IMPER ET PASS
Jeudi 1er
Trois heures. – En vieillissant, mon frère a pris une étrange habitude, celle de parler constamment et tout seul. Il commente à haute voix (mais heureusement pas trop fort) le moindre geste qu'il fait, et même ceux qu'il ne fait pas mais auxquels il songe ou renonce. Ce qui est reposant, c'est qu'il ne s'attend nullement à ce qu'on lui réponde ni même qu'on l'écoute. Et quand sa femme ou sa fille se moque de cette curieuse lubie, il le prend le mieux du monde. Le résultat est que la maison va nous paraître bien silencieuse, demain, lorsqu'il sera reparti pour Dubaï. Un silence qui sera tempéré par le fait que Dominique et Gabrielle resteront encore quelques jours avec nous avant de reprendre la route dans leur camping-car – lequel, comme Philippe le soutenait contre moi, a parfaitement pu entrer dans notre jardin. Il incombera à Dominique de l'en faire ressortir le jour du départ…
Sinon, Philippe et moi nous sommes couchés hier – ou plutôt aujourd'hui – à trois heures du matin… et en ayant bu fort peu d'eau. Je suis assez franchement comateux aujourd'hui et vais tâcher de m'abstenir de tout liquide alcoolique ce soir, d'autant que je dois mener Philippe à la gare de Vernon dès huit heures du matin.
Samedi 3
Cinq heures. – Mais quelle funeste idée j'ai eue, tout à l'heure, de tirer Pierre Gaxotte de sa léthargie bienheureuse et de revenir au salon avec son Purgatoire ! Quel démon m'y a poussé ? Il s'agit d'un volume composé de vingt-trois textes assez courts, chacun consacré à un écrivain plus ou moins tombé dans l'oubli alors qu'il était fort connu à son époque : des écrivains au purgatoire, donc. Lecture dangereuse pour un esprit aussi faible que le mien. Car, bien entendu, soudain, rien ne me paraît plus indispensable ni plus urgent que de me procurer L'Émigré, roman de Sénac de Meilhan. Et La Cité antique de Fustel de Coulanges. Et pourquoi pas, pendant qu'on y est, une ou deux pièces de Maurice Donnay ? Ou les Voyages de Volney ? Gouffre sans fond, terriblement tentateur…
– Mon frère nous a bien quittés (non, il n'est pas mort : il est simplement rentré chez lui !) hier, accompagné par moi à la gare de Vernon. Et, en bout de chaîne, son avion s'est correctement posé sur l'une des pistes de Dubaï. Quant à Dominique et Gabrielle, elle partent demain après déjeuner pour l'Orléanais, plus précisément pour Meung-sur-Loire où vit la sœur benjamine de Dominique. C'est également là que François Villon fut emprisonné sur l'ordre de Thibault d'Aussigny, évêque d'Orléans, avant d'être gracié par le tout nouveau roi Louis XI ; là que repose, au cimetière local, le poète Gaston Couté que j'ai beaucoup aimé au temps de ma jeunesse folle ; là aussi que, venant de sa Gascogne natale, le tout jeune d'Artagnan a son premier contact avec la vénéneuse Milady ; là enfin que le commissaire Maigret et sa précieuse épouse, grande mitonneuse de ragoûts devant l'Éternel, coulent une retraite méritée et que l'on espère heureuse..
Dimanche 4
Deux heures. – Dominique et Gabrielle – ainsi que leurs chien et chat… – sont parties il y a une demi-heure ; depuis, un grand calme s'est abattu sur cette maison. Il était d'ailleurs temps que ce départ se fît car nous avons eu droit à un petit “accrochage” entre Dominique et Catherine, en milieu de matinée, c'est-à-dire alors que nous avions abordé la dernière ligne droite et même que le drapeau à damier était en vue. Il est vrai que ni elle, je parle de Catherine, ni moi ne sommes vraiment faits pour supporter très longtemps les visites.
– Repris, en collection Bouquins, les Portraits littéraires de Sainte-Beuve.
Lundi 5
Une heure. – Avant-hier, parce que Gaxotte l'évoquait, je crois bien, je me suis avisé que j'avais déjà lu un volume de critique d'Émile Faguet. J'ai inspecté tous les rayons où j'avais une chance de le débusquer : nib. C'est même pour cette raison que j'ai finalement repris les Portraits littéraires de Sainte-Beuve : histoire de combattre la semi-frustration née de l'absence de Faguet. Il y a deux minutes, entrant ici pour voir si de nouveaux himmels étaient arrivés (et par chance il n'y en avait aucun), mes yeux se posent par inadvertance sur un volume isolé, bien en vue, sa couverture entièrement offerte au regard, posé à environ quarante centimètres de mes yeux. C'était bien entendu, on l'a déjà compris, Émile Faguet et son Dix-neuvième siècle. Le volume a été édité par Boivin et Cie, lesquels, au 3 de la rue Palatine, avaient pris la succession de la librairie Furne. Il ne comporte aucune mention de date, mais à son apparence je dirais qu'il doit dater des premières années du XXe siècle, c'est-à-dire du vivant de Faguet. Voilà.
Six heures. – Commandé à l'instant le De Buonaparte et des Bourbons de Chateaubriand, encore jamais lu. 3,61 € port gratuit : ça nous met le Bourbon au prix du verre d'eau minérale.
Mardi 6
Dix heures. – Un peu surpris malgré tout, ce matin, que même Émile Faguet, qui pourtant manie avec aisance une langue classique, que même lui, donc, se prenne parfois les pieds dans le tapis lorsqu'il se mêle d'employer la locution “rien moins que”, en arrivant à dire l'exact contraire de ce qu'il avait l'intention d'exprimer. Ainsi écrit-il : « Le style d'Hugo n'a été rien moins qu'une révolution dans la langue française. » La phrase, telle que, signifie que le style d'Hugo a été tout sauf une révolution dans la langue française. Or, toute la suite du chapitre est là pour montrer que le style d'Hugo a bel et bien été une révolution dans la langue française. Il reste qu'il pourrait aussi s'agir d'un simple “mastic” de l'imprimeur, lequel aurait échappé à la relecture – et en ce cas ce que je viens de dire serait non avenu.
