COSMOLOGIE
Samedi 1er
Dix heures. – Rien de particulier à noter ici ce matin… mais cette page blanche m'agaçait par trop ! J'ai terminé avril avec Joyce Carol Oates, je commence mai en la même compagnie (lecture de Eux, roman de jeunesse) ; et, pour l'instant, nulle brouille ou fâcherie ne semble menacer notre bonne entente.
Onze heures. – Depuis quelque temps – depuis que l'un d'eux a compissé le patchwork de Catherine… –, les chats passent la nuit dehors (en réalité, on suppose fortement qu'ils la passent dans les paniers qu'on leur a disposés au sous-sol). Naturellement, quand je me lève au matin, ils sont tous les deux à la porte, impatients de retrouver leur gamelle de croquettes. Or, ce jour, pas de Cosmos. Et, à l'heure qu'il est, il n'a toujours pas réapparu, ce qui devient un peu inquiétant. Il ne s'est pas attardé au sous-sol, j'ai vérifié soigneusement. Je suis aussi allé voir si, par malheur, il ne s'était pas fait écraser dans la rue : non. Il ne reste qu'à attendre, de toute façon nous ne pouvons à peu près rien faire d'autre, n'ayant aucune idée des endroits où les chats peuvent bien aller lorsqu'ils disparaissent à notre vue.
Quatre heures. – Toujours pas de Cosmos, ce qui amenuise sérieusement les chances de le revoir jamais. Hypothèse optimiste : il s'est fait enfermer quelque part dans le voisinage (garage, resserre, appentis…) et réapparaîtra lorsque le propriétaire des lieux en rouvrira la porte. Hypothèse pessimiste : il s'est battu avec un autre animal, a eu le dessous et est en train d'agoniser quelque part, peut-être même tout près de la maison mais invisible à nos yeux. Car les chats, contrairement à nous, n'appellent pas au secours lorsqu'ils sont en grande difficulté. Il y a sans doute encore deux ou trois autres hypothèses, mais à quoi bon les dérouler ?
Six heures. – Olivier, le mari de ma sœur, est assistant en radiologie (ce n'est peut-être pas le titre exact…) dans un hôpital de la côte normande. Cette nuit, vers trois heures, on lui adresse une femme de 90 ans pour un scanner, suite à un accident de la route qu'elle venait d'avoir. En fait, cette dame était seule dans la voiture, que donc elle conduisait… avec trois grammes d'alcool dans le sang. Tant qu'on a la santé, n'est-ce pas…
Dimanche 2
Neuf heures. – Bien entendu, sitôt sorti du lit, je me suis précipité vers la porte d'entrée, pour voir si, par chance, Cosmos ne serait pas à attendre qu'on la lui ouvre. La chance ni le chat n'était au rendez-vous, ainsi qu'il fallait s'y attendre. Je suis le dernier à avoir vu Cosmos, avant-hier soir, vers onze heures, lorsque je l'ai pris sur son coussin pour le déposer sur la galerie, dehors, ainsi que je le fais tous les soirs pour les deux chats (quand ils ne sont pas déjà sortis d'eux-mêmes) depuis quelques semaines. Et je ne cesse, depuis, de me dire que si je l'avais laissé là, sur son coussin du salon de télévision, il serait encore parmi nous en ce moment ; que je l'ai donc, d'une certaine façon, tué. Une moitié de mon cerveau repousse cette idée comme stupide, et même tente d'ironiser à l'encontre de l'autre moitié qui s'obstine à l'accréditer et à y revenir sans cesse. Pour l'instant, c'est la seconde moitié qui semble la plus forte.
– Ce matin, après cette déception prévisible et attendue, j'ai ouvert Bellefleur, de Joyce Carol Oates. Et par quoi commence ce volumineux roman ? Par l'arrivée au château des Bellefleur, une violente nuit d'orage, d'un chat étrange et inconnu…
– Commandé deux autres romans de Mrs Oates : La Légende de Bloodsmoor, roman de sa veine “gothique” comme l'est Bellefleur, ainsi que Le Goût de l'Amérique. J'ai mis dans mon petit panier Rakuten le journal d'Anaïs Nin, jamais lu, mais j'ai sagement remis la commande à plus tard.
Lundi 3
Midi. – Apparemment, le cancer analphabétique qui ravage Atlantico a commencé à pousser de sournoises métastases du côté de chez Causeur. Voici ce qu'on peut y lire ce matin, sous la plume d'un certain Vincent Lamkin, qui se présente comme “associé-fondateur chez Comfluence, président d'Opinion Valley” (j'ignore évidemment ce peuvent bien être ces deux officines, dont le nom même m'inciterait à me tenir prudemment à l'écart). Donc, voici : « Laissons le mot de la fin au sage Jean-François Revel, qui fut aussi le mari d’une de nos grandes femmes de lettres, Nathalie Sarraute » D'abord, Nathalie Sarraute n'était pas une ridicule “femme de lettres” (contrairement à Mme de Sévigné…), mais un écrivain. Ensuite, c'est sa fille, Claude, que Revel avait épousée. Tout cela n'empêche nullement M. Lamkin de ratiociner à propos des ravages que l'on inflige à la langue française – et bien entendu, il a entièrement raison sur le fond.
– Cosmos n'est pas revenu.
– Parlé avec ma mère hier, au téléphone (parce que, durant ma courte sieste post-prandiale, je venais de rêver qu'elle
me téléphonait…). Comme je m'y attendais plus ou moins, elle ne semble
nullement consciente de la gravité de la maladie qui frappe Isabelle.
C'est sans doute aussi bien ainsi.
– À mesure que je m'y enfonce, Bellefleur me semble de plus en plus avoir certaines accointances avec ce qu'on a pu appeler le “réalisme magique” de tel ou tel romancier sud-américain. Je pense évidemment au très surfait Gabriel Garcia Marquez, mais aussi au somptueux Alejo Carpentier, ainsi qu'à deux ou trois autres.
Deux heures. – L'information la plus terrible de ce jour, et de loin, dont on n'a pas fini de mesurer les terribles conséquences : « Pénurie de chlore pour désinfecter l'eau des piscines aux États-Unis. » N'ont plus qu'à aller barboter au Canada ou au Mexique.
Seconde information intéressante : « États-Unis : à la veille des vacances, le prix des voitures de location atteint des sommets. » Quoi de plus normal ? Tout le monde cherche à fuir le pays en direction du Canada ou du Mexique, pour aller faire trempette.
