DU CÔTÉ DE CHEZ JOYCE
Jeudi 1er
Onze heures. – Apparemment, si j'en crois ce que me dit Catherine, on inaugure ce nouveau mois par un second claquemurage généralisé. Ce qui ne changera sans doute rien pour nous qui l'étions déjà, claquemurés, et volontairement. De toute façon, je m'en contrefous de plus en plus. Seule question ayant réussi à me faire soulever une paupière : est-ce que la toiletteuse de Charlus aura le droit de maintenir ouverte son échoppe, et donc d'honorer le rendez-vous que nous avons avec elle la semaine prochaine ?
Sur ce, je retourne à Graham Greene : La Puissance et la Gloire, c'est-à-dire tout ce qui nous fait désormais défaut, et probablement sans retour à espérer… ou à craindre.
– Je reviens à Tom Sharpe et à son roman La Grande Poursuite. J'ai écrit le mois dernier – c'est-à-dire hier… – que je trouvais son humour languissant. Le terme n'est pas juste. Attendu serait sans doute meilleur. La technique de Sharpe consiste à créer pour ses personnages des situations cocasses – ce pour quoi il a un réel don, convenons-en – et à les empiler suivant un rythme de plus en plus rapide. Et c'est cet empilement même qui leur fait assez vite perdre leur pouvoir comique : à chaque nouvelle péripétie, le lecteur sait qu'une autre l'attend déjà à la page suivante, puis à celle qui suit, etc. Résultat, au bout d'une trentaine de pages l'effet de surprise commence déjà à s'émousser, et l'ennui, ou du moins l'indifférence, arrive peu après. Voilà.
Midi. – Retour de promenade charlusienne. Il fait un temps à mettre tous les claquemurés dehors. Pas de bol : même le so-called dérèglement climatique joue contre nous. Comme le soleil et le petit Chinois semblent mesurer leurs forces respectives, on pourrait dire que nous vivons un temps primaviral.
Trois heures. – Je viens d'aller chercher au garage Ford le livre que Jean-Pierre Ohl a consacré à la famille Brontë. En revenant ici avec lui, je me suis soudain senti un peu ridicule de vouloir m'intéresser à des gens dont je n'ai pas été fichu de lire les œuvres… D'un autre côté, on peut très bien lire une biographie de de Gaulle sans jamais avoir ouvert les Mémoires de guerre. On doit pouvoir trouver quantité d'autres exemples du même tonneau.
Vendredi 2
Dix heures. – J'inaugure, ce jour, un nouveau protocole nutritionnel (grâce à mes cours intensifs, je parle désormais le sabir post-moderne presque couramment, comme on peut voir). Il consiste simplement à supprimer le petit-déjeuner. Ce qui revient à adopter ce que les charlatans sus-évoqués nomment le “jeûne 16/8”, lequel consiste à se nourrir normalement durant huit heures, puis à ne plus rien avaler fors l'eau et le café sans sucre durant les seize heures suivantes, nuit comprise. Dans la mesure où nous dînons habituellement à huit heures et déjeunons entre midi et une heure, il se déroule donc bien seize à dix-sept heures entre ces deux repas successifs. Pourquoi faire cela ? Pour plusieurs raisons.
D'abord parce que, comme je le disais le mois dernier, la décrépitude de mon âge fait que, désormais, la digestion me plonge immanquablement et invinciblement dans le sommeil, ou au moins dans une épaisse somnolence. Le phénomène ne me gêne pas trop l'après-midi – la sieste d'après-déjeuner est en quelque sorte un “classique” –, mais je le suis beaucoup plus, gêné, et même agacé, quand je me vois m'endormir vers neuf ou dix heures du matin, alors que j'ai quitté mon lit moins de trois heures plus tôt. Donc : pas de petit-déjeuner = pas de digestion = esprit à peu près clair.
D'autre part, j'ai pu constater l'autre jour un phénomène que je connaissais déjà mais que j'avais plus ou moins oublié. Mon arrachage de dent, il y a dix jours, a eu lieu à une heure de l'après-midi, c'est-à-dire avant le déjeuner. Or, du fait de l'anesthésie, plus moyen de manger quoi que ce soit avant au moins six ou sept heures du soir, sous peine, dans le cas contraire, de se massacrer la langue ou l'intérieur de la joue sans même m'en apercevoir. Et j'ai pu noter alors que la faim, bien réelle jusqu'à deux ou trois heures, refluait ensuite, pour faire place à autre chose, un “autre chose” qu'il est difficile de définir, n'étant ni la faim ni bien entendu la satiété, mais qui, tout compte fait, n'était nullement désagréable – et, en tout cas, pas du tout léthargique. Il s'est produit la même chose ce matin : j'ai ressenti la faim en gros entre sept heures et demie et huit heures et demie, puis la sensation s'est estompée. En ce moment même, je sens bien que mon estomac est vide, mais je n'éprouve pas l'envie d'aller combler ce vide. Et l'évocation d'une nourriture quelconque ne me fait nullement saliver telle une hyène enragée.
Enfin, hésitant à me lancer dans cette innovation, je me suis souvenu hier soir que, durant l'essentiel de ma vie d'adulte, tout comme Monsieur Jourdain avec sa prose, j'avais sans y penser pratiqué ce fameux jeûne 16/8, dans la mesure où je partais pour Levallois et France Dimanche sans avoir avalé quoi que soit, hors café, et que, souvent, je n'allais pas déjeuner avant deux heures de l'après-midi, les restaurants alentour étant un peu trop encombrés avant ce moment. Par conséquent, mon “innovation” n'est guère qu'un retour au statu quo ante. Reste à savoir combien de temps je vais m'y tenir…
Quant aux supposés bienfaits du dit régime, que l'on trouve sur n'importe quel site de charlatanerie pseudo-médicale, je m'en contrefous absolument et ai déjà oublié ce qu'ils pouvaient bien être.