– Tondu la pelouse, qui menaçait de virer brousse…
Mercredi 7
Dix heures. – Tous les huit ou neuf jours, je descends tôtivement à Pacy pour, à la boulangerie, faire l'acquisition d'un meunier (je n'achète jamais ni son fils ni l'âne, notre congélateur n'étant pas assez vaste pour eux). Il s'agit d'un pain pesant entre 1,4 et 1,7 kg. Après pesée, la vendeuse le coupe en trois et enferme chaque tronçon dans un “sac papier haut de gamme” : c'est écrit dessus. À quoi sert-il, cet emballage de luxe ? Là encore, c'est indiqué au dos : il “permet d'optimiser la conservation de votre pain”. Il y eut des époques fort anciennes, quasi médiévales pour tout dire, où ce même sac aurait bêtement servi à “mieux conserver votre pain”. La comparaison fait que le client ressort de la boulangerie extrêmement fier et heureux de vivre en un temps où les sacs (en) papier se donnent les gants d'optimiser la conservation.
– Dans l'étude que Sainte-Beuve a consacrée à Molière, je tombe sur un fragment de phrase qui me fait légèrement sursauter. Il parle de la verve comique de Molière et la qualifie de “très folle, très riche, très inépuisable”. Comment une chose peut-elle être très inépuisable ? Cela signifie-t-il qu'elle s'épuise encore moins qu'une autre chose, déjà inépuisable en elle-même ? Et, si l'on peut être très inépuisable, cela induit-il qu'il est également possible d'être un peu inépuisable ? Ou médiocrement inépuisable ? C'est comme si l'on qualifiait une chose de très éternelle : c'est d'une telle impossibilité que même Dieu se contente d'être simplement éternel, c'est assez dire.
Trois heures. – Drue pluie de livres sur le Plessis. En fin de matinée, dans la boîte aux lettres : le François Villon de Jean Favier. Il y a une petite demi-heure, au garage Ford : La Cité antique de Fustel de Coulanges, Les Poneys sauvages de Michel Déon et l'Histoire des Français de Pierre Gaxotte. L'envahisseur peut venir mettre le siège : on a de quoi tenir.
Jeudi 8
Deux heures. – Le sieur Musseb, dont on sait déjà en quelle piètre estime je le tiens, m'a pourtant fait franchement sourire ce matin – je veux dire qu'il avait l'intention de me faire sourire et qu'il y est parvenu. Revenant sur les histoires de vaccin obligatoire ou pas, qui est son obsession du moment, il propose aux non-vaccinés (dont lui et moi faisons partie si je comprends bien) à qui on le reprocherait de faire la réponse suivante : « Je suis un "transvax", je me définis comme vacciné dans un corps de non-vacciné et je te demande poliment d'arrêter de me stigmatiser en tant que minorité. » J'aurais aimé trouver l'argument moi-même.
C'est égal : si on m'avait qu'un jour j'en arriverais à envier quoi que ce soit à Seb Musset…
Quatre heures. – Je m'étais lafumesquement installé sous le cerisier pour commencer la lecture des Poneys sauvages de Déon : malgré le tee-shirt et la chemise molletonnée dont j'étais couvert, il m'a fallu rentrer, le réchauffement climatique s'étant momentanément absenté. Cela dit, il devait faire tout de même une vingtaine de degrés. Seulement, les années s'entassant, je suis devenu ce que mon père appelait un “cul gelé”. Cela m'amène à la ridicule constatation suivante : durant les trois quarts de ma vie j'ai constamment eu trop chaud, et durant le dernier quart, je me les pèle. Pas moyen de disposer d'un thermostat correctement réglé sur cette foutue planète.
À propos des Poneys sauvages, Fredi Maque disait l'autre jour que sa lecture lui faisait penser aux romans d'Alvaro Mutis – c'est même ce qui m'a décidé à acheter le livre. J'avoue que pour l'instant – mais je n'en ai lu que cinquante pages sur cinq cents – la ressemblance ne m'apparaît pas clairement (façon de dire qu'elle ne m'apparaît pas du tout).
Vendredi 9
Neuf heures. – Y aurait-il une mode des prénoms chez les papes, comme il en existe au sein de leur troupeau ? Je me suis posé la question tout à l'heure en lisant que telles propositions avaient été condamnées par le pape Jean XXII en 1321. Ce qui veut dire qu'entre 525 et 1316, il s'est trouvé 22 pontifes pour prendre le prénom du quatrième évangéliste, et qu'ensuite, durant plus de six cents ans… plus un seul. Question corollaire : qu'est-ce qui a incité Mgr Roncalli, en 1958, à renouer avec cette tradition interrompue depuis plus d'un demi-millénaire ? Enfin, ultime question, très annexe : qu'est-ce qui peut bien me pousser, moi, à me creuser la tête de si bon matin sur de tels sujets ?
Cinq heures. – Aujourd'hui, ayant lu un peu plus de la moitié des Poneys sauvages, je crois comprendre mieux le rapprochement tenté par Fredi Maque entre Michel Déon et Alvaro Mutis. On trouve chez l'un comme chez l'autre une poignée de personnages qui ne cessent de sillonner le monde, de s'y perdre et de s'y retrouver en certains points, le transformant en une sorte de “réseau d'escales”. Il reste que les personnages n'ont pas, ou ont moins, chez le Français cette étrangeté et cette profondeur opaque qui est leur signe distinctif chez le Colombien. C'est surtout vrai pour les figures de femmes, auxquelles Déon ne parvient pas, ou moins bien, à conférer ce pouvoir de fascination qu'elles exercent comme naturellement quand elles naissent sous la plume de Mutis. Et puis, le monde du Français est bien plus fortement arrimé au réel, à l'histoire, au temps qui s'écoule, quand celui du Colombien semble, bien que fortement présent et influent, toujours sur le point de s'évanouir, de se résoudre en fantasmagorie.
Six heures. – Peut-être va-t-on croire, à lire le paragraphe précédent, que la lecture du livre impliqué me déçoit : on aura tort, c'est en fait tout le contraire. Je ne sais trop pourquoi – je n'ai lu qu'un roman de lui, il y a environ 40 ans –, je traîne depuis toujours, à propos de Déon, l'image d'un romancier conformiste, un peu étriqué, assez superficiel, producteur de strass plutôt qu'extracteur de diamants : un genre de d'Ormesson, quoi. Et je découvre avec plaisir (même si un demi-siècle après tout le monde…) qu'il vaut bien mieux que cela et qu'il est capable non seulement d'une grande maîtrise mais même d'une certaine richesse… bien que je persiste à le placer sur une marche inférieure à celle où trône Alvaro Mutis.
