JOURNAL D'UN DÉCONFIT NÉ
Dimanche 1er
Deux heures. – Commencé ce matin L'Éternel Mari, dont j'ai lu environ les deux tiers, à c't'heure – il est vrai que, pour une fois, Dostoïevski a fait court… L'impression amusant qu'il n'a écrit ce roman que dans le but de justifier et d'authentifier les thèses de René Girard.
– Temps toujours aussi épouvantable. Cela dit,
nous pouvons nous estimer heureux : par himmel, Michel Desgranges
m'apprend que les vents de ces derniers temps ont abattu trois de leurs
plus beaux chênes. Ils vont pouvoir dresser le bûcher d'Hercule…
Lundi 2
Midi.
– À propos de ce virus chinois qui semble passionner plus ou moins tout
le monde, je m'étonne qu'aucun de nos brillants penseurs post-modernes
n'ait encore eu l'idée de nous schtroumpfer un petit raisonnement bien
alambiqué dans le but de le relier directement au réchauffement
climatique. Mais je suppose que, quelque part, quelques cerveaux en
ébullition (encore un coup du réchauffement, cette ébullition…) y
travaillent d'arrache-neurone.
– Commencé hier L'Adolescent,
que j'ai déjà tenté de lire par deux fois, et deux fois abandonné au
bout d'une centaine de pages, si j'ai bonne mémoire. Je viens de
doubler le cap de la deux-centième et “pour l'instant, ça va”, comme dit
le type qui, etc.
Mardi 3
Une heure. –
Anniversaire de mon frère : 60 ans. Ce qui, par association “spatiale”
d'idées, me fait me demander si le virus chinois est déjà arrivé à Dubaï
ou bien non. Ah, mais, il me semble me souvenir que, aux dernières
nouvelles, ce brave corona n'aimerait pas trop les pays chauds. Je le
comprends, moi non plus. Du coup, autre idée, peut-être qu'il suffirait
d'attendre patiemment que le réchauffement climatique, l'inexorable et
terrifiant réchauffement, ne nous débarrasse de lui de façon tout à fait
mécanique. En attendant, je continue à m'en foutre comme de l'an 40.
– J'ai bouclé tout à l'heure la première partie de L'Adolescent,
et je comprends mieux mes successifs abandons précédents : après plus
de 350 pages, je ne sais toujours pas où je suis, ni encore moins où ce
damné Fédor entend me conduire. Mais j'm'accroche, j'm'accroche…
Quatre heures. – Abandon de L'Adolescent ; reprise des Démons. Depuis le temps, je devrais le savoir, que les ados ne sont jamais fréquentables bien longtemps.
–
Puisqu'on en est aux tentatives avortées : au vu du bulletin météo du
jour, je comptais fermement me livrer, cet après-midi, à ma première
tonte annuelle. La giboulée de grêle d'il y a une vingtaine de minutes
m'a fourni une excellente excuse pour n'en rien faire.
Mercredi 4
Trois heures. – Charlus est passé ce matin entre les mains de la toiletteuse de Pacy : le voilà tout dépoilé…
et sentant bon. Quant à moi, je vais bien aussi. Demain, c'est Soraya
qui passera entre les mains de la sienne, de toiletteuse, pour une
vidange et un grand ménage intérieur, celui dont elle a grand besoin et
que j'ai la flemme d'exécuter moi-même. C'est une plaisanterie qui va
encore nous coûter un demi-bras, mais tout de même moins que lorsque
nous étions chez Volvo.
– Les Démons : lecture à la fois capiteuse et gouleyante. J'espère ne pas sombrer dans le coma éthylique avant la fin de ces 1200 pages…
Jeudi 5
Onze heures. – La lecture continue des Démons
de Dostoïevski produit une forte et prenante impression de
grouillement, comme si l'on se retrouvait plongé dans un nid d'insectes,
un nœud de serpents. Comme tout est, de plus, fort embrouillé, on
pourrait, spécialement pour cette œuvre, forger une sorte de mot-valise
et parler d'engrouillamini.
– Soraya est chez
ses toiletteurs pour la journée. Je devrais la récupérer en fin
d'après-midi, resplendissante de propreté et lestée d'une huile toute
neuve. En attendant, pour passer les heures, je regarde la pluie tomber.
Comme me le disait Catherine à mon retour du garage de Pacy : « En ce
moment, je suis bien contente qu'on n'habite pas au bord de l'Eure ! »
De fait, contrairement à Oblomov, notre rivière sort de son lit avec
enthousiasme à la moindre occasion, et, depuis quelques jours, elle ne
s'en est pas privée, transformant les prés de Saint-Aquilin en
véritables étangs provisoires. Avec tout ça, pas question de tondeuse,
évidemment.
Une heure. – Je reste quand même
sidéré par la quantité de thé que peuvent ingurgiter les Russes dans une
journée ; en tout cas ceux qui vivaient au XIXe siècle et dans les romans de Dostoïevski : pour les autres, je ne peux rien dire.
Quatre heures. –
Récupéré Soraya : comme neuve (sauf que ces gougnafiers de toiletteurs
n'ont même pas pensé à me vider le cendrier). Depuis l'année dernière,
j'avais oublié à quel point, les premiers kilomètres, il est pénible de
se rhabituer à la boîte de vitesse manuelle dont sont équipés les
véhicules “de courtoisie”. Mais aussi à quel point les réflexes
reviennent vite. C'était tout de même une plaisanterie à 242 euros TTC…
Vendredi 6
Une heure.
– Anniversaire de Carlos, “jeune” retraité de la Garderie nationale :
64 ans. Comme moi dans treize jours… Je me demande comment se passe son
exil volontaire en Nouvelle-Zélande, à celui-là. La Nouvelle-Zélande,
franchement…
Trois heures. – Première tontine de
l'année. Avec tout de même un peu de mal, l'herbe étant aussi épaisse
qu'une intelligence de blogueur et, malgré le vent, plus humide que…
non, rien. Je puis retourner à mes Démons l'âme sereine – si tant est que cela soit possible quand on lit Dostoïevski.
Cinq heures. – Il est d'usage, chez les éditeurs des Démons
– et Markowicz n'y manque point – de publier en “annexe” le chapitre
qu'on appelle généralement la “Confession de Stavroguine”. Pourquoi en
annexe ? Parce que l'éditeur de Dostoïevski, invoquant la censure
certaine, les ennuis à n'en plus finir, etc., a refusé catégoriquement
de le publier, et que l'auteur a dû s'incliner. Elle raconte, cette
confession, comment Stavroguine a plus ou moins violé la fille de sa
logeuse, une gamine qui a tantôt 14 ans, tantôt 10 (distraction de
l'auteur ?). Mais enfin, disons 14. Stavroguine, dans sa confession
écrite, précise d'ailleurs qu'elle avait l'air nettement plus jeune.
Bref, il la déflore et l'abandonne sans un mot. Peu de temps après, la
gamine se pend, Stavroguine n'est nullement inquiété. Voilà les faits.
Il est piquant de penser que la même confession, insérée aujourd'hui
dans un roman, vaudrait probablement à son auteur les mêmes réactions
que celles essuyées par Dostoïevski. Voire pires.
Samedi 7
Une heure.
– Depuis une semaine ou deux, je m'étonnais de son silence, lui qui,
d'ordinaire, ramène sa non-science sur tous les sujets qui passent à sa
portée. Eh bien, ça y est : Sa Pontifiante Majesté Sarkofrance vient de
livrer sa pensée à propos du virus chinois. Sa conclusion est à la
mesure de son crétinisme, je vous la livre telle quelle : « En bloquant
la Chine, ce virus a réduit la pollution. La planète respire alors les
hommes suffoquent. Le scenario catastrophe est au contraire une
bénédiction pour la Terre. » Espérons que la Terre pensera à nous
remercier pour une telle bénédiction. Non mais quelle andouille, tout de
même ! J'ai beau m'y attendre, j'en reste toujours un peu surpris.
Dimanche 8
Midi et demie. – Terminé Les Démons
ce matin de bonne heure. Ensuite, pour ne pas quitter Dostoïevski trop
brutalement, je me suis livré à la petite expérience que je médite
depuis quelque temps (il doit en être rapidement question dans le
journal du mois dernier, je crois bien), à savoir lire quelques pages de
Crime et Châtiment, mais les lire en double, paragraphe par
paragraphe, une fois dans la traduction de la Pléiade (1950) puis dans
celle de Markowicz (1996). L'exercice devient assez vite lassant, mais
il reste tout de même intéressant, dans la mesure où il saute assez
clairement aux yeux que les traductions anciennes sont polies, rabotées,
ripolinées, jardin-à-la-françaisisées, et que celle de Markowicz, toute rugueuse, hérissée, râpeuse, presque hoquetante parfois, doit
être nettement plus fidèle à l'originale, même si on ne dispose pas du
texte russe pour s'en assurer (et, le posséderait-on, qu'en ferait-on ?)