Midi. –Je viens de recevoir La Recluse de Wildfell Hall, le roman de la troisième sœur Brontë. J'espère sincèrement avoir plus de bonheur avec elle qu'avec ses deux aînées… Le pire est que, lisant la biographie “familiale” que Jean-Pierre Ohl a consacrée aux Brontë, je commence à me sentir plus ou moins coupable du dédain dont j'ai récemment fait preuve envers Charlotte et Emily : on n'est pas plus bête. D'ici à ce que, après le livre d'Anne, je replonge dans ceux de ses sœurs, il n'y a pas des kilomètres…
– Phénomène étrange : j'ai assez nettement moins faim que les jours avec petit-déjeuner à la même heure.
Quatre heures. – La capitalissime question du jour : « Les télétravailleurs ont-ils droit aux tickets restaurants ? » Personnellement, j'en poserais bien une autre, qui me semble plus urgente : quand va-t-on enfin mettre en circulation des télétickets pour les télétravailleurs ? Question subsidiaire : ces télétickets seront-ils acceptés dans tous les télérestaurants ?
Six heures. – Fini de lire le livre “brontesque” de M. Ohl : mon sentiment de culpabilité envers Charlotte et Emily s'accroît d'heure en heure…
– Dans sa bavure du jour, le guignolesque Gauche de Combat écrit ceci : « si vous voulez des nazis, vous n’avez qu’à les héberger chez vous. Moi, j’en veux pas chez moi. » Si vous reprenez sa phrase en remplaçant simplement “nazis” par “Africains” ou par “migrants” ou, à la vérité, par n'importe quoi d'autre, ce brave décervelé vous traitera aussitôt de… nazi. D'un autre côté, il ne prend pas grand risque en adoptant cette bouffonne posture martiale, puisque ces nazis qu'il voit partout ne sont en réalité nulle part. C'est un peu comme si j'affirmais haut et fort que je refuse catégoriquement de voir pénétrer chez moi les femmes à deux têtes ou les voitures roulant à l'eau de mer.
Samedi 3
Dix heures. – J'en appelais, il y a quelques jours, au retour rapide du “printemps normand”, c'est-à-dire froid et venteux (pluie en option) : j'ai été entendu en haut lieu, il est bel et bien là. Il y aurait comme une “pause” dans le réchauffement climatique que je ne serais pas plus surpris que ça.
Dimanche 4 (Pâques)
Six heures et demie. – En guise de lecture “sérieuse” (id est non romanesque), j'ai ressorti le volume “Bouquins” contenant les œuvres de Joseph de Maistre ; ou plus exactement des œuvres de Joseph de Maistre. Les deux plats de résistance figurant au menu sont les Considérations sur la France ainsi, bien entendu, que les Soirées de Saint-Pétersbourg. Mais, pour l'instant, en guise de hors-d'œuvre si l'on veut, je me contente de grignoter les Six Paradoxes, lesquels prouvent que, contrairement à l'image qu'on a souvent de lui, M. de Maistre était capable d'humour et même de fantaisie.
Mardi 6
Deux heures. – Eh bien, il faut se rendre à l'évidence : après un peu moins de deux cents pages, il m'a fallu constater que la petite Brontë m'ennuyait autant que ses deux aînées, même si dans un genre différent. Je quitte donc la famille, sans doute définitivement mais non sans regret, pourtant. L'impression d'être passé à côté de quelque chose qui méritait qu'on s'y arrêtât ; ou, pour le dire autrement, que l'échec de nos relations quadripartites m'est presque entièrement imputable.
– Suite à mon billet d'hier, dans lequel je me montrais assez lourdement ironique à l'endroit de M. Pierre Glaudes, Michel Desgranges me signale ce matin que ce même Glaudes a publié, voilà trois ou quatre ans, un livre aux Belles Lettres qui a été, selon l'expression consacrée, “encensé par la presse”. Il me paraît difficile de croire que l'auteur des pitoyables fadaises freudoïdes dont je parlais hier ait pu, en même temps ou presque, produire un livre intelligent et normalement écrit. Ou alors ils sont deux à loger sous le même crâne, tel Jekyll et Hyde.
– Il tombe depuis une heures d'infinitésimaux flocons de neige. (En écrivant “flocons de neige”, j'ai d'abord eu l'impression de produire un splendide pléonasme ; je me suis rasséréné en me disant que, après tout, il pourrait aussi tomber des flocons d'avoine, même si c'est nettement plus rare.)
Une demi-heure plus tard, rectification : il neige dru et à gros flocons (de neige)…
– Demain, à l'heure où blanchit la campagne, ou peu s'en faut, Charlus ira se faire raser la couenne à Pacy. Par chance pour nous, au sein de l'aréopage de guignols qui font mine de nous gouverner, il s'en est trouvé un pour estimer que les salons de toilettage pour chiens devaient être considérés comme des commerces “de première nécessité”.
J'ai écrit : “… toilettage pour chiens”, mais au fond qu'en sais-je ? Il y a peut-être des maîtres de chats qui emmènent là leurs félidés. Et qui me dit que les amoureux des hamsters ne vont pas, de temps en temps, en ces lieux faire donner un coup de peigne à leur mascotte ? Ou que les fanas du bocal n'y conduisent pas leurs poissons rouges afin qu'on leur y lustre les écailles ? Il se passe, dans le monde, tellement de choses que nous ne soupçonnons pas…
– Ressorti de son rayon le volumineux Middlemarch de George Eliot.
Mercredi 7
Neuf heures. – Deux informations qui viennent de me mettre en joie, l'une par sa totale vacuité, l'autre par sa bêtise incantatoire. La première : « Brune Poirson (LREM) abandonne son mandat de député et la politique. » Je propose trois jours de deuil national assortis de grandes déplorations publiques, afin de marquer à jamais le jour noir de cette irréparable perte. La seconde information : « Le député Matthieu Orphelin propose d'instaurer une journée en hommage aux victimes de la Covid-19 tous les 17 mars. » Et personne ne lui a éclaté de rire au nez, à ce vertueux inconnu ? Évidemment non : on ne plaisante pas avec le petit Chinois ! Peut-être pourrait-on instaurer une sorte de “tir groupé” et décréter que le 17 mars servira également à commémorer la terrible désertion de Mme Poirson ?
