CÉLIBAT INTÉRIMAIRE
Mardi 1er
Dix heures et demie. – On commence le mois par une courte visite médicale de contrôle : tutto va bene, en tout cas en apparence. Et, en plus, c'était l'un des rarissimes matins où le Dr D. a daigné commencer ses visites à l'heure dite.
– Himmel de Rémi Usseil, hier, pour demander s'il pouvait envisager de nous faire une petite visite dominicale durant ce mois qui s'ouvre : Catherine étant vaccinée, et se pensant donc à l'abri des visées sino-virales, il pourra. Il m'apprend incidemment qu'il a, depuis un peu plus d'un an – soit depuis le premier confinement – perdu quarante kilos. J'ai l'air de quoi, moi, maintenant, avec mes vingt petits kilos en moins ? Cela dit, il faudrait bien qu'il se calme sur la fonte des graisses ; sinon, il va bientôt pouvoir faire figurant dans des docu-fictions sur la Shoah… On tâchera de le remplumer un peu le dimanche 27, jour prévu pour sa venue.
–Un nouveau roman de JCO vient de m'arriver par voie postale : Corky (en v.o. : What I Lived For). Encore un pavé de près de huit cents pages : cette dame souffre, ou souffrait, manifestement d'intempérance littéraire aiguë – mais ce n'est pas moi qui viendrai m'en plaindre.
– Du pénible phraseur du forum de l'In-nocence, de l'amphigourique en chef, du verbeux majuscule, de Francis Marche enfin, ceci : « Les oiseaux […] sont les seules créatures capables (hors notre espèce), dans leur langage, d'une exploitation sociale du rapport signifiant-signifié. » Nous voilà tous grandement soulagés de l'apprendre, il y a trop longtemps que régnait une douloureuse incertitude à propos des relations entretenues par la gent ailée avec ce foutu rapport signifiant-signifié.
– Et une information comique (infocomic ?) pour bien commencé le mois : « Covid-19 : l'OMS rebaptise les variants avec des lettres grecques pour ne pas stigmatiser les pays où ils sont apparus. » Mais pourquoi, grands dieux, des lettres grecques ? On n'imagine donc pas, à l'OMS, le désespoir de ces pauvres Hellènes, qui risquent fort de se sentir stigmatisés quelle que soit l'origine des variants ?
Et, en guise de bonus, cette autre infocomic : « Elisabeth Guigou sera chargée d'une mission sur la présomption d'innocence. » Qui aurait pu se douter que Mme Guigou était toujours de ce monde ? Et, surtout, encore capable d'endosser une mission sur la présomption d'innocence, tâche lourde et aux conséquences innombrables s'il en est.
Trois heures. – À propos de mon journal du mois dernier, Jean-François Brunet – souvent fort critique à mon égard, mais ce n'est nullement un reproche – me fait une objection qui ne manque pas de pertinence, qui en tout cas me fait réfléchir. Voici les “pièces du dossier”. Il y a quelques jours, j'avais noté ceci :
« À propos de Marc Fumaroli, je reste un peu abasourdi de constater que même lui semble ne pas savoir manier correctement le verbe départir, qu'il conjugue fautivement comme répartir et non comme partir, ainsi qu'il se doit. Et, quelques pages plus avant, il écrit sans broncher que tels personnages sont partis “chacun de leur côté”, bourde grammaticale qu'on ne s'étonne nullement de voir suinter quotidiennement des claviers journalistiques, mais dont on souffre qu'elle ait pu sortir de cette plume-là. »
Voici maintenant le commentaire laissé par M. Brunet :
« Quand je lis qu’une formulation qui me viendrait naturellement est une faute grossière, qui va sans dire et me renvoie au statut d’égoutier suintant, mon sang fouetté ne fait qu’un tour et je sors mon Grevisse (le plus probable restant que je sois un égoutier suintant). En l’occurrence, Fumaroli, avec son "partis chacun de leur côté", semble rester dans les règles, et dans l'excellente compagnie de Chateaubriand, Zola, Larbaud, Bernanos et beaucoup d'autres, même si l’unipossessif (son, sa) est l’usage « semble-t-il le plus suivi et le plus recommandable » du moment que le pronom représenté est à la 3ème personne. Mais même avec l’aide de Grevisse je comprends mal que le passage de la deuxième à la troisième personne fasse basculer de l’ordinaire « nous nous faisions vis à vis, avec chacun notre lampe » (Barrès) (et non « sa lampe »), voire de l’obligatoire « nous suivions chacun notre chemin » (Lamartine), au recommandable « ils partirent chacun de son côté » (plutôt que « de leur côté »). Notons enfin qu’une simple virgule, fort facultative, fait passer du seul possible « Nous suivions chacun notre chemin » à l’acceptable et même fréquent « Nous sommes partis, chacun de son côté » (Duhamel). Ça donne le tournis. Des lumières ? »
Et, pour finir, les deux commentaires de commentaire que je lui ai à mon tour laissés (je les regroupe ici en un seul) :
« Je reconnais que la question est plus épineuse (et plus floue) que ce
que j'ai un peu brutalement exposé ! L'exemple tiré de Lamartine montre
qu'en effet, quand le sujet est à la première personne, aucune solution
n'est pleinement et à elle seule satisfaisante : il faut alors
privilégier soit la grammaire, soit le sens.
« Toutes proportions
gardées, c'est un peu la même chose qu'avec les expressions du type "la
plupart de" ou "la majorité de", dont on ne sait jamais s'il faut les
faire suivre d'un pluriel (le sens) ou d'un singulier (la grammaire).
« Bref,
grâce à vous et à votre M. Grevisse, j'ai l'impression d'avoir pris dix
ans d'un coup : je ne vous en remercie ni l'un ni l'autre !
« Cela étant, il me semble que, dans l'exemple pris chez Fumaroli, il n'y
avait nullement à hésiter et que "son côté" aurait dû s'imposer sans
hésitation.
Mais bon : c'était lui l'Académicien français, et non moi… »
Six heures. – Rémi m'avait dit être libre les dimanches 6 et 27 juin, pour venir ici. J'avais donc choisi le 27, Catherine s'en allant pour huit jours après-demain. Et puis, brusquement, tout à l'heure, je me suis dit que je pouvais tout aussi bien l'inviter dimanche prochain et l'emmener déjeuner au Bel Ami, restaurant pacéen disposant d'une agréable terrasse en bord d'Eure.