Pourtant,
dès le deuxième paragraphe du premier chapitre, une bizarrerie m'a
sauté à la face. Phrase chez Markowicz (c'est moi qui souligne dans les
deux citations) : « Son cagibi se trouvait juste sous le toit d'un haut
immeuble de quatre étages et tenait plus d'une armoire que d'un
logement. » Et maintenant, la même dans la Pléiade : « Sa mansarde se
trouvait sous le toit d'une grande maison à cinq étages et
ressemblait plutôt à un placard qu'à une pièce. » Qu'il puisse y avoir
une ambiguïté, un flou, entre mansarde et cagibi, ou encore entre
placard et armoire, je l'admets volontiers. Mais entre quatre et cinq ?
J'ignore absolument tout du russe, mais je serais fort étonné que les
noms de chiffres ne soient pas fortement et absolument différenciés.
Alors ? Qui était saoul, le jour où il a commencé sa traduction ? Et, au
bout du compte, elle a combien d'étages, cette putain de bâtisse où
Raskolnikov loue son cagibi-mansarde ? C'est qu'ils vous gâcheraient
facilement votre journée, avec leurs conneries !
Juste après ça, j'ai lu la pièce de Griboïédov, Du malheur d'avoir de l'esprit (plus souvent intitulée : Le Malheur d'avoir trop d'esprit),
arrivée par courrier voilà trois ou quatre jours. Et, là, je m'en veux
beaucoup d'avoir opté pour la traduction de Markowicz : qu'est-ce qui
lui a pris, à l'André, de nous balancer du vers régulier (plus ou moins
régulier…) et rimé (plus ou moins rimé…) ? Cela donne un ton faux à
toute la pièce, une langue empruntée, artificielle, qui empêche – en
tout cas moi – de s'intéresser vraiment à ce qu'on lit.
Comme
il n'est pas question de quitter mes Russes sur cette mauvaise
impression, le problème est : que (re)lire maintenant ? Qui aura les
reins assez solides pour soutenir la comparaison avec Dosto ? Je ne sais
pas si les gens se rendent bien compte, mais on vit là un moment
d'incertitude terrible.
Lundi 9
Quatre heures. –
De faux policier, m'apprend Catherine à l'instant, ont infligé une
amende de 150 euros (par tête, supposé-je) à des touristes chinois qui
portaient un masque chirurgical, au nom de la loi interdisant le voile
intégral. Je dis : chapeau bas devant un tel débordement de créativité.
Même si, au bout du compte, ça fait un peu gagne-petit.
– Commencé hier à lire le Tchevengour
d'Andréï Platonov, écrivain russe de la période communiste (la plus
pure : celle de Staline). Roman étrange, étrangement lyrique, tout en
demeurant ancré dans le réel, celui du coup d'État bolchevique puis de
la guerre civile. On y sent par moment quelque chose de ce “réalisme
magique” dont les Sud-Américains revendiqueront la paternité quelques
décennies plus tard. Après ça, je vais peut-être retenter ma chance du
côté du Don paisible de Cholokhov, roman commencé et abandonné voilà déjà quelques années. Ou bien avec La Garde blanche de Boulgakov, qui avait subi le même sort, mais il y a moins longtemps je crois.
–
Dans la blogoliste de Fredi Maque figure le blog d'un certain Bruno
Dewaele, qui se proclame “champion du monde d'orthographe”. Outre le
léger ridicule qu'il y a à se parer d'un titre aussi dérisoire, je
m'interroge : comment peut-on être champion du monde
d'orthographe ? De quelle orthographe ? De la française uniquement ? De
toutes les orthographes de Babel ? La discipline est-elle reconnue aux
Jeux olympiques ? Ce folklorique personnage a-t-il chez lui tout un mur
de coupes et de médailles ? Combien d'heures par jour s'entraîne-t-il
pour rester au niveau ? Est-il parfois défié en combat singulier, genre
Rocky face à Drago ? Que de questions qui resteront sans réponses, mon
Dieu…
Quatre heures et demie. – Ah, je suis
finalement allé proposer son nom à Dame Ternette : mais c'est que c'est
une vraie vedette, notre Bruno Dewaele ! Avec site entièrement consacré à
sa gloire. Et des articles comme s'il en pleuvait dans La Voix du Nord,
journal dont il est visiblement le grand homme. Dans sa jeunesse, il
semble avoir été un habitué – et un gagnant, évidemment – des dictées de
Bernard Pivot, dont les vieux croûtons dans mon genre se souviennent
encore vaguement. Je suis sûr que Bruno doit appeler Bernard Pivot
Bernard-tout-court, ce qui ne pouvait qu'impressionner favorablement ses
élèves du lycée d'Hazebrouck, au temps où les lycéens savaient qui
était Bernard Pivot. Enfin… Sic transit et toutes ces sortes de choses.
Mardi 10
Onze heures.
– Enfin un article sensé à propos, non pas du coronamachin lui-même,
mais de la démence coronavirale qui semble désormais affecter beaucoup
plus de monde que le petit Chinois malicieux dans ses œuvres. Je le mets
ici en lien,
pour pouvoir le retrouver plus facilement et le ressortir quand , d'ici
quelques mois, tout le monde aura oublié le micro-Chinois maléfique.
Mercredi 11 mars
Une heure.
– Pendant que le virus chinois continue de faire ses ravages, bien
davantage dans les esprits en surchauffe que dans les hôpitaux, du
reste, une bonne nouvelle est passée, me semble-t-il, presque totalement
inaperçue : dix ans après le premier heureux gagnant, un second malade
se retrouve guéri du virus du sida. Je suppose que si on en parle si
peu, et à voix si basse, c'est pour ne pas risquer de gâcher la
merveilleuse panique générale, qui semble faire revivre tous mes
ex-confrères. Qui aura la bonne idée de les foutre tous en quarantaine
dans leurs salles de rédaction respectives, ces valeureux croisés du
confinement ? Bon, d'un autre côté, une guérison tous les dix ans, il
n'y a évidemment pas de quoi hisser le grand pavois. Du reste, plus
personne ne parle du sida : complètement has been, comme virus.
Je suppose que, dans trois ou quatre ans, on ne parlera plus du tout du
petit Chinois actuel. Corona quoi ? Corona rien !
Deux heures.
– Deuxième tontine de la saison, seulement cinq jours après la
première. Non que l'herbe ait soudain fait du zèle, mais la première
était vraiment haute, pour cause de gazon trempé, et, du coup, profitant
du vent qui souffle et assèche (plus ou moins…), j'ai décidé d'en
refaire une autre, basse cette fois-ci. (C'est intéressant, hein ? On se
croirait presque sur le blog de Messire Étienne, tout soudain… Smiley, le vieux, smiley !)
– Terminé Tchevengour
juste avant le déjeuner. Roman souvent fascinant, parfois un peu
emmerdant. Je le qualifierais d'onirico-lyrique, à tout hasard, bien
qu'il soit tout de même ancré dans une réalité historique indubitable
(mais comment je cause, moi ?) et même souvent assez dur. Mais enfin, je
ne pense pas que je vais me précipiter sur les autres romans
disponibles de Platonov. Pour rester dans la même région et à la même
période, je vais m'embarquer d'ici quelques minutes sur Le Don paisible : fleuve au long court s'il en est : 1370 pages bien drues.
– Un “chapeau” d'article sur Atlantico,
le site où la langue française n'est même plus un souvenir : « Une
régime de “junk food”, de “malbouffe”, permettrait de réduire le
contrôle de l'appétit grâce à l'influence du cerveau. » L'emploi du
verbe “permettre” (acception positive) renforcé par le “grâce à” qui le
suit donne d'abord à penser qu'il doit s'agir d'une très bonne chose
pour nous. Néanmoins, l'emploi des termes junk food et malbouffe
fait naître comme un début d'ébauche de soupçon. Et, en effet, on
apprend dès le début de l'article ainsi “chapeauté” que c'est une très
mauvaise chose pour notre organisme. Il le fait exprès, le patron de
cette officine de presse, de n'employer que des analphabètes ? À moins,
évidemment, qu'il ne s'occupe de tout lui-même, titrage et chapeautage
(ces deux mamelles du journalisme). Auquel cas, ce serait lui
l'analphabète. Il ne serait d'ailleurs pas le premier à occuper de
telles fonctions.