– Charlus est chez sa coiffeuse canine. On devrait le récupérer vers midi, transformé en rat. Pas de chance : il va se retrouver à poil – ou plutôt : sans – au moment où il fait le plus froid, le réchauffement climatique étant manifestement occupé ailleurs depuis quelques jours.
– Très content d'avoir rouvert George Eliot (si je puis dire…), qui me console de la triple déconvenue essuyée auprès des sœurs Brontë.
Dix heures et demie. – Je découvre que la dame Poirson évoquée plus haut a été “secrétaire d'État à la Transition écologique”. Et si elle a voulu abandonner la politique c'est, affirme-t-elle, pour se consacrer davantage à… la transition écologique. On sent déjà la brillante carrière qui va se terminer en queue de Poirson.
Vendredi 9
Dix heures. – J'ai repris hier le Journal
de Léon Bloy, publié en “Bouquins”. En réalité, je voulais surtout
feuilleter l'introduction due, comme celle de de Maistre, à mon cher
Pierre Glaudes, afin de voir s'il avait fait preuve de la même épaisse
cuistrerie là qu'ici. Non, celle de Bloy est nettement plus lisible,
même si, dès la deuxième page, il convoque toute la cohorte des
pénibles, de Blanchot à Barthes en passant par deux ou trois autres que
j'ai le bonheur de ne pas connaître. Néanmoins, je trouve qu'occuper 120
pages du volumes pour y étaler son savoir, c'est un peu trop prendre
ses aises.
Ce qui, pour moi, reste toujours autant illisible,
c'est bien Bloy lui-même. Décidément, lui et moi n'avons vraiment rien à
faire ensemble – ce qui doit lui faire une belle jambe. Ayant rangé ce
volume-ci, j'ai tout de même repris celui des Essais et Pamphlets, afin d'y relire son Salut par les Juifs – enfin : d'essayer de le relire…
– Il y a quelque temps, j'ai commandé, et reçu, la première saison d'une série dont je n'avais jamais entendu parler : Brothers and Sisters. Je m'étais laissé tenté par le fait que je connaissais, et appréciais, certains des comédiens y officiant, notamment Matthew Rhys, le “héros” de The Americans. Recevant la chose il y a deux jours, je craignais que, contrairement à ce qu'assurait l'annonce du vendeur, il n'y ait pas de sous-titres français disponibles, tout étant, sur et dans le coffret, rédigé uniquement en anglais. Je viens de tester le premier disque : la question des sous-titres s'est résolue d'elle-même puisque, stupidement, j'ai acheté une série de DVD destinés à la “zone 1”, c'est-à-dire illisibles sur mon appareil. Comme le coffret m'a été vendu 0,90 €, mes regrets demeurent fort modérés.
– Nouvelles de ma sœur il y a deux jours, d'elle et de sa santé : elles sont nettement mauvaises, et elle-même semble se faire aussi peu d'illusions que possible sur son avenir, d'après l'échange de SMS entre elle et Catherine. Les recevant, ces nouvelles, je me suis aperçu aussitôt que je n'avais aucune envie de m'y attarder dans ce journal – sans doute parce que je le publie régulièrement, mais pas uniquement. Disons que, à compter de maintenant, il comportera en son centre une sorte de “trou noir”, comme une anticipation d'absence.
– Et je reçois, à l'instant même, un himmel d'Afrique du Sud. Il émane d'une certaine Vivi qui, dans les années quatre-vingt, a été un temps serveuse au Big Buddah, le restaurant où je tenais mes assises vespérales et nocturnes, rue Hérold, à côté du siège du Matin de Paris (où Vivi croit se souvenir, à tort, que je travaillais). Himmel fort bref, puisqu'elle voulait avant tout savoir si j'étais bien LE Didier Goux dont, bizarrement, elle ne semble pas avoir perdu tout souvenir. Je lui ai tout de suite répondu. Apparemment, d'après son adresse électronique, elle vit toujours dans son pays natal, à Johannesburg pour être précis. À la louche, je dirais qu'elle doit avoir quelque chose comme sept ou huit ans de moins que moi. Mais c'est vraiment à la louche.
– Mort
du prince Philippe d'Édimbourg, à 99 ans et 10 mois : encore un qui a
trouvé le moyen de rater son centenaire. Et de ne même pas devoir son
trépas au petit Chinois qui fait fureur en ce moment. Parfois, on en
arrive à se demander s'ils ne le font pas un peu exprès.
Samedi 10
Dix heures. – Non, non et trois fois non ! On ne pourra pas m'accuser d'avoir expédié Léon Bloy sans lui avoir donné une nouvelle chance, et même plusieurs : depuis hier je m'escrime à tenter de le lire, et encore toute la matinée aujourd'hui, passant d'un livre à l'autre, pour voir si, par hasard, dans celui-ci… ou dans celui-là…
Et non. Rétif en bloc j'étais, suis et probablement demeurerai. C'est une question de style, je crois. De boursouflure dans l'invective. De prolifération métastasique de l'image et de la métaphore. Un exemple ? D'accord. Dans Belluaires et Porchers, Bloy commence par cette phrase l'article qu'il consacre à Lautréamont : « Les imaginations mélancoliques ont toujours adoré les ruines. » Très bien, rien à redire. Ce n'est pas d'une grande originalité, mais c'est au moins compréhensible. Seulement, après une seconde phrase que j'omets, arrive celle-ci, directement reliée à celle que je viens de citer :
« C'est là, surtout, qu'en des songes de suie ou de lumière, leur viennent les péremptoires suggestions d'un Infini persistant, quoique mal famé, dans l'auberge de l'existence où l'on s'accoutume, de plus en plus, à bafouer les éternités. »
À ce stade, le lecteur hébertot-plessien se sent déjà une vague envie de refermer le livre… ce qu'il fera en effet vingt ou trente métaphores plus loin – c'est-à-dire trois paragraphes au maximum, tant elles tombent dru.