En allant sur le site du dit restaurant, je découvre que la bâtisse qui l'abrite a d'abord été la résidence campagnarde du critique gastronomique Henri Gault. Je me souviens d'avoir connu sa fille (dont le prénom m'échappe…), il y a fort longtemps ; elle était une amie de mon ami Jef Loiseau. Je suis même allé un soir à une “fête” qu'elle avait organisée dans la maison familiale, sise quelque part en banlieue sud, du genre Bourg-la-Reine ou Fontenay ou L'Haÿ. J'avais été impressionné, dans cette maison, par les œuvres complètes de Bossuet dont les nombreux volumes (mais de quelle époque étaient-ils ?) occupaient toute la cloison du palier coupant le grand escalier. Sinon, je me souviens aussi de diverses salades de pâtes proposées à notre appétit et à peine mangeables. Heureusement, nous étions à un âge où la voracité permet de passer outre à la délicatesse gastronomique.
(Vérification faite, Henri Gault est né à Pacy-sur-Eure. Il s'agissait donc de la maison familiale et non d'une villégiature de vacances ou de week-ends.)
Mercredi 2
Dix heures. – Depuis environ deux mois, peut-être trois, ce ne sont pas moins de quinze livres de JCO qui ont fait leur entrée ici. Il a bien fallu leur ménager une place dans la partie de bibliothèque réservée aux Américains. Ce qui m'a conduit à en prendre certains pour les descendre d'un étage, afin que Joyce trônât à la place d'honneur que j'estimais lui revenir. Certains n'ont rien dit, mais quelques-uns, je le sens bien, tirent un peu la gueule depuis. Et je ne serais pas plus surpris que cela si, m'avisant un jour de les relire, ces mauvais coucheurs ne décident de me fermer à double tour la porte d'accès à leurs romans.
– Dernière journée en couple : demain, Catherine part pour la Franche-Comté, d'où elle ne reviendra que jeudi de la semaine prochaine : je vais pouvoir de nouveau pleurnicher ici tout à mon aise (j'm'ennuiiiie !), chose qui, en cette ère sino-virale, ne m'est pas arrivé depuis un bail.
– L'infocomic du jour : « Une star-up brestoise recycle les filets de pêche en plastique pour en faire des montures de lunettes. » Et je me demande si, à l'inverse, il ne serait pas envisageable de récupérer les montures de lunettes cassées pour en faire des filets de pêche flambant neufs. Idée à creuser… il y a sûrement du pognon à se faire…
Jeudi 3
Neuf heures et demie. – Dernière matinée “de couple” : le train de Catherine partira de Vernon à une heure moins quelques minutes (si tout se passe normalement…). Ensuite, retour ici, après passage au Carrefour “Market” de Pacy pour quelques courses indispensables à ma survie. Ensuite, ce sera parti pour sept jours de solitude, rompu dimanche par la récréation usseillienne, fort bienvenue ma foi.
– Ce que c'est que le hasard : s'il avait voulu me faire découvrir JCO par son roman intitulé Corky, il est certain que j'en serais resté là avec elle, le roman en question ayant, hier, filé directement vers la poubelle jaune, sans même avoir été terminé, tant je l'ai trouvé ennuyeux et vain. C'est le deuxième d'elle qui subit un tel sort (l'autre étant Maudits) sur une quinzaine, ce qui n'est pas un si mauvais ratio. Mais, encore une fois, il est certain que si j'avais abordé par là le continent carolo-joycien, je ne serais pas allé plus avant ; un peu comme un touriste qui, voulant découvrir les mille et une merveilles de la France, aurait la malchance de commencer sa visite par la Seine-Saint-Denis…
Deux heures. – Déposé Catherine à l'heure voulue à la gare de Vernon. Et, miracle, le train qu'elle avait prévu de prendre n'était pas annulé. Au retour, comme si Herr Momox avait prévu que j'allais avoir, ces huit jours qui viennent, beaucoup de temps libre (comme si tu n'en avais pas quand Catherine est là, rigolo !), il m'avait fait parvenir deux gros livres et un film : Blonde de JCO, Mme Du Deffand et son monde de Benedetta Craveri et, pour l'écran, La Chute de l'empire américain de Denys Arcand. Mais, pour le film, j'attendrai le retour de la patronne…
Vendredi 4
Dix heures. – L'âge venant, les ivrognes flamboyants ne sont plus ce qu'ils étaient ; ou disons qu'ils flamboient moins, nettement moins. Hier soir, profitant du beau temps, je me suis installé après le repas de Charlus (sept heures) sur la terrasse, avec un verre de Ricard, prudemment dosé. J'en ai pris ensuite un second… et c'est tout. À huit heures on pouvait déjà me trouver dans la cuisine à mastiquer un vague sandwich, puis devant la télévision qui m'a dispensé trois épisodes de Person of interest (saisons 4 : très bien, malgré les souvenirs contraires que Catherine et moi en gardions). À dix heures et demie j'étais au lit, c'est-à-dire à la même heure que d'habitude. Et, bien entendu, pas la moindre trace de gueule de bois ce matin : c'est à désespérer de tout…
– Commencé Blonde, de JCO, un énorme roman (mille pages dans l'édition Stock originale), dont le personnage central est Norma Jeane Baker, alias Marilyn Monroe, mais qui est tout de même un roman et non une biographie. Enfin, disons que c'est une chose flottant entre les deux : assez bizarre.
– Journée bien occupée : en début d'après-midi, je dois aller à Vernon récupérer mon jean tout neuf et mis à ma taille par les petites mains industrieuses de la boutique. Quand Catherine n'est pas là, les journées se remplissent d'un rien. Quand elle est là aussi, d'ailleurs. En principe, j'aurais dû également penser à arroser les trois ou quatre plantations qu'elle a achetées quelques jours avant de partir ; mais comme il a plu dru une partie de la nuit et jusqu'à il y a une heure, m'en voilà dispensé.
Trois heures. – Mon équipée sauvage à Vernon s'est déroulée au mieux : les Indiens en révolte sont demeurés invisibles et les outlaws n'ont pas attaqué la diligence, ni à l'aller ni au retour. Et, en plus, mon futal était fin prêt. Je puis retourner à JCO sans remords d'aucune sorte.
Samedi 5
Midi et demie. – La température extérieure peine à atteindre les quinze degrés piteusement celsius et il vente à tous les diables. Du coup, je suis saisi d'une vague inquiétude quand je songe que, demain midi, Rémi et moi devons déjeuner au Bel Ami de Pacy… sur la terrasse.
– Hier soir, j'ai commis l'erreur de boire trois verres de Ricard au lieu de deux seulement comme la veille. Résultat, le dernier m'a scié net l'appétit et j'ai “zappé” le dîner. J'ai ensuite tenté de regarder Army of the Dead, film zombiesque de Zack Snyder, qui réalisa il y a vingt ans un remake réussi du second film de George Romero, celui qui se passe principalement dans un centre commercial assiégé par les morts-vivants. Mauvaise pioche : cette Army-là ne mérite qu'une chose, la réforme collective et définitive. J'ai abandonné après une demi-heure de profond ennui… et suis allé cuver dans mon lit.