Dimanche 11
Six heures. – Il m'est arrivé une chose curieuse ; curieuse car plutôt inhabituelle. On a compris plus haut tout le bien que, le lisant, je pensais du roman de Déon, Les Poneys sauvages. Or, en début d'après-midi, aux environs de la 300ème page (sur 500), le roman a brusquement cessé de m'intéresser… et s'est même mis à m'ennuyer tout franchement. L'impression, difficilement recevable à mes propres yeux, qu'il était devenu verbeux et artificiel quasiment d'une page sur l'autre. Je l'ai tout de même terminé, mais au galop et sans jamais que l'intérêt primitif se rallume un seul instant – il est vrai que parcourir un livre “au galop” n'est pas le meilleur moyen pour réveiller le dit intérêt. Du coup, je me demande si je ne me suis pas un peu précipité pour commander le Déjeuner de soleil du même Déon…
Lundi 12
Onze heures. – Ciel aussi plombé qu'une roulotte de Roms, pluie fine et drue, 16° au thermomètre extérieur : c'est l'été qui continue, Pierre Gaxotte et moi ne quittons quasiment plus le fauteuil du salon.
Mardi 13
Midi. – Ce matin, les imbéciles – majoritaires et bêlants – et les malfaisants – minoritaires et agissants – sont au moins d'accord sur un point essentiel : en français, on ne doit plus parler d'un “passe”, mais d'un “pass”, évidemment beaucoup plus chic, tendance à s'en pisser parmi. Souhaitons donc la bienvenue aux pass-montagne, aux pass-partout et autres pass-lacets. Quant aux pass-droits, ils sauront toujours bien se sortir de l'impass.
Sinon, je pense que notre gouvernement s'est montré bien timoré dans cette affaire : n'aurait-il pas été plus simple d'exiger de chaque “citoyen” que son pass soit cousu à même le revers de son vêtement, de façon à pouvoir repérer plus facilement les ignobles contrevenants ? Je suis bien sûr qu'une telle initiative aurait été vigoureusement applaudie par tous les petits Renépol de notre belle France, pays des droits de l'homme et de la liberté, est-il besoin de le rappeler ? On pourrait aussi envisager, à plus ou moins long terme, que nous soyons tous “pucés” comme le sont déjà les chiens et chats domestiques, qui ne s'en portent pas plus mal, ayons l'honnêteté de le reconnaître.
Mercredi 14
Dix heures. – Nous devions aller passer le premier week-end d'août sur la côte normande, moitié dans un hôtel de Veules-les-Roses, moitié chez ma sœur qui vit tout près de là : nous venons de décider de tout annuler, en raison du flicage généralisé que l'on appelle le pass sanitaire, auquel je suis résolu à ne me soumettre qu'en dernière extrémité. Ce qui me navre, m'attriste, me déprimerait si j'étais porté à la dépression, ce n'est pas que les guignols gouvernementaux, tout fiérots d'eux-mêmes, réinventent l'étoile jaune (mais il paraît, d'après les vertueux habituels, que cette comparaison serait “indécente” : je les emmerde en toute quiétude), c'est qu'ils le fassent sous les applaudissements enthousiastes et nourris d'une grande partie de la population. Il faut croire que nous sommes réellement devenus une race d'agonisants et que, donc, nous méritons pleinement ce qui est en train d'arriver.
Le temps est peut-être venu de relire La Boétie, et son Discours de la servitude volontaire.
– Par himmel, hier, Michel Desgranges a annulé notre rencontre de demain (mais rien à voir avec le maudit pass…). Elle aura finalement lieu mardi prochain.
Six heures. – Pour la lire en parallèle avec l'Histoire des Français de Gaxotte (j'en suis à la Fronde…), j'ai exhumé l'Histoire de la littérature française de Gustave Lanson. Pas très internationaliste, tout ça…
– L'information burlesque du jour : « L'Union européenne dévoile son package législatif pour lutter contre le dérèglement climatique. » Le package législatif dans une main, le pass sanitaire dans l'autre : l'humanité peut se considérer comme sauvée, je crois.
Vendredi 16
Deux heures. – Rien à noter ici, sinon que je poursuis la lecture croisée indiquée à l'entrée précédente. Seul micro-changement : parvenu à la chute du Premier Empire chez Gaxotte, je me suis brièvement interrompu pour lire le De Buonaparte et des Bourbons de Chateaubriand, dont je connaissais évidemment l'existence mais sans jamais l'avoir lu, et qui m'a semblé valoir mieux que ce que j'avais pu en entendre dire çà et là.
Et je viens d'aller chercher chez Ford le Déjeuner de soleil de Michel Déon ; lequel tombe à pic puisque, justement, le soleil vient de faire sa réapparition. Le déjeuner, en revanche, est déjà loin, puisque je prends désormais le mien à onze heures et demie plutôt que midi.
Samedi 17
Trois heures. – Grosse bévue de Déon dans Un déjeuner de soleil. Parlant de différentes capitales européennes, il écrit (Gallimard, p. 71) :
« Le Tage, à Madrid, est juste un accident. À Lisbonne, il est déjà la mer, d'ailleurs on l'appelle la mer de paille. »
À Madrid, le Tage est un accident… qui n'a pas lieu, puisque, avant de rejoindre Lisbonne, c'est plutôt Tolède que ce grand fleuve traverse, 70 km au sud de Madrid qui, elle, doit se contenter du Manzanares, cette maigre rivière. Le piquant de l'affaire est que, sept pages plus loin, à propos de tout autre chose, le narrateur du roman dit ceci :
« Certes, l'omission est coupable, mais des erreurs de cette sorte apparaissent dans les livres, échappant à toutes les relectures, et ne sautent aux yeux qu'une fois l'ouvrage publié, mis en vente, dispersé chez les libraires. »
Ou bien, 40 ans plus tard, chez un lecteur du Plessis-Hébert…
– J'ai évoqué, le mois dernier, ce blogueur persuadé d'être écrivain mais qui, disait-il, avait attendu pour publier (en auto-édition bien entendu) d'avoir, je cite, “corrigé sa structuration narrative”. J'avais déduit rapidement de ce prétentieux et naïf sabir que cet homme-là ne serait jamais écrivain. Aujourd'hui, pour des raisons sans intérêt ici, il donne la lire sur Facebook la page 99 de son roman. Elle commence ainsi :
« Car ces tartuffes pincés du fondement honnissent le romantisme putassier de la rue, crachent sur le baudelairien qui les célèbre en prose et décrètent depuis le surplomb des beaux quartiers qu'il n'y a pas de pute heureuse. »
On voit que j'avais très correctement jugé le bonhomme et son œuvre dès sa “structuration narrative”, même en faisant mine de ne pas voir que la phrase est syntactiquement incorrecte (le “les” de “les célèbre” ne se rapporte à rien d'identifiable). Cela n'empêche évidemment pas tous ses blogo-potes de louer d'une seule voix l'incandescence de son génie.