Cela dit, il arrive tout de même à cet intempérant de produire une image à la fois frappante et juste. Ainsi, dans le texte qu'il consacre à Alphonse Daudet (évidemment pour le massacrer…), il l'accuse “de posséder ce style visqueux et blanchâtre que les romanciers pour dames se font passer, – comme un morceau de savon dans un lavoir de pauvresses, – depuis Saintine jusqu'à Paul Bourget.” Ils sont plutôt bienvenus, ce savon, ce lavoir et ces pauvresses ! Le problème est qu'il faut tomber dessus au milieu d'un amas d'enflures métaphoriques, qui s'annulent les unes les autres par l'excès même de leur accumulation et indépendamment de ce qu'elles pourraient valoir si elles se présentaient isolées, si elles se faisaient aussi rares que les perles dont c'est la vertu première.
Donc : adieu, Bloy. Ou plutôt, comme il l'écrirait sans doute lui-même : À Dieu.
(Je dis ça, mais je vais tout de même continuer à circuler entre ses Belluaires et ses Porchers, au moins jusqu'à l'heure de mon déjeuner. En espérant que cette prose bourrative, enfournée à la louche, ne m'aura pas trop coupé l'appétit.)
– L'information du jour, que je trouve d'une cocasserie irrésistible, je ne sais trop pourquoi : « La réunion des dirigeants de gauche pour la campagne présidentielle de 2022 devrait être organisée le 17 avril prochain. » La France retient son souffle, et moi-même j'ai bien hâte d'y être.
Midi. – Je crois que je viens de comprendre à quel tour de passe-passe alchimique s'est livré le Grand Démiurge. Il a pris Léon Bloy, l'a soigneusement et longuement concassé dans son mortier. Puis, il a amalgame le produit obtenu avec beaucoup d'eau tiède et vaguement croupie, avant de redonner à son mélange une approximative forme humaine. Et c'est ainsi qu'est né Juan Asensio.
On ne me croit pas ? On pense que j'exagère ? que je fais le malin ? Eh bien, tentons-en l'expérience concrète. Partons du paragraphe suivant de Bloy :
« Tous ces journalistes ou romanciers, tous ces gens qui braillent dans les assemblées ou qui font brûler leurs cornes dans les prostibules avachis de Thalie ou de Melpomène pour empuantir la littérature ; tous les squales au dos verdâtre, accompagnateurs acharnés du petit navire comblé de charognes où l'esprit humain sans boussole navigue lamentablement vers les tourbillons ; – toute cette abondante et plantureuse racaille a dû recevoir, dans son avril, je me plais du moins à l'imaginer, quelques prénotions infantiles et rudimentaires. »
Maintenant, après une relecture aussi posée que possible, broyons ces phrases filamenteuses au mortier, ajoutons-y deux ou trois litres d'eau saumâtre et pétrissons le tout : est-ce qu'on n'obtient pas une grosse louchée de ce rata que le dit Juan Asensio déverse régulièrement dans son Stalker ? Il faudrait être d'une infinie mauvaise foi pour ne pas en convenir !
Dimanche 11
Six heures. – Relisant le livre de Taleb qui s'intitule Jouer sa peau (Skin in the Game), je tombe sur un tronçon de phrase – Belles Lettres, p. 111 – qui me fait sursauter quelque peu. Parlant du français, qu'il parle couramment, Taleb le qualifie de “langue latine, plus ou moins belle et dotée d'une orthographe logique”. Une orthographe logique, le français ? J'ai immédiatement deux douzaines d'illogismes patentés qui me viennent à l'esprit, sans même avoir à les chercher. Il est vrai que, quelques dizaines de pages devant, Taleb avait allègrement attribué à Alexandre Dumas une armée de 45 nègres ayant écrit ses romans à sa place, ce qui est retentissante sottise.
– Catherine ayant brusquement eu envie de nous mitonner un osso bucco, et ne sachant plus où elle en avait consigné la recette, elle est partie fureter sur les blogs et sites de cuisine que propose Dame Ternette. Beaucoup d'entre eux suggèrent de servir le plat avec des pâtes. C'est évidemment un contresens total : l'osso bucco est un plat italien et, en Italie, les pâtes se dégustent avant le plat de viande et non avec. Cela dit, la plupart des restaurants prétendument italiens de France proposent toujours en effet une garniture de pâtes avec leurs escalopes milanaises et autres saltimboccas. Mais ce n'est pas une raison !
Lundi 12
Dix heures. – Grâce à mes analphabètes de référence, j'apprends que le petit Chinois et le télétravail pourraient “avoir des conséquences sur le long terme”. Du coup, évidemment, je suis saisi d'inquiétudes pour cet infortuné long terme. Que va-t-il lui arriver ? Quelles sont ces conséquences qu'il va devoir subir ? Va-t-il se voir réduit à un moyen terme ? Voire – humiliation suprême – à un court terme ? Ou bien s'il va cesser tout bonnement d'être le terme de quoi que ce soit ? C'est terriblement angoissant. J'essaie bien de me tranquilliser en me disant que mes chers Atlantistes du septième jour ont sans doute voulu parler de conséquences “à” long terme, mais je sens bien que ça ne marche pas tout à fait…
Trois heures. – Réponse de Vivi, en direct de Johannesburg. Elle m'apprend qu'elle a deux fils, de 27 et 22 ans. 22 ans, c'est à peu près l'âge qu'elle devait avoir quand elle me servait mes (nombreux) pastis, rue Hérold. Elle semble diriger une école d'apprentissage de l'anglais pour “expats” et envisage d'aller en installer une seconde dans sa ville natale du Cap. Pour ceux qui voudraient savoir à quoi elle ressemble, c'est la “blonde au chat” que l'on peut découvrir sur son site professionnel.
– La traductrice de Nassim Taleb – Mme Christine Rimoldy – m'énerve, avec ses “au final” en rafale, ses “éponymes” toujours employés à contresens et ses enfants “malnutris” !
Mardi 13
Dix heures. – De Muray, dans son journal (1989) : « Depuis quarante ans, je vois venir les derniers jours d'août comme j'ai vu venir la fin des corvées les plus atroces, ou comme un détenu doit voir venir la fin de son incarcération, ou comme un soldat sa libération. »
Pas mieux ! Jusqu'aux “quarante ans” qui me correspondent exactement.
Deux heures. – Ce matin, Catherine : « Ce serait bien qu'on fasse un peu de ménage… mais aujourd'hui je n'ai vraiment pas le courage ! »
Une heure plus tard, alors qu'elle se trouve occupée à dessiner dans la Case, je passe l'aspirateur dans toute la maison.