Six heures. – Terminé le journal de Joyce Carol Oates, et repris aussitôt, quasiment “dans la foulée” celui de Virginia Woolf. Ce qui a, durant la première dizaine de pages, nécessité une curieuse remise à la bonne distance, comme s'il était nécessaire que j'accommodasse ma vision pour bien me persuader que j'avais bel et bien changé de diariste. (Et j'ai la pénible impression que ce qui précède est du pur charabia.)
Mardi 4
Dix heures. – Hier soir, alors que nous dînions – un osso bucco digne des plus vifs éloges –, Catherine a soudain vu Charlus, dehors, à demi enfoncé dans la haie nous séparant du verger voisin, furieusement agité de l'appendice caudal. « C'est sûrement Cosmos, je vais voir ! », fut son immédiate réaction. Effectivement, c'était lui (ou plutôt “elle” puisqu'il s'agit d'une femelle…). Le problème est que ce foutu animal n'entendait pas se laisser attraper par nous (j'étais promptement arrivé en renfort) et que, après être sorti brièvement de la haie, il s'y est aussitôt renfoncé et, profitant d'un trou dans le grillage, a proprement disparu chez les voisins, dont le terrain est fort grand et les haies innombrables. Depuis, nous ne l'avons plus revu, alors que cet idiot, depuis presque quatre jours qu'il a quitté la maison, doit crever de faim. Lorsqu'il est sorti brièvement de la haie, nous avons eu le temps de voir, à sa façon de se mouvoir, qu'il avait l'arrière-train endommagé. Depuis, nous scrutons, scrutons, scrutons… pour l'instant sans résultat. L'alternative est malheureusement assez simple : la faim va-t-elle le pousser à revenir vers la maison ou bien continuera-t-il à se terrer hors de notre portée afin de mourir seul et “tranquille”, comme on dit souvent que l'instinct des chats les pousse à faire ?
Onze heures. – Nous venons de faire le tour de la rue pour aller sonner chez les propriétaires du verger où Cosmos est censé être tapi : aucune réponse. On retentera notre chance en fin de journée.
Midi et demie. – Sans doute aiguillonné par la faim, Cosmos vient de réapparaître dans notre jardin ! Avec un peu de mal, j'ai réussi à l'attraper, nous l'avons enfermé dans la salle de bain, où il est allé droit à l'assiette de croquettes, ce qui est plutôt bon signe. Il a, très visiblement, un problème au train arrière, on suppose qu'il a dû se faire heurter par une voiture en traversant notre rue de nuit. Cela dit, lorsque Catherine l'a pris dans ses bras pour le ramener à la maison, il n'a émis aucun cri, ce qui semblerait dire qu'il n'est pas recru de souffrance. Il n'y a plus qu'à attendre deux heures, la réouverture du cabinet vétérinaire…
Trois heures moins le quart. – Retour de Saint-Aquilin. Cosmos doit être en train de se faire radiographier la patte arrière droite, celle qui semble “causer souci”. Verdict téléphonique dès que tomberont les résultats.
J'ai tout de même eu le temps, avec tout ça, de passer chez Ford pour y récupérer trois nouveaux livres (nouveaux chez moi, pas dans l'absolu…) : Lewis Carroll, Iris Murdoch et Joyce Carol Oates. Deux femmes et un seul homme : les petites sœurs de parité risquent fort de me tomber méchamment sur le poil…
Mercredi 5
Dix heures. – Suite des mésaventures cosmologiques (je sens qu'Élie Arié et Marco Polo vont grogner, devant ce journal presque exclusivement animalier…). Les radios ont indiqué qu'aucun os n'était fracturé, aucune articulation brisée, etc. Du coup, le jeune vétérinaire qui a pris Cosmos en charge ne semble pas comprendre très bien pourquoi le chat traîne après lui une patte inerte. Inerte mais indolore puisqu'à aucun moment Cosmos n'a protesté lorsqu'il était manipulé. Il fallait donc attendre le retour, ce matin, du Dr Le Thomas – le vétérinaire in chief de la clinique – pour prendre son avis et, si nécessaire, refaire des radios plus précises et détaillées, cette fois-ci sous légère anesthésie. Nous serons tenus au courant téléphoniquement dans le courant de la matinée – c'est-à-dire, en gros, maintenant.
– Commencé à lire Alice au pays des merveilles, en “lecture de réveil”.
Jeudi 6
Neuf heures. – Catherine a récupéré Cosmos hier en fin de matinée. Les vétérinaires de Saint-Aquilin, réunis en congrès extraordinaire pour l'occasion, restent dubitatifs, malgré le supplément de radiographies effectuées. Le chat ne présentant ni blessure ni fracture, ils oscillent entre une inflammation ou une atteinte de la moelle épinière. Dans le premier cas, le traitement actuel à la cortisone devrait amener une amélioration de son état, dans le second cas tout devrait continuer à se dégrader et il faudra en venir rapidement à la piqûre terminale. Pour le moment, même s'il se traîne lamentablement, Cosmos ne souffre pas, mange, pisse et chie normalement. Nous venons de l'installer dans la Case, au moins pour le préserver des manifestations d'enthousiasme toujours un peu fougueuses de Charlus.
– Et une information amusante : « Un agriculteur belge modifie le tracé de la frontière entre la France et la Belgique. » Ce monsieur Chopin (en plus…) a en effet déplacé une borne afin de faire passer plus aisément son tracteur. La France a donc raccourci de 2,20 mètres. Par rapport à ce qu'elle subit sans broncher par ailleurs, c'est évidemment de la petite bière… trappiste.
Trois heures. – Une vidéo toitubarde, un extrait de On n'est pas couché de 2008. Ruquier reçoit Yves Rénier. Zemmour attaque en disant que, pour lui, Yves Rénier ce n'est pas le commissaire Moulin mais… le Lucien de Rubempré d'Illusions perdues, vu à la télévision quand il était enfant et qui fut son initiation à Balzac. C'est-à-dire ce que j'écrivais ici au moment de la mort de l'acteur, presque mot pour mot.
Six heures.
– Un blogueur méridional, dont je tairai le nom par une commisération
envers sa famille et ses proches, sentiment qui ne me ressemble pourtant
guère, ce blogueur, donc, commence son billet du jour par cette
affirmation aussi désopilante que péremptoire : « Pour moi, Napoléon
c'est Serge Lama. » À ceux qui pourraient s'ahurir d'une aussi
tartignolesque sentence, il convient de signaler que, plus bas dans son
texte, l'auteur fournit de lui-même cette clé essentielle : « Je me suis
senti con. » Mais non, mais non ! « N'avouez jamais ! », comme disait
mon cher Yves Josso. Et puis, il me semble que “niais” serait davantage
adapté au personnage. Car, contrairement à ce qu'un vain peuple pense,
con et niais ne sont pas synonymes. Tout en étant éventuellement
cumulatifs.