Six heures. – Lu quasiment deux cents pages d'Un déjeuner de soleil. Déon me fait un peu penser à Bertrand Blier : des débuts en fanfare, excitants, vifs, nerveux, on s'apprête à passer un excellent moment et… et le roman – le film – s'enlise irrémédiablement. Au bout d'un moment le lecteur – spectateur – en vient à se demander pourquoi on lui raconte ça plutôt qu'autre chose ou que rien du tout. Et même le romancier – le cinéaste – semble ne plus trop savoir ce qu'il fait là, ni comment il va s'arranger pour arriver au bout de ses trois cents pages – ou de son heure et demie.
Dimanche 18
Onze heures. – C'est tout de même extraordinaire, d'écouter ou de lire ces flopées de gens qui ont tous un avis autorisé à propos des vaccins, qu'il se forment hâtivement à partir de lambeaux d'informations glanées ici ou là et probablement comprises de travers. Encore plus extraordinaire à mes yeux : comment peut-on, des jours, des semaines durant, s'intéresser à des histoires de virus et de vaccin, à l'exclusion de tout autre sujet ? Il y a là quelque chose qui me reste tout à fait incompréhensible, moi qui n'ai aucun avis sur tout cela.
Six heures. – Commencé La Cité antique de Fustel de Coulanges. Dans la foulée, je voulais acheter, du même, l'Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, au moins le premier des six volumes, “pour voir” : pas moyen, ou alors à des prix un peu trop élevés pour ma plate bourse.
Lundi 19
Neuf heures. – Ce matin, pris d'un courage insensé, pour ne pas dire : effrayant, j'ai décidé dès huit heures et demie de tondre le jardin. J'ai donc, as usual, commencé par ramasser les merdes canines éparses et couper les ronces qui dépassaient des haies, risquant de me lacérer méchamment à mes divers passages. Ce faisant, je me suis avisé – d'une voix assez ferme – que l'herbe n'était pas si haute et pourrait fort bien attendre encore deux ou trois jours. Je ne me le suis pas fait dire deux fois, et suis illico retourné au salon, voir un peu à quoi pouvait bien ressembler notre XVIIe siècle littéraire vu au travers des lorgnons de M. Lanson.
– Demain, journée Desgranges.
Trois heures. – L'information amusante du jour : « À Tokyo, le site olympique qui va recevoir les épreuves de canoë est envahi par des huîtres. » Cela à l'heure où, de plus en plus, la France se révèle être peuplée de moules.
– Dans sa “Chronologie” d'hier, Renaud Camus écrit ceci : « Déjeuner dominical avec Pierre et Verwaerde, écrasés de thon et d'aubergine. » On comprend évidemment que nos trois personnages ont dû se restaurer d'une écrasée de thon et d'aubergine. Mais l'accord malencontreux fait surgir l'image saugrenue de deux jeunes gens soudainement et effectivement ensevelis et broyés sous des tonnes de poissons et de légumes brusquement tombés du ciel, sous l'œil navré et impuissant du maître du château.
Mardi 20
Neuf heures (du soir, pour une fois…). – Journée amicale et lucrative. Amicale parce que j'en ai passé la moitié chez Michel Desgranges, qui est l'une des très rares personnes – famille mise à part – qui me rattachent encore à la vie sur Terre, pour parler comme Baudoin de Bodinat. Et lucrative car, allant faire à l'instant un petit tour d'honneur sur le site de ma banque, j'ai eu le plaisir de constater que mon cher Trésor (public, comme les filles) m'avait versé 2300 €. Naturellement, je sais fort bien que l'adjectif “lucratif” n'est nullement adapté en l'occurrence, puisqu'il ne s'agit que du remboursement de sommes indûment perçues. Il n'empêche : même au risque de passer pour un niais, j'aimerais beaucoup que les choses continuent ainsi car, si les petites sommes que l'on me prend en trop chaque mois passent totalement inaperçues, leur remboursement global me plonge dans un état d'ébriété intellectuelle pendant au moins trois minutes douze. Si l'élection présidentielle avait lieu dans le quart d'heure présent, je serais prêt à voter pour M. Macron, tant est grande ma soûlographie budgétaire. C'est assez dire dans quel état je me trouve.
Jeudi 22
Trois heures. – Étonnante, pour nous, la manière dont les grands critiques de la fin du XIXe siècle voient Chateaubriand ; ou, plus exactement, la “hiérarchie” qu'ils donnent de ses œuvres. Tant pour Faguet que pour Lanson, les chefs-d'œuvre de René sont Le Génie du christianisme, Les Martyrs et, à un rayon légèrement inférieur, Les Natchez. Pour ce qui est des Mémoires d'outre-tombe, ils ne les prennent qu'avec des pincettes fort longues et consentent du bout des lèvres à nous indiquer que l'on y trouve des pages admirables, mais perdues dans un fatras bien ennuyeux. Quant à la superbe Vie de Rancé, ils n'en font même pas mention.
Les bizarreries ne sont pas réservées à Chateaubriand. Chez Lanson, par exemple, l'existence de Nerval n'est mentionnée que par une note de deux lignes en bas de page. Sade n'existe ni chez lui ni chez Faguet et, dans la foulée, Lanson passe également sous silence Choderlos de Laclos. En revanche, le même Lanson parle effectivement de Baudelaire… mais c'est pour l'expédier en une quinzaine de lignes dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles ne transpirent pas l'enthousiasme. Ensuite, le cas Baudelaire réglé, il place une phrase de transition qui commence ainsi : « À présent, venons-en à deux maîtres qui, etc. » Qui sont les deux maîtres en question ? Leconte de Lisle et Sully Prudhomme…
On objectera que, dans son livre de 1890, Gustave Lanson manquait par trop de recul pour pouvoir juger sereinement des écrivains qui, après tout, étaient ses contemporains ou peu s'en faut. Certes. Mais, beaucoup plus tôt dans le volume, il consacre une douzaine de pages à Jean de Meung, dont il cite au moins vingt ou trente vers du Roman de la Rose, en faisant presque l'égal de Rabelais (ce qui, d'ailleurs, est peut-être mérité : après tout, qu'en sais-je ?), alors que, dans le chapitre suivant, il se débarrasse de François Villon en une page et demie et sans citer de lui le moindre décasyllabe.