Elle revient, et ne s'aperçoit de rien.
Ce qui prouve que “faire le ménage” était totalement superflu. Ou, au moins, aurait pu faire l'objet d'une rigoureuse procrastination.
Deux heures et demie. – Elle vient de s'en apercevoir… au moment de passer le balai !
Mercredi 14
Deux heures. – Voilà près d'une semaine qu'il gèle toutes les nuits et que la température “en journée” peine à atteindre les 10° malicieusement celsius. Heureusement encore que le réchauffement climatique est là. Sans lui et sa puissante action, les cités balnéaires seraient obligées, l'été venu, d'embaucher des équipes de chômeurs longue durée pour, chaque matin, débarrasser leurs plages du givre nocturne.
– Dans les années 1990 – 1991, celles couvertes par le troisième tome de son journal, à chaque fois que Muray publie un livre, il le tient pour un chef-d'œuvre et le dit. Du coup, comme les journaux, magazines et revues ne s'empressent pas de lui consacrer des dossiers spéciaux, ni les lecteurs de déferler sur les librairies, il s'estime chaque fois victime d'une “conspiration”, notamment de la part de ses deux bêtes noires (modèles obstacles dirait sans doute René Girard), Philippe Sollers et Bernard-Henri Lévy. Qu'il accuse, assez puérilement je crois, de l'étouffer par peur qu'il ne leur fasse trop d'ombre, voire les déboulonne de leurs socles respectifs par la seule puissance de son génie. Il y a là quelque chose d'un peu triste.
Six heures. – Un certain Gabriel Attal – j'ignore absolument de qui il peut bien s'agir, un mickey de gouvernement sans doute – vient d'annoncer qu'un “hommage” sera rendu aux victimes du petit Chinois. Bouffonnerie pure, évidemment. Mais, bouffonnerie pour bouffonnerie, autant la pousser à fond. J'incite donc les familles de morts du cancer, de la grippe, de la sclérose en plaque, des glissades sur verglas, etc., je les incite ardemment à se liguer en autant d'associations et à porter plainte massivement pour discrimination, pour cancerophobie, grippophobie, sclérophobie, glissadophobie, and so on. Sans parler de ceux qui ont attrapé le Chinois et en ont guéri : on ne voit pas pourquoi ils n'auraient pas droit, eux aussi, à un hommage. Donc, allez hop ! une autre association et une plainte collective pour guérisophobie.
Jeudi 15
Midi. – Fait ce matin, “en ligne”, ma déclaration pour les impôts de l'année dernière. À la fin des opérations, le petit homme qui est tapi dans l'ordinateur m'annonce qu'il me doit 2100 € et qu'il va me les rembourser cet été. C'est bien aimable à lui, je trouve.
– Le journal de Muray pour l'année 1986 est une sorte de longue litanie de “il faut que” et de “je dois”, concernant son roman en cours d'écriture (Postérité, qui paraître au début de 1988). Il emplit ainsi des pages et des pages pour dire tout ce qu'il faut mettre dans le roman, comment il va s'y prendre pour l'y mettre, ce qu'il doit éviter d'y mettre, ce qu'il lui faut enlever, etc. Tout cela finit par prendre une tonalité un peu lugubre pour le lecteur de ce même journal, dans la mesure où il sait, lui, ce qui va finalement sortir de ces interminables auto-admonestations : une sorte d'énorme gâteau d'anniversaire américain, pâteux à l'intérieur et noyé sous la crème. Pénible à manger, impossible à digérer.
Vendredi 16
Neuf heures. – Mon mini-cycle “romancières anglaises du XIXe” s'est terminé par l'abandon, après 600 pages tout de même, du Middlemarch de Mrs Eliot. Pour le clore en quelque sorte officiellement, il m'a semblé bien de faire appel à un écrivain femelle du début du XXe, et c'est pourquoi j'ai réveillé Virginia Woolf (avec beaucoup de précautions : on sait qu'elle a le psychisme fragile). Son Journal en lecture matinale et Mrs Dalloway pour l'après-midi. Je sens qu'on ne va pas rigoler tous les jours…
– Pendant ce temps, et depuis des semaines maintenant, chez les In-nocents on ne s'occupe plus que d'une chose : le pavé de petit Chinois et sa farandole de vaccins de saison. Avec, comme il se doit, Francis Marche dans le rôle de Monsieur Je-sais-tout-et-je-t'explique. Et le Grand Remplacement alors ? C'est moi qu'il faut que j'm'en occupe, du Grand Remplacement ? Pas sérieux, tout ça…
Six heures. – Chère Mrs Woolf, je vais sans doute vous paraître mal élevé, brutal même, mais il faut que je vous le dise : vous m'em-mer-dez ! Enfin, pour être plus exact, votre Mrs Dalloway m'emmerde : j'ai cru périr d'ennui aux alentours de la cinquantième page, c'est vous dire. (En revanche, votre journal : très bien.) C'est un phénomène assez curieux parce que, tout de même, je les ai lus, vos romans, il y a quinze ou vingt ans ; j'en ai lu plusieurs, et d'un bout à l'autre encore. Alors ? Étais-je alors plus ouvert ? Ou plus endurant ? Plus réceptif à votre talent ou mieux cuirassé contre l'ennui ? Je crois qu'on n'en saura jamais rien. Et qu'en plus on s'en fout un peu.
Samedi 17
Onze heures. – Après avoir quitté mes vieilles Anglaises, souhaitant me retremper dans une atmosphère plus virile, j'ai sollicité Graham Greene. Un Américain bien tranquille m'a expédié aussi sec dans l'Indochine du début des années cinquante, et notamment à Saïgon. Si bien que, sans s'annoncer, l'image de mon père a surgi, lui qui se trouvait là-bas au même moment. Et, depuis hier, je suis titillé désagréablement par le regret de ne jamais lui avoir donné ce roman à lire, qui aurait ravivé des souvenirs qui ne l'ont jamais quitté de tout le restant de sa vie. D'un autre côté, je me dis que jouer ainsi avec l'espèce de nostalgie qui était la sienne n'aurait pas forcément été une bonne idée. Mais c'est une consolation qui ne fonctionne qu'à moitié.