– Presque terminé Bellefleur, roman très étonnant à de multiples égards. Presque aussi imposant et grandiose que du Serge Lama, c'est assez dire.
Vendredi 7
Dix heures. – Un mieux assez net chez Cosmos : la patte arrière qui, hier encore, paraissait tout à fait morte, semble de nouveau en activité, notamment lorsque le chat se mêle de marcher. L'espoir renaît (et luit comme un brin de paille dans l'étable, par la même occasion…).
– Fini Bellefleur ce matin. Un autre gros roman de Joyce Carol Oates m'est arrivé il y a deux ou trois jours, mais je crois que je vais marquer une courte pause ; laquelle sera occupée soit par Bernard Malamud, soit par Iris Murdoch. Juif new-yorkais contre Irlandaise pur jus : ça va saigner.
Samedi 8
Dix heures. – Je suis furieux après ces idiotes de mésanges charbonnières qui, hier, sans le moindre signe avant-coureur, ont trouvé le moyen de toutes quitter le nichoir du cerisier sans que ni Catherine ni moi ne nous en apercevions. Ce n'est qu'en voyant Golo et Charlus s'intéresser de très près à l'une d'elles, qui, incapable de voler, était tombée au pied de l'arbre, que j'ai pris conscience de ce que l'affaire était faite… et manquée en ce qui nous concerne. Du coup, je surveille la nichée de petites bleues – nichoir dit “du petit volet” – comme le lait sur le feu.
– Dans le match évoqué hier, c'est finalement l'Irlande qui l'a emporté : je lis Le Château de sable
d'Iris Murdoch. Bien, mais pas transcendant. En fait, je crois que
j'éprouve une certaine hâte à revenir à Joyce Carol Oates, dont deux
gros romans n'attendent que mon bon vouloir. Oates qui est en train de
vampiriser toute la maison puisque, aussitôt après avoir terminé Nous étions les Mulvaney, Catherine s'est, si je puis dire, précipitée vers Les Chutes.
– Oublié de noter que je suis attendu samedi prochain chez les Desgranges. Si notre syndic de faillite ne nous reclaquemure pas d'ici là.
Six heures. – Finalement, après en avoir tourné l'ultime page, je révise mon jugement à propos du roman de Mrs Murdoch, que je vais sous vos yeux rétrograder de “bien” à “vaguement emmerdant”. Et c'est avec plaisir que j'ai aussitôt après retrouvé JCO : Le Goût de l'Amérique.
– L'information amusante, quoique pas le moins du monde surprenante : « Covid-19 : la France va classer les pays en trois couleurs pour les voyages. » Nous voilà donc sauvés, un peuple entier respire.
Dimanche 9
Trois heures. – La température s'étant faite brusquement estivale, j'avais, peu avant midi, ouvert grand l'une des fenêtres de la Case, bien certain que cet estropié de Cosmos serait incapable d'y accéder. Eh bien, il a ! On l'a retrouvé dans le jardin environ une heure plus tard. Du coup, nous avons décidé de le rapatrier à la maison ; où, en effet, il s'est avéré tout à fait capable, bien qu'avec effort, de monter sur le canapé du salon télé et, de là, sur le petit meuble où il dispose d'un coussin.
– Reçu tout à l'heure un commentaire sous le billet que j'avais consacré à ce “haut lieu de la vie nocturne parisienne” (syntagme figé) que fut le Néo-Japonesque de la rue Montorgueil. Le billet date de 2008. Et, depuis cette époque, assez régulièrement, tous les deux ou trois ans, je vois arriver là un “ancien du Néo” qui vient y égrener ses souvenirs, en général similaires aux miens. Tout simplement parce qu'il a inscrit “Néo-Japonesque” chez Dame Google.
(Je viens de vérifier : en effet, c'est bien mon modeste billet qui arrive en tête chez Dame Google si l'on y recherche “Néo-Japonesque”.)
Cinq heures. – Le Goût de l'Amérique : malgré de nombreuses et évidentes différences, je suis frappé par les ressemblances qui existent entre les romans de Joyce Carol Oates et ceux de Simenon, tout particulièrement dans celui-là. Chez l'un comme chez l'autre, on se trouve plongé dans un milieu qui, vu de l'extérieur, semble d'abord solide, stable, gentiment ronronnant, à la limite du léthargique, presque enviable, etc. Puis, rapidement, survient l'événement, parfois minuscule, qui va suffire à révéler les faux semblants, la fragilité, tout le factice de ce “petit paradis”, et qui va ronger tel un acide les liens que l'on croyait indéfectibles, les convictions, les certitudes, la bonne conscience. Du reste, dans ce Goût de l'Amérique, le personnage central évoque à un moment, face à ce qui lui arrive, le “passage de la ligne” ; et l'un des romans de Simenon s'intitule précisément Le Passage de la ligne, l'expression étant prise par lui exactement dans le même sens que chez Oates (ou plutôt l'inverse, si l'on tient à respecter la chronologie).
Lundi 10
Dix heures et demie. – On a parfois (assez souvent, même, hélas) l'impression que certains traducteurs demeurent partiellement sourds à leur propre langue – malentendants, si l'on veut. On va dire que je m'acharne sur eux, mais enfin, le fait est que plus je lis de romans étrangers et plus ce phénomène m'apparaît fréquent. Allez, un exemple.
Dans les premières pages de La Légende de Bloodsmoor (de JCO), Mme Anne Rabinovitch écrit d'un château qu'il est situé “à plusieurs heures de voiture à peine”. Non, non et non ! On ne peut pas écrire cela, si l'on entend sa langue. Ce “plusieurs” et cet “à peine” s'entrechoquent douloureusement, produisent un couac strident. De deux choses l'une : soit l'auteur a voulu montrer que le château était vraiment éloigné, auquel cas il aurait fallu : “ à plusieurs heures de voiture”, soit il a voulu dire que, finalement, il était assez proche, et alors on aurait écrit : “à quelques heures de voiture à peine”. Le résultat de la malencontreuse phrase de Mme Rabinovitch est que son lecteur francophone se retrouve dans l'incapacité de savoir comment JCO juge la distance qui sépare les deux châteaux. Le plus ennuyeux, évidemment, c'est que cette maladresse à peine compréhensible jette, sinon le discrédit, du moins un voile épais de doute sur l'ensemble de la traduction. Le lecteur, confiant au départ, entre brusquement dans l'ère du soupçon, comme dirait Nathalie Sarraute, ex-femme de Jean-François Revel comme croient le savoir les infortunés lecteurs de Causeur.
