dimanche 1 mars 2020

Février 2020










VODKA, TROÏKA ET BALALAÏKAS








Samedi 1er

Dix heures. – Terminé il y a moins d'une heure Le Partage des eaux d'Alejo Carpentier. C'est, au moins, ma troisième lecture de ce roman : l'émerveillement est intact, voire grandissant. Je vais enchaîner sur Le Siècle des lumières, qui raconte (dans mon souvenir de pré-Alzheimerien…) l'arrivée de la Révolution française et de ses “principes” dans les îles caraïbes.

Cinq heures. – On a commencé la journée sous la pluie, on la termine dans le vent et la grisaille. Entre les deux, j'ai tout de même pu faire le tour du village avec Charlus (Catherine ne s'est pas jointe à nous car elle attendait un maçon qui n'est  jamais venu).


Dimanche 2

Onze heures. Article sur le site de Causeur, consacré à une série anglaise dont j'ignore tout, mais au titre explicite :  Sex Education. Il est écrit par une femme très jeune, puisqu'elle affirme faire partie “de la génération 90 (déjà, n'est-ce pas,  se revendiquer d'une “génération”…). Après un premier paragraphe sans le moindre intérêt (il faudrait apprendre à la plupart des chroniqueurs à systématiquement supprimer leurs premiers paragraphes ; voire, chez les plus atteints de verbiose, les trois ou quatre premiers…), elle entre dans le vif de son sujet par cette phrase : « C’est l’histoire d’un adolescent de 16 ans, Otis, relativement emmanché (pour ne pas dire complètement) et qui, de fait, demeure encore étranger aux joies de la sexualité. » Je sais bien qu'il arrive souvent que les mots changent de sens, notamment en passant d'une “génération” à une autre. Mais enfin, il me semblait, à moi, qu'un garçon “relativement emmanché”, voire complètement, ne pouvait pas, par définition, être tout à fait “étranger aux joies de la sexualité”. Plus loin dans l'article, un autre personnage de la série est dit “agressif et impénétrable”. Ce qui, évidemment, fait un beau contraste avec notre emmanché précédent. La suite est moins rigolote, pas très bien écrite, assez insignifiante dans le genre “enfonçage de portes ouvertes”.


Lundi 3

Dix heures et demie. – Terminé ce matin Le Siècle des Lumières de Carpentier (pas le boxeur, le romancier cubain…) ; roman magnifique, malgré une sorte de “trou d'air”entre son deuxième tiers et son dernier quart (?). J'ai enchaîné aussitôt avec Le Recours de la méthode, ce qui m'a fait faire un double bond, spatial et temporel : le premier se passait presque entièrement dans les Caraïbes et en Guyanne française au moment de la Révolution (en gros, entre l'An II de la République et le milieu du Consulat, avec une “échappée” à l'ultime chapitre, qui voit les armées impériales entrer dans Madrid), alors que le second commence dans le Paris du début du XXe siècle, de part et d'autre de la déclaration de guerre d'août 14. J'avais oublié que, dans les premières pages (hautement savoureuses !) de ce Recours, Carpentier rendait un hommage à Proust ; hommage discret que seuls les familiers de l'œuvre repéreront : citant quelques musiciens de l'époque – Saint-Saëns, Fauré… –, il y glisse le nom de Vinteuil (l'hommage est même double, ici, puisqu'il évoque aussi Reynaldo Hahn) ; juste avant, de la même façon, parlant des peintres, il avait introduit le nom d'Elstir. En revanche, pas de Bergotte parmi les Anatole France, Paul Bourget et autres Léo Taxil. Mais, plus loin dans le texte, s'exprimant directement à la première personne, son “Premier Magistrat”, comme il aime à se nommer lui-même, nous apprend que, lors d'un précédent séjour à Paris, il a fréquenté le salon de Madame Verdurin…

Le roman comporte par ailleurs de nombreux passages d'une irrésistible cocasserie macabre.


Mardi 4

Dix heures. – Je viens de décider que, désormais, ce journal ne contiendrait plus que des informations réellement importantes, c'est-à-dire en prise directe sur l'existence en ce qu'elle a de plus immédiatement perceptible. Donc, voici : ce matin, je suis allé au pain.