Dimanche 18
Onze heures. – Une publicité prise au vol sur Toitube, pour je ne sais quelle marque de pâtée pour nourrissons. Elle se termine par l'exaltant programme suivant : « Ensemble, recultivons le futur de nos bébés. » Rien à ajouter. Si ce n'est que, après tout, parler de nourriture pour enfants en bas âge au moyen de bouillie verbale n'est pas tout à fait dénué de cohérence.
Lundi 19
Midi. – L'information du jour : « Vaccination : vers un accès prioritaire pour les éboueurs, les conducteurs de bus et les assistantes maternelles. » Et les ratons laveurs, alors ? Ils sentent le gaz, les ratons laveurs ?
Et une seconde en prime : « Le covid-19 génère un boom de la chirurgie esthétique. »
Allez, tiens, une troisième : « Les Maldives vont offrir des vaccins aux vacanciers pour relancer
le tourisme. » Le même projet serait à l'étude dans les bordels de
Pattaya. Ainsi, bien entendu, que dans les divers parcs Disney de la
planète.
Est-ce que je suis le seul à qui ce genre d'annonces
donne l'impression de vivre désormais dans un gigantesque asile
psychiatrique à ciel ouvert (enfin : ouvert à certaines heures…) ?
– Puisque nous sommes dans des histoires de Chinois et de vaccin, Catherine a reçu sa première injection tout à l'heure, à Saint-André. Elle en est très contente. Quant à moi, qui n'ai reçu aucun vaccin d'aucune sorte, eh bien je suis très content aussi.
– Le Journal intégral de Virginia Woolf. Il s'agit de l'édition proposée par Stock, laquelle reprend l'édition anglais y compris les notes de bas de page. Et, miracle, joie et bénédiction, celles-ci sont courtes, précises, strictement informatives et toujours judicieuses. Comme si les universitaires anglais n'avaient pas eu la possibilité d'exercer sur la littérature les ravages que les nôtres commettent en toute impunité depuis au moins un demi-siècle.
(Vérification faite, l'édition
anglaise en question a été faite par Quentin Bell, le neveu de
l'écrivain, fils de sa sœur Vanessa. Et, donc, pas du tout par un fruit
sec cambridgien ou oxfordoïde.)
Mardi 20
Deux heures. – Je lis depuis hier les deux romans de Percival Everett, écrivain noir américain dont le nom ne me disait rien du tout, pas plus que les dits romans qui, ni l'un ni l'autre, ne m'ont laissé le moindre souvenir (j'en ai même fait un billet ce matin sur le blog-mère). Le premier, Effacement, a des qualités, mais il est gâché par les affèteries post-modernes auxquelles l'auteur, professeur de littérature dans une université californienne, se croient obligé de se soumettre. Le second, Blessés, est totalement débarrassé des gamineries en question, il est du coup nettement meilleur. Mais enfin, pas de quoi crier au génie (cryogénie ?) non plus.
Après ça, je crois que je vais retenter ma chance auprès de Thomas Wolfe, dont j'avais le roman Aux sources du fleuve après cent ou cent cinquante pages. (On prendra garde de ne point confondre ce Wolfe-là avec cet autre Wolfe…)
Six heures et demie. – Je parle d'alzheimer par manière de plaisanterie, mais visiblement j'ai tort de plaisanter. Un mien lecteur me signale que j'ai déjà, en 2009, écrit au moins trois billets de blog consacrés à Percival Everett ! Je viens d'aller les relire; : dans l'un d'eux, j'explique que c'est France-Hélène qui me les a apportés en cadeau lorsqu'elle est venue nous visiter à Plieux, au mois d'août de cette même année 2009, lorsque nous faisions châtelains intérimaires au châtiau. Amusant aussi, le fait que, dans ces billets, je fasse plusieurs remarques qui me sont spontanément revenues à l'esprit à la relecture des romans. Mais, si France-Hélène m'avait offert trois livres, il n'en subsiste plus ici que deux : Désert américain a disparu. Il va de soi que je ne prendrai même pas la peine de me demander comment ni pourquoi, au point où j'en suis.
– Je ne sais plus si j'ai noté ici que, depuis une ou deux semaines, je ne parviens plus à “importer” aucune photographie chez Blogger quand je veux illustrer l'un ou l'autre de mes billets. Comme je pleurnichais une fois de plus d'impuissance, Nicolas m'a, entre autres, suggéré d'essayer de changer de “navigateur”. Je suis donc passé de Firefox à Safari : ç'a fort bien fonctionné. C'est tout de même bien, d'avoir un gros geek frisé dans ses relations.
Jeudi 22
Neuf heures. – Après une courte visite à Nathanaël West (L'Incendie de Los Angeles), je suis remonté un peu plus au nord des États-Unis pour rejoindre Joyce Carol Oates (Nous étions les Mulvaney). Du coup, je suis en train de me dire que lire les romans d'un écrivain, tout en continuant de lire le journal d'une autre, Virginia Woolf en l'occurrence n'avait pas grand sens, et d'autant moins que je possède également le journal de Mrs Oates. Je vais donc, au moins provisoirement, remiser celui-là au profit de celui-ci.
À noter que l'un des personnages du roman de West sus-évoqué se nomme Homer Simpson.
Également oublié de relever que, exactement comme lors de ma première tentative, il y a un an ou deux, j'ai abandonné Thomas Wolfe au seuil de la deuxième partie de son épais roman, soit après cent cinquante pages environ.
Vendredi 23
Neuf heures et demie. – L'information qui fait sourire, moi en tout cas, trouvée à l'instant sur le site de Causeur : « En France, la voix de l'Azerbaïdjan n'est pas entendue. » Ben merde alors…
– Jeune, Joyce Carol Oates semblait être, de traits, une sorte de mix étrange de Virginia Woolf et de Joan Baez. Mélange plutôt réussi d'ailleurs, non dépourvu de charme, loin de là. Mais elle a viré très vite – je parle toujours de son visage – à la “féministe foldingue”, ce que pourtant elle n'est pas du tout, ou ne semble pas être pour le peu que je connais d'elle.
