il est possible qu'il ne dispose que d'une quantité globale d'existence humaine – une sorte de contrainte “oulipienne” qu'il se serait imposée par jeu, attrait de la difficulté, goût du défi… –, mais enfin, il devrait mieux en soigner la répartition. Par exemple, s'il avait décidé de faire mourir Victor Hugo en 1875 au lieu de dix ans plus tard, l'œuvre du prophète laïque n'en aurait quasiment pas souffert, ni lui ni nous n'y aurions perdu grand-chose. En revanche, si cette petite “pelote” de dix années, il l'avait attribuée à Balzac en supplément de programme, celui-ci aurait eu largement le temps de boucler sa Comédie humaine, de finir Les Petits-Bourgeois, Le Député d'Arcis et trois ou quatre autres romans laissés inachevés pour notre plus haute frustration, mais aussi d'écrire ces œuvres qui ne nous sont parvenues que sous forme de vagues et embryonnaires projets.
Et puis, qu'est-ce que c'est que cette manie de faire mourir les grands écrivains à 51 ans ? Balzac, Proust… On m'objectera que le second a eu, lui, le temps de terminer sa Recherche. Je répondrai : oui et non. Certes, il a bel et bien mis le mot fin au bas du Temps retrouvé ; mais enfin, les deux derniers volumes, La Fugitive et ce même Temps retrouvé, ont été publiés après sa mort, sans qu'il ait eu le loisir de les relire, de les corriger et, surtout, de leur insuffler ce supplément de vie et de mouvement, ce surcroît de “chair” qu'il avait donnés aux précédents volumes, ainsi qu'en font foi ses différents manuscrits, épreuves et textes finalement publiés.
Là encore, qu'en aurait-il coûté au Tout-Puissant de le faire mourir en 1927 plutôt qu'en 1922 ? Il suffisait de prendre ces cinq années, par exemple, à ce pauvre Paul Bourget qui, mort octogénaire en 1935, l'était déjà depuis des années, littérairement parlant.
D'un autre côté, je m'avise que si on retirait des années de vie à tous les écrivains médiocres ou nuls pour en faire cadeau aux génies, ceux-ci enfonceraient Enoch, Mathusalem et Noé en terme de longévité. La plupart seraient d'ailleurs encore vivants aujourd'hui, et l'on pourrait alors contempler ce spectacle déprimant de voir Voltaire et de Maistre s'écharper au journal de vingt heures, Agrippa d'Aubigné agresser sauvagement Bernanos au Salon du Livre, Chateaubriand blêmir sous les sarcasmes de Léautaud à un cocktail Gallimard, ou encore François Villon, venu chez Ruquier présenter la nouvelle édition de son Testament, obligé de répondre aux questions d'une quelconque Angot et s'en vengeant en pillant son sac à main en coulisse.
Non, finalement, mieux vaut considérer que le Créateur sait ce qu'il fait et, dans ce domaine comme dans les autres, agit avec discernement en son infinie sagesse.
(Mais
enfin, tout de même : que Muray soit mort à 60 ans alors que Sollers
est toujours vivant à 85, voilà qui risque de peser lourdement dans son
dossier, au Créateur…)
Deux heures. – Je viens de transformer ce qui précède en billet sur le blog-mère : toutes mes excuses aux “doublonneurs”…
Samedi 11
Dix heures. – J'ai sans doute dit une sottise, hier, lorsque je supposais que, disposant de dix années de vie supplémentaires, Balzac aurait pu terminer La Comédie humaine. S'il avait vécu jusqu'en 1860, il aurait donc connu la première moitié du Second Empire : il est difficile d'imaginer que ce changement de société, avec ses bouleversements politiques, économiques et sociaux, sans même parler des évolutions mentales, ne lui aurait pas donner le sujet de dix ou vingt romans supplémentaires. Auquel cas, il serait peut-être entré en collision avec le futur Zola…
– L'information du jour (Atlantico) : « Arabie saoudite : des chameaux ayant reçu des injections de Botox exclu (sic) d'un concours de beauté. » S'ils avaient accepté de coucher avec les organisateurs, ils n'en seraient pas là. De plus, je soupçonne ces chameaux d'être en réalité des dromadaires, ce qui ne plaide pas en faveur de leur honnêteté.
Dimanche 12
Neuf heures et demie. – La fièvre monte à El Pao et elle n'est pas provoquée par le petit Chinois – en tout cas, pas de manière directe. Mais enfin, voilà déjà deux bonnes semaines que Catherine vit dans des transes de plus en plus en plus visibles, provoquées par cette unique alternative : partira ou partira pas ? En effet, son séjour au Québec, prévu pour durer de vendredi prochain jusqu'aux alentours du 10 janvier, est suspendu aux décisions que prendront ou ne prendront pas les différents gouvernements concernés, à propos des déplacements, vols, conditions d'entrée dans leurs pays respectifs, etc.