Jeudi 12
Deux heures. –
À propos du virus malicieux, dans la série « S tous n'en mourraient
pas, beaucoup devenaient cons », le blogueur nommé René Paul Henry vient
de prendre une longueur d'avance. Quittant son domicile urbain pour sa
villégiature de campagne, grande épopée des temps modernes, il écrit
ceci : « Quand je marchais vers la gare, j'ai pensé à ceux qui se sont
mis sur
les routes en juin 1940, pleins d'incertitude et d'aigreur, fuyant
devant l'ennemi qui envahissait la France. J'avais le sentiment de vivre
la fin d'un monde, ce qui sera peut-être le cas... ». En fait,
coronamachin n'est nullement un virus : c'est un révélateur – inutile
que je précise de quoi.
– À propos du Don paisible
(dont j'ai lu environ 200 pages et qui, pour l'instant, me sied fort),
je me suis soudain avisé que son traducteur se nommait Antoine Vitez.
J'ai tout de suite pensé à un homonyme, n'imaginant pas que la crapule
communiste abreuvée aux subventions théâtrales d'État ait pu, un jour,
se livrer à un vrai travail utile, enrichissant (au sens spirituel…) et
de longue haleine. Et pourtant, si, c'est bien le même bonhomme !
Rappelons que notre Vitez n'a jugé bon de quitter le PCF qu'en 1979, au
moment de l'invasion de l'Afghanistan. On se demande bien pourquoi :
quand on a sans broncher “avalé” la Hongrie, Prague, Soljénitsyne,
Sakharov et tutti quanti, ça n'aurait pas dû être trop difficile de
siroter Kaboul en guise de digestif. Cela dit, histoire d'être mesquin
jusqu'au bout, je soulignerai le fait que, parmi les romanciers russes
du XXe siècle, notre stalinien des planches a choisi de traduire
Cholokhov – écrivain officiel du régime soviétique –, de préférence à
Vassili Grossman, Iouri Dombrovski, Varlam Chalamov, Alexandre Zinoviev,
and so on. Mais je suis mauvaise langue : c'est sûrement un hasard…
Vendredi 13
Une heure. –
D'après ce qu'a pu lire Catherine ce matin sur sa tablette magique, il
serait question de réquisitionner les médecins retraités afin qu'ils
viennent donner un coup de main dans les hôpitaux, où le personnel va
forcément être débordé sous l'afflux des coronapatients. C'est une bonne
idée, je trouve, de faire venir massivement des vieux dans les endroits
où le virus malicieux est forcément le plus concentré. Les caisses de
retraite risquent de s'en trouver grandement soulagées dans un proche
avenir : toujours voir le côté positif des choses.
Samedi 14
Onze heures.
– Anniversaire d'Élodie : 50 ans ! Lorsque nous nous sommes levés, vers
sept heures, Jean et elle n'étaient pas encore couchés et s'employaient
à “fêter ça” (à Québec, il n'était encore “que” deux heures du matin…).
–
J'ai bien cru que j'allais devoir ramener Soraya au garage : depuis
deux jours, le GPS nous refusait tout service, prétendant que nous nous
trouvions “hors zone cartographiée”, ce qui était assez vexant. Ce
matin, allant chercher du pain aux aurores, j'ai essayé de réinitialiser
le bouzin, bien entendu sans le moindre succès. J'ai ensuite tenté de
joindre le garage pour prendre un rendez-vous, lequel était d'autant
plus urgent que la garantie de Soraya expire la semaine prochaine, je ne
sais plus exactement quel jour. Mais, comme nous sommes samedi,
personne n'a répondu à mes deux ou trois tentatives d'appel. Là-dessus,
Catherine était à son tour descendue à Pacy pour s'y livrer à des
dépenses inconsidérées (trois mangues, quatre boîte de Kleenex et deux
paquets de café…). À son retour, elle put m'annoncer triomphalement que
Soraya s'était “auto-réparée” et que le GPS fonctionnait de nouveau. Je
suis allé faire un petit tour de vérification : c'était exact. Encore
une chance que je ne me sois pas précipité avant au garage, je serais
une fois de plus passé pour un parfait zozo.
– Bien
que, comme d'habitude, je ne puisse en aucune manière avoir accès au
texte original, il me semble que la traduction qu'a faite Vitez du Don paisible est au-dessus de tout éloge. Comme quoi, il peut arriver qu'un communiste serve à autre chose qu'à nuire à ses semblables.
–
Sinon, Élodie devait aller célébrer ses 50 ans à New York avec son
homme, tandis qu'Adeline s'apprêtait à partir pour Cuba avec sa vieille
amie Alisa : tout cela a été annulé pour cause de rococovirus.
Dimanche 15
Deux heures.
– C'est à peine si j'ose encore venir en ce journal ; et je le fais
avec la peur au ventre, celle de m'y voir brusquement confiné par nos
autoritaires sanitaires et de ne plus pouvoir retourner au salon.
Le
bon côté, immédiatement perceptible, du rococovirus, c'est que, par
contrecoup, l'urgence climatique semble ne l'être plus du tout, urgente.
et même à peine climatique, pour tout dire. Au bout du compte, s'il y a
un compte et s'il a un bout, le petit Chinois malicieux aura peut-être
raison de toutes nos démences passagères, ce qui serait bien aimable de
sa part. Seul pôle de résistance : le camarade Gauche de Combat qui,
imperturbablement, continue à traquer le nazi sans s'occuper d'une autre
pandémie que celle de sa chère peste brune. Il est vrai que, si ce
garçon souffre d'une grave insuffisance, elle n'est nullement
respiratoire.
Lundi 16
Onze heures. – C'est assurément un roman remarquable, ce Don paisible. Les personnages principaux, et même les secondaires, ont du relief, sont capables d'évoluer au fil du récit, sont attachants et bien différenciés malgré leur nombre et leurs noms impossibles à retenir. De plus, leurs destins individuels sont fortement et habilement intriqués dans l'histoire-avec-un-grand-h. Du reste, comme il s'agit de la lutte finalement malheureuse de ces pauvres Cosaques contre les bolchéviques, je ferais mieux de parler, en ce qui les concerne, de l'histoire avec une grande hache. Mais elle est bien là, cette histoire, qui emporte tout le monde et chacun, qui ballotte les personnages sans que, jamais, le lecteur ne les perde de vue. De plus, tout le roman (enfin, cela dit, je viens seulement d'en passer la moitié) baigne dans un climat de sensualité âpre. Sensualité entre les humains, bien sûr, empreinte d'une sorte de romantisme brutal, si je puis me permettre d'accoler ces deux termes, mais également sensualité des paysages, des saisons, des ciels, des travaux et des jours. Avec, unifiant le tout, cet immense fleuve, le Don, aussi immuable que perpétuellement changeant, telle la destinée des hommes. Il n'empêche : plus de 1300 pages, environ quatre millions de signes… ça frise l'impolitesse !
Deux heures. – En parallèle, parce qu'on ne peut quand même pas descendre et remonter le Don du matin au soir, j'ai repris depuis hier l'Histoire des codes secrets du physicien britannique (d'origine indienne) Simon Singh. C'est Bernard Touchais qui m'avait poussé à acheter ce livre, il doit y avoir une vingtaine d'années, d'une part parce que lui-même l'avait trouvé passionnant, ce qu'il est en effet, d'autre part parce qu'il pensait qu'il y avait là matière pour un scénario original de Brigade mondaine – lequel fut bel et bien écrit par moi (mais du diable si je me souviens de son titre).
–
À propos des délires qui saisissent de plus en plus de monde,
semble-t-il, à propos du virus chinois, je recommande la lecture de ce
blogueur qui signe René Paul Henry
: c'est une pure régalade. Lui, on le sent déjà bien installé dans la
fin du monde, certain que le chaos et l'apocalypse campent déjà sur son
paillasson. Ce matin, par exemple, il écrit ceci : « Quand j'avais un
rhume, j'allais dans un sauna en me disant que ça
pourrait le faire passer. Respirer de l'air très chaud pendant quelques
vingt bonnes minutes m'a, semble-t-il, souvent soulagé... Je dis ça,
je ne dis rien, mais j'ai pensé qu'en cas, j'essaierai de respirer l'air
chaud de mon sèche cheveux en espérant que ça serve à quelque chose... »
Il est déjà bien amusant que cet homosexuel avoué (et bien entendu
“fier” de l'être) nous dise aller dans les saunas pour soigner sa goutte
au nez : j'en vois déjà qui ricanent dans le fond ! En outre, l'image
de ce grand dadais en train de respirer son sèche-cheveux (mais qui
utilise encore cet engin ?) m'a mis en joie durant un bon quart d'heure.