Deux heures. – Un autre exemple, si minime que je ne l'aurais peut-être pas relevé (mais j'en doute !) sans ce soupçon dont je parlais tout à l'heure. Quelques pages plus loin, Mme Rabinovitch écrit (c'est moi qui souligne) : «… se concentrait sur les différents commentaires de ses sœurs sur l'incident ; ». Je ne suis pas docteur en traductologie, mais enfin, était-ce si difficile de préférer : à propos de l'incident ? Ou : concernant l'incident ? Ou encore : relatifs à l'incident ?
Mercredi 12
Dix heures. – Je m'aperçois que je n'ai pas donné de nouvelles de Cosmos depuis un petit moment, ce qui doit engendrer de vraies frustrations chez les Arié et les Polo de tous pelages. Il va mieux, bien que toujours consigné dans la Case, essentiellement pour des raisons de commodité (un médicament à lui faire avaler chaque matin). Disons qu'il est passé de l'état de chat malade à celui de chat boiteux, ce que, à mon avis, il est destiné à demeurer. Il est question de le laisser de nouveau sortir à son gré d'ici deux jours, c'est-à-dire quand on en aura fini avec le traitement à la cortisone.
Et puisqu'on en est aux nouvelles animalières, la couvée de mésanges bleues “du petit volet” et toujours au nichoir, mais l'envol ne devrait plus se faire attendre très longtemps (avec ma chance, ces idiotes vont choisir de quitter le nid samedi en fin de matinée… quand je serai parti pour mon déjeuner desgrangien). D'autre part, cette idiote de Joséphine, hier, a recommencé à se prendre pour une poule couveuse : obligés nous fûmes de la foutre dehors du poulailler et de boucler celui-ci jusqu'à ce matin – il n'est d'ailleurs pas certain que cela suffise : on verra d'ici ce soir.
Six heures. – Terminé il y a dix minutes La Légende de Bloodsmoor. Étonnant roman que celui-là ; mais j'ai l'impression d'écrire ça à chaque fois que je finis un livre de JCO. Encore l'histoire d'une famille, comme souvent chez elle, mais traitée de manière très originale, notamment en raison de sa narratrice, qui n'est pas du tout l'auteur. L'histoire se déroule dans un milieu riche de Pennsylvanie, entre l'automne 1879 et le 31 décembre 1899. Au centre du roman, un couple et ses cinq filles (dont une, la benjamine, adoptée : c'est important), toutes “à marier” évidemment. On se croirait presque chez Jane Austen, avec un peu des épices d'Elizabeth Gaskell. Puis, assez vite, JCO va nous saupoudrer tout cela d'une pincée de Lovecraft. Le mélange peut sembler bizarre, à première vue, il fonctionne pourtant parfaitement. Mais je reviens à la narratrice, qui est une sorte de vieille fille bigote, pucelle jusqu'au bout de l'ombrelle, étroitement attachée aux valeurs traditionnelles, se scandalisant facilement des “libertés” que s'octroient les jeunes filles de cette fin de siècle. Le tour de force réalisé par JCO est de nous faire parvenir des informations “scabreuses” (naissance adultérine de tel enfant, lesbianisme et même transgenrisme de tel personnage, etc.) par le récit de sa narratrice, mais sans que celle-ci comprenne ni même ait conscience des réalités qu'elle nous dévoile, simplement parce qu'elles lui sont, à la lettre, incompréhensibles, inimaginables. Et tout cela sans jamais se permettre la moindre caricature facile de la narratrice en question – dont, par ailleurs, le lecteur ignore absolument tout. On ajoutera à cela la richesse d'imagination, l'invention perpétuelle des scènes inattendues, la profusion des détails, la multiplication des personnages qui sont la marque de tous les romans de JCO (je veux dire : des quelques romans d'elle que j'ai lus…). On pourrait dire que Joyce Carol Oates est implacablement romancière. Bref, ce n'est pas encore demain qu'elle va se débarrasser de moi. M'attendent pour demain matin : Les Mystères de Winterthurn.
Jeudi 13
Neuf heures. – Voilà des jours et des jours que la température matinale se situe autour de cinq degrés frileusement celsius et ne s'élève pas à plus de quatorze ou quinze dans la journée ; et on ne nous annonce aucun changement pour au moins les huit jours qui viennent. Évidemment, il serait tentant d'ironiser à propos de ce satané réchauffement climatique, même pas foutu de faire correctement son boulot : c'est une tentation trop facile pour que nous y succombions. Car enfin, il ne peut pas être partout, ce malheureux réchauffement. Songeons qu'il est déjà fort occupé à dessécher l'Afrique subsaharienne, à faire fondre la glace des pôles, à déclencher des raz-de-marée en Asie du Sud-Est, à juguler l'impétuosité du Gulf Stream, à rayer de la carte des centaines d'atolls du Pacifique Sud, plus deux ou trois autres tâches urgentes qui ne me viennent pas à l'esprit pour le quart d'heure, on ne pourra guère, sans une mauvaise foi insigne, lui reprocher de ne pas être tout à fait au taquet pour ce qui concerne nos canicules à nous autres. Il est bien normal, et facilement compréhensible, que, comme chacun de nous, le réchauffement ait ses priorités, son cahier des charges. À titre d'encouragement, de solidarité climatique, je pense que je vais aller un peu faire tourner le diesel, moi…
Onze heures. – En guise de lecture “complémentaire” – on ne peut pas passer toute sa journée avec Joyce Carol Oates, aussi captivante soit-elle –, j'ai ressorti le Journal 1939 – 1945 de Maurice Garçon, publié conjointement par Fayard et Les Belles Lettres. En guise de hors-d'œuvre, je viens d'en relire l'introduction. Je ne sais pas qui sont Pascal Fouché et Pascale Froment, mais grâce leur soit rendue : ils ont donné un texte concis (pas plus de huit pages, certes “grand format”), mais tout de même empli d'informations intéressantes, parfaitement clair, et même élégant, aux antipodes du prétentieux et bourratif rata universitaire que l'on nous sers trop souvent. Le livre date de 2015. Et, comme six ans ont passé depuis, je crains bien que ni Fayard ni Les Belles Lettres n'envisage de publier le reste de ce journal tout à fait remarquable, que l'avocat a tenu de 1912 à sa mort survenue à la toute fin de 1967. C'est bien regrettable.