Or,
chaque jour ou presque apporte une nouvelle réglementation, annulant,
renforçant ou contredisant les précédentes. La dernière trouvaille des
autorités françaises nous fait plonger dans le gouffre sans fond des
absurdités administratives, à tendances humiliantes : pour rentrer sur
le territoire français, les voyageurs en provenance d'autres pays que
ceux de l'Union européenne devront, en plus de leur test PCR (ou autre),
fournir une déclaration sur l'honneur affirmant qu'ils ne sont pas
infectés par le Chinois maléfique. Voilà qui entraîne quelques
questions, pour le moins.
Une déclaration sur l'honneur ? Qu'est-ce que l'honneur a à voir avec un microbe ? Quelle valeur aura cette déclaration, faite par des gens qui, dans leur immense majorité, seront incapables de savoir s'ils ont ou non la maladie en question ? Et pourquoi iraient-ils dire qu'ils l'ont si, vingt-quatre ou quarante-huit heures plus tôt, le test subi leur a affirmé que, justement, ils sont indemnes de toute contamination ? Cerise sur ce gros gâteau administratif, il va presque de soi que cette déclaration ne pourra pas être griffonnée au stylo sur une quelconque feuille de papier blanc : un document spécial va être mis en circulation – il l'est peut-être déjà –, qu'il faudra se procurer, remplir, remettre à qui de droit, en plus des douze ou quinze autres qui sont déjà exigés.
On
s'attendait à se retrouver dans le dédale de Kafka, c'était encore trop
d'optimisme : c'est le royaume du père Ubu qui nous ouvrait tout grand
ses portes. J'attends le moment, sans doute assez proche, où l'on
contraindra les non-vaccinés, ou les pas-assez-vaccinés, à ne plus
sortir de chez eux qu'en agitant comme des furieux la crécelle des
ladres médiévaux.
Ces aberrations nous feraient évidemment bien rire… si Catherine n'était concernée au premier chef par leurs fluctuations démentes.
Deux heures. – Titre (Atlantico) se donnant des airs mais ne voulant strictement rien dire : « Valérie Pécresse remet l'église de la droite au centre du village électoral. » Enfin, non, je me trompe : ce titre veut réellement dire quelque chose ; mais il est des cas où la volonté seule reste impuissante.
Six heures. – Au chapitre des petites nouvelles asilaires, sur le twittodrome de Guillaume Cingal, une certaine Marie Sonnette (!) y va de sa longue plainte : « Vous ne pouvez pas imaginer la douleur des entrailles qui se retournent à la vue de Z qui souille de ses pas le mémorial du génocide de nos grands-parents a Erevan. » Z, on l'aura compris, est l'horrible monstre à svastika entre les dents et prénommé Éric. L'auteur/teure/trice/teresse de cette déploration mémorielle est évidemment sociologue, spécialisée dans, je cite, les “Hip-hop studies” : je n'en attendais pas moins d'elle. Un peu plus bas, on rencontre une autre jeune femme (enfin, jeune : je n'en sais rien…) qui est, elle, “doctorante en théâtre décolonial”.
Et ce sera tout pour ce soir.
Mardi 14
Dix heures. – Dans deux heures, Catherine va subir son test machin-chose afin de savoir si le petit Chinois ne se serait pas subrepticement glissé dans ses poumons ou ailleurs : résultat dans l'après-midi. Si le test est négatif, le principal verrou aura sauté, qui concerne son départ vendredi pour Québec. Inutile de dire que la fièvre dont je parlais il y a quelques jours menace de faire péter le thermomètre…
– De nos jours, un “doctorant en histoire”, ça s'exprime ainsi : « l'enjeu n'est pas de demander l'impunité de tous les H ms la justice- à redéfinir hors de la segmentation raciale et de classe actuelle- pr toutes les F (dc ni minimisation des violences sexuelles, ni adhésion à leur politisation raciste; le noeud:traduire ça ds les luttes) »
Mercredi 15
Dix heures et demie. – Test de Catherine négatif ! J'en ai déduit, de façon peut-être hasardeuse, que, par contrecoup, je devais être moi-même vierge de toute sinisation intempestive. De son côté, la future voyageuse transatlantique a téléchargé (à grand-peine) et imprimé les trois kilos d'ausweis dont elle va avoir besoin. Ne lui reste plus qu'à faire ses bagages. Demain en début d'après-midi, j'irai la conduire à Roissy et la déposerai au Sheraton où elle a retenu une chambre, de manière à s'éviter le stress de vendredi matin, des bouchons probables sur l'autoroute, etc. Bref, l'affaire suit son cours – un cours qu'on hésitera toutefois à qualifier de normal.