Mardi 17
Onze heures et demie. – Ici, personne n'est encore mort, à
l'heure où je mets sous presse. Ni même malade, d'ailleurs, ou bien on
n'en sait rien. Le “confinement” ne change à peu près rien pour nous, vu
que nous ne recevons personne ni n'allons nulle part. Tout juste si,
d'ordinaire, nous sortons chacun une fois par semaine, pour le
ravitaillement essentiel. Sauf que, ce matin, j'y suis bêtement allé, au
ravitaillement, et suis revenu les mains vides, car tous les commerces
ouverts étaient pris d'assaut, y compris les deux pharmacies où je
devais faire renouveler des ordonnances. On retentera notre chance plus
tard.
Il y a une demi-heure, je suis allé par les chemins afin de déconfiner le chien (on ne dit plus "promener", c'est complètement has been),
lequel, sans souci des diverses contaminations possibles, s'est
joyeusement roulé dans une grosse merde fraîche. Du coup, shampoing et
confinage dans le jardin jusqu'à séchage complet de cet imbécile.
Une heure et demie. –
Catherine vient de rentrer du Super U de Saint-Aquilin : il n'y avait
pratiquement plus de clients… et pratiquement plus de marchandises non
plus. Par chance, les rayons les plus dévalisés n'étaient pas ceux qui
l'intéressaient le plus et, grosso modo, elle a pu rapporter tout ce
dont nous avions besoin : nous voilà parés pour une bonne huitaine.
D'ici une heure, je vais retenter une expédition à la pharmacie ; en
espérant qu'elle ne sera pas entièrement vide de remèdes. À tout hasard,
je vais partir avec un livre, si jamais je me trouve confronté à une
queue de type soviétique.
Quatre heures.
– Ma petite descente pharmaco-tabagique à Pacy s'est déroulée au mieux.
Avant de partir, discipliné comme pas deux, j'avais pris soin
d'imprimer et de remplir une “ attestation de déplacement dérogatoire”,
afin de n'être pas importuné par la maréchaussée – laquelle est restée
parfaitement invisible, comme je m'y attendais.
–
J'ai oublié de noter ici que, voilà quelques jours, j'ai découvert sur
Youtube une série de vidéos réunies sous l'intitulé “Science étonnante”.
Il s'agit d'une vulgarisation fort bien faite, par un jeune physicien
(jeune… il a tout de même passé 40 ans) nommé David Louapre. Depuis
cette découverte, je me shoote à la mécanique quantique, aux théorèmes
de Gödel et autres relativités, qu'elles soient restreinte ou générale.
Je comprends tout ce qu'on me dit… et n'en retiens à peu près rien,
ainsi qu'il était devinable.
Mercredi 18
Midi et demie.
– L'un des effets collatéraux (et hautement prévisibles) de nos
réjouissances virales actuelles, est que, dans les salons de Dame
Ternette, toutes les démences ont commencé à s'en donner à cœur joie.
Par exemple, sur le forum des In-nocents, le survolté du bocal Francis
Marche en est déjà à la grande peste noire de 1348. Et vas-y que je
t'additionne les morts prochains, que je te jongle avec les chiffres des
contaminés, etc. Tout cela bien sûr, avec l'aplomb et la certitude de
celui-qui-sait : il affirme, il assène, il tranche, il décrète à tout
va. C'est hautement réjouissant.
Quant à moi, je suis, aux aurores, allé chercher le pain pour une semaine. Et, pour l'instant, je suis toujours vivant. D'autre part, je n'ai croisé aucun ange du guet dans les rues de Pacy. Il est vrai qu'il était à peine plus de sept heures, et que j'étais rigoureusement seul dans les dites rues. En revanche, il m'a tout de même semblé plus raisonnable d'annuler la visite que je devais faire aux Desgranges la semaine prochaine. En premier lieu parce que je ne tiens pas à me faire contrôler aux carrefours par la maréchaussée, puis reconduit chez moi avec menottes aux poignets et masque au groin.
– Terminé l'Histoire des codes secrets. Repris les Mémoires d'Outre-Tombe, comme lecture de “contre-Don”, si j'ose ainsi dire.
Jeudi 19 (64 ans à sept heures ce soir)
Dix heures.
– Carlos m'a répondu : il est toujours à Auckland, leur vol du 1er
avril a été annulé (un vol-poisson, sans doute). Mais il me dit qu'ils
ont réussi à en “attraper” un dimanche prochain, et qu'il va évidemment
le prendre… s'il n'est pas annulé lui aussi d'ici trois jours.
– Chez les In-nocents, le délire continue et s'amplifie (c'est peut-être bien une mini-pandémie). L'inénarrable Marche a brusquement abandonné la peste noire médiévale pour se tourner vers nos bonnes vieilles années quarante, dont il nous affirme avec ce ton doctoral qui n'est qu'à lui qu'elles sont à nos portes, et peut-être même déjà entrées. Et c'est le même Francis qui répercute la “prévision” d'un autre frapadingue, lequel voit une Italie dépeuplée quitter l'Union européenne et… se placer volontairement sous protectorat chinois. J'ai bien hâte de découvrir ses prédictions de demain.
– Il n'a pas fallu plus d'une vingtaine de pages de ses Mémoires pour que Chateaubriand me rempoigne complètement. Au point qu'il faut que je me gendarme pour ne pas planter là mes Cosaques du Don afin de me consacrer entièrement à lui ; ce qui serait très bête car, si j'abandonne, ne serait-ce qu'une semaine, Le Don paisible, je sais bien que je ne parviendrai jamais à renouer le fil.
Midi.
– Un certain nombre de blogueur ont commencé, hier ou avant-hier, un
“journal du confinement” : on va voir combien de jours ils vont tenir,
avant de s'apercevoir qu'ils n'ont finalement rien de plus à dire que
d'habitude. Car tenir un journal ou non ne dépend en rien, ou disons en
pas grand-chose, des événements que l'on vit, mais plutôt du regard que
l'on porte sur eux. Ainsi, le journal d'Amiel est-il intéressant bien
que son auteur ait eu la vie la plus plate qu'il soit possible
d'imaginer, alors que certains journaux dits “de guerre”, ou “de
combattants” ne dégagent rien d'autre qu'un pesant ennui, alors même que
leurs auteurs sont placés au cœur d'un maelström gigantesque.
Vendredi 20
Onze heures.
– La maladie du “journal de confinement” semble, chez les blogueurs, se
propager encore plus rapidement que le Chinois baladeur chez les
vieillards essoufflés. Cela me passerait presque l'envie de publier le
mien, de journal, le premier du mois prochain. Ou alors en l'appelant Journal d'un déconfit né.
Pour ce qui est du mien, de confinement, il se poursuit gentiment, dans
l'alternative compagnie de Cholokhov (le matin) et de Chateaubriand
(l'après-midi) ; lesquels se présentent à moi tout sourire, sans masque
ni gants mais avec du style. Des anti-blogueurs, en somme.
– Hier, notre voisin qui, de par son travail (dont j'ignore à peu près tout) fait de fréquents séjours en Chine, m'a dit avoir appris par l'un de ses amis basé à Hong-Kong, que l'aéroport de cette ville serait de nouveau fermé à compter d'aujourd'hui. Or, quelques heures plus tôt, Carlos m'avait informé qu'il devait se rapatrier dimanche, par un vol comportant justement une escale à Hong-Kong. Je lui ai aussitôt expédier un himmel pour l'informer de ce que je venais d'apprendre : ce matin, aucune réponse de lui.
–
Catherine m'apprend qu'Albert de Monaco vient d'être testé positif au
petit Chinois. Ma première pensée, immédiate, instinctive et un peu
déprimante : « Ah, ça, c'est bon pour France Dimanche ! » On
croit sincèrement être affranchi d'une chose, et c'est pour s'apercevoir
que, si les chaînes ont bien été descellées du mur, on continue de les
traîner après soi.
Deux heures.
– Un effet positif de l'ermitage forcé : depuis trois jours, plus un
seul appel téléphonique publicitaire. Il est fort possible que, les
jours passant, on en découvre progressivement d'autres, des avantages.
Si bien que, quand le confinement sera enfin aboli, il se trouvera des
zozos pour réclamer à grands cris son prolongement, voire son
instauration pérenne.
– Nos sorties de la semaine prochaine (nous ne quitterons plus la maison d'ici là, sauf pour quelques déconfinages
de chien dans la campagne) sont déjà dûment programmées, à savoir deux
pour chacun de nous. Pour moi, mardi matin (boulangerie + labo
d'analyses médicales) et jeudi matin (boulangerie + toubib) ; pour
Catherine, mardi matin (labo en même temps que moi) et mardi midi (Super
U). That's all.