Dix heures et demie. – En fait, il suffit de lire Nous étions les Mulvaney pour se rendre compte que Mrs Oates n'a en effet rien d'une “féministe foldingue”. Ou plutôt, si éventuellement elle l'est dans sa “vie réelle”, féministe, ce serait un peu à la manière dont Balzac prétendait défendre “le trône et l'autel”, alors que toute son œuvre montre inlassablement l'irrémédiabilité de leur écroulement conjoint. De même Joyce Carol Oates lorsqu'elle fait vivre Corinne, la mère de cette famille Mulvaney. C'est une femme constamment agitée mais qui, en réalité, ne fait à peu près rien, créant autour d'elle un climat artificiel de joie et de vitalité, dont le flot de paroles n'est là que pour maintenir le silence, pour verrouiller les non-dits, et qui, sous les apparences qu'elle se donne, d'une mère dévouée, d'une épouse aimante, d'une “bonne fée du logis”, etc., est en fait d'un égoïsme assez monstrueux. Par moment, elle me fait penser à la redoutable Virginie B. de Nicolas, en nettement moins bête tout de même. Bref, pas vraiment le genre de femme que l'on s'attendrait à trouver épinglée par une féministe militante.
Samedi 24
Midi. – Une information ébouriffante (une infofolle…) ? D'accord, voici : « Jean Castex aurait envisagé de proposer à Sheila de se faire vacciner pour redorer l'image du vaccin AstraZeneca. » Je suppose que tout commentaire serait superflu, car forcément redondant.
– Deux questions posées par Oates dans son journal (28 mars 1976) : « “Lisons”-nous jamais deux fois le même livre ? “Lisons”-nous le même livre que celui que lisent les autres ? » Je répondrais volontiers “non” aux deux. À la seconde, assez intuitivement, sans trop de possibilités de l'étayer sérieusement. Pour la première, j'en fais l'expérience très concrète depuis que je me suis mis à relire de manière presque systématique, c'est-à-dire, en gros, depuis quatre ans que je suis à la retraite (j'ai toujours une infime hésitation à écrire cette formule, “à la retraite”, quand il s'agit de me l'appliquer à moi-même…). Certains livres – toujours des romans – que j'ai énormément aimés dans le passé m'ont paru à la relecture fort décevants, voire tout à fait dénués d'intérêt, au point, parfois, de les abandonner avant même d'en être à la moitié (Cent ans de solitude est l'exemple le plus flagrant). Mais on pourrait formuler différemment la question posée par Oates : « Est-ce la même personne qui relit un même livre ? » Du reste, je m'aperçois qu'il en va à peu près de même pour les films.
– Par ailleurs, histoire de changer un peu d'écrivain, je fais entièrement mien ce “touite” de Renaud Camus : « J'aurais trouvé poli, de la part du monde, de tenir jusqu'à mon départ. »
Dimanche 25
Neuf heures et demie. – Mort d'Yves Rénier, 78 ans. J'ai toujours conservé un réel attachement à ce comédien, bien qu'ignorant à peu près tout de ce qu'a pu être sa carrière. C'est qu'il fut l'agent actif de mon tout premier contact avec Balzac : au milieu des années soixante, il incarna Lucien de Rubempré à la télévision, dans ce qu'on ne nommait pas encore une “mini-série” consacrée aux Illusions perdues. Pour une raison qui a tendance à m'échapper, mes parents m'avaient autorisé à veiller pour regarder cela avec eux, et j'avais été littéralement passionné par ce qui se déroulait là, en noir et blanc. Je me souviens avec une grande netteté de François Chaumette en M. du Châtelet, d'Anne Vernon en Mme de Bargeton, de Denis Manuel en Daniel d'Arthez. Et je crois que Lousteau était interprété par… et voilà que son nom m'échappe… celui qui fut le premier Vidocq de la télévision… Maudit alzheimer, tiens ! Je vais retrouver… Ah ! voilà : Bernard Noël !
En fait, je me rappelle pourquoi une telle entorse avait été faite au principe qui voulait que les enfants ne regardassent pas la télévision le soir : lors du premier épisode (ou des deux premiers ?), mes parents étaient absents – ce qui n'arrivait à peu près jamais – et j'étais resté sous la garde de ma grand-mère (j'ignore absolument où pouvaient bien être Philippe et Isabelle). Je suppose que c'est cette situation exceptionnelle qui avait motivé une dérogation tout aussi exceptionnelle. Du reste, il y en eut une autre, à peu près à la même époque, à l'occasion d'un Palmarès des chansons, l'émission de Guy Lux, consacré entièrement à Jacques Brel, chanteur que je me piquait d'adorer, par simple imitation de mes parents je suppose, et dont je connaissais un certain nombre de chansons par cœur. Je les chantais surtout quand nous partions en voiture et débitais mes couplets sans toujours les comprendre. Par exemple, quand j'entonnais Au suivant, mon père tentait toujours de m'arrêter lorsque j'en arrivais à ce vers : Au bordel ambulant d'une armée en campagne… Je ne comprenais pas pourquoi je devais toujours “sauter” ce passage. Je le comprenais d'autant moins que si mes parents entendaient bel et bien Au bordel ambulant, ils ne pouvaient pas se rendre compte que, moi, je chantais en toute innocence : On portait l'ambulant, ce qui d'ailleurs n'avait pas plus de signification à mes oreilles de neuf ou dix ans, mais ça ne me gênait en rien.
Et nous voilà bien loin de ce pauvre Yves Rénier, que je revois, dans la dernière image des Illusions (la troisième partie du roman avait été purement et simplement oubliée) repartir à pied vers sa province, s'éloigner lentement, de dos, sur une route déserte, dans un petit matin grisâtre, tel un étrange Charlot angoumoisin.