– Je découvre avec une stupéfaction se mêlant d'amusement que la bonne ville d'Issoudun s'enorgueillit, tous les ans en octobre, d'un festival de… reggae régional ! Du reggae à Issoudun, n'est-ce pas… et régional, en plus ! Du reggae berrichon ?
Jeudi 16
Cinq heures. – Catherine bien arrivée à Roissy, et moi bien revenu ici. L'hôtel Sheraton de l'aéroport Charles-de-Gaulle se voit d'assez loin. La difficulté n'est donc pas de le repérer… mais de débusquer, au milieu d'in inextricable lacis, la seule voie goudronnée qui conduit à lui : par deux fois nous nous sommes retrouvés dans un parking souterrain qui n'avait rien à voir avec l'hôtel désiré. Mais enfin, on y est tout de même arrivé.
Au moment de quitter Catherine, je me suis avisé que, depuis trente-et-un ans, c'est la première fois que nous allons être séparés aussi longtemps, puisqu'elle part pour trois semaines et que notre “record” était jusqu'ici de quinze jours. Face à cette étendue de temps qui, soudain, me semblait immense, je n'ai pas pu m'empêcher de me dire que, peut-être… si le destin l'a décidé… Enfin, on me comprendra, je suppose. Naturellement, c'est une pensée que j'ai soigneusement gardée pour moi : Catherine était déjà assez stressée comme ça par le départ, il était inutile d'y ajouter une note funèbre, m'a-t-il semblé.
Vendredi 17
Dix heures. – Appel de Catherine à huit heures et quart (il ne s'en est fallu que de ce petit “quart” qu'elle ne me trouvât encore au lit…) : elle venait de subir avec succès toutes les épreuves initiatico-sanitaires préludant à son embarquement ; lequel devrait avoir lieu d'ici une petite demi-heure, si j'ai bien compris. Prochaine nouvelle attendue : un himmel d'Élodie m'informant qu'elle a correctement récupéré sa mère à l'aéroport de Montréal, himmel que je ne lirai que demain matin, compte tenu de mon coucher tôtif, presque gallinacéen, et du décalage horaire.
– Ce matin, Charlus s'était posté au bout de la galerie, attendant le réveil et le lever de sa maîtresse : comme chaque fois, il avait “oublié” qu'elle n'était plus là. Il a fallu que j'aille lui montrer sa chambre et son lit vide ; et encore, même comme cela, rien ne dit qu'il ait vraiment compris de quoi il retournait.
– À propos du petit Chinois, je songeais hier à la profonde déprime qui doit s'abattre sur les machos, les phallocrates et autres toxiques masculinoïdes invétérés : ce doit être très dur de rétrograder du statut enviable de mâle alpha à celui de mâle delta voire omicron…
– La différence, ou l'une des différences, entre Charles de Gaulle et Éric Zemmour est que le premier était général, alors que le second ne sera sans doute jamais qu'aspirant.
Samedi 18
Dix heures. – Catherine est arrivée à bon (aéro)port, comme me l'a appris un coup de téléphone de sa sœur dès huit heures ce matin et comme me l'a confirmé le himmel expédié par Catherine elle-même vers trois heures du matin, heure d'ici.
– J'ai commencé à revoir, avant-hier, la série OZ,
déjà vieille de près de 25 ans : elle me semble encore meilleure que
lors de sa découverte, il y a trois ou quatre ans. Elle comporte tout de
même un élément passablement ridicule et agaçant, mais il n'est pas du
ressort des auteurs de la série : chaque fois que le mot nigger
est prononcé par l'un des personnages, et il l'est souvent, le
sous-titreur français, que l'on imagine être un petit jeune homme
impeccablement moderne, et même sur-moderne, frémit d'horreur devant le
mot “nègre” qui serait le plus logique, finalement recule devant cette
monstruosité et choisit, la sueur aux tempes, de traduire l'infernal
vocable par un grotesque et piteux “renoi”…
– La parution du nouveau roman de Houellebecq est annoncé pour le 7 janvier. Son titre : anéantir (avec un a minuscule, précise-t-on…)
Lundi 20
Dix heures. – J'ai dans l'idée que la seconde moitié de ce journal va être maigrichonne, pour ne pas dire squelettique.