Ces “dissonances” n'impliquent nullement que Lanson ou Faguet aient tort dans leurs appréciations : il faut se déprendre de cette idée commune que notre jugement sur les écrivains est LE jugement, celui qu'ils méritent vraiment et qui restera gravé dans le marbre pour les siècles des siècles. Il est tout à fait possible qu'au XXIIe siècle, les lettrés se paient notre fiole quand ils verront que nous avons idolâtré des Baudelaire et des Rimbaud alors que nous tenions pour peu de chose les véritables génies poétiques du XIXe siècle. Et ne parlons même pas du XXe.
Six heures. – Dans la mesure où j'ai commandé hier le quatrième tome d'Ultima Necat, le journal de Philippe Muray, je viens de reprendre la lecture du précédent. Histoire d'être “dans le bain” quand l'autre arrivera, d'ici quelques jours.
Vendredi 23
Dix heures. – Je viens de finir de relire le tome III du journal de Muray (le IV est arrivé hier chez Ford…). Je suis frappé, une nouvelle fois, par son inébranlable certitude d'avoir, avec son roman Postérité, donné au monde un exceptionnel chef-d'œuvre. Et, du coup, son ébahissement sans cesse renouvelé face à l'insuccès total du dit roman, lequel ne peut, d'après lui, résulter que d'une gigantesque cabale, une conspiration du silence préméditée et soigneusement orchestrée, pas tout à fait planétaire mais pas loin. Ainsi, en octobre, recevant une lettre enthousiaste et admirative du romancier Jack-Alain Léger, il se demande encore gravement pourquoi son correspondant encense son 19e siècle à travers les âges, sa Gloire de Rubens et son tout récent Empire du Bien, mais ne lui dit absolument rien de Postérité. Pas une seconde ne lui effleure l'esprit l'idée que, peut-être, Léger a trouvé ce roman si raté et indigeste qu'il a préféré jeté sur lui “le voile pudique du silence”. C'est pourtant la raison la plus plausible, tant ce malheureux Postérité est effectivement indigeste et raté.
– Je dois, tout à l'heure, descendre à Pacy pour aller y chercher les trois pains “meunier” que j'ai commandé à la boulangerie en prévision de leurs satanées et sacro-saintes (si je puis risquer ce rapprochement d'adjectifs…) vacances, prévues pour durer quatre semaines. Avec ces cinq kilos de pain (approximativement), j'ai de quoi tenir les trois premières de ces quatre semaines maudites. et si je n'ai pas commandé quatre meuniers plutôt que trois, c'est uniquement faute de place dans le congélateur pour les stocker. Vivement septembre, bordel !
Samedi 24
Six heures. – À l'immonde kermesse de Tokyo, encore appelée “Jeux olympiques”, un judoka algérien déclare forfait pour ne pas avoir à affronter un judoka israélien : p'tite bite, va ! Pendant ce temps, la télévision chinoise communiste censure les athlètes de Formose : c'est beau, la grande fraternisation des peuples par le sport.
– Titre d'Atlantico : « La mort de l'humoriste Jean-Yves Lafesse à l'âge de 64 ans. » Même mort, ce clown pénible conserve donc son pseudonyme infantile et débilitant : bien fait pour sa gueule.
Dimanche 25
Neuf heures et demie. – En 1992, Philippe Muray semble être devenu littéralement obsédé par Sollers et par BHL ; qui, d'après lui, passeraient au moins la moitié de leur temps à essayer de l'étouffer par tous les moyens. Rapidement, le lecteur d'Ultima Necat en arrive à se poser cette question simple, “basique” : pourquoi ces deux personnages, qui règnent alors presque sans partage sur l'édition française, pourquoi se préoccuperaient-ils à ce point d'un Philippe Muray ? Et quel “danger” celui-ci s'imaginait-il représenter pour eux ?
Onze heures. – Quel diablotin pervers m'a récemment poussé à acheter La Poursuite de l'idéal, le dernier roman de Patrice Jean ? C'est sûrement encore un mauvais coup de Causeur… Pourtant, je sais qu'il ne faut jamais se fier à cette publication dès qu'ils se piquent de parler de littérature, je le sais ! Donc, Patrice Jean est arrivé avant-hier, tout fiérot de ses 480 pages gallimardées. J'avais déjà lu de lui L'Homme surnuméraire (suite à un article crépitant de louanges d'Élisabeth Lévy : ah, décidément, ces Causeurs…) qui ne m'avait qu'à moitié convaincu, et même au tiers. Malgré toutes ces petites lumières rouges clignotantes, je me suis lancé tout à l'heure à La Poursuite de l'idéal…
J'ai tenu quarante pages, en m'ennuyant durant les vingt premières et en soupirant d'exaspération pour la suite. Le livre de Patrice Jean ressemble à un roman comme un docu-fiction télévisuel ressemble à un film. L'auteur se présente à nous en pied, pas un bouton de gilet ne manque à son costume de réactionnaire, il a soigneusement coché toutes les cases anti-progressistes et il manie le stabilo comme personne. Il est là, il annonce, il discourt, il explique, il commente ce qui se passe, ou plutôt, hélas, ce qui ne se passe pas. Derrière lui qui occupe presque tout l'écran, on aperçoit quelques figurants, eux aussi en costumes impeccables, qui, parce qu'ils sont muets, tentent de surjouer les scènes que décrit tout au long leur maître à l'avant-scène. Ils font aussi penser à des marionnettes tellement pâlichonnes qu'on ne verrait plus que les fils qui les manipulent.
Après
40 pages, donc, le lecteur, un brin accablé de son fourvoiement, a
compris que ce qu'il tenait entre les mains, c'était le programme
d'un spectacle qui n'aurait pas lieu, le synopsis d'un roman qui
resterait à l'état fœtal, le procès-verbal d'une conférence donnée ex
cathedra par le professeur Jean sur les méfaits de la vie moderne, avec
projection de diapos à l'appui de ses thèses. Bref : un livre surnuméraire.
Poubelle jaune.