– Si l'on excepte ses premiers films, où elle ne faisait que de la figuration, ou à peine plus, la carrière de Marilyn Monroe aura duré dix ans, ce qui n'est pas grand-chose. Mais, durant ces dix années, elle aura tourné avec Joseph Mankiewicz, Howard Hawks, Fritz Lang, Henry Hattaway, Otto Preminger, Billy Wilder, George Cukor et John Huston, ce qui est prodigieux.
Dimanche 6
Neuf heures et demie. – Pour l'instant le soleil brille et le vent ne la ramène pas trop : notre déjeuner en terrasse, à Rémi et moi, semble donc, pour le moment, jouable…
(À peine la phrase précédente est-elle écrite que je vois s'avancer les nuages. Évidemment.)
Lundi 7
Neuf heures. – Hier, à midi pile, j'ai vu se présenter au portail un svelte jeune homme : c'était Rémi Usseil, délesté de quarante kilos superflus ! Impressionnant. La journée fut parfaite, au moins de mon point de vue. Le temps était idéal, on nous avait, au Bel Ami de Pacy, réservé une table au bord de l'Eure, la nourriture était correct, le chablis excellent. Il n'y a même pas manqué l'indispensable petite pointe d'absurde : lorsque nous sommes arrivés, on nous a enjoints de nous muselièriser avant de traverser la terrasse… laquelle était remplie de gens qui, évidemment, puisqu'ils étaient à table, avaient tous “tombé la muselière”.
Rémy m'a quitté vers six heures et… je me suis aussitôt endormi, d'abord dans mon fauteuil, puis, à partir de sept heures, dans mon lit, où je suis resté jusqu'à six heures ce matin.
Avant cela, remontant de Pacy sur les coups de quatre heures, nous avions eu la surprise de voir Claude D., notre voisin d'en face, agenouillé au pied de notre lilas, occupé à farfouiller dans le bas du grillage. L'explication nous fut aussitôt donné : cet animal de Charlus, à qui j'avais laissé la libre jouissance du jardin en notre absence, avait réussi à agrandir un trou du dit grillage, en creusant, et s'était retrouvé dans la rue. Ce que voyant, nos serviables voisins l'ont non seulement fait rentrer, mais monsieur a aussitôt entrepris de boucher le trou avec du fil de fer rapporté de chez lui. Double action humanitaire dont ils ont été bien entendu chaleureusement remerciés.
Mardi 8
Dix heures. – Ma journée d'hier a été d'un calme frisant l'atonie baudelairienne. Par comparaison, celle d'aujourd'hui va me sembler emplie de bruit et de fureur. Rien que de penser qu'à dix heures du matin je suis déjà allé deux fois à Pacy, ça me colle une sorte de vertige. La première fut à sept heures pour acheter du pain, et la seconde il y a une grosse demi-heure afin de récupérer un livre de JCO au garage Ford. Et ce n'est pas fini : cet après-midi, je dois ramasser les merdes de Charlus dans le jardin, puis passer la tondeuse. Ce n'est pas ce soir que j'aurai volé mon apéritif…
– Parce que c'est un livre que je croyais mystérieusement évaporé, et que Rémi me l'a rapporté dimanche, je relis Notre existence a-t-elle un sens ?, le gros ouvrage de vulgarisation scientifique de Jean Staune. Il va de soi que si, lecture terminée, l'existence s'avérait en avoir effectivement un, de sens, mes bienheureux lecteurs en seraient les premiers informés.
Deux heures et demie. – Eh bien voilà : tonte promise, chose faite ! comme il est coutume de le dire chez les horticulteurs. Et, comme le soleil s'est tout de même mis à taper gentiment, je me suis, sitôt après, octroyé une petite douche réparatrice et désodoriférante. (Sursaut de stupeur indignée dans les tréfonds de la conscience : « Comment ça, une douche en milieu d'après-midi ??? Mais enfin, depuis la plus haute antiquité, la douche c'est le matin ! » Réponse du cortex : « Je sais, je sais : mon côté rebelle… ») En tout cas, quand je contemple le jardin tonsuré de frais, je me dis que j'ai trouvé un sens, sinon à mon existence, du moins à ma journée – et n'en déplaise à Jean Staune.
Mercredi 9
Neuf heures. – Commencé tout à l'heure un nouveau roman de JCO, Johnny Blues.
Dès la première phrase, un sujet d'agacement, concernant le traducteur…
ou la traductrice, car cette personne porte un prénom épicène (c'est
moi qui souligne) : « Il fut un temps où, à Willowsville, village de 5640 habitants de l'État de New York, etc. »
Un village de 5640 habitants ? Et pourquoi pas un hameau, pendant qu'on y est ? C'est plus que la population de Pacy-sur-Eure qui est, très manifestement, une ville ; une petite ville, certes, mais certainement pas un village, ni même un bourg. L'aberration est d'autant moins pardonnable que, dans les premières dizaines de pages de son roman, JCO, à son habitude, plante soigneusement son décor avec force détails. Si bien que le lecteur est parfaitement renseigné sur la quantité et la qualité des nombreux commerces, il sait que Willowsville comporte un lycée accueillant près de cinq cents élèves, de nombreuses infrastructures administratives ou autres, et même un assez mystérieux (pour moi…) Metropolitan Life Building. Il y a aussi un quartier résidentiel, dont on sait qu'il se trouve “à moins de trois kilomètres de Main Street” , et des genres de faubourgs. Bref, ce que JCO prend la peine de nous décrire est sans conteste possible une ville – ce qui n'empêche nullement notre traducteur de continuer, au fil des pages et des chapitres, de continuer à parler imperturbablement du village.
(C'est un phénomène curieux et, pour moi, inexplicable : chaque fois que j'ai à utiliser l'adverbe imperturbablement, je suis obligé de m'y reprendre à deux fois ; une première fois pour l'écrire et, juste après, une seconde pour y ajouter le “r” après le “u”, que mes doigts refusent obstinément, et systématiquement, de frapper à sa place du premier coup. Il y a deux ou trois autres mots qui se comportent avec moi de la même manière, mais il ne me revient pas à l'esprit lesquels pour le moment.)
– Avec tout ça, c'est aujourd'hui ma dernière journée de célibat intérimaire. Enfin, ma dernière journée complète de célibat, puisque, demain, je ne devrais pas récupérer Catherine avant cinq ou six heures de l'après-midi.