Trois heures. – Aujourd'hui, j'ai fait les courses…
Mercredi 22
Neuf heures et demie. – Hier, journée Desgranges. Le mot “journée” est encore plus exagéré que d'ordinaire, vu que je suis resté chez eux de midi à trois heures vingt très exactement. Lever le camp de bonne heure m'est habituel l'hiver, depuis que j'ai découvert, la décrépitude sénile venant, que je n'aimais plus du tout conduire de nuit (alors que j'ai adoré ça durant plusieurs décennies). Michel m'avait suggéré d'arriver une heure plus tôt afin de compenser ; seulement, il y avait le problème posé par Charlus, que je devais laisser ici, enfermé dans la maison : je ne voulais pas que cette claustration s'éternise, afin d'éviter, si possible, d'avoir toutes sortes de déjections à ramasser et éponger à mon retour.
Alors que je lui avais fait part de mes petits problèmes d'intendance domestique, Catherine m'a fait observer par himmel que Charlus restait enfermé des huit à neuf heures d'affilée toutes les nuits, et que jamais le moindre incident n'était à déplorer. C'était frappé au coin du bon sens, j'aurais pu y penser plus tôt et moi-même ! Mais enfin, comme nous étions déjà mardi matin et que tout était planifié, je n'ai rien voulu changer et suis donc arrivé chez Agnès et Michel à midi juste, as usual.
À mon retour, j'ai pu constater avec une satisfaction non feinte que Charlus avait très convenablement maîtrisé vessie et sphincter. Et qu'il n'avait nullement cru bon de dévorer un livre ou deux sous prétexte de je ne sais quelle “angoisse de la séparation”.
Ma prochaine sortie devrait avoir lieu le 2 janvier, pour aller fêter l'anniversaire de ma mère (pas vue depuis deux ans) chez ma sœur à Ermenouville. À moins que de sibériennes chutes de neige ne m'en dissuadent au dernier moment. Et, cette fois, j'emmènerai le chien avec moi.
Deux heures. – Un blogueur qui se présente comme “acteur associatif”, trouvé chez Nicolas comme de juste, commence ainsi son billet du jour : « Cette année, nul doute que la pandémie rend le sens de Noël plus incertain à saisir […] » En dehors du fait qu'apparemment le mode subjonctif ne soit pas encore parvenu jusqu'au milieu des acteurs associatifs, on voit mal comment un microbe, quel qu'il puisse être, pourrait rendre “incertain” le sens de Noël, c'est-à-dire de la Nativité. Je me risquerai même à affirmer que ce même microbe, ou tout autre, sera également impuissant à teinté d'incertitude le sens de Pâques, de l'Ascension ou de la Toussaint – voire du Ramadan ou du Têt.
L'information qui m'a fait pouffer : « Toulouse : déguisé en Père Noël, il fait mine d'aider dans le métro une jeune femme blessée et lui vole sa trottinette. » En lisant l'article – ce que j'ai fait, très exceptionnellement –, on apprend que la “jeune” femme avait tout de même 34 ans et que, si elle s'était décidée à prendre le métro, c'est parce qu'elle venait d'avoir un accident de… eh bien, de trottinette justement. Je n'aurai donc que deux mots : bien fait ! Quant au faux Père Noël, il n'avait, lui, que 31 ans, s'est fait rapidement alpaguer par les flics et a été placé en garde à vue pour vol aggravé. Mais aggravé par quoi ? Pourquoi ? Par rapport à quoi ? Mystère. À part le port d'une fausse barbe en coton hydrophile, je ne vois vraiment pas ce qui peut bien avoir aggravé ce vol. À moins que les policiers aient considéré que le larcin était aggravé par la sottise du malfrat. Car il faut vraiment être con pour voler une trottinette.
Jeudi 23
Une heure. – Le titre du jour le plus énigmatique dans sa brièveté (Atlantico) : « L'armée française renonce à l'idée de paix. »
– À part ça, je m'apprête à sortir pour me livrer à un certain nombre d'obligations ménagères toutes plus inintéressantes les unes que les autres – mais néanmoins indispensables à ma survie.
– Pendant ce temps, Catherine se trouve dans un chalet au fin fond du Canada, avec toute la petite smala d'Adeline. Elle qui se plaint chaque année d'avoir un Noël sans neige, cette fois elle est servie ; au-delà même de ses espérances peut-être.
Samedi 25
Dix heures. – Mon réveillon en solitaire a été réduit à sa plus simple expression : entre six heures et quart et sept heures moins le quart, j'ai bu un Ricard (oui, on a bien lu : un seul et unique ! je me faisais presque pitié…), puis j'ai avalé deux tartines de pain debout dans la cuisine et, à sept heures tapantes, j'étais devant la télévision, où je suis resté jusqu'à dix heures, à regarder une série netflicarde, Narcos, qui, étonnamment, est plutôt pas mal. Ce matin, en m'éveillant, je me suis rétrospectivement trouvé fort satisfait de ma soirée.