Midi. – Transformé en billet de blog ce qui précède. Et je vais retourner, confus et repentant, au journal de Muray.
Trois heures. – Dans le journal de Muray, justement, je tombe soudain sur ceci :
« […] la métamorphose des femelles occidentales, dans les trente ou quarante dernières années, a rendu désirables toutes les femmes du monde sauf celles d'Occident. Qui, de gaîté de cœur, choisirait de vivre avec une Française ou une Américaine ? Qui peut rêver, rêver d'une Française ? D'une Allemande ? D'une Suisse ? D'une Américaine ? D'une Hollandaise ? Et maintenant, hélas, depuis que leurs pays montrent tant d'ardeur pour l'Europe, qui peut rêver d'une Italienne ou d'une Espagnole ? Femmes occidentales, horribles petites cafteuses françaises, désastreuses Européennes et vos grandes sœurs frénétiques, les abominables Américaines, vous savez que vous n'avez plus aucune chance avec les hommes ! Votre seul espoir, c'est de refiler au plus vite la disgrâce de votre émancipation au reste de l'humanité féminine ! »
J'observe deux choses à propos de ce “cri du cœur” (« cri de la queue plutôt ! », me reprendrait sans doute son auteur). La première est que Muray n'avait encore rien vu, et qu'il lui a été épargné de contempler notre pire d'aujourd'hui. La seconde est que ce paragraphe date du 31 octobre 1992 : moins de deux ans plus tard allait “naître” Michel Houellebecq, qui devait faire de cette misère de la femme occidentale l'un des ressorts les plus agissants de son œuvre romanesque.
– D'après M. Emmanuel Macron, Syndic de faillite – on dit aussi parfois : président de la République –, je serais donc, n'étant pas vacciné, “irresponsable et égoïste”. Ça me va très bien. Même si on pourrait lui faire observer qu'il est absurde d'accuser un irresponsable de l'être, puisque, justement, il n'en est pas responsable.
Six heures. – À mesure que j'avance dans le journal de Muray, et que lui-même se rapproche dans le temps, j'y croise de plus en plus de personnages familiers : si ça continue, je viens bientôt avoir l'impression d'y être chez moi. Cela peut donner lieu à des télescopages temporels amusants. Par exemple, début janvier 1993, Muray confie pour lecture le manuscrit de son journal des deux années précédentes à Michel Desgranges, son éditeur récent et ami de plus longue date. Un peu plus tard, il note ceci :
« 26 janvier. Desgranges a mis le nez dans le Journal. Il trouve quand même que je parle un peu beaucoup trop des Sollers et des Lévy […] »
Et voilà comment, à presque trente ans d'écart, Michel et moi tombons d'accord sur le journal de Muray dans ces années-là !
Autre rencontre fortuite. Le 14 février au soir, Muray est rejoint par celle qu'il appelle Nanouk (Anne Sefrioui), la femme qui partage sa vie, dans un restaurant de la place de la République. Il écrit :
« Elle est toute remuée : la maison de vacances du père de ses enfants, en Corse, vient de sauter. Dynamitée par les indépendantistes ! […] Comme j'ai plutôt de la sympathie pour ces braves Corses irrécupérables et aucune amitié, en revanche, pour son ex-mari, je manifeste peu d'émotion. »
L'ex-mari dont il est question était Yves Josso, rewriter puis chef du rewriting à France Dimanche, pour qui, durant plus de trente ans, j'ai, moi, au contraire de Muray, éprouvé une vive, profonde et constante amitié, laquelle n'a pris fin que par la mort de l'un des deux protagonistes. D'ailleurs, elle n'a pas réellement pris fin : disons que je reste seul à l'entretenir. D'un autre côté, je n'ai jamais vécu ni couché avec une ex-femme d'Yves Josso, ce qui a sans doute dû faciliter l'amitié en question. Par ailleurs, je me souviens fort bien de cette époque – même si j'aurais été incapable d'en dire l'année – où la maison de Corse avait sauté, maison dont j'ai longtemps été l'invité pour ainsi dire permanent, et où, bien entendu, je n'ai jamais mis les pieds. Comme dirait ma mère, j'ai toujours été “la tour Eiffel à déplacer”…
Lundi 26
Deux heures. – Le Petit Chinois peut avoir, inutile de le nier, de graves impacts sur la personne humaine. Mais ils sont avant tout mentaux : il y a ceux que le microbe rend plutôt fous, et ceux qu'il rend plutôt niais. Certains présentent même des symptômes croisés. Deux phrases prises au vol sur les blogs :
1) dans le genre fou : « Ce que tu oublies, c'est le patient qui arrive à l'hôpital prend actuellement la place d'un autre. »
2) dans le genre niais : « Retrouver collectivement le sens de la mesure, de la nuance et de la fraternité. Voilà peut être une des leçons que nous devons tirer de cette crise sanitaire […]. »
– Je reçois à l'instant, par la poste pour changer, Ceux de 14 de Maurice Genevoix. En voilà des hommes qui, systématiquement ou presque, prenaient la place des autres dans les hôpitaux de campagne ! De plus, ils ont trop souvent manqué de mesure et de nuance : on voit où ça les a conduits.
Six heures. – Le 9 décembre 1993, Muray déjeune en tête à tête avec Milan Kundera qui, entre le confit d'oie et quelques verres de madiran, tient à savoir si son commensal a des enfants. Devant la réponse négative de Muray, son visage s'épanouit, il pousse un “ah !” de contentement et ajoute : « Comme je dis toujours, si on n'a pas d'enfants on a réussi existence ! Même si on a tout raté par ailleurs ! » J'approuve avec d'autant plus de chaleur que cela m'arrange bigrement.
– Il a plu toute la matinée presque sans interruption. Entre une heure et demie et trois heures, le soleil a fait une rapide tournée d'inspection, ensuite la pluie est revenue, deux fois plus dense et drue. Et je pensais avec un certain plaisir à la gueule dépitée des touristes, des vacanciers, des estivants ; aux moues d'impuissance rageuse sous les muselières à élastiques.