Jeudi 10
Dix heures. – La signification d'un acte, son sens profond, dépend en grande partie du regard que l'on porte sur lui. Je pensais à cela il y a quelques minutes, en regardant passer les éboueurs.L'ensemble est composé d'un camion-benne, d'un conducteur et d'un second homme chargé de transvaser le contenu des poubelles dans la benne : rien que du classique, en somme. À la ferme qui est derrière chez nous, et que l'on voit fort bien de notre terrasse, il y a toujours beaucoup de poubelles, plus des cartons et emballages divers. Arrivé là, et contrairement à ce qui se passe devant les simples maisons d'habitation à une ou deux poubelles, le conducteur du camion descend afin d'aller prêter main forte à son coéquipier. « Altruisme ! Solidarité ! Sens de l'entraide ! » s'exclameront, ravis, les progressistes. « Calcul purement égoïste ! grommelleront les pessimistes de la nature humaine : en aidant son acolyte, le conducteur du camion permet à la tournée de durer moins longtemps et sera donc, ainsi, rentré plus vite chez lui. » Il est probable que les deux auront raison, il resterait à déterminer dans quelle proportion, la part exacte de l'altruisme et celle de l'intérêt personnel. Une tâche d'autant plus délicate que cette proportion doit varier assez fortement selon que le camion est ce jour-là conduit par Marcel, “qui a le cœur sur la main”, ou par Jean-Paul, “qui n'en a rien à foutre des autres”…
Midi. – Finalement, comme il arrive régulièrement depuis quelque temps, je me suis avisé que le paragraphe ci-dessus constituerait un billet de blog tout à fait acceptable. Et c'est comme ça que l'asticot est devenu mouche.
– Pas d'appel téléphonique de Catherine jusqu'à présent ; ce qui doit signifier que, toujours jusqu'à présent, son retour se déroule suivant ce qui était prévu. Elle doit normalement m'appeler de la gare Saint-Lazare, une fois qu'elle aura repéré quel train elle compte prendre, afin de m'indiquer : 1) son heure d'arrivée, 2) sa gare d'arrivée, à savoir Vernon ou Évreux. Je pense que j'irai la chercher en compagnie de Charlus, à qui ça fera une petite sortie imprévue (imprévue uniquement par lui, donc).
Six heures.
– Catherine envolée ! Catherine évaporée ! Catherine volatilisée ! Mais
Catherine… li-bé-rée ! Catherine retrouvée ! Catherine récupérée ! (à
scander avec l'accent gaullien, of course) Nous étions bien aises de la voir de retour, le chien et moi.
Ne reste plus qu'à attendre l'heure de l'ultime apéro, assorti des divers charcuteries et fromages franc-comtois qu'elle vient de rapporter. Je n'ai pas trop hâte de grimper sur le pèse-personne demain matin…
Vendredi 11
Dix heures. – Depuis deux ou trois semaines, une habitante du Plessis que l'on voyait régulièrement passer dans notre rue avec son petit chien se promène désormais seule. Comme elle passait ce matin alors que Catherine ouvrait le portail, la conversation s'est engagée, tout naturellement en demandant des nouvelles du chien. « Je l'ai perdu… » répond la dame. Réaction normale de Catherine : « Mais vous l'avez perdu où ? » En fait, l'animal était mort des suites d'une opération.
Je trouve déjà fort agaçant l'emploi de “perdu” en place de “mort” quand il s'agit des humains, mais au moins, dans ce cas, on comprend tout de suite ce que l'on veut nous signifier, vu qu'il est tout de même fort rare que l'on égare une personne de son entourage ; mais dans le cas d'un animal, qui peut en effet très bien être réellement perdu, égaré, introuvable, bref : parti voir ailleurs, la substitution devient vraiment absurde, et néfaste à une bonne et immédiate compréhension.
Mardi 15
Une heure. – Trois jours consécutifs sans rien écrire ici… et ce n'est sûrement pas aujourd'hui que la chose va s'arranger !
Des raisons à ce mutisme ? Non, pas la moindre.
Trois heures. – De Franche-Comté, Catherine a rapporté un livre de cuisine palestinienne (je sais, je sais…). Je l'ai feuilleté tout à l'heure : il est plein de recettes qui donnent envie de passer à table illico, entrelardées d'une assez discrète propagande anti-israélienne. Mais je suppose que ce “panachage” était à peu près inévitable. L'exemple le plus comique : à la fin du livre sont plusieurs pages au cours desquelles sont expliqués les mots ou expressions utilisés au fil des recettes. Tous ces mots, bien entendu, sont étroitement liés à la cuisine. Et, au milieu d'eux, à la lettre M, une petite notice, sans doute jugée indispensable par les auteurs, sur le “mur de séparation”.
Six heures. – À propos d'une algarade violente à laquelle il a été mêlé (lui parle d'une “agression”, ce qui est possible, mais il ne m'appartient pas d'en juger, ignorant tout de l'incident et n'ayant que sa version pour en juger), un blogueur écrit ceci :
« On m’a souvent demandé si je pardonnais : je ne pratique pas le pardon qui est une notion trop connotée, trop chrétienne. Elle doit aussi s’accompagner de repentance. Et je ne souhaite pas voir de la repentance. Notion là encore trop religieuse. »
Donc, d'après ce garçon, la notion de pardon serait apparue avec Jésus. On n'en trouverait nulle trace ailleurs et avant, ni chez les Grecs, ni chez les Romains, ni chez les Juifs, ni même dans les paroles du Bouddha ou de Confucius. C'est curieux, j'ai un peu du mal à y croire. Même chose pour le repentir, toujours si l'on en croit notre blogueur, qui semble très confortablement installé dans les lieux communs de son époque : avant les Évangiles et les Pères de l'Église, nul ne se repentait jamais de rien, le remords était un sentiment totalement inconnu des hommes. Enfin, je ne suis pas du tout certain que le pardon soit obligatoirement conditionné par le repentir de la “partie adverse” : on doit pouvoir pardonner à quelqu'un qui ne regrette rien (« Pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font. », non ?), c'est même sans doute la forme de pardon la plus haute. Cela dit, je ne suis pas philosophe, et il se peut donc que je raconte n'importe quoi : ce ne serait pas la première fois. Tout de même, une dernière chose : en admettant même que le pardon pût être une vertu exclusivement chrétienne, ce qui est absurde : serait-ce une raison pour le rejeter avec une telle désinvolture ? Il a peur de quoi, notre cher esprit fort ? Que ça tache ?