Cinq heures. – Les Mystères de Winterthurn est un roman composé de trois énigmes fantastico-policières, se déroulant chacune douze années après la précédente. Le personnage servant de fil conducteur à l'ensemble est Xavier Kilgarvan, membre de la “branche pauvre” de cette famille importante dans sa région. Au début, il a 16 ans et joue les apprentis détectives, car telle est la vocation qu'il pense avoir. Il m'a aussitôt fait penser, bien que très différent de lui, à Jules Meyer, le petit détective alsacien, héros des romans de mon ami André (que l'on pourra trouver ici). Il faudrait que je pense à aiguiller André vers JCO, en tout cas au moins vers ce roman-ci.
Vendredi 14
Neuf heures et demie. – Revu hier soir le Monsieur Klein de Losey, film produit et superbement interprété par Delon : grand film, effrayant et énigmatique, où l'effrayant jaillit directement de l'énigmatique, bien plus que des circonstances dramatiques extérieures et historiques (statut des Juifs, rafle du Vel' d'Hiv'…). Quant à cet énigmatique lui-même, il vient, m'a-t-il semblé, de ce qu'à aucun moment le spectateur ne parvient à en savoir davantage sur ce qui se passe que Robert Klein lui-même. On erre avec lui dans une sorte de labyrinthe enténébré – In girum imus nocte – et on se rue à sa suite vers la seule lumière que l'on croit apercevoir au bout du tunnel. Évidemment c'est une lumière noire, puisqu'elle nous désigne le wagon à bestiaux qui va nous conduire où l'on sait, et que l'on s'empresse d'y grimper à la suite de M. Klein – qui a enfin, au sens propre et terrible de l'expression, réussi à devenir quelqu'un.
Une heure.
– L'information du jour : « Le PS et la France insoumise protestent
contre l'interdiction d'une manifestation pro-Palestine demain à Paris. »
Continuez comme ça, les gars, vous êtes sur la bonne voie. Apporter
bruyamment son soutien à cette instance de paix et d'harmonie qu'est le
Hamas, on n'a jamais rien inventé de mieux pour fédérer et souder tout
ce que la gauche et l'extrême gauche compte d'antisémites masqués. Le
masque se nomme évidemment “antisionisme” ; mais, à force, tout le monde
finit par voir au travers et, du coup, il ne masque plus grand-chose.
– De la petite dizaine de romans que j'ai jusqu'à présent lus de JCO, celui dont je parlais hier après-midi, Les Mystères de Winterthurn, m'apparaît pour l'instant (j'en suis à peine à la moitié) comme le moins convaincant. Ou, plutôt, comme l'un des deux moins convaincants, l'autre étant Eux, histoire “familiale” plutôt ennuyeuse.
–
À partir des 17 et 18 juin 1940, Maurice Garçon semble céder au
prestige du maréchal Pétain. Mais on le voit se reprendre, et assez
radicalement, dès la semaine suivante, quand sont connues les conditions
de l'armistice. Il se mue alors en un antivichyste intransigeant, sans
pour autant, au moins à ce moment-là, donner son adhésion au général de
Gaulle, qu'il perçoit comme un ferment de division entre les Français,
ce qui n'était pas, alors, une position absurde ni encore moins
condamnable. Et lui qui, jusque-là, pouvait se laisser aller à des
remarques franchement antisémites se montre dès lors choqué et indigné
par les mesures de même ordre qui sont prises par le Maréchal et sa
clique. En réalité, durant toutes ces années de guerre, Garçon va
demeurer un antisémite “à l'ancienne”, c'est-à-dire qu'il continue de
penser que les Juifs, lorsqu'en trop grand nombre, sont néfastes à la
bonne santé de la France, mais qu'on le voit profondément révolté et
indigné par le sort qu'on leur fait subir. Bernanos a dit quelque part
que Hitler avait “déshonoré l'antisémitisme”. Le lecteur d'aujourd'hui a
l'impression de voir en Maurice Garçon un antisémite demeuré honorable, ce qui, à l'époque, n'était déjà pas peu.
Samedi 15
Dix heures. – Curieuse, l'évolution des termes “collaboration” et “collaborateurs”, leur changement de tonalité au fil du temps. Aujourd'hui, on ne le sait que trop, traiter un homme de l'époque de collaborateur revient à le frapper d'ignominie pour les siècles des siècles ; dire d'un homme d'aujourd'hui qu'il a un esprit de collaborateur, pis : de collabo, c'est lui faire subir le même sort. Or, au départ, en 1940, le terme de “collaboration” a été mis à l'honneur par les partisans de l'Allemagne nazie pour se définir et se promouvoir eux-mêmes. C'était ce que je serais tenté d'appeler un “mot-vaseline”, destiné à rendre si faire se peut moins douloureuse la réalité que l'on prétendait imposer aux Français avec leur assentiment et, si possible, leur enthousiasme. La couche de sucre enrobant la pastille de cyanure. C'était en somme l'équivalent de ce que sont aujourd'hui nos “vivre ensemble”, nos “quartiers populaires”, nos “jeunes”, etc. On n'est pas obligé d'être dupe, on ne l'était pas toujours à l'époque. Comme le prouve Maurice Garçon qui, dès septembre de cette année 40, note dans son journal que cela revient à évoquer la collaboration entre le cochon et le charcutier. Comparaison qui ne vaut plus de nos jours puisque bientôt, sans doute, ce pauvre cochon sera banni de tous nos étals pour cause d'impureté constitutive. En revanche, on peut toujours espérer que, dans un demi-siècle d'ici, les mots comme “vivre ensemble” susciteront le même dégoût que celui de “collaboration” aujourd'hui. Mais il y faut beaucoup d'optimisme.
– Aujourd'hui, journée Desgranges, la première depuis quatre mois de claquemuration (il faut bien varier son vocabulaire…).
Dimanche 16
Trois heures. – La journée d'hier, chez les Desgranges, s'est fort bien déroulée (c'est le contraire qui eût été surprenant). Parce que Michel est plongé depuis quelque temps dans leur correspondance croisée (quinze volumes tout de même…), il a beaucoup été question de Mme de Graffigny et de son ami Panpan, entre pâtés, jambon et tartelettes diverses. Ce matin, j'avais pris un kilo par rapport à hier : merci, Michel, merci Agnès ! Les deux trajets furent ponctués par le piano : celui de Pollini à l'aller, dans Schubert, et celui de Richter au retour, dans Bach. L'ensemble fut conclu, une fois revenu ici, par un assez généreux apéritif, et c'était les premières gouttes d'alcool que je buvais depuis quatre mois et demi, c'est-à-dire depuis ma dernière visite chez les Desgranges.