Je crois que le journal de ce mois, vu les conditions dans lesquelles nous vivons, pourrait s'intituler Imper et pass…
Mercredi 28
Neuf heures et demie. – J'avais écrit, hier, quelques paragraphes concernant le livre de Maurice Genevoix, Ceux de 14. Finalement, les ayant transformés en billet pour le blog-mère, je les ai effacés d'ici, contrairement à ce que je suis accoutumé de faire. Pourquoi cette rupture d'habitude ? Parce que je me suis rendu compte, lisant le quatrième tome du journal de Philippe Muray, que j'étais un peu agacé d'y retrouver les textes qu'il écrivait pour divers journaux ou revues, et que j'ai déjà lus et relus dans les Exorcismes spirituels où ils ont été réunis par Les Belles Lettres. Du coup, je me suis senti un peu gêné d'infliger à mes douze lecteurs une chose qui me contrarie quand on me l'impose à moi.
Maurice Genevoix a passé l'essentiel de sa vie en des lieux qui me sont familiers : son enfance à Châteauneuf-sur-Loire et sa vieillesse à Saint-Denis-de-l'Hôtel, commune située au bord de la Loire, juste en face de Jargeau où mon frère a vécu un certain nombre d'années avant de partir pour l'Angleterre, et à une vingtaine de kilomètres de La Ferté-Saint-Aubin où mes parents avaient leur maison, celle que je continue à considérer comme la maison familiale, à l'exclusion de toute autre. Bref, on ne sort pas du Loiret.
Six heures. – J'avais le projet d'un petit développement sur le style de Maurice Genevoix, exemples concrets à l'appui. Et voilà que j'ai laissé le livre à la maison : acte manqué, vous croyez ? J'essaierai de m'en souvenir demain. Non que j'aie des révélations grandioses à faire sur le sujet, mais enfin : pour une fois que j'ai un semblant d'idée…
En tout cas, ce pauvre Dionysien (habitant de Saint-Denis-de-l'Hôtel, comme on l'aura compris…) n'a pas de chance avec ce journal : soit il est contraint à l'émigration vers le blog-mère, soit il passe purement à la trappe pour cause de fainéantise de la part du journalier.
Jeudi 29
Neuf heures. – Anniversaire de Catherine, qui entre ce jour dans sa huitième dizaine. Pour fêter ça dignement, elle est partie chez le dentiste : à chaque âge ses réjouissances…
– J'apprends à l'instant la mort de l'acteur Jean-François Stévenin (77 ans). Nous avons passé ensemble – mais pas en tête à tête – une ou deux soirées à nous alcooliser bravement, à l'époque du “Néo-Japonesque”, c'est-à-dire, approximativement, entre 1986 et 1989. Bouffée de passé qui remonte.
– Une information cocasse, piquée chez mes analphabètes : « La gymnaste Simone Biles déclare forfait pour le concours général des JO de Tokyo pour se concentrer sur sa “santé mentale”. » C'est ce qui s'appelle, pour reprendre l'expression de Barrès, “se replier sur ses minima”. Cela dit, qu'est-ce que ça peut bien être que le “concours général des JO” ? Encore un mystère que je me garderai de creuser.
– Revenons donc à Genevoix, comme annoncé hier. Ce qui fait la grande force de Ceux de 14, c'est que jamais l'auteur ne cède à la tentation, à la solution de facilité, de tirer son lecteur par la manche, de solliciter son émotion par des effets de mise en scène, ni de théâtraliser l'horreur. C'est une sorte d'appareil enregistreur, qui voit, entend, ressent, puis se contente de restituer ses impressions en donnant celle d'être presque totalement détaché d'elles. Il écrit en phrases courtes, simplement juxtaposées, comme dans un constat, ce qui n'empêche pas les mots d'être très soigneusement pesés et choisis, mais c'est fait de telle sorte que “ça ne se voit pas” – ou que, en tout cas, la liberté est laissée au lecteur de ne pas prendre conscience des nuances et des colorations que Genevoix donner à tel ou tel paragraphe. Par exemple celui-ci, pris vers la fin de Sous Verdun. Les hommes, après la nuit passée dans la tranchée, prennent leur repas du matin, Genevoix nous les montre (c'est moi qui souligne) :
« Assis sur leurs sacs, le dos appuyé au parapet, ils coupent d'énormes bouchées de viande en maintenant la tranche, du pouce, contre leur quignon de pain. Plusieurs, qui n'ont pas de couteau, saisissent à pleins doigts le morceau de bœuf graisseur et le déchiquettent des dents. Lorsqu'un tendon résiste, ils ont, pour arracher le lambeau de chair, une brève torsion du cou, un mouvement sec de toute la tête pareil à ceux des bêtes carnassières. »
Est-ce que l'on peut ouvrir soudain un gouffre avec plus de discrétion ? Dire avec plus de délicatesse, sans même avoir l'air de le dire, que la guerre peut avoir cet effet effrayant, aux conséquences imprévisibles, de ramener les hommes vers leur état sauvage primitif, en grattant le mince vernis de civilisation qu'ils prenaient avant, au temps de la paix, pour leur être même ?
Sitôt après cette courte fin de phrase, notée comme en n'y pensant pas, Genevoix passe à autre chose, si bien que le lecteur peut très bien ne s'être avisé de rien. En tout cas consciemment : il restera peut-être, au fond de lui, pendant qu'il lira toute la suite, ces deux mots, “bêtes carnassières”, qui continueront de vibrer, telle une alarme à peine audible.
L'une des conséquences, lorsque la bestialité reconquiert insidieusement le terrain qu'elle semblait avoir perdu à jamais, c'est que la vie humaine voit son prix se dévaluer, tandis qu'augmente la valeur des choses. Cela aussi, Genevoix le note sans s'y appesantir, une douzaine de lignes après celles que je viens de citer :
« Les cuistots, sans hâte, rassemblent les campements, les seaux de toile, les bouthéons. Pondérés, méticuleux, ils savent le prix des choses, et qu'un plat qu'on égare se remplace moins aisément qu'un homme qui tombe. »
Pour clore ce court moment – pas plus d'une page et demie –, vient la détente bienheureuse qui accompagne le début de la digestion, alors que les Allemands, en face, restent parfaitement calmes et invisibles. Mais la note finale, aussi sobre soit-elle, est pourtant terrible :
« Nous nous sentons légers, soulevés d'une reconnaissance sans objet. Et des larmes me viennent aux yeux, simplement parce qu'un de mes hommes, à mi-voix et comme à lui-même, redit les mots qu'il a dits tout à l'heure : “Faut pas qu'on s'plaigne. Y a d'bons moments…” »
Midi.