Catherine, à
qui je relatais ce qu'on vient de lire, me dit que, sur ce sujet, elle
aimerait bien avoir l'avis hautement autorisé de notre ami le Père B. Il
faudra que je songe à expédier un petit himmel…
– Le titre qui fait ma joie (chez Causeur) : « Il frappe un policier pour protester contre le “favoritisme” handicapé. » Il est tout à fait vrai que la scandaleuse discrimination dont, sur les parkings, sont victimes les conducteurs en bon état de marche ne saurait être toléré plus longtemps. Il faut dire “non” à l'ingambophobie !
Mercredi 16
Neuf heures. – L'inaltérable élégance stylistique et grammaticale de mes amis atlanticoïdaux : « Près d'un Américain sur quatre a des problèmes de santé qu'il n'avait pas connu auparavant après avoir été touché par le Covid-19. » Moi aussi, souvent, je me sens plus moins en forme avant après. Et parfois c'est le contraire inverse.
– Je relis depuis hier La Structure des révolutions scientifiques
de Kuhn : lecture plutôt aride, ou escarpée, pour quelqu'un qui n'a
aucune formation scientifique et nulle connaissance particulière – ni
même générale sans doute – en ces domaines. Mais, en s'accrochant un
peu, il y a moyen d'en tirer tout de même quelque miel…
Deux heures. – Reçu au courrier et commencé à lire Le Cantique des quantiques, d'Ortoli et Pharabod, dont je n'ai pas besoin – j'espère… – de préciser quel est le sujet. L'un des chapitres, celui auquel je me suis arrêté, s'intitule : Le monde existe-t-il ? Il y a quelques jours, je lisais un autre livre dont le titre était : Notre existence a-t-elle un sens ? Du coup, je me demande si je n'ai pas un peu mis la charrue avant les bœufs : si mes joyeux duettistes quantiques en viennent à donner une réponse négative à leur question, j'aurai un peu l'impression d'avoir perdu mon temps à examiner l'autre, devenue par là-même sans objet.
Jeudi 17
Neuf heures et demie. – Je croyais savoir, jusqu'à ce matin, que les théories scientifiques (ou les “paradigmes”, pour reprendre le mot de Thomas Kuhn, lequel, d'ailleurs, ne recouvre pas exactement le terme de “théorie”), je croyais, donc, qu'elles se remplaçaient les unes les autres selon deux modes différents. Soit le nouveau paradigme détruisait l'ancien, comme celui de Copernic avec celui de Ptolémée, soit le nouveau se contentait d'englober l'ancien, ce qui permettait par exemple de dire qu'Einstein avait “avalé Newton vivant” : le mot important était pour moi ce “vivant”, qui semblait signifier que les théories de Newton continuaient d'être vraies, même si on ne pouvait plus les appliquer à toute chose existante.
Thomas Kuhn paraît être d'un avis différent. Pour lui, si je l'ai bien compris, le paradigme newtonien a été tout autant détruit, tué par celui d'Einstein que celui de Ptolémée par celui de Copernic et Galilée. On peut mieux comprendre son point de vue par une analogie prise dans notre monde sublunaire (analogie qui est de moi et non de Kuhn). Admettons une balance, étalonnée de 0 à 100 kg, qui sous-pèserait de 0 à 15 kg, pèserait parfaitement juste – à quelques négligeables milligrammes près – entre 15 et 70 kg, puis se mettrait à sur-peser entre 70 et 100 kg. Évidemment, tout le monde dirait spontanément que cette balance est fausse ; même si cela n'empêcherait nullement de l'utiliser les gens qui n'ont jamais à connaître que le poids de choses dont ils savent qu'il est toujours compris, mettons, entre 30 et 60 kg. Si l'on pousse cela à l'absurde, on débouche sur la fameuse horloge arrêtée qui continue néanmoins de donner l'heure exacte deux fois par jour : un homme qui, chaque jour, ne s'informerait de l'heure qu'il est qu'à 8h12 et à 20h12 pourrait parfaitement continuer à se satisfaire de sa pendule arrêtée.
Kuhn dit – toujours si j'ai bien compris ce que je lisais – que si on n'utilise une théorie que dans les domaines où on est certain qu'elle fonctionne, sans jamais s'aventurer en deçà ou au-delà, on ne pourra jamais prouver l'invalidité d'aucune.
– À part ces considérations sans doute plus ou moins fumeuses, il a été décidé en conseil des ministres exceptionnel que nous ferions de nouveau appel à une technicienne de surface dûment rétribuée pour accomplir ici les tâches que nous sommes trop négligents (fainéants ?) pour exécuter nous-mêmes aussi scrupuleusement qu'il le faudrait : elle sera là dès cet après-midi. De même, nous attendons, la semaine prochaine, la visite de notre jardinier à qui nous demanderons de bien vouloir nous débarrasser de la végétation envahissante, contre rémunération sonnante et trébuchante – chose que la plupart des gens “de la campagne” accomplissent évidemment eux-mêmes, et gratuitement. Pour l'instant, je consens encore à tondre les pelouses moi-même…
Les pelouses, mais pas Charlus, qui a rendez-vous chez sa toiletteuse attitrée demain matin.
Six heures. – Parlant de Cocteau et de son goût immodéré pour la publicité et le tintamarre journalistique, Antoine Blondin le rebaptise Jean de la Une.
Vendredi 18
Neuf heures. – Un blogueur qui s'apprête – comme tout le monde – à publier un livre “auto-édité” écrit ceci sur son blog (c'est moi qui souligne) : « Au risque de paraître prétentieux, je crois posséder désormais « un style », une manière d’écrire. Mais je devais corriger ma structuration narrative. » Il est vrai que les structurations narratives ont souvent tendance à en prendre un peu trop à leur aise, et qu'une bonne correction, de temps à autre, ne peut leur faire que du bien. Sur ce, je retourne à Antoine Blondin, structureur de première bourre.
Six heures. – Reçu et commencé à lire La Magie du cosmos, gros livre écrit par Brian Greene, professeur de mathématiques et de physique à Columbia, spécialiste de la fameuse (fumeuse ?) “théorie des cordes”. Et j'apprends par sa fiche Oui, qui ? qu'il est apparu, jouant son propre rôle, dans un épisode de The Big Bang Theory – intervention dont je ne conserve évidemment aucun souvenir. Cela dit, j'ai une excuse : je n'avais jamais entendu parler de lui à l'époque où nous étions plongé dans les aventures et mésaventures de Sheldon Cooper.
– Ce soir, pour le dîner, Catherine tente pour la première fois l'une des recettes de son livre de cuisine palestinienne : j'espère que mon assiette ne va pas m'exploser à la figure en raison de mes positions nettement pro-israéliennes…
Samedi 19
Six heures. – L'été est terminé depuis ce matin : de nouveau, au menu, fraîcheur (relative tout de même) et pluie vigoureuse. J'ai beau faire les efforts convenus, je ne parviens pas à m'en plaindre.