Mercredi 5

Onze heures. – Le relisant depuis hier, je me demande bien pourquoi j'avais gardé de La Danse sacrale d'Alejo Carpentier le souvenir d'un roman moins plaisant que les trois relus récemment, plus rébarbatif. Il n'en est rien, bien au contraire : c'est une œuvre magistrale, qui embrasse – et embrase – l'histoire de l'Europe et de l'Amérique latine, de la Guerre civile espagnole jusqu'au coup d'État de Fidel Castro. Double tourbillon porté par des personnages subtilement dessinés. Cela dit, je n'en suis qu'aux environs de la centième page d'un roman qui en compte plus de cinq cents.

Ce qui, en revanche, n'a pas changé, c'est mon étonnement quant au titre de la traduction française : pourquoi cette Danse sacrale ? En espagnol, Carpentier a intitulé son roman La Consagración de la primavera, c'est-à-dire : Le Sacre du printemps ; titre d'autant plus justifié qu'en frontispice du premier chapitre sont reproduites les trois premières mesures de l'œuvre de Stravinski, et l'un des personnages principaux de l'histoire étant une jeune danseuse russe. Y aurait-il là une question de droits d'auteur, les législations s'y rapportant pouvant être différentes en France et dans les pays hispanophones ? N'en sais rien…

– Il est fortement question que nous allions à Chartres vendredi, Catherine voulant voir une exposition consacrée à la cathédrale, qui se tient au musée des Beaux-Arts jusqu'à la mi-février. Évidemment, nous en profiterons pour refaire un tour de la cathédrale elle-même. Ou plutôt deux : un tour de et un tour dans.

Quatre heures. – Carpentier glisse de ténues correspondances entre ses différents romans (si ténues, d'ailleurs, que beaucoup doivent complètement m'échapper). Par exemple, à la page 122 de La Danse sacrale (édition originale Gallimard), Vera, ma danseuse russe de tout à l'heure, nous apprend, en passant, que son amant français, Jean-Claude, a écrit un livre qu'elle juge excellent et qui s'intitule L'Abbé Marchena, girondin espagnol. Or, cet abbé Marchena, le lecteur l'a déjà rencontré, et même en chair et en os, puisqu'il jouait un petit rôle dans la destinée du principal protagoniste du Siècle des lumières. C'est le genre de choses qui lui donne, au lecteur, l'agréable mais fugace impression d'être plus intelligent qu'il ne l'est en réalité.


Jeudi 6

Dix heures. – Changement de programme ! Hier soir, après mûre réflexion – mais réflexion forcément transitoire, tant il est vrai que nous avons encore le temps de changer quatre ou cinq fois d'avis –, Catherine s'est rendu compte que, pour notre escapade d'octobre prochain, destinée à célébrer nos trente ans de vie commune, elle préférerait l'Auvergne au grand Sud. Soit, cela m'arrange plutôt, en ce que cela me fera “économiser” au moins six cents kilomètres au volant ; et bien que cela nous privera sans doute du plaisir de voir les Pluton. Donc, en l'état actuel des choses, notre petit circuit commémoratif devrait se décomposer comme suit : une première nuit à Saint-Flour (probablement ici), agrémentée d'un dîner mouliéresque. Le lendemain visite de Salers – si les autorités cantaliennes ont la bonté de laisser, pour s'y rendre, toutes routes ouvertes… – avec nuit sur place (sans doute ). Enfin, sautant résolument de Cantal en Puy-de-Dôme, deux journées et deux nuits dans les alentours de Clermont, c'est-à-dire ici. Durant ces cinq jours d'absence, Charlus prendra pension chez la dame-du-bout-de-la-rue, laquelle garde régulièrement des chiens chez elle : ce sera une grande première pour lui, une sorte d'émancipation. Voilà où nous en sommes ce matin.

– Demain, journée chartraine : cathédrale + musée des Beaux-Arts.


Samedi 8

Onze heures. – Très décevante, l'exposition d'hier, consacrée à l'histoire de la cathédrale de Chartres : vraiment pas grand-chose à se mettre sous l'œil, c'est tout juste si nous y sommes restés une demi-heure. En revanche, revoir la cathédrale nous procura le même bonheur que les fois précédentes. Davantage, même, car c'est, pour ainsi dire, la première fois que nous pouvions voir, voir vraiment, l'étonnant tour de chœur, dont une grande partie a déjà été “dénoircie”. Et c'est comme si les centaines de sculptures qui l'ornent venaient tout juste de sortir de la nuit dans laquelle elles s'étaient peu à peu fondues. Nous nous sommes promis d'y retourner quand les travaux seraient achevés ; ce qui, d'après ce que je viens de voir chez Dame Ternette, devrait être le cas à la fin de 2022.