– On ne cesse de nous asséner, pour s'en féliciter ou le regretter, que nous vivons dans une société “de loisirs”. Le loisir, ou les loisirs, voilà bien une chose qui m'a toujours été totalement étrangère. Je n'ai jamais eu de loisirs, si l'on entend par là des activités le plus souvent inutiles destinées simplement à emplir le temps vacant. Je ne suis jamais allé passer une semaine dans une station de sports d'hiver, ni sur une quelconque plage. Il ne m'est jamais venu à l'idée d'explorer les dessous de la mer en faisant de la plongée, ni d'acheter cordes et piolets pour gravir je ne sais quelle montagne. Je n'ai jamais passé mon permis de chasse ni acheté de canne à pêche. Je n'ai jamais sillonné le monde pour voir à quoi il ressemblait, me contentant de quelques très rares échappées dans les pays limitrophes (Espagne, Italie, Belgique) ou quasi limitrophes (Hollande, Portugal) ; et ce n'était jamais à mon initiative. Etc.
C'est là une chose que l'on ne doit ni me reprocher ni porter à mon crédit, dans la mesure où je n'y suis strictement pour rien : comme je viens de le dire, m'adonner à un quelconque loisir est une idée qui ne m'a jamais effleuré l'esprit, qui m'est radicalement étrangère. Je n'ai donc eu ni à la cultiver ni à la combattre. On me dira : et la lecture, alors ? Et la littérature ? Mais la littérature, au moins pour moi, n'est nullement un loisir : c'est sans doute la part la plus essentielle de mon existence, en tout cas celle qui a préexisté à toute autre – et qui dure encore, plus vivace que jamais.
Deux heures. – Dans l'entrée du jour de son journal, Renaud Camus offre à ses lecteur un développement à propos des différences essentielles existant entre le cafard des villes et le cafard des champs. En effet, elles sont essentielles, ne serait-ce que parce que l'insecte qu'il confond avec le cafard – qu'il soit des villes ou des champs – est en réalité une punaise des bois ; laquelle serait sûrement très vexée si on lui faisait part du rapprochement opéré du côté de Plieux. Il me semble tout de même que le fait que l'un soit un insecte volant et l'autre un “rampant” (au sens militaire du mot) aurait dû lui mettre la puce à l'oreille – laquelle puce n'est nullement un pou des champs, il n'est peut-être pas inutile de le rappeler.
Dimanche 26
Une heure. – Hier, en début d'après-midi, j'en ai soudain eu assez de Balzac ; de façon si soudaine que j'ai abandonné Béatrix aussitôt, à cent pages de la fin, et si inopinée que je n'avais prévu aucune lecture pour lui faire suite, aucun “plan B” comme disent les cons avantageux. Un peu au hasard, mes doigts se sont refermés sur le dernier volume (le dernier paru s'entend) du journal de Muray, que je feuillette plutôt que je ne le relis. Je voulais d'ailleurs en noter un demi-paragraphe ici, et puis, finalement… à quoi bon ?
Cela étant, il faudrait bien que je trouve un plan B à mon plan B…
Lundi 27
Une heure. – Il y avait un petit moment que le bon Renépol ne m'avait pas fait sourire ; au point que je commençais à m'inquiéter de sa baisse de forme. Heureusement, le voici de retour, tel qu'en lui-même. Son billet du jour commence ainsi :
« Les programmes télé sont tellement indigents que j'ai écouté la 9e symphonie en entier sur Arte ce matin, ce qui m'a fait le plus grand bien. »
La précision “en entier” m'a ravi d'entrée, par la notion d'exploit personnel qu'elle semble sous-entendre. On pourrait aussi faire remarquer à Renépol qu'écouter la Neuvième sur disque plutôt que par le truchement d'une chaîne de télévision aurait sans doute été plus satisfaisant pour l'oreille…
Pour l'oreille mais pas pour sa culture personnelle ! Qu'on en juge : « Les paroles étaient sous-titrées en français. C'est ainsi que j'ai lu cette "ode à la joie" pour la première fois. » Comme le dit l'adage : il n'y a pas d'âge pour apprendre. Mais le plus beau vient un peu plus bas :
« En 1785 on avait pourtant toutes les raisons d'être mécontent. Une durée de vie de trente ans en moyenne, les registres paroissiaux archivaient des hécatombes de nourrissons, aucun remède valable, pas d'hygiène, peu de sources d'énergie, pas d'électricité, une société épouvantablement inégalitaire, etc, etc... »
C'est sûr, mon René, c'est sûr ! Comment peut-on vivre en ne sachant pas que son espérance de vie à la naissance est de trente ans ? Peut-être se consolaient-ils en se disant que puisque tant de nourrissons faisaient baisser la moyenne en claquant dès le berceau, eux-mêmes avaient de bonnes chances de mourir septuagénaires voire octogénaires. Et tu sais quoi, mon René ? C'est exactement ce qui se passait !