Samedi 21
Onze heures. –
Curieux, cette impression que j'ai, de voir beaucoup de gens (mais je
parle là des seuls blogueurs, nettement prédisposés à cela) devenir
brusquement fous. Ou, au moins, légèrement anormaux. Tout le
monde y va de sa crise d'angoisse, de ses bouffées de chaleur ou de
panique, etc., survenues simplement parce qu'ils sont sortis dix minutes
acheter un pack de bière ou deux paquets de nouilles au supermarché du
coin. Je vais finir par penser que je ne suis pas un humain à part
entière, une sorte de brute épaisse et insensible, moi qui suis sorti
trois fois depuis le début du claquemurage général… et n'ai strictement
rien ressenti de particulier.
– Cela étant, en ce qui concerne nos sorties de la semaine prochaine, que j'exposais hier, nous avons réduit la voilure ce matin : comme nos visites au laboratoire d'analyse et ma consultation chez le Dr Dubruel étaient de routine, nous les avons purement et simplement annulées. Donc, au nouveau programme de la semaine à venir, plus qu'une sortie chacun : pour moi, une mardi matin très tôt (la boulangerie ouvre à sept heures…) ; pour Catherine, une également mais mardi midi, au Super U dont ce devrait être l'heure creuse. On verra bien si on revient en larmes ou tout suffocants.
– Passé ce matin ma millième page du Don paisible. Il est peut-être paisible, ce putain de fleuve, mais qu'est-ce qu'il est long ! Je commence à avoir hâte d'arriver à la mer d'Azov, moi…
Deux heures.
– Si, il y a tout de même une chose qui pourrait à la longue me pousser
dans les bras de Dame Déprime, ce sont tous ces décervelés urbains qui,
me dit-on, se mettent chaque soir à leur fenêtre ou sur leur balcon… pour applaudir. Ou, d'une façon plus générale, dans le but de faire du bruit.
Il paraît tout de même difficile d'être plus con. Je ne leur souhaite
pas d'attraper le Chinois, mais je n'en suis pas très éloigné.
–
Tous ces diaristes d'occasion, avec leurs “journaux de confinement” ont
au moins un point commun : aucun n'a annoncé qu'il allait mettre à
profit le grand claquemurage pour lire enfin La Recherche, ou se
remettre au latin, ou tâcher de comprendre vraiment la Relativité
générale. Ce n'est pas parce qu'on est physiquement confiné qu'on va
prendre le risque de se déconfiner l'esprit, de s'aérer l'intelligence –
restons sérieux, quoi, merde ! Il est vrai que raconter minutieusement,
mètre de linéaire par mètre de linéaire, sa dernière expédition au
Carrefour Market ou au Leader Price, c'est autrement plus fun.
Dimanche 22
Onze heures. –
Le petit Chinois commence à créer de sérieuses perturbations, notamment
sous forme de distorsions temporelles. Ainsi, ce matin, dans la
blogoliste de Nicolas, on trouve le billet d'un confino-diariste
intitulé “Confinement jour 8” ; et,juste en dessous, le billet d'un
autre confino-diariste intitulé “Cinquième jour”. Soit le premier, Seb
Musset, s'est, par pur masochisme, confiné trois jours avant que cela ne
devienne impératif, soit l'autre, René Paul Henri, a vécu trois jours
de “latence mentale” avant de comprendre ce qu'on lui prescrivait de
faire. Curieux. Je constate par ailleurs que Nicolas semble en être lui
aussi au “jour 5”, alors que la charmante Élodie paraît, pour l'instant,
être restée coincée dans son “jour 4” (mais, pour être tout à fait
honnête, elle a prévenu dès le début du claquemurage qu'elle ne
tiendrait sans doute pas bien longtemps le rythme d'un billet
quotidien).
Sinon,
hormis ces journaux de claquemurage, qui m'amusent encore un peu (et
m'intéressent, même, moins pour ce qu'ils disent que pour ce qu'ils
révèlent de leurs auteurs), je ne lis pratiquement rien de ce qui
concerne le petit Chinois, lequel, à défaut de la population, a déjà
contaminé l'ensemble des sites d'informations et des forums de plus en
plus délirants. Je veux bien, n'y pouvant rien, que cette saloperie
infinitésimale infecte mon corps si la fantaisie lui en prend, mais je
refuse qu'elle commence par coloniser mon esprit.
– Par himmels, Catherine et Hélène Jégou, la sœur de Nicolas, décident chaque jour du thème du dessin qu'elles vont exécuter d'ici le soir ; dessin “spécial claquemurage”, c'est-à-dire devant être réalisé à l'intérieur de la maison. Ce thème est choisi par elles deux alternativement. Ce matin, c'était le tour de Dame Jégou, qui a opté pour “la garde-robe” ; ce qui a conduit Catherine à lui demander de préciser ce qu'elle entendait par là. En effet, si en français de France, le mot désigne l'ensemble des vêtements dont on dispose, au Québec, il est utilisé pour l'armoire ou le placard dans lesquels sont rangés ces mêmes vêtements. On s'aperçoit tout de suite que le sens québécois est nettement plus logique. Garde-robe : l'endroit où l'on garde ses robes. Je suppose que, “dans le temps”, il avait aussi cette signification cher nous, laquelle a ensuite dû muter par métonymie.
– Je suis toujours dans mon Don paisible, mais j'ai entamé le dernier galop. Ça sent l'écurie…
Midi.
– Affirmer que nous serions “en guerre” est évidemment absurde, le
parallèle ne tient pas la route une seconde. Néanmoins, il se produit au
moins une chose qui fait en effet penser à la guerre, notamment aux
deux “mondiales” du XXe siècle : la certitude qui commence à se répandre
que, dans l'après-virus, “plus rien ne pourra plus être comme avant”.
Ce qui revient plus ou moins, mais sûrement plus que moins, à prendre
ses rêves et ses désirs pour la réalité future.
Lundi 23
Neuf heures et demie.
– Dès huit heures et quart, ce matin, Catherine, Charlus et moi étions
dehors, en chemin vers la voie romaine… et dûment munis de notre ausweis
(rempli au crayon à papier, de manière à pouvoir en gommer la date
demain…). Bien nous a pris d'être si courageux, ou matinaux, car, à la
moitié de notre tour, le vent s'est levé : pas chocho, le vent. Du reste, ce matin, l'eau était partiellement gelée dans l'abreuvoir des poules. Nous venions à peine de délaisser
Charlus dans le chemin, que voyons-nous à l'autre bout d'icelui ? Une
femme promenant son chien et marchant dans notre direction. C'était
évidemment sans importance : le chemin et large et les champs
praticables. Très vite, nous la voyons s'arrêter ; elle nous a vus ;
elle semble comme tétanisée. Et, soudain, nous la voyons obliquer dans
le champ et s'éloigner rapidement, alors que nous étions encore à une
bonne centaine de mètres d'elle. Pour le coup, j'ai eu l'impression de
me retrouver dans un film de zombis, mais où c'était nous les zombis.
Nous avons fait demi-tour pour aller prendre un autre chemin, afin de
lui éviter la crise cardiaque de terreur.
– Je suis en train d'achever Le Don paisible, il doit m'en rester trente ou quarante pages. Roman remarquable, impressionnant même. J'ai failli en faire un billet de blog, puis y ai renoncé : à quoi bon recommander un roman de 1400 pages ? Qui ira s'y frotter ? Je sais bien ce qu'on m'objectera : ce temps de claquemurage est propice, justement, à ce genre de livres “fleuves”. C'est une illusion : les gens qui ne lisent pas d'habitude ne vont pas s'y mettre sous prétexte qu'ils sont consignés, car s'ils ne lisent pas d'habitude, ce n'est jamais pour les fausses bonnes raisons qu'ils donnent mais tout bêtement par manque de goût, défaut d'appétence. Ceux-là préféreront encore s'ennuyer plutôt que de se mettre à lire – les deux choses, d'ailleurs, devant être à peu près similaires dans leur esprit, même s'ils ne (se) l'avoueront jamais. Ou alors, ils vont lire les mêmes conneries qu'ils lisent durant leurs vacances d'été, du genre romans policiers ou autres de même ragoût. Bref…
Onze heures. –
C'est en période de claquemurage qu'on se rend le mieux compte du
bonheur – ou disons : du soulagement – que c'est de n'avoir pas
d'enfant. D'une part parce que cela évite de se ronger les sangs pour
eux, alors qu'on doit déjà se les ronger pour soi, et ensuite parce que,
depuis une semaine qu'ils tournent en rond dans l'appartement, ils
doivent être devenus plus prodigieusement casse-couille que je ne suis
capable de l'imaginer.
–
Je mets ici, à la suite l'un de l'autre, les deux commentaires que j'ai
laissés, le premier hier, le second ce matin, sur le blog d'Élodie
Jauneau qui, elle aussi, tient un journal de claquemurage :
Le premier : « Il faut s'ôter de l'esprit l'idée fausse (et faussement rassurante) que
l'être humain agit selon la raison. La plupart du temps, nous nous
comportons selon l'habitude, la routine, etc. Survienne un événement un
peu exceptionnel, ou dont on croyait le retour impossible, et
immédiatement ce sont les pulsions primitives qui prennent le contrôle.