– Catherine est revenue du cabinet dentaire avec une dent en moins. Si
elle instaure cette habitude d'un arrachage à chacun de ses
anniversaires, elle a des chances de mourir à cent ans sans dent…
– Reçu au courrier deux écrivains, un que je n'ai jamais lu, Roger Vailland (La Loi) et l'autre dont j'ai lu des nouvelles il y a fort longtemps, sans en conserver le moindre souvenir, ce qui ne surprendra personne, je crois. il s'agit de J.D. Salinger, et c'est son Attrape-cœurs qui vient tout juste d'arriver.
Six heures. – En début d'après-midi, flanqué hors de la maison par la femme de ménage, et parce que Catherine discutait téléphoniquement dans la Case avec ses filles, j'ai décidé de sortir le Lafuma dans le jardin. C'est ainsi que, durant plus de deux heures, on a pu me voir, chaussettes de laine montantes aux pieds, grosse veste molletonnée sur le dos, fermeture-éclairée jusqu'à l'adamique pomme, affronter stoïquement le réchauffement climatique qui soufflait de l'ouest, cependant que le thermomètre me certifiait 20° goguenardement celsius.
– Malgré son prix, 45 €, je viens de succomber à la tentation d'acheter le livre de Jean Norton Cru, Témoins (qui l'eût… ?) Pour ceux de mes douze fidèles qui voudraient savoir de qui et de quoi il s'agit : y a pas écrit Goux gueule sur mon front, bon sang !
(Bon, allez, comme je ne suis pas chien, voici…)
– Et un titre cocasse histoire de bien finir la journée. Pour changer, il vient de chez Causeur et non de l'officine analphabétique habituelle ; le voici : « Le péremptoire n'a pas sa place en forêt. » Comme je n'ai pas lu l'article, ne me sentant ni particulièrement péremptoire, ni spécialement forestier, je ne saurais en dire davantage sur cette épineuse question.
Vendredi 30
Neuf heures et demie. – Couché peu après dix heures, et endormi aussitôt, je n'ai ouvert les yeux qu'à huit heures ce matin, ce qui m'arrive très rarement. Catherine, qui venait de finir de déjeuner et prenait son premier café-cigarette, s'apprêtait, me dit-elle, à venir voir si je n'étais pas mort : je ne l'étais pas – en tout cas, pas plus que d'ordinaire.
Sinon, il bruine, il vente, le ciel a des allures de couvercle baudelairien : c'est l'été normand qui continue.
Onze heures. – Dans la boîte aux lettres, deux paquets expédiés par Herr Momosque. Dans l'un, un coffret contenant trois romans de David Lodge (dont un déjà lu et aimé il y a longtemps : Un tout petit monde), et que les notes très positives de Muray dans son journal m'ont donné envie de relire. Dans l'autre, Le Monde selon Garp, de John Irving, lui aussi lu et lui aussi aimé, au moment de sa parution , soit en 1980 ou 1981. Catherine, qui l'a relu plus récemment, me dit que je risque d'être déçu, comme elle-même l'a été. C'est fort possible. Mais comme cela faisait au moins trois ou quatre fois que me titillait l'envie d'y retourner voir, le plus simple, pour se débarrasser de cette envie était encore de la satisfaire. Et comme Herr Momosque me refilait l'ouvrage pour moins de quatre euros, port inclus… Mais enfin, je dois dire que Lodge me tente davantage.
Deux heures. – Commencé Changement de décor de David Lodge. Ce qui, évidemment, m'a conduit à délaisser provisoirement le sous-lieutenant de réserve Genevoix et les gars de sa section. Je l'ai fait sans remords excessif, me disant que quarante-huit heures de repos à l'arrière seraient sans doute très appréciées d'eux, même si la région de Verdun, en novembre, n'est pas ce qu'on peut rêver de mieux pour un week-end de farniente.
Samedi 31
Dix heures. – David Lodge, donc. J'ai lu hier les 350 pages de Changement de décor. C'est très plaisant, vif, bondissant, drôle, acide et… et c'est tout. Le scénario est aussi précis et huilé que celui d'une série HBO, les épisodes s'enchaînent sans le moindre à-coup, comme les rapports d'une boîte de vitesses toute neuve, on sent que l'auteur a œuvré dans l'horlogerie de précision. La littérature, dans tout cela ? Elle se fait discrète, pour le moins.
Les personnages sont hâtivement crayonnés, en deux dimensions, sans aucun “arrière fond”. Ils font ce que leur créateur a prévu qu'ils fassent, ils le font d'ailleurs très bien, mais rien de plus. En outre, dépassé le tiers du roman, les ressorts deviennent visibles, et donc les événements prévisibles.
Au départ, deux professeurs d'université, l'un anglais, l'autre américain, qui échangent leurs postes respectifs le temps d'un semestre. Quand le lecteur a compris que chacun allait empiéter sur la vie de l'autre, et même l'y remplacer presque complètement, il lui devient facile de prévoir qui va faire quoi dans les prochaines dizaines de pages, ce qui va arriver à A et ce qui va tomber sur la figure de B.
Cela dit, je ne boude nullement le plaisir que j'ai éprouvé à le lire, bien réel. Plaisir qui devait être plus grand pour ceux qui ont découvert le roman dans les années 1975 – 1980. Car, depuis, les pages sur les nouvelles aberrations universitaires de 1969, aussi bien en Angleterre qu'aux États-Unis, ces pages ont tout de même bien pris la poussière, et le lecteur d'aujourd'hui s'y ennuie vaguement.
Mais je pense que je lirai tout de même, malgré ces réserves, les deux autres romans contenus dans le coffret.
Midi. – On trouve décidément de tout dans la blogoliste de Nicolas… y compris un psychanalyste ! Celui-là est un certain Jean-Jacques Urvoy, et il possède au plus haut point le don d'aligner les poncifs et les phrases sans grande signification sur un ton doctoral tout à fait réjouissant. À titre d'exemple, je suggère la lecture de son dernier billet : je pense qu'il aura du mal à faire mieux, dans le genre que je disais. Mais enfin, on n'est jamais à l'abri d'une bonne surprise.
Deux heures. – Sur un blog où je ne vais qu'irrégulièrement, l'un des commentateurs, Nouratin pour ne pas le nommer, pose cette question : « Mais au fait, ont-ils prévu de subordonner l'accès aux salles de shoot à la production d'un pass sanitaire ? » Elle me semble si judicieuse, cette question, ouvrant brusquement de tels gouffres jusqu'ici insondés, que nous allons, je crois, clore ce mois de juillet avec elle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.