Maintenant, évidemment, il y a cette abomination : vivre sans électricité, c'est-à-dire privé d'une chose dont on n'a même pas l'idée qu'elle pourra un jour exister. Quelle torture ! René, là, me fait penser à ces jeunes crétins d'aujourd'hui qui ne parviennent pas à comprendre comment les gens de mon âge ont pu, jeunes, survivre sans internet et sans téléphones portatifs.
Quant à la société “épouvantablement inégalitaire”, il s'agit d'une simple régurgitation de bon petit républicain n'ayant de l'ancien régime que l'idée caricaturale et sommaire qu'on a bien voulu lui entrer de force dans le crâne à l'école. On pourrait évidemment lui conseiller charitablement quelques lectures historiques qui lui donneraient une vision un peu moins puérile des choses. Mais, dites, voilà un garçon qui, en l'espace d'un peu plus d'une heure, a réussi à écouter la Neuvième en entier ET a découvert ce que disait l'Ode de Schiller : on va lui accorder un peu de temps, histoire de laisser la pression retomber dans la marmite.
Tout de même… la Neuvième en entier… quel grand fou, ce Renépol !
Mardi 28
Une heure. – C'est curieux, il faudrait aller vérifier dans les soutes, mais je crois me souvenir que, les autres fois, les absences de Catherine avaient tendance à profiter à ce journal, qui devenait plus fourni ; alors que, cette fois-ci, il semble bien que c'est l'inverse qui se produit.
– Que lire après Balzac ? Qui aura les épaules assez solides pour lui succéder ? Réponse venant tout naturellement : Proust. Mais comme je n'ai pas trop envie de me lancer une fois de plus à l'assaut de cet Everest qu'est La Recherche, je crois que je vais plutôt rapporter au salon le premier volume de la correspondance générale – premier de ceux que je possède, soit l'année 1913, celle où paraît Du côté de chez Swann. À l'époque où j'ai fait l'acquisition de ces volumes, j'avais reculé devant la somme que représentait l'achat de la totalité de la correspondance : je le regrette bien, aujourd'hui.
–
L'hystérie vaccinolâtre donne à beaucoup de gens, malgré les masques
qu'ils arborent, l'occasion de montrer des visages de plus en plus
répugnants. C'est par exemple cet ignoble blogueur qui, ce matin, se
félicite bruyamment de ce qu'on vient de jeter en prison une femme qui
utilisait un faux passe sanitaire ; ce sont les crapuleux
co-propriétaires de je ne sais plus quelle résidence qui, regroupés en
meute bavante, se disent fièrement décidés à expulser de son appartement
celui d'entre eux qui refuse d'être vacciné, manu militari si
c'est nécessaire. Et toutes ces saloperies se font évidemment au nom du
Bien, de la Solidarité, de l'attention à l'Autre, et j'en passe d'aussi
écœurantes : c'est la bassesse et l'ignominie drapées dans les plis de
la vertu. Tout cela m'attriste et me révulse simultanément. Je crois que
je vais finir – et assez vite encore – par déserter totalement les
cloaques d'internet.
Mercredi 29
Onze heures. – Ouf ! quelle matinée !
À
sept heures et demie, j'étais à la
boulangerie (sous une pluie battante, comme de juste). Ensuite, à pied
avec Charlus jusque chez l'esthétichienne, qui me propose de repasser le
prendre vers dix heures. Si je me suis résolu à l'amener là c'est que
cet animal, voilà quelques jours, a probablement trouvé le moyen, lors
de l'une de nos promenades champêtres, de se rouler dans quelque chose
de mort. Résultat : il puait comme une famille nombreuse de putois. Or,
je dois l'emmener avec moi dimanche chez ma sœur, pour y fêter tout
ensemble la nouvelle année et l'anniversaire de ma mère qui tombe ce
jour-là : je ne voulais pas qu'il me colle la honte… Donc : bain et
shampoing au programme.
Bref,
à neuf heures, je re-quitte la
maison, direction le Super U de Saint-Aquilin. J'avais peu de choses à
acheter et la
caissière n'attendait que moi pour mettre fin à sa somnolence matinale :
du coup, à neuf heures vingt j'étais ressorti du hangar-à-bouffe. Il
pleuvait toujours, bien évidemment. Je me dis
: « Parfait, tu dois avoir le temps de passer à la pharmacie faire
provision de drogues diverses. »
Je
trouve une place de stationnement à un jet de pierre de l'officine,
j'entre dans une pharmacie exceptionnellement déserte de clients.