Six heures et demie. – N'ayant jamais lu une ligne de Lewis Carroll, je viens de commander un volume intitulé Tout Alice
: il n'est jamais trop tard pour s'instructionner et se culturer. C'est
à cause de Joyce Carol Oates, qui revient sur Alice à plusieurs
reprises dans son journal. Et c'est encore elle qui a fait naître en moi
ce début d'envie de relire l'Ulysse de Joyce. Je me suis
également empressé de commander un recueil de nouvelles de Bernard
Malamud (un écrivain juif qui avait jusque-là échappé à ma vigilance…),
parce que Joyce et son mari viennent tout juste de dîner chez eux. Je me
demande si je ne serais pas un peu trop influençable, com' gars.
(C'est amusant – et vaguement camusien –, ces correspondances : Joyce Carol qui m'envoie à Lewis Carroll et à James Joyce. En revanche, pour Malamud, rien à faire.)
Mardi 27
Dix heures. – Reçu hier vers midi, le roman de Martin Amis, Money, money (titre français ridicule, puisque l'original est : Money), a rejoint la poubelle jaune dès ce matin : il ne m'a pas fallu plus d'une vingtaine de pages pour comprendre que lui et moi n'avions rien à faire ensemble. Même pas envie d'essayer d'expliquer pourquoi. Toc, clinquant, m'as-tu-vuïsme… peu importe. Je vais revenir à Joyce Carol Oates, après un petit détour par l'Irlande avec Iris Murdoch. Si ça continue, je vais finir par ne plus lire que des romans de bonnes femmes (si elles m'entendaient…).
J'ai l'air de plaisanter, avec mes “bonnes femmes”, mais c'est une chose assez frappante : ces romancières que je lis ont au moins un point commun, c'est qu'elles n'ont pas du tout envie qu'on les voie comme des “femmes écrivains”, encore moins comme des écrivaines bien entendu, mais seulement comme des écrivains. Ce qui me paraît tout à fait normal : on écrit pour affirmer sa singularité, pour ne pas dire sa supériorité, la poser face au monde, la rendre indubitable. Ce n'est donc pas pour se laisser enfermer dans un petit troupeau artificiel avec l'étiquette dûment collée au front : littérature féminine, romanciers régionalistes, écrivains de l'absurde, poètes minimalistes, etc.
Mercredi 28
Dix heures et demie. – J'ai failli commander un livre d'Eudora Welty, romancière sudiste dont le nom me disait quelque chose mais dont aucun livre n'est présent dans cette bibliothèque. J'avais trouvé un “Mille et une pages” de Flammarion, le volume était dans le panier, mon index gauche sur la souris pour le clic fatidique et dépensier… quand je me suis avisé d'aller d'abord taper son nom dans le petit moteur de recherche attaché à mon journal, afin de voir si, par hasard, la dame ne s'y trouvait pas mentionnée. Elle l'était en effet, lapidairement : « Lu ce matin trois nouvelles d'Eudora Welty, suffisamment emmerdantes pour que nous en restions là. » J'en ai déduit que le livre s'était fait aussitôt poubelle-jaunir. C'est ainsi que l'on économise 12,38 € comme en se jouant…
En revanche, hier, plus que content du Dilemme de Jackson, le roman d'Iris Murdoch que je relisais (il ne m'avait, rengaine désormais connue, laissé que de bien ténus lambeaux de souvenirs), je me suis empressé d'en commander un autre… dont j'ai déjà parfaitement oublié le titre : ce sera la surprise quand il entrera au garage Ford.
Midi. – Et, à propos de garage Ford, je viens d'y aller récupérer le Cahier de l'Herne consacré à cette chère Joyce. Je dois être un peu masochiste, pour avoir acheté ça, sachant très bien qu'il doit contenir un certain nombre d'articles abscons et prétentieux, écrits par des universitaires prétentieux et abscons. D'un autre côté, comme Mrs Oates a passé presque toute sa vie à enseigner à l'université, elle n'aura que ce qu'elle mérite. Et puis, on n'est jamais tout à fait à l'abri d'une bonne surprise.
Trois heures. – Dans son journal, Joyce Carol Oates parle assez souvent de l'un de ses amis, Donald Barthelme. Lequel est bien sûr, suivant la pénible manie anglo-saxonne du diminutif systématique, abrégé en Don Barthelme. Et chaque fois que je vois ce nom écrit sous cette forme, j'ai l'impression de voir surgir, de manière tout à fait saugrenue, un personnage d'une farce de Molière ou d'un opéra de Rossini. Il serait sans doute assez ridicule, bourgeois sentencieux plus de première jeunesse, choisi comme futur gendre par le père de la jeune héroïne, laquelle n'aurait de cesse de le rouler dans la farine et, bien entendu, ne l'épouserait nullement. Chez Rossini, il serait baryton-basse.
Jeudi 29
Quatre heures. – Dans son journal, Joyce Carol Oates évoque à plusieurs reprises ses rencontres avec Nancy Huston et ses lectures de Nadine Gordimer, deux romancières dont je n'ai jamais lu une ligne. Je me disais qu'il serait peut-être bon d'aller y jeter un coup d'œil, lorsque j'ai eu l'idée d'aller consulter les fiches Wiki de la Canadienne puis de la Sud-Africaine, lesquelles fiches m'ont instantanément ôté toute velléité d'ouvrir leurs livres respectifs. Toujours ça d'économisé, en temps et en argent. Du coup, très content de moi-même et de la tournure des événements, je suis allé promener la tondeuse dans le jardin.
Vendredi 30
Onze heures. – Il semble fonctionner très bien, ce “jeûne 16/8” que je pratique depuis maintenant près de deux mois : parti de 91 kg, me voilà rendu à 87. Comme je suis un petit vieillard d'1,87 mètre – et non plus un fringant jeune homme d'1,89 mètre comme je le fus jadis et même naguère –, cela veut dire que je suis désormais doté d'un IMC parfaitement orthodoxe, ce dont par ailleurs je me moque éperdument (tu t'en moques, mais tu prends tout de même le soin de le consigner ici : guignol, va !). Ce qui signifie que, depuis 2017, j'ai perdu en gros une vingtaine de kilos.
– J'éprouve de plus en plus une sorte de fascination pour la personne et l'œuvre (monumentale, presque “monstrueuse”) de Joyce Carol Oates. J'ai noté les titre de six ou sept de ses romans, que je vais probablement acheter – mais pas d'un seul coup car je suis devenu un homme fort raisonnable.
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