– Antoine Blondin, parlant des féministes des années soixante-dix : Les Précieuses radicales. Quant aux pseudo-mâles qui feignaient de les approuver et filaient doux devant elles : les falots-crates. S'il avait pu, le pauvre, entrevoir la tronche qu'auraient les modèles encore à venir…
– Reçu à midi un livre consacré au temps, à Einstein et à Poincaré (le savant, pas le politicard, on l'aura compris).
Dimanche 20
Dix heures. – Dans ses romans, Antoine Blondin semble en état presque constant d'ébriété. Je ne parle pas de celle que lui procurait l'alcool, mais d'une autre que je qualifierais de calembourienne (ou calembourgeoise, si je veux à mon tour m'y risquer une seconde). Voilà un homme qui ne sait pas s'arrêter à temps, lorsque les mots lui viennent sous forme de jeux. Prenons deux exemples tirés du début de la deuxième partie de L'Europe buissonnière – mais le phénomène pullule partout.
Parlant de l'exode français et de l'invasion allemande de mai 1940, Blondin écrit : « L'horloge s'arrêtait, le marguillier déménageait à la cloche de bois, le sous-préfet prenait du champ, le général couchait à la belle étoile. » C'est amusant, c'est léger, le lecteur sourit puis passe : effet pleinement réussi.
Seulement, vingt lignes plus bas, il y revient et, du coup, devient insistant, presque lourd : « Le marguillier qui avait déménagé à la cloche de bois se tapait la cloche, le sous-préfet qui avait pris du champ faisait des vers, le général qui couchait à la belle étoile comptait les siennes. » C'est trop. Le lecteur ne sourit plus, ou jaune, et se surprend à soupirer en direction de l'auteur quelque chose comme : « OK, mon vieux, on avait compris du premier coup… »
Même chose, plus avant de quelques lignes. Blondin commence ainsi une phrase : « Lorsqu'on apprit que le front se dégarnissait près d'Étampes… » Clin d'œil, sourire du lecteur, là encore, objectif atteint. Sauf que Blondin l'intempérant se croit tenu d'ajouter aussitôt, entre tirets : « une histoire à se faire des cheveux ». C'est le verre de trop, celui qui vous brouille la vue et vous fait tituber – surtout si, comme c'est le cas, ce genre de “trop plein” se rencontre à tous les coins de page.
Si
bien que, devenu raisonnable dans son vieil âge, le lecteur barbouillé
décide de se faire abstème et se résout à remiser Antoine Blondin
au-dessus du comptoir, avec toutes ses bouteilles à peine entamées.
(Réflexions “comme ça”, illico transformées en billet pour le blog : navré pour le doublon…)
Trois heures.
– Les deux derniers commentaires de Mildred, sur le blog mère, ont pris
la forme de deux gouttes d'eau qui ont fait déborder son vase, plein à
ras bord depuis déjà un petit moment. Donc : poubelle jaune virtuelle.
C'est ainsi que les deux derniers commentaires de cette dame ont cessé
d'être ses derniers, puisqu'ils n'existent plus. On dira ce qu'on voudra
: c'est tout de même bien pratique, cette “modération”.
Lundi 21
Onze heures. – Comme tous leurs confrères, mes analphabètes atlanticoïdaux tirent une leçon de ce premier tour d'élection. La voici : « Aucun parti ne tire véritablement son épine du pied. » Sans doute, mais ça vaut toujours mieux que de se tirer une balle dans le jeu.
– Comme de juste, ces assemblées de nuisibles que l'on nomme couramment “syndicats” ont choisi, pour décréter une grève dans les transports, le jour où Catherine et moi devons nous rendre à Levallois-Plage (rendez-vous ORL pour elle). À l'origine, j'avais couplé cela avec un rendez-vous pour moi chez mon cardiologue neuilléen, mais je l'ai finalement annulé : trop compliqué, trop fatigant, trop tout un tas de choses. Après tout, claquemurages obligent, voilà à peu près un an et demi que je ne l'ai pas vu, ou plutôt que lui ne m'a pas vu. Par conséquent, on est fondé à penser que notre rencontre pourra aussi bien attendre août (s'il est là) ou septembre. Reste à savoir si mon muscle cardiaque aura l'extrême obligeance de bien vouloir battre jusque-là.
Cinq heures. – Retour de Levallois. Les deux trajets se sont déroulés à merveille, je veux dire : sans encombrement d'aucune sorte. Du coup, nous sommes arrivés place Pompidou avec une grosse demi-heure d'avance. Heureusement, sur cette place, ce ne sont pas les terrasses qui manquent, il n'y a même à peu près que ça. Premier petit coup de blues (ou “de vieux”), en constatant que les enseignes que j'ai connues et fréquentées avaient toutes disparu pour céder la place à d'autres.
La brasserie des Fontaines ? Remplacée par une autre. Le Bistrot romain qui était mon lieu de rendez-vous habituel avec Bernard Touchais, mon boss des Brigade mondaine ? Remplacé par un débiteur de sushis. Le restaurant chinois où nous allions déjeuner, du temps d'Yves Josso, lorsque les hasards du calendrier nous faisaient travailler à FD un jour férié ? Remplacé par une espèce de crêperie. L'Ambiance d'à côté où j'ai pris maint déjeuner (et vidé force flacons de sauvignon…) avec Brice ? Disparue elle aussi.
Pour renforcer ce commencement de bourdon, j'avais oublié que nous étions le 21 juin, jour de vacarme obligé (parfois appelé aussi : fête de la musique) : trois ou quatre misérables pékins ayant presque mon âge répétaient à coups d'amplis et de guitares électrifiées une sorte de mélasse tenant à la fois de la variété guy-luxienne et du ringard-pop le plus éculé. Heureusement, tandis que Catherine m'avait abandonné pour aller se faire sonder les esgourdes, ces prochains vieillards se sont (et m'ont par la même occasion bénie) octroyés une très longue pause.
Durant ce temps, dûment enlaissé, Charlus se montrait fort excité par toutes les fragrances inconnues qui venaient lui lécher la truffe.
Mais enfin, je ne ferais pas (plus) ça tous les jours, oh non.
Mardi 22
Dix heures. – Grâce à une phrase incidente dans le dernier billet de Nicolas, je découvre avec une certaine jubilation que la Mairie de Paris s'enorgueillit d'un adjoint à l'agriculture. En l'occurrence, la titulaire de ce poste clé est Mme Audrey Pulvar, ex-bouffonne télévisuelle chez Laurent Ruquier. Il paraît qu'elle n'a pas rencontré, lors de ce premier tour d'élections fantômes de tout le succès qu'elle était en droit d'espérer. C'est sans doute parce que, dans sa campagne, elle n'aura pas suffisamment labourer le terrain.