Résultat : j'étais dehors à neuf heures et demie ! J'ai donc passé un
quart d'heure dans la voiture, à regarder dégouliner la pluie sur le
pare-brise…
À dix heures moins le quart, je me dis (c'est fou ce que je peux me parler quand je suis tout seul) : « Fuck ! j'y vais : avec un peu de chances, il sera prêt… » Eh bien, non seulement Charlus était prêt, mais cette brave esthétichienne avait même eu le temps de le raser. Si bien que le voilà tout beau. Mais qu'il ne compte pas aller courir dans les champs d'ici dimanche : je tiens à le garder propre, l'animal !
La conséquence de toute cette agitation est qu'il est à peine midi et que j'ai l'impression d'avoir déjà vécu une journée entière. Au moins.
– Hier, j'ai commandé les deux volumes “Bouquins”, sous coffret, qui contiennent les lettres de Balzac à Mme Hanska.
Deux heures. – Dans son journal, Renaud Camus conclut son entrée du jour par ceci :
« J’ai du mal à concevoir la façon dont les hommes hétérosexuels, même séduisants, s’accommodent (psychologiquement—
je ne recommande certes pas le viol, ni le harcèlement !) des
“râteaux” qu’ils semblent tous les jours se ramasser, au cours de ces
pénibles dragues qu’on observe dans les cafés, dans les trains ou les
bals de village. Et en plus on nous explique à présent que non c’est non, que le non de la femme est bel et bien un non, qu’il veut strictement dire non
et rien d’autre, et qu’il ne doit sous aucun prétexte être interprété,
ni remis en cause à travers le temps. Je ne sais vraiment pas comment
vont faire ces pauvres gens. »
La réponse me semble toute simple (même si souvent très compliquée dans ses mises en application pratique…) : ils ne tiendront aucun compte de ce mot d'ordre bouffon. À moins d'être un irrémédiable puceau, tout homme sait fort bien que la plupart des femmes veulent être forcées. Je ne dis pas qu'elles veulent l'être physiquement et encore moins par n'importe qui, évidemment. Non, ce qu'elle souhaitent c'est de pouvoir dire et se dire, après, qu'elles n'ont cédé à leur nouveau partenaire qu'en raison des ruses machiavéliques dans lesquelles celui-ci les a entortillées, ou de son insistance, etc. Il y a mieux : si, aux premières objections et refus débités par sa “proie”, l'apprenti conquérant “replie les gaules” et lève le siège sans discuter, il ruine instantanément toutes ses chances d'aboutir ultérieurement à quoi que ce soit avec l'objet de ses désirs, n'ayant, en obéissant à son “non” aussi docilement, fait qu'encourir son indulgent mépris en révélé la tiédeur – j'allais dire : la mollesse – de son propre désir.
Évidemment, il y a des “non” catégoriques et rédhibitoires, ils sont d'ailleurs assez faciles à distinguer des autres, si je me souviens bien. Mais je persiste à dire que, bien souvent, un “non” féminin signifie plutôt quelque chose comme : « Et maintenant, gros malin, voyons comment tu vas t'y prendre pour arriver à tes fins. Montre-moi que tu en as vraiment envie… » Bref, on peut rassurer Renaud Camus sur ce point : il y a gros à parier que les mâles continueront à prendre les “non” que leur opposera la gent féminine comme ils l'ont toujours fait, c'est-à-dire pour de simples préliminaires.
Jeudi 30
Dix heures. – Deux “informations” prises au vol chez les analphabètes d'Atlantico. La première me plonge évidemment, comme soixante millions de Français j'imagine, dans l'affliction la plus totale :
« Les ventes d'albums d'Adele ont baissé de 82 % par rapport à 2015. »
Évidemment, mon chagrin serait plus complet, et partant plus satisfaisant, si quelqu'un pouvait me dire qui est cette infortunée et ce qu'elle fait dans la vie. Je connais bien une Adèle, personnellement, mais je doute que ce soit la même – d'ailleurs, la mienne a un accent grave sur son e.
La deuxième information me laisse perplexe, dubitatif, flottant, presque gazeux :
« États-Unis : La capsule temporelle découverte sous une statue confédérée ne contenait pas la photo d'Abraham Lincoln tant espérée. »
Je suppose que la lecture du texte suivant ce titre doit plus ou moins l'éclairer. Mais c'est une lecture que je me refuse absolument à faire : c'est bien trop beau comme ça.
Deux heures. – Je viens de relire – survoler serait sans doute plus exact – le dernier volume paru du journal de Muray, celui concernant les années 1992 et la suivante. Il m'amuse bien, lorsqu'il peste contre les hordes de touristes en short et à banane subventrale qui envahissent les rues, les restaurants, les cafés, etc. On a envie de lui suggérer de prendre ses vacances ailleurs qu'entre Cannes et Nice, et à un autre moment qu'au mois d'août…
– Je vais donc repiquer à la correspondance de Proust… en attendant celle de Balzac avec sa Polak (qui n'est venue là que pour la rime).