Lundi 17
Dix heures. – Hier soir, seul devant la télévision, Catherine ayant déclaré forfait, j'ai revu Le Septième Sceau de Bergman. On ne rigole pas tous les jours, chez ces Scandinaves. Mais Bibi Andersson – dont je découvre qu'elle est morte en 2019 – était bien jolie, à vingt ans…
Mardi 18
Neuf heures. – Ces deux ou trois jours derniers, nous avons eu à subir, plusieurs fois par jour, des pluies soudaines, très denses mais brèves. Je les ai baptisées “giboulées de mars vendanges tardives”.
– Malgré une légère boiterie, Cosmos a repris une existence à peu près normale. Normale pour un chat, évidemment.
– Dans le roman de Joyce Carol Oates que j'ai reçu et commencé hier, le fort mal nommé Hudson River (voir mon micro-billet sur le blog-mère), le personnage central passe de vie à trépas dès le premier paragraphe du prologue. Et c'est son absence qui va déclencher, provoquer toute la suite (pour autant que je puisse en juger après avoir lu une soixantaine de pages sur cinq cents…)
Pour rester avec Mrs Oates, j'ai commandé trois autres livres d'elle hier : deux romans et le récit plus personnel qu'elle a publié après la mort en 2008 de Raymond Smith, son mari depuis plus de quarante-cinq ans, et qui s'intitule J'ai réussi à rester en vie (A Widow Story, en v.o.). Non seulement à rester en vie, mais même à se remarier, ce qu'elle a fait dès l'année suivant son veuvage, à l'âge déjà respectable de 70 ans. Son second mari a tenu dix ans, avant de replier son parapluie en 2018. Aux dernières nouvelles que j'ai eues d'elle, la double veuve octogénaire n'envisagerait pas de troisièmes noces.
Deux heures. – Je viens de passer une petite demi-heure à lire les derniers touits de Guillaume Cingal. J'en reste assez abasourdi : il est désormais presque impossible de le différencier d'un Gauche de Combat, tant son gauchisme est devenu à la fois obsessionnel et de plus en plus puéril. Il est vrai que la puérilité, lorsqu'on n'a finalement jamais quitté l'école, doit être un risque non négligeable. Mais tout de même : je ne le pensais pas susceptible de descendre aussi bas, de s'enfoncer si profondément dans toutes les sottises asilaires de l'époque. Et, d'après ce que j'ai pu voir, il n'en rate absolument aucune. Ça ne m'empêcherait évidemment pas, le cas échéant, d'échanger avec lui des vues sur tel ou tel livre. Mais, en réalité, le cas n'échoira probablement plus, car il est désormais d'un sectarisme rigoureusement exclusif, contrairement à son écriture qui se veut inclusive, qui lui interdira d'adresser le moindre mot à une crapule fascisante aussi méphitique que moi. Sauf pour lui enjoindre d'aller se faire voir chez Goebbels. Quand je pense que je l'ai connu lisant le journal de Renaud Camus, j'en éprouve un certain vertige, assaisonné d'un peu d'ébahissement et adouci d'une pointe d'amusement.
Mercredi 19
Deux heures. – Je tombe, dans le journal de Maurice Garçon, sur deux appréciations très négatives à propos de Louis XI. Cela m'a aussitôt donné envie de reprendre la biographie de ce grand roi par Paul Murray Kendall, livre que je possède depuis un nombre assez coquet de décennies. Et puisque l'envie est là, je vais évidemment le faire.
Voilà qui ne m'empêchera pas de continuer à m'enfoncer dans l'Hudson River de JCO, roman très étonnant. Mais j'ai l'impression que la plupart de ses romans le sont, étonnants – tout comme elle-même d'ailleurs.
Jeudi 20
Deux heures.
– Le mystère des mésanges est enfin levé ! Enfin, quand je dis le
mystère… M'était venue, il y a quelques jours, la question suivante :
les nichées de mésanges (mais ça vaut aussi pour les autres oiseaux,
moins prolifiques) comportant généralement dix à douze œufs, comment
pouvait-il se faire que tous les petits quittassent le nid en même temps
alors que, à l'évidence, la mère n'avait pas pu pondre tous ses œufs le
même jour ? À la faveur d'un long moment d'insomnie, Catherine a trouvé
cette nuit la réponse, non par divination mais grâce à l'aide de la
toujours vaillante Dame Ternette. La mère pond en effet un œuf par jour,
généralement le matin. Le secret est qu'elle ne commence à couver
qu'une fois le dernier pondu. Durant le temps où elle ne couve pas, ses
futurs oisillons attendent sagement dans leur coquille, tels des œufs de
supermarchés dans leurs boites de six ou de douze. Et le processus de
transformation ne s'enclenche que lorsque la chaleur maternelle se met à
agir. C'est tout simple, si simple que j'aurais bien dû y penser tout
seul. Reste une question subsidiaire : comment Dame Médange sait-elle
que, ce matin, elle a pondu son dernier œuf ?
– Reçu tout à l'heure Maudits,
roman “gothico-baroque” de JCO. Il a été publié en 2013, ce qui veut
dire qu'à 75 ans la dame continuait imperturbablement à produire des
épopées de 900 pages comme d'autres pondent un sonnet. Ou une mésange
son œuf quotidien.
Vendredi 21
Cinq heures. – Croisé dans le journal de Maurice Garçon un député dont le nom était : Guy La Chambre. Ça m'a fait repenser à mon professeur d'histoire de sixième, à Saint-Cyr, qui s'appelait M. Michelet.
– Reçu deux nouveaux romans de JCO. Celui que j'ai commencé s'intitule Confession d'un gang de filles. Ça va saigner, je le sens, connaissant la dame.
Samedi 22
Six heures. – Mon grand ami Guy Birenbaum fait sa coquette. Sur son blog, il pond un court billet pour annoncer à tous vents qu'il vient de mettre le point final à un texte d'une centaine de pages. Puis, il feint de s'interroger : vais-je le publier ou au contraire l'enfermer à tout jamais dans un tiroir ? Évidemment, ce qu'il attend ce sont les ardentes supplications de son fan club : « Oh non, pitié, Maître, pas le tiroir, pas le tiroir ! » Il est un peu comme ces femmes qui, pour céder à l'homme, ont plus ou moins besoin de croire qu'il les y a forcées. On s'en doutait : les suppliques ainsi sollicitées ont déjà commencé à affluer en commentaire. Pour l'instant, à l'heure où etc., il y en a cinq ou six : ce n'est pas encore une déferlante mais c'est tout de même fort prometteur. On va voir combien de temps M. Guy va laisser passer avant de céder à la pression populaire.