Six heures. – Redonné une chance à Blondin en ouvrant Monsieur Jadis : décidément, non. Et, de nouveau, la même question : qu'est-ce qui fait que j'ai lu et aimé tous ses romans il y a trente ans et qu'ils me font aujourd'hui bâiller après quelques dizaines de pages ? Qui a changé : eux ou moi ? Et changé en bien ou changé en mal ? Approfondissement du goût ou bien sa dégénérescence ?
Pour ne pas me dé-hussardiser trop brutalement, repris Les Corps tranquilles de Jacques Laurent : pour l'instant, ça se passe bien.
Mercredi 23
Six heures. – Double aller-retour à la déchetterie de Saint-Aquilin ce matin. Jusqu'à présent, pour pouvoir bénéficier des commodités de l'endroit, nous disposions – nous comme tous les autres habitants des villes et villages concernés – d'une carte de plastique, format carte de crédit, pour prouver que nous n'étions pas là afin de déverser dans les bacs des ordures n'ayant pas le droit d'y séjourner. Ce matin, l'un des employés m'a signifié que ce système était désormais périmé, qu'il me fallait acquérir une “vignette”, sans laquelle je serais désormais impitoyablement refoulé. Évidemment, pour l'obtenir – nous sommes en France –, il m'a fallu remplir dûment le formulaire idoine, revenir à la maison pour y photocopier ma carte grise ainsi qu'une attestation de mon domicile. Demain, je reporterai le tout à la déchetterie, où l'on me délivrera, m'a-t-on expliqué, une sorte de reçu qui me servira de “passe” en attendant de recevoir la miraculeuse vignette, laquelle me sera livrée dans un délai… de deux à quatre mois !
En même temps que le questionnaire, on m'a remis un prospectus chargé de me faire miroiter les avantages de la vignette. Le principal est de rendre l'accès à la déchetterie plus “fluide”, puisque les employés n'auront plus à demander la carte à l'automobiliste se présentant. Sauf que ça ne rendra rien du tout plus “fluide” dans la mesure où 1) je n'ai jamais vu plus trois ou quatre voitures présentes en même temps dans la déchetterie, 2) les employés ne demandent jamais à voir les cartes que nous sommes censés leur présenter.
Enfin,
quelques questions plus “basiques” : à quoi servent ces cartes et ces
vignettes ? Est-il besoin de prouver que je viens à cette déchetterie
particulière de plein droit ? Y a-t-il souvent des cas de fraude
caractérisée, des habitants de Montauban, de Strasbourg ou
d'Hénin-Liétard qui, par vice, traversent la moitié de la France pour
venir déposer leurs encombrantes ordures à la déchetterie de
Saint-Aquilin, alors qu'ils en ont forcément une à trois rues de leur
gourbi ? Et enfin, dernière question, la plus fondamentale de toute :
quelle sorte de plaisir les fonctionnaires et assimilés éprouvent-ils à
nous faire chier de la sorte ?
Vendredi 25
Dix heures. – Les hiérarchies animalières. Il y a donc, dans cette maison, trois habitants non humains (je compte pour rien les mouches, acariens, etc.), un chien et deux chats. Leurs rapports sont régis par des règles peu compréhensibles par nous mais semblant très strictes. Précisons d'abord que les trois s'entendent tout à fait bien entre eux, se côtoient sans le moindre problème, jouent ensemble quand l'envie les en prend, etc. Néanmoins, une série d'interdits est toujours à l'œuvre. Entre les deux chats : le matin, s'ils rentrent en même temps, c'est pour se précipiter vers la gamelle de croquettes, vu qu'ils n'ont rien mangé depuis la veille au soir. Golo se met aussitôt “à table”, cependant que Cosmos, s'il s'approche aussi près que possible de la gamelle, n'osera jamais y prélever la moindre croquette tant que l'autre – qui fait mine de ne même pas s'aviser de sa présence – n'aura pas fini de manger.
Les rapports avec Charlus semblent plus tortueux. Si Golo a en gros tous les droits aux yeux du chien, il est hors de question que Cosmos puisse prétendre s'installer sur l'un des deux canapés quand Catherine s'y trouve, ou encore sur mes propres genoux quand je suis dans l'un de mes deux fauteuils. S'il fait mine de transgresser, le chat se fait immédiatement chasser. Il le sait d'ailleurs si bien que, quel que soit l'endroit de la maison où il se trouve, dès que Charlus sort, Cosmos vient sauter sur mes genoux. Genoux qu'il quitte précipitamment lorsqu'il entend le chien revenir de dehors. Tout cela ne l'empêchera pas, cinq minutes plus tard, de provoquer Charlus au jeu ou de venir se frotter langoureusement contre lui. Mais le canapé, non, c'est plus que ce que le chien ne saurait tolérer.
Par
contre, les deux fauteuils du salon où Catherine ni moi ne nous
asseyons jamais, ceux-là sont le terrain d'une stricte neutralité
animalière. Et même d'une certaine urbanité fortement teintée de
bénévolence. Des deux, il en est un qui est nettement le préféré de
Charlus, qui vient s'y recoucher tous les matin après que je lui ai fait
l'offrande de son petit-déjeuner. Eh bien, s'il se trouve que ce
fauteuil-là est occupé par l'un des deux chats, il s'installe sur
l'autre sans faire preuve de la moindre contrariété.
Il est possible, et même probable, que ces différences de “statuts” trouvent leur origine dans l'ancienneté.
Lorsque Charlus, jeune chiot, est arrivé ici, Golo, chat adulte, y
était déjà installé. Le chien a donc dû se faire tolérer puis accepter
par le chat, et cette infériorité primordiale n'a ensuite jamais été
remise en cause. À l'inverse, nous n'avons récupéré le chat d'Élodie,
Cosmos, qu'environ un an plus tard, c'est-à-dire à une époque où Charlus
devait se considérer lui-même comme “sous-maître” des lieux, position
qu'il entend conserver en imposant sa loi au dernier venu. Lequel
dernier venu, je le précise, la respecte scrupuleusement, mais avec une
telle nonchalance, presque de la condescendance, qu'on a la nette
impression qu'il s'en moque éperdument dans sa cervelle de chat et que
les petits “règlements” de Charlus lui inspirent plus de pitié que de
crainte.