Il y a la pulsion du stockage de denrées, la "pulsion d'exode" et
d'autre. Il y a même ce qu'on pourrait appeler la "pulsion festive",
celle qui, lors des grandes épidémies passées poussaient certaines gens à
se plonger dans des orgies monstres, c'est-à-dire à jeter leurs
dernières forces vitales dans un grand embrasement des sens, ce qui est
une manière, un peu désespérée certes, de dire "merde à la mort". Bref, nous vivons un moment bien intéressant, je trouve. »
Le second : « Hier, dans mes histoires de pulsions primitives, j'en ai oublié une,
essentielle. Nous l'appellerons : la “pulsion délatrice”, si vous le
voulez bien. Catherine, qui lit la presse québécoise, me disait ce matin
que, là-bas, chez nos "cousins", les gens avaient commencé à appeler la
police quand ils voyaient des groupes se balader dans leur rue. Ou
encore lorsqu'ils percevaient des éclats de voix et des rires chez leur
voisin de palier, en principe célibataire. Je ne sais ce qu'il en
est ici, de ce point de vue, mais je serais très surpris qu'on échappe à
la pulsion délatrice. Si quelqu'un a des relations chez les policiers
ou les gendarmes, ce serait intéressant de savoir… »
–
Pendant ce temps, chez les In-nocents, l'inénarrable Marche continue de
débiter ses lieux communs et ses vérités premières (le vivant, c'est
pas pareil que le non-vivant, figurez-vous, et un robot n'est pas un
homme), dans cette langue pâteuse et obscure qu'il emploie lorsqu'il
veut tenter de dissimuler sous des airs intelligents son enfonçage de
portes ouvertes. On s'amuse bien, finalement.
Une heure et demie. – Terminé Le Don paisible.
Demain, journée “de tous les dangers”. Danger minime pour moi, qui vais
aller chercher le pain de la semaine dès l'ouverture de la boulangerie,
soit à sept heures, moment où je suis à peu près assuré de ne croiser
personne. Danger un peu plus élevé pour Catherine, qui ira arpenter les
rayons du Super U vers une heure, c'est-à-dire quand les autres
claquemurés seront à table (du moins l'espère-t-on). Ensuite, plus de
sortie avant la semaine prochaine.
(Je m'aperçois que j'ai écrit une connerie, avec mes risques minimes et plus élevés : il est bien évident que si Catherine ramenait le virus à la maison, je m'empresserais de le partager avec elle, ne serait-ce que par solidarité viro-conjugale – ou conjugo-virale. Et aussi par impossibilité de faire autrement.)
Mardi 24 mars
Onze heures et demie.
– Ma sortie hebdomadaire (hors déconfinage du chien…) s'est déroulée au
mieux : à sept heures dix du matin, Pacy était désert (ou déserte ?),
la boulangerie aussi : il n'y avait que la vendeuse, derrière le grand
pan de plastique transparent tendu au-dessus de la caisse, à hauteur des
visages. Par exemple, je me demande par quelle aberration mentale
j'avais réussi à me persuader que ladite boulangerie ouvrait ses portes à
sept heures : en réalité, et c'est spécifié en toutes lettres (en tous
chiffres plus exactement), elle ouvre à six heures et quart. Je le
saurai pour la semaine prochaine, et m'y pointerai dès six heures et
demie.
Catherine, elle, doit sortir tout à l'heure, vers midi et demie, quand les claquemurés seront à table, pour descendre au Super U ; et au Carrefour Market si jamais les rayons du précédent sont par trop vides ; et à l'Intermarché si, etc.
– J'ai commencé, hier, La Garde blanche de Boulgakov, que j'avais sans succès tenté de lire il y a quelques années. Eh bien, rien à faire : j'ai abandonné après une cinquantaine de pages. C'est d'autant plus bizarre que, ce livre-là excepté, j'aime beaucoup Boulgakov, et notamment, bien sûr, Le Maître et Marguerite, vrai chef-d'œuvre. À la place, et pour rester dans la tonalité russe et anti-communiste, j'ai repris les Récits de la Kolyma de Chalamov : 1400 pages serrées, j'ai de quoi voir venir.
Deux heures et demie.
– Ayant réussi à éviter les attaques de zombis affamés, Catherine vient
de rentrer saine et sauve du Super U. Mais ça lui a pris bien du temps,
d'abord pour pouvoir y entrer, puis pour franchir l'unique caisse
ouverte. Entre les deux, elle a dû revoir rapidement son menu de la
semaine en fonction des produits disponibles dans les rayons. Mais
enfin, grosso modo, l'affaire s'est déroulée sans heurt. Nous voilà donc
reclus jusqu'à mardi prochain, hors les divers déconfinages du chien.
–
À part ça, il fait un temps magnifique ; et l'herbe, que semble
n'affecter aucun virus particulier, pousse avec une vigueur qu'on ne va
sans doute pas tarder à lui envier. Le temps, celui qui passe, ne sera
pas long avant que je doive déconfiner la tondeuse.
Mercredi 25
Dix heures et demie. –
Depuis hier, ceux qui, parmi les blogueurs, twitteriens et autres
facebookistes, se souvenaient de qui pouvait bien être Manu Dibango, se
livrent à un concert (mini-concert : il ne faut rien exagérer) des
lamentations à propos de sa mort par coronavirade. Il y a aussi la mort
d'Uderzo, mais, lui, il a succombé à une simple et banale crise
cardiaque : erreur de com' flagrante. Voici par exemple ce qu'écrit un
commentateur chez l'impayable Sarkofrance (lequel n'a pas encore osé
accuser Macron de propagation préméditée du virus, mais ça peut encore
lui venir) : « Une grande perte pour la musique ! Uderzo, aussi mais pour la BD. Quelle sale époque ! »
J'ai
rencontré Dibango une fois, il y a très longtemps, quand je faisais une
émission sur Radio 7 : il m'avait fait l'effet d'un homme extrêmement
sympathique et drôle. Est-il pour autant “une grande perte pour la
musique” J'ai comme un doute. Uderzo est peut-être bien une grande perte
pour la BD, mais alors, là, je m'en branle complètement, même si je
fus, dans mon enfance, lecteur assidu d'Astérix. Et j'aime
beaucoup la conclusion de M. Gilbert Rats (c'est le commentateur) :
quelle “sale époque” en effet, que celle où l'on voit mourir des hommes
de 86 et 92 ans. Voilà une chose qui ne s'était encore jamais produite
au cours de l'histoire, n'est-ce pas ? Salaud de Macron, tiens !
Deux heures. – Une expérience curieuse, que je viens de faire. Commencer par lire d'affilée une vingtaine de Récits de la Kolyma,
soit une centaine de pages. S'interrompre, quitter son fauteuil, venir
s'asseoir devant l'ordinateur. Là, parcourir les “journaux de
confinement” que publient une poignée de blogueurs depuis une semaine.
Ils apparaissent alors, ces blogueurs (et moi autant qu'eux évidemment)
comme une bande de “bébés gâtés” pleurnichant sur des misères
microscopiques et une situation qui aurait pris des airs d'authentique
paradis, je ne dis même pas pour les occupants du goulag, mais plus
largement pour tout “camarade” d'un pays communiste de haute époque. Je
sais bien qu'on ne peut pas se satisfaire d'un état donné sous prétexte
que, par le passé, d'autres humains en ont connu de pires. Mais tout de
même : pendant un moment, le lecteur de Chalamov ressent un certain
sentiment d'obscénité en envisageant de quoi il se plaint. (Envisager de quoi : c'est français, ça, tu crois ? Espèce de virus syntactique, va !)
–
Les avantages du petit Chinois baladeur continuent néanmoins de se
manifester : depuis une semaine, pas le moindre appel téléphonique
publicitaire en provenance de telle ou telle centrale maghrébine. Et,
chaque matin, quand nous prenons notre premier café sur la terrasse,
Catherine peut s'émerveiller du bleu parfait du ciel, lequel n'est plus
zébré par les longues traînées blanches des avions, désormais absents.