– J'ai noté quelque part plus haut que dans Oz, le sous-titreur français traduisait peureusement le mot nigger par “renoi”, tellement le mot “nègre” devait lui paraître abominable. Eh bien, ce n'était vrai que pour les trois premières saisons : dès le début de la quatrième, regardé hier soir, ce brave “nègre” a reçu son permis de séjour et se pavane désormais insolemment dans le moindre sous-titre.
Vendredi 31
Dix heures et demie. – Un mois commencé avec Balzac et qui se termine en compagnie de Proust ne peut pas être totalement perdu – en tout cas pas perdu pour tout le monde. J'ai donc, comme annoncé, repris la correspondance, au début de l'année 1913, celle qui, en novembre, va voir la parution de Du côté de chez Swann.
Naturellement, ce qui frappe d'entrée dans ces lettres, c'est l'extraordinaire pouvoir qu'a Proust d'embrouiller, de complexifier à l'infini les questions les plus simples, à force de précisions, de retours, de corrections, de repentirs, de nuances, puis de nuances dans les nuances, d'accès de modestie suivis de menaces très bien voilées mais indubitablement réelles, etc. C'est avec un certain sourire un peu apitoyé que l'on imagine la moue stupéfaite et vaguement effrayée de chacun de ces correspondants à qui il demande un conseil ou un service : bien malin celui qui, au bout de ces quatre ou cinq pages de phrases devenues comme folles est capable de comprendre ce qu'il doit finalement faire ou ne pas faire !
Un lecteur pressé, peu attentif, pourrait en déduire que Proust est le genre “qui ne sait pas ce qu'il veut”. Or, ce qui apparaît bientôt, et en particulier dès qu'il s'agit de ce livre gigantesque que, en ces premiers mois de 1913, Proust cherche à faire éditer, ce qui apparaît, disais-je, c'est sa volonté de fer dès qu'il est question de son œuvre, volonté dont l'inflexibilité se fait jour au travers de l'embrouillamini de ses phrases labyrinthiques. Derrière le quadragénaire souffreteux qui semble toujours prêt à se noyer dans un océan de contradictions, d'hésitations, de repentirs, etc. se cache en fait – et ne se cache pas si bien que cela – un écrivain qui sait ce qu'il veut et ce qu'il vaut.
C'est particulièrement évident dans la lettre capitale qu'il adresse à René Blum, le frère de la future icône socialiste, vers le 20 février – selon la datation de Philip Kolb. Il le sollicite parce qu'il le sait ami avec Bernard Grasset, chez qui il a décidé (après trois ou quatre échecs cuisants auprès d'autres éditeurs, dont la NRF) de publier son livre à compte d'auteur – ce qui va effectivement avoir lieu, on le sait. Cette publication à compte d'auteur, plusieurs de ses amis, dont Louis de Robert, la lui ont fortement déconseillée, au prétexte qu'elle le ferait passer pour un auteur négligeable, peu sérieux – ce qui n'est pas faux dans l'absolu. Pour se justifier auprès de Blum, Proust a cette phrase extraordinaire (c'est moi qui souligne) :
« Si M. Grasset édite le livre à ses frais, il va le lire, me faire attendre, me proposera des changements, de faire des petits volumes, etc. Et aura raison au point de vue du succès. »
On découvre donc là un écrivain tellement assuré de la valeur de son livre qu'il considère comme une perte de temps, voire un inconvénient, que son éventuel éditeur puisse avoir l'idée de le lire avant de l'envoyer à l'imprimerie ! Bien mieux : Proust prétend non seulement payer tous les frais, mais en outre accorder à Grasset un pourcentage sur les ventes éventuelles. Il donne, de cette générosité, une raison qui ne manque ni d'orgueil ni de grandeur (c'est toujours moi qui souligne) :
« De cette façon il [Grasset] ne dépensera pas un sou, gagnera peut-être un rien (car je n'espère guère que le livre se vende au moins avant que le public s'y soit peu à peu accoutumé) mais je crois que l'ouvrage, très supérieur à ce que j'ai jamais fait, lui fera un jour honneur. »
Et l'on sent très bien, dans la suite de cette même lettre mais aussi dans d'autres un peu postérieures, que Proust a une idée très arrêtée de ce qu'il veut et ne veut pas pour son livre. Avec toutes les circonvolutions qui lui sont en quelque sorte constitutives, il fait comprendre à chacun de ses interlocuteurs qu'il n'est disposé à céder sur rien de ce qui est à ses yeux essentiel, davantage que sa propre vie même.
Sur ce, refermons à la fois ce mois et l'année hautement déprimante que lui-même conclut.
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