– J'ai fini tout à l'heure Confessions d'un gang de filles. De la douzaine de romans carolo-joyciens que j'ai lus jusqu'à présent, c'est d'assez loin le moins bon. Les qualités de JCO sont discernables, bien présentes : subtilité fluide de la construction, richesse des “fonds” qu'ils soient physiques ou humains, géographiques ou sociaux, profusion judicieuse des détails. Mais ses personnages, contrairement à d'habitude, ne parviennent jamais à s'en détacher, de ces fonds, à s'en désengluer. L'ensemble donne l'impression que JCO a bien vu son sujet mais n'a fait que l'effleurer ; qu'elle n'a pas réussi à percer la toile.
– Il continue à faire un temps impraticable – impraticable pour qui prétendrait mettre le nez dehors : grand vent continuel et nombreuses giboulées de mars “vendanges tardives”. Sans parler du réchauffement climatique en panne sèche.
Dimanche 23 (Saint-Didier)
Neuf heures. – Commencé ce matin à lire Le Sourire de l'ange, roman signé Rosamond Smith. Il s'agit en fait de ma chère Joyce Carol Oates. Car la dame, non contente de publier sous son nom des romans par dizaines, trouve – ou trouvait – encore l'énergie et le temps d'écrire des thrillers sous pseudonymes divers. Pour remplir les temps morts, j'imagine. Ou pour se “changer les idées”. Un peu comme Balzac se détendait de sa Comédie humaine en écrivant les Contes drolatiques.
Lundi 24 (Pentecôte)
Deux heures. – Les voisins de derrière ont d'assez nombreuses poules et, depuis quelque temps, un coq. Celui-ci a dû remplir correctement son office car, depuis son arrivée au sérail, sont nés des poussins. Lesquels passent par les trous du grillage qui nous sépare d'eux et viennent picorer notre herbe, sous l'œil placide, pour ne pas dire indifférent, de Blanche et Joséphine. Tout ce qu'on espère est que ni le chien ni les chats ne s'aviseront de leur incursion, même si je pense que Charlus ne leur ferait pas de mal.
– Depuis trois ou quatre soirs, nous regardons une série policière déjà un peu ancienne (2007) dont je n'avais jamais entendu parler avant d'acquérir le coffret contenant les deux saisons qu'elle comporte : Life. Je l'ai achetée, cette série, pour les acteurs qui l'animent : Damian Lewis, le Brody de Homeland, Sarah Shahi, la Shaw de Person of Interest ainsi que Christina Hendricks, la rousse flamboyante, pulpeuse et drôle de Mad Men, et Robin Weigert, qui fut une irrésistible Calamity Jane dans l'excellente série Deadwood. Sans être bouleversante d'originalité ou d'audace, la série se laisse regarder.
Mardi 25
Onze heures. – J'ai été un peu sévère, hier, avec la série Life : en fait, contrairement à ce qui se passe souvent, elle s'améliore au fil des épisodes et, parvenus hier soir à la fin de la première saison, nous voici décidés à regarder également la seconde… et dernière.
– Commencé Maudits, le dernier en date des romans “gothiques” de JCO. Je ne crois pas avoir noté ma déception à la lecture de son thriller signé Rosamond Smith (Le Sourire de l'ange) : j'en resterai là avec cet avatar de la dame.
Deux heures. – Notation assez drôle de Maurice Garçon, dans son journal, à la date du 8 juin 1944. Il commence par dresser un tableau de la situation, pour le moins chaotique : nouvelles imprécises et contradictoires du débarquement anglo-américain tout récent, bombardements divers, dangereux déchaînement de la milice de Darnand, etc. Et il conclut : Je commence à en avoir assez de vivre des heures historiques. Par ailleurs, bien qu'il ne dispose d'aucune source d'information privilégiée, ses “prédictions” ne sont pas si mauvaises. Ainsi début mai, alors que beaucoup de gens s'attendent à un débarquement allié imminent, il examine comme il peut la situation et, compte tenu des divers éléments qu'il énumère, conclut que, à son avis, un tel débarquement ne pourra guère survenir avant le 10 juin, ce qui est tomber tout près de la cible. De même, le 24 juin, alors que les Américains viennent de se rendre maîtres de Cherbourg, il en tire un certain nombre de conséquences et conclut que Paris pourrait être libéré “d'ici deux mois”.
Jeudi 27
Onze heures. – Matinée fort agitée (non pas “dans l'absolu” mais seulement par rapport à mes matinées de modèle courant…). J'ai commencé, dès sept, heures, par affronter le brouillard smoguiforme qui noyait Pacy et ses environs immédiats pour aller chercher mon pain des huit prochains jours. À neuf heures, l'estomac parfaitement vide, je suis allé me faire tirer une pinte de bon sang, au laboratoire pacéen ; pour faire bonne mesure, je leur ai également laissé en dépôt un petit flacon d'urine, dont j'espère qu'elle donnera toute satisfaction. Prévoyant l'attente, j'étais évidemment venu là avec un livre (Marc Fumaroli, Partis pris, édition Bouquins). Il ne m'a été d'aucune utilité car, comme j'ai pu le constater avec un certain dépit, mais sans la moindre surprise, les muselières à élastiques n'empêchent nullement les humains de jacter entre eux, si possible pour ne rien dire, quoique à voix suffisamment haute pour empêcher toute lecture un peu sérieuse. Ressorti de là partiellement exsangue, je me suis rendu au Super U de Saint-Aquilin afin de m'y livrer à quelques emplettes, sans intérêt mais indispensables. Bref : la matinée a passé sans m'en apercevoir. Et M. Fumaroli semble bien content de s'être un peu promené.
Deux heures et demie. – Mon maître étalon de la niaiserie blogosphérique publie ce jour une photographie d'un joueur de football racisé (c'est le joueur qui est racisé, pas le football, en tout cas jusqu'à plus ample informé) qui semble bien être Basile Boli. Titre de son billet : Merci mon Basilou. Si vous le connaissez, soyez charitables de le prévenir que, le jour où il s'avise de m'appeler “mon Didounet”, il se prend illico un aller-retour de phalanges dans sa tronche de cake.
– À part ça, je viens de tondre la pelouse, pendant que Catherine est partie faire chauffer la carte dorée chez Décathlon. Je commence à le regretter, moi, le claquemurage strict. Et ça me fait penser qu'il faudrait bien que j'aille à Vernon m'acheter un jean (j'ai pu rien à m'meeeeetre !). Peut-être un noir, pour changer. (Ou doit-on parler de jean racisé, asteure ?)