Cinq heures. – Le souvent ridicule (parce que pompeux mais se donnant des airs cool) Seb Musset,
l'homme qui a trois jours d'avance sur le confinement de tous les
autres, est en train de basculer dans le délire prospectif et, bien
entendu, vaguement apocalyptique. Et d'abord, comment peut-on s'appeler
soi-même, de son plein gré, Seb ? Qu'est-ce qui peut pousser un
homme à se parer d'un nom de cocotte-minute ? Tout de même, au milieu de
sa petite apocalypse personnelle, un signe encourageant : il a
découvert un escargot sur le mur de sa cuisine. Illico, il y a vu le
signe d'un changement positif du climat à Paris. Brave garçon…
–
Spectacle pitoyable d'un Jean-Jacques Goldmann à la voix en lambeaux,
s'engouffrant dans le “créneau viral” avec une ritournelle dont les
paroles feraient honte à un enfant de 14 ans moyennement doué, tant
elles sont “ras les pâquerettes”. Comment peut-on être à ce point dénué à
la fois de pudeur et de sens du ridicule ?
Jeudi 26
Une heure. – Julie, notre poule rousse, est plus ou moins en train d'agoniser. Enfin, pas vraiment, et c'est bien le problème, notre
problème. Si elle agonisait réellement, la décision de la zigouiller
aussi promptement et proprement que possible aurait été prise et
aussitôt suivie de son effet létal. Non, là, parfois elle semble à la
dernière extrémité, incapable de bouger ; puis, l'heure suivante, on la
voit faire quelques pas, boire, manger une graine ou deux, picorer le
sol. Donc, que faire ? Évidemment, cette andouille est incapable de nous
dire si elle a mal quelque part, à combien elle évalue ladite
souffrance sur une échelle de 1 à 10, si elle est pour ou contre
l'acharnement thérapeutique, und so weiter. Donc, pour le moment, on expecte comme des bêtes.
–
Himmel de Carlos hier, pour me dire qu'il a finalement réussi à rentrer
de Nouvelle-Zélande et qu'il est venu se claquemurer dans la maison
familial d'Ingré, cette maison où j'ai passé tant de soirées entre18 et
23 ans (approximativement), et ensuite de façon plus espacée jusqu'à la
fin des années quatre-vingt, c'est-à-dire jusqu'à la mort de son père.
La seule chose que je lui ai demandée, c'est s'il avait suffisamment de
livres pour “tenir” ; question toute rhétorique car je ne doutais
nullement de sa réponse positive.
– Sinon, j'attends
avec une certaine hâte que le camarade Seb mette en ligne sa décoction
mentale du jour. Pour avoir des nouvelles fraîches de son escargot.
Cinq heures et demie.
– Cinq heures après la publication de mon long billet consacré à
Chalamov (dont la moitié, certes, est constituée par la reprise pure et
simple d'un autre billet, vieux de dix ans), aucun commentaire.
J'ai l'impression que, désormais, tout blogueur parlant d'autre chose
que du petit Chinois, ou des petits problèmes de sa petite vie de
claquemuré, celui-là disparaît des écrans radars, comme on dit. La
littérature, qui n'y occupait déjà pas une place très enviable, sort
totalement des préoccupations humaines. D'un autre côté, le
réchauffement climatique également : ceci compense en partie cela.
Vendredi 27
Onze heures. – Pour rester dans l'ambiance kolymesque actuelle, je viens de rapporter au salon Contre tout espoir, les souvenirs de Nadejda Mandelstam. Rien à signaler de nouveau, de mon point de vue, à propos du Grand Claquemurage.
Une heure.
– Avec la psychose collective qui semble s'étendre, je m'étonne que nul
olibrius n'ait encore accusé les Juifs de propager le virus exprès en
empoisonnant les réservoirs d'eau potable. Je dis “les Juifs” par
respect des coutumes ancestrales, parce que ce sont généralement eux les
récipiendaires de ce type d'accusations. Mais on pourrait bien sûr
imaginer des variantes, chacun ayant à cœur de promouvoir son petit bouc
émissaire personnel. Pour les uns, ce serait l'extrême droite, pour les
autres les musulmans “islamistes”, pour celui-ci la CIA, pour celui-là
les “antifas”, pour cet autre le lobby LGBT, pour son voisin les cathos
de la Manif pour tous, etc. On pourrait même, ensuite, organiser des
congrès de boucs émissaires ; en vidéo-conférence évidemment.
–
On ne compte déjà plus les articles de presse, les communiqués émanant
de diverses “autorités”, qui nous annoncent solennellement que le petit
Chinois est d'autant plus dangereux que l'on est vieux, faible, déjà
malade, etc. Et on nous présente ça comme un scoop, une
découverte presque hallucinante, tant il est vrai que, en temps
ordinaire, les autres maladies contagieuses détruisent de préférence les
organismes jeunes, sains et disposant de défenses immunitaires en béton
armé.
– Le Grand Claquemurage ne rend pas forcément
fou : il peut simplement rendre idiot ; ou mettre en lumière une sottise
préexistante, on ne sait. Ainsi, à propos du confinement, un blogueur –
dont la charité me commande de préserver son anonymat – écrit ceci, qui
m'a plongé dans une sorte de jubilation courte mais intense : « Quand
au football, les stades sont vides. Le ballon doit être triste lui
aussi. » C'est sûr qu'il doit être triste, ce pauvre ballon. Et ce n'est
encore rien, par rapport à la déprime des poteaux de but et à la
mélancolie des sifflets d'arbitre. Sans même parler des pulsions
morbides chez les chaussures à crampons.
Quatre heures. – Expérience étrange. Ayant finalement décidé de relire La Faculté de l'inutile
le prodigieux roman de Iouri Dombrovski, j'ai voulu voir ce que j'avais
déjà écrit tant sur l'écrivain que sur son livre. J'ai donc utilisé
pour cela le petit moteur de recherche idoine, lequel, entre deux
billets effectivement consacrés à Dombrovski et à son œuvre, a fait
remonter des profondeurs une courte nouvelle n'ayant pas le moindre
rapport avec le sujet. Nouvelle que je suis bien obligé d'admettre
l'avoir écrite, mais dont je ne conservais rigoureusement aucun souvenir
(elle date de 2009). Et le plus étonnant, presque inquiétant, c'est
que, même après l'avoir relue, elle continue à ne rien m'évoquer du
tout. Comme si je l'avais écrite en état de somnambulisme ou quelque
chose d'approchant. Du coup, je l'ai vaguement actualisée et remise sur le blog.
Samedi 28
Dix heures et demie. –
Parmi les effets positifs du petit Chinois baladeur, il en est un que
je souhaite ardemment voir survenir : que les gens perdent
définitivement l'habitude de se serrer la main dès qu'ils se
rencontrent. Et surtout, surtout, qu'ils renoncent à tous leurs putain
de bisous !
Une heure. – Lu à l'instant un court article de Causeur,
écrit, ou plutôt dicté par un homme qui se souvient de l'épidémie de
grippe espagnole de 1918. Il s'agit de l'écrivain italien de langue
slovène Boris Pahor, aujourd'hui âgé de 107 ans, survivant, en plus de
la dite grippe, de trois ou quatre camps de concentration nazis, dont
celui du Struthof, en Alsace. C'est d'ailleurs autour de ce camp qu'est
construit un livre admirable que j'ai lu de lui et qui s'intitule en
français Pèlerin parmi les ombres, sous-titré Nécropole,
qui est le titre original (enfin : original mais traduit ; ça devient
compliqué, mon affaire…). C'est un livre que je recommande avec chaleur.
Je pense d'ailleurs que je vais le relire un de ces jours : un peu de
camp nazi me changera de mon goulag actuel.
–
J'apprends, par le site de l'In-nocence, que Renaud Camus est contaminé
par le petit Chinois. C'est un intervenant du forum qui met en ligne un
extrait de son journal, daté de jeudi (26 donc). Je vais tâcher d'avoir
des nouvelles plus fraîches, par un ami qui est abonné à son journal
quotidien.
Dimanche 29
Midi.
– Je voulais profiter du passage à l'heure d'été pour “recadrer” un peu
nos heures de repas, lesquels se prennent de plus en plus tôt. Mon idée
était de déjeuner désormais à une heure plutôt qu'à midi et à déplacer
le dîner de sept heures moins le quart à huit heures moins le quart.
Mais Catherine a déjà commencé à torpiller le truc en déclarant qu'elle
ne voulait pas dîner plus tard que sept heures et demie, afin de ne pas
se coucher trop tard. Le problème est que, si on se couche aux mêmes
heures qu'avant (autour de neuf heures et demie le plus souvent), on va
immanquablement retomber, pour les repas, dans nos anciens horaires.
Enfin… j'aurai au moins essayé…
Deux heures et demie.