Samedi 26
Onze heures. – En début d'après-midi, expédition aux confins de l'Eure et des Yvelines, dans une ferme sise en un lieu dit Les Vieilles Maisons, pour y acheter de l'agneau, directement sur son lieu de naissance, de vie et de mort – adresse dégotée par Catherine, il va sans dire. Achat inhabituel entraîné par l'arrivée de plus en plus prochaine de mon frère, sa femme et leur fille, qui sont pour l'instant chez ma mère, à Fontaine-le-Dun. Nous devrions – en principe – voir le trio arriver mardi, et en camping-car…
Dimanche 27
Dix heures. – Les jours où je n'ai rien à noter dans ce journal, où la seule idée d'y venir m'accable plus ou moins – et m'accablerait pour de bon si j'y étais contraint –, je pense avec sympathie à Renaud Camus qui, lui, est bel et bien soumis à cette contrainte quotidienne (ce qui se sent parfois…). Eh oui : dans la mesure où il se trouve quelques centaines de personnes – dont moi – pour avoir payé afin qu'on leur fournisse leur dose journalière, il aurait tôt fait de se produire spontanément des genres de jacqueries, si Camus s'avisait de “sauter des jours”. Envie ou pas envie, il faut se mettre à l'établi…
Alors que mes douze lecteurs n'ont rien à dire en cas de manquement de ma part, pour la simple et bonne raison qu'il consultent ce journal librement et gratuitement ! En outre, comme ils le lisent – ou le survolent… – une fois par mois seulement, il y a gros à parier qu'ils ne s'aperçoivent même pas que certains jours manquent. Et même s'ils s'en apercevait, ils se garderaient de renauder : quand le repas est gratuit, tu “manges ce qu'on te sert” sans faire d'histoire : c'est toute la différence entre Lucas Carton (Camus) et les Restos du Cœur (moi). Non, c'est l'une des deux différences : l'autre est que la nourriture est nettement plus soignée et goûteuse chez chez le premier.
– Dans un entretien accordé à François Bott (je ne sais pas en quelle année), et qui est repris en postface à l'édition que j'ai des Corps tranquilles, Jacques Laurent affirme que la plupart des noms de personnages de ce roman profus ont été tirés par lui d'une liste de prisonniers de la Bastille ; y compris ce Toussaint Rose, dont le nom n'a cessé de me réjouir tout au long de ma lecture.
Pas encore rassasié, je viens de décider unilatéralement de rester dans la compagnie de Laurent. J'ai donc ressorti Les Bêtises, son prix Goncourt, ainsi que le premier volume de L'Esprit des Lettres, recueil de ses articles de journaux et revues, publié par Bernard de Fallois en 1999, c'est-à-dire du vivant de l'auteur (mais de peu…).
Toujours à propos de Jacques Laurent, il y a ici un ou deux livres de lui dont je ne conserve pas le moindre lambeau de souvenir, bien que les ayant forcément lu. Par contre, j'en conserve quelques-uns à propos d'un ou deux autres (Notamment Roman du roman mais aussi le Stendhal contre Stendhal) qui, eux, ont mystérieusement disparu de cette bibliothèque probablement maraboutée.
Lundi 28
Onze heures. – Il y a moins d'une demi-heure, j'ai lavé les deux carreaux de la fenêtre de la cuisine (parce que je suis suffisamment grand pour le faire sans équilibrisme dangereux…) : c'est ce genre de détail qui fait toucher du doigt l'imminence de la visite. Ça, et aussi le fait de voir notre frigo rempli du haut en bas de victuailles diverses en prévision de l'assaut.
Mardi 29
Midi. – Catherine m'a traîné ce matin (façon de parler : c'est moi qui conduisais…) dans un magasin relativement nouveau, situé dans la “zone commerciale” d'Évreux, et dont le nom est Grand Frais, sans doute parce qu'il s'agit d'un grand entrepôt et qu'on y vend des produits frais. Je me suis tout de même étonné que ces commerçants poussent ainsi leurs clients à dire qu'ils ont “fait leurs courses à Grand Frais”, ce qui semble contraire à leur intérêt financier, voire parfaitement dissuasif.
Je n'ai évidemment pas mis les pieds en cet antre, préférant nettement attendre Catherine sur le parking en compagnie de Jacques Laurent. Entre deux articles de L'Esprit des lettres, j'ai pu aussi jeter un coup d'œil à mes contemporains. M'a surpris le nombre de vieillards entrant et sortant de cette usine à denrées en short et tee-shirts, exhibant sans une once de vergogne leurs pitoyables souvenirs de chair. Ma surprise de leurs tenues était d'autant plus grande que le thermomètre de la voiture marquait 14° et que tombaient de fines cordes serrées d'un ciel aussi bas et plombé qu'un couvercle baudelairien. Et puis, j'ai compris ou cru comprendre : le 21 juin était passé, nous étions donc en été, ce qui conférait aux populations ce droit-de-l'homme inaliénable : s'habiller “en été”. Vu l'aspect loqueteux de leurs vêtures, j'emploie le verbe “s'habiller” par facilité de langage. Il faudrait en inventer un autre plus précis et mieux imagé. Par exemple : s'oripeller, dérivé d'oripeau. Ou encore se hâillonner. Voire se hardifier. Les femmes m'ont semblé, sur ce chapitre, sinon plus dignes en tout cas moins agressivement ridicules Ce fut néanmoins une expérience un peu éprouvante.
– Parce que le DVD m'en avait été offert, nous avons regardé hier soir un film intitulé Pleins feux sur l'assassin. L'affiche était séduisante : Georges Franju à la réalisation, Boileau-Narcejac en duo de scénaristes et surtout – pour moi qui l'aime plus que beaucoup, Pierre Brasseur. De plus, le film date de 1961, époque où le cinéma français était encore doté de qualités qu'il s'est empressé de perdre depuis. Nous sommes donc tombés d'assez haut.
La
première désillusion est provoquée par une énorme entourloupe. Si
Pierre Brasseur apparaît bien en tête du générique et occupe seul la
première scène, il ne dira que deux phrases – et en voix off
encore – avant de disparaître au bout de deux ou trois minutes, et ce
jusqu'à la fin du film. Ensuite, le spectateur devra subir une intrigue
totalement invraisemblable, des scènes incongrues, des dialogues
artificiels, des situations qui ne le sont pas moins, l'ensemble
atteignant, peu avant la fin, de tels sommets d'absurdité que le dit
spectateur se résoudra à prendre le film pour ce qu'il est, une œuvre
loufoque, et, donc, à s'en amuser franchement. Tout en gardant un chien
de sa chienne à l'âme de Franju pour l'avoir appâté avec un Pierre
Brasseur, visible durant les 2 premières minutes d'un film qui en dure
88 (mais qui paraît notablement plus long).
Mercredi 30
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