– La grave question qu'on se pose chez mes analphabètes de presse (en ligne) : « Maires, médecins, enseignants, policiers : que faire face aux agressions au quotidien ? » Mais enfin, tout le monde le sait bien, ce qu'il faut faire, ce ne sont pas les mesures efficaces qui manquent : réfléchir à un nouveau “plan banlieue”, donner davantage de moyens aux associations qui encadrent les jeunes, crucifiés par le racisme ambiant, rendre gratuits les transports en commun, planter des parterres de petites fleurs gaies entre les gourbis, remplacer les commissariats, s'il en reste, par des mosquées, etc., j'en oublie sûrement. On notera par ailleurs que ce qui est vraiment inquiétant, ce sont les agressions au quotidien. Apparemment, les attaques à l'hebdomadaire et les raids au mensuel n'empêchent personne de dormir, ce qui est bien l'essentiel.
Vendredi 28
Midi. – Le recueil d'essais et de critiques de Marc Fumaroli (Partis pris, Bouquins) relève incontestablement de ce que j'appelle les “livres dangereux”, à savoir ceux qui vous donne aussitôt l'envie, les lisant, d'acheter sur l'heure une dizaine d'autres livres, ceux dont on vient de lire l'éloge. C'est ainsi que, depuis trois jours, j'en ai déjà commandé trois : la Vie de Racine de François Mauriac, Le Tombeau de Bossuet de Michel Crépu ainsi qu'une Vie du cardinal de Retz de Simone Bertière, lequel ouvrage, coiffant tout le monde au poteau, vient d'atterrir dans la boite aux lettres.
– Brève expédition à Vernon ce matin, d'abord pour m'acheter un jean neuf : je le voulais noir, je l'ai eu bleu. Ensuite, je suis allé musarder une vingtaine de minutes sur le parking de Picard Surgelés, le temps que Catherine en dévalise les rayons. Ça devrait suffire pour aujourd'hui.
– Nous ignorons où peut bien aller se fourrer Cosmos quand il n'est pas à la maison, mais il ne cesse pratiquement plus de revenir at home avec de nouvelles blessures. Les dernières sont sans gravité – un peu comme un enfant turbulent qui rentrerait de dehors avec les genoux écorchés ou une bosse au front –, néanmoins c'est un peu agaçant.
Samedi 29
Dix heures. – Les onéreux effets secondaires du livre de Fumaroli continuent de s'exercer : je viens de commander Madame du Deffand et son monde, de Benedetta Craveri, auteur dont je possède déjà L'Âge de la conversation, que je devrais bien relire un de ces jours. Quand je dis “onéreux”, j'exagère : le livre va me coûter 4,50 €, port inclus.
À propos de Marc Fumaroli, je reste un peu abasourdi de constater que même lui semble ne pas savoir manier correctement le verbe départir, qu'il conjugue fautivement comme répartir et non comme partir, ainsi qu'il se doit. Et, quelques pages plus avant, il écrit sans broncher que tels personnages sont partis “chacun de leur
côté”, bourde grammaticale qu'on ne s'étonne nullement de voir suinter
quotidiennement des claviers journalistiques, mais dont on souffre
qu'elle ait pu sortir de cette plume-là.
Pour en revenir à Mme du Deffand, Fumaroli cite (p. 291 de l'édition Bouquins) un extrait de l'une de ses lettres à Voltaire. Celui-ci, précédemment, lui a reproché de lui avoir écrit que “le plus grand des malheurs est d'être né” (c'est du Cioran avant terme…). Mme du Deffand lui répond alors ceci :
« Je suis persuadée de cette vérité, et qu'elle n'est pas particulière à Judas, à Job et à moi, mais à vous, mais à feu Mme de Pompadour, à tout ce qui a été, à tout ce qui est, et à tout ce qui sera. Vivre sans aimer la vie ne fait pas désirer sa fin, et même ne diminue guère la crainte de la perdre. Ceux de qui la vie est heureuse ont un point de vue bien triste : ils ont la certitude qu'elle finira. Tout cela sont des réflexions bien oiseuses, mais il est certain que si nous n'avions pas de plaisir il y a cent ans, nous n'avions ni peines ni chagrins. Et des vingt-quatre heures de la journée, celles où l'on dort me paraissent les plus heureuses. Vous ne savez point, et vous ne pouvez savoir par vous-même, quel est l'état de ceux qui pensent, qui réfléchissent, qui ont quelque activité, et qui sont en même temps sans talent, sans passion, sans occupation, sans dissipation : qui ont eu des amis, qui les ont perdus, sans pouvoir les remplacer ; joignez à cela quelque délicatesse dans le goût, un peu de discernement, beaucoup d'amour pour la vérité : crevez les yeux à ces gens-là, et placez-les au milieu de Paris, de Pékin, enfin où vous voudrez, et je vous soutiendrai qu'il serait heureux pour eux de n'être pas nés. »
Quand elle parle de “crever les yeux”, Mme du Deffand fait sans doute référence à l'Œdipe double de Sophocle, qu'elle et Voltaire connaissaient fort bien, ce dernier ayant même pris Œdipe pour sujet de sa première pièce de théâtre. Mais, bien entendu, elle parle aussi, et peut-être surtout, pour elle-même, aveugle qu'elle était depuis le début des années 1750.
Dimanche 30
Neuf heures. – J'ai réussi à rester en vie, livre de Joyce Carol Oates, s'intitule en anglais : A Widow Story.
Le titre original dit fort bien, et sobrement, ce qu'est l'ouvrage
(alors que celui choisi par les éditeurs français pourrait aussi bien
convenir à une femme ayant réchappé à un accident de voiture, à un
cancer du sein, à la projection d'un film français contemporain, etc.).
Elle l'a publié – mais je crois bien l'avoir déjà noté ici – trois ans
après la mort soudaine de Raymond Smith, qui fut son mari durant 47 ans.
Car Joyce Carol Oates était Joyce Smith à la ville, et elle explique
fort bien les différences qui peuvent exister entre ces deux
“personnages”. Le livre raconte ce que furent pour elle les premières
semaines qui ont suivi la mort de Ray, la manière dont elle a dû
endosser son nouveau costume, celui de veuve, les difficultés à y
entrer, les incompréhensions que cette vêture a entraînées. C'est un livre qu'on devrait offrir à toute femme venant de perdre son mari, comme une sorte de vade mecum, ou de Guide du Routard de la veuve. Mais ce serait peut-être mal pris…
Lundi 31
Dix heures. – On a commencé le mois en pleurnichant sur le temps qu'il faisait (ou en feignant de pleurnicher, car en réalité on s'en fout) : on le termine sous un ciel implacablement bleu et par des températures enfin printanières, qui permettent de passer nos après-midi avec la porte d'entrée grande ouverte – et, donc, d'entendre beaucoup mieux les tondeuses et taille-haie de nos différents voisins.
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