– Le camarade Musset Seb passe, auprès d'un certain nombre de
blogueurs, pour un fin styliste. Voici un paragraphe extrait de ses
toutes dernières macérations corticales (c'est moi qui souligne le
meilleur) :
« Le plus étonnant dans cette crise de panique
planétaire, où drame et absurde danse le tango sur le fil de plus en
plus mince de nos certitudes, c’est le peu de cas qui est accordé aux
causes de tout cela. Pathétiques moulinades de nos « puissants » a
vouloir régler tout cela en branlant du patriotisme, de l’esprit
collectif et du soutien ému au corps médical, notions qui leur font
horreur le reste du temps. »
D'un autre côté,
nos puissants qui branlent du patriotisme, ce n'est pas dans un pot non
plus, comme aurait dit Léautaud. Sans parler de ces “moulinades”, mot
inexistant dans la langue française, que ce bon Musset a dû confondre
avec des moulinets. Quel styliste, n'est-ce pas ? Et puis, on a un début
d'explication quelques paragraphes plus bas, lorsque ce fin lettré
clame son admiration pour Annie Ernaux, dont il profite du Grand
Claquemurage pour lire pieusement l'œuvre complète. Admiration dûment
motivée, cela dit, puisqu'il est arrivé une fois à Seb de croiser son
idole littéraire dans la rue. Il y aurait même eu, croit-il pouvoir
affirmer, “regards accrochés une demie seconde” (orthographe garantie
d'origine). En revanche, toujours aucune nouvelle de l'escargot de la
cuisine : je commence à être inquiet.
– Ici, depuis le
début de la nuit dernière (évidemment, andouille : pas de la prochaine
!), grand vent de nord-est. Par conséquent : claquemurage volontaire et
pas de déconfinement du chien. Je continue à passer de Chalamov à
Dombrovski, ce qui revient en fait à me transbahuter d'une prison
communiste à un camp du même acabit. Et je pense que je vais avoir du
mal à résister à l'envie qui m'est venue avant-hier et ne cesse de
grandir depuis : celle de relire le Vie et Destin de Vassili
Grossman. Lecture par défaut, on l'aura compris, n'ayant malheureusement
aucun livre d'Annie Ernaux à me mettre sous l'œil.
Cinq heures.
– Le Grand Claquemurage commence à prendre les allures mouvantes d'un
rêve psychédélique : si Musset Seb en est déjà à son 16e jour, Nicolas,
lui, vient à peine d'aborder à son 13e, cependant qu'Élodie s'essouffle
en queue de peloton : 10e jour seulement !
– En notre
époque coronavirale, nos amis motards sont nettement avantagés, qui
peuvent aller pousser le caddie avec leur casque intégral sur la tête,
visière devant la bouche. Y a de la veine que pour la canaille…
– Je viens tout juste de terminer La Faculté de l'inutile
(Iouri Dombrovski, Fayard). Des quelques dizaines de romans que j'ai pu
lire, dont le centre de gravité est la résistance à la broyeuse
communiste, celui-ci est à coup sûr l'un des plus grands ; peut-être
même le plus grand. Et, c'est décidé, je vais relire Vie et Destin.
Lundi 30
Onze heures. –
D'après ce que je puis lire çà ou là (Saoula, petite ville côtière du
Golfe de Guinée…), il semble que le Grand Claquemurage a pour effet
secondaire de faire grimper les taux d'alcoolémie d'un certain nombre de
confinés. Ce n'est nullement le cas ici. Je puis d'ailleurs noter ma
consommation d'alcool de ces derniers temps avec une précision quasi
pharmaceutique : depuis le 29 novembre 2019, j'ai bu très exactement 45
cl de Ricard – et en deux fois, encore.
– Certains
esprits échauffés, dans la presse, nous annoncent, pour bientôt, une
“pénurie mondiale de préservatifs”. Mondiale, la pénurie, mondiale !
Mais qu'est-ce que ça peut foutre, puisque, en principe, les
célibataires frétillants de l'organe reproducteur sont censés être tous
confinés chez eux et ne pas pouvoir approcher leurs congénères humains à
moins d'un mètre ?
Mes journées, depuis hier, se passent pour moitié en Sibérie (Récits de la Kolyma de Chalamov) et pour moitié à Stalingrad (Vie et Destin de Vassili Grossman). Et, dès que le soir arrive, j'embarque Catherine et nous mettons le cap sur Gotham. Comment voudrait-on que je me sentisse confiné, avec des déplacements pareil ?
Mardi 31
Dix heures et demie.
– Tout à l'heure, nous avons tenté de planifier nos déclaquemurages à
venir. Catherine doit aller au ravitaillement demain matin, ainsi qu'à
la pharmacie pour nos deux renouvellements d'ordonnances. J'irais
chercher du pain pour une dizaine de jours samedi matin (entre six
heures et demie et sept heures du matin). Jusque-là, pas de problème.
Seulement, il faut aussi penser aux bestioles. C'est-à-dire passer à la
clinique vétérinaire pour les croquettes de Charlus (et des chats par la
même occasion), et pousser jusqu'à la jardinerie afin de récupérer un
sac de graines à poules. La jardinerie n'est ouverte que trois matinées
par semaine (j'ai déjà oublié lesquelles, mais Catherine a tout noté) :
on passe commande avant de s'y rendre et ils nous préparent tout dans un
caddie, sur le parking. Quant à la clinique, ils sont ouverts tous les
jours, seulement il est nécessaire de les appeler avant, afin qu'ils
nous fixent une heure précise de rendez-vous, exactement comme on le
fait d'ordinaire pour une consultation. Tout cela est très bien, mais je
crains que nous n'arrivions pas à grouper les deux en une seule
descente à Pacy. Bref, depuis le surgissement du petit Chinois, “la vie
est devenue plus gaie”, comme disait Staline à l'orée des années trente ;
qui, en effet, s'annonçaient radieuses pour tout le monde.
Bon, cépatoussa : rendez-vous général le premier mai prochain, pour le journal d'avril. On comptera nos morts et il y aura open bar pour les survivants.
Deux heures. – Je pensais conclure ce mois sur mon petit gag précédent, et puis non. Juste après l'avoir noté, nous avons décidé d'aller à la clinique vétérinaire dès aujourd'hui (« Ce sera toujours ça de fait… ») ; rendez-vous nous fut donné pour onze heures et demie. J'allais partir quand Catherine a brusquement décidé de m'accompagner pour se débarrasser de la corvée pharmaceutique. Pendant qu'elle se trouvait à l'officine en question, j'ai traversé la rue et suis entré dans la maison de la presse, déserte, pour y faire l'emplette d'un nouveau magazine de mots croisés “muets” (il ne s'agirait pas de manquer de l'essentiel, n'est-ce pas ? Comme le disait à peu près Barrès : en période de crise, se replier sur ses minima). Attendant Catherine, j'eus le temps d'observer que les déconfinés semblaient, dans l'ensemble, respecter les consignes de sécurité, notamment de distances “interpersonnelles”, d'attente à l'extérieur des boutiques, etc. Nous avions déjà pris le chemin du retour quand j'eus l'idée de m'engager sur le parking du Super U : si jamais personne ne faisait la queue devant la porte, cela valait la peine de s'arrêter afin d'acheter les quelques produits, tous alimentaires, qui allaient bientôt nous faire défaut. Bonne idée : il n'y avait pratiquement personne, et courses furent faites en un temps record.
Du coup, arrivant à la maison, nous étions tellement contents de nous-mêmes que nous sommes repartis illico (après nous être savonné les menottes…) déconfiner Charlus.
Deux heures. – Je pensais conclure ce mois sur mon petit gag précédent, et puis non. Juste après l'avoir noté, nous avons décidé d'aller à la clinique vétérinaire dès aujourd'hui (« Ce sera toujours ça de fait… ») ; rendez-vous nous fut donné pour onze heures et demie. J'allais partir quand Catherine a brusquement décidé de m'accompagner pour se débarrasser de la corvée pharmaceutique. Pendant qu'elle se trouvait à l'officine en question, j'ai traversé la rue et suis entré dans la maison de la presse, déserte, pour y faire l'emplette d'un nouveau magazine de mots croisés “muets” (il ne s'agirait pas de manquer de l'essentiel, n'est-ce pas ? Comme le disait à peu près Barrès : en période de crise, se replier sur ses minima). Attendant Catherine, j'eus le temps d'observer que les déconfinés semblaient, dans l'ensemble, respecter les consignes de sécurité, notamment de distances “interpersonnelles”, d'attente à l'extérieur des boutiques, etc. Nous avions déjà pris le chemin du retour quand j'eus l'idée de m'engager sur le parking du Super U : si jamais personne ne faisait la queue devant la porte, cela valait la peine de s'arrêter afin d'acheter les quelques produits, tous alimentaires, qui allaient bientôt nous faire défaut. Bonne idée : il n'y avait pratiquement personne, et courses furent faites en un temps record.
Du coup, arrivant à la maison, nous étions tellement contents de nous-mêmes que nous sommes repartis illico (après nous être savonné les menottes…) déconfiner Charlus.
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