Auparavant, assez curieuse expérience, dans les rues du vieux Chartres. Catherine voulait se rendre dans tel magasin, sis rue de la Tonnellerie, pour y faire l'emplette de feutres dont elle a besoin pour ses dessins et qu'elle ne parvenait pas à trouver à Évreux. Grâce à l'aide de Soraya et de son GPS, je trouve sans encombres la rue en question, située dans un quartier que je qualifierai de semi-piéton. Mais, au moment d'en ressortir, plus moyen : toutes les ruelles que nous tentions d'emprunter, encombrées en outre de travaux publics multiples, se terminaient immanquablement par une borne sortie de terre et empêchant d'aller plus loin. Même quand nous débouchâmes sur une grande place, jamais nous ne pûmes rejoindre la chaussée où les automobiles circulaient librement. Forcés de faire demi-tour pour se renfoncer dans le dédale des rues envahies de piétons insouciants… et systématiquement bornées après quelques dizaines de mètres. Un certain sentiment d'angoisse a commencé à s'installer quand nous nous sommes aperçus que nous repassions systématiquement aux mêmes endroits et que plus aucune échappatoire nouvelle ne s'offrait à nous. Alors que nous allions buter une fois de plus contre l'une de ces foutues bornes, je me rangeais tant bien que mal pour laisser passer la voiture qui me collait au train. Nous la vîmes s'avancer vers la borne. Le mini-feu rouge qui interdisait le passage passa à l'orange clignotant, la borne disparut sous l'asphalte et la voiture put continuer son chemin ! Dès qu'elle fut passée, la borne resurgit et le feu se remit au rouge. Persuadé que ça ne fonctionnerait pas pour nous, je m'avançai alors lentement vers la borne de tous les diables. Grand soulagement en voyant le feu redevenir jaune et clignotant ! Supposant que, devant notre capot, la borne avait rengracié, j'appuyai aussi délicatement que possible sur l'accélérateur… et en effet ce fut la délivrance. Mais, durant un gros quart d'heure, j'avais un peu eu l'impression de me retrouver piégé dans une nouvelle de Julio Cortázar ; ce qui n'est jamais très agréable à vivre, si ça l'est à lire.


Dimanche 9

Quatre heures. – Depuis ce matin, vent en bourrasques assez violentes : ah, on la sent bien, l'alerte orange ! Je m'en fous, je suis bien au chaud et au calme, en compagnie d'Ernesto Sábato, repris ce matin, après deux expériences malheureuses (le Paraguayen Bastos et le Finlandais Sillanpää).


Lundi 10

Onze heures. – Depuis environ une heure, peut-être un peu plus (le temps passe si vite, à nos âge…), la tempête d'hier, qui a encore mugi toute la nuit, semble vouloir se calmer. Enfin, je ne sais pas si elle le veut, mais en tout cas elle le fait.

Deux heures. – Trouvé sur Atlantico, dont les “titriers” ne manquent que très rarement l'ânerie qui se présente à eux : « Enfant disparu : le corps de la petite Vanille a été retrouvé sans vie. » Ces imbéciles analphabètes auraient-ils écrit que “le corps de la petite Vanille a été retrouvé vivant”, si par hasard cette malheureuse gamine avait échappé à son destin funeste ?


Mardi 11

Onze heures. – Certes, on a raison de se moquer des crises de délire mystico-alarmiste des “réchauffistes”, et je compte bien continuer à le faire. Il n'en demeure pas moins que le climat hivernal s'est nettement adouci ces derniers temps, en tout cas par ici. Ainsi, c'est la première année, depuis que je manie une tondeuse, que l'herbe du jardin a continué à pousser en décembre et janvier. Oh, bien sûr, elle l'a fait au ralenti, en hypocrite pour ainsi dire, et je ne m'en suis nullement aperçu au jour le jour, ni même à la semaine la semaine. Mais, il y a peu de temps, j'ai bien dû constater que les brins atteignaient par endroit une bonne quinzaine de centimètres. Or, je me connais : jamais je n'aurais remisé la tondeuse en novembre si la pelouse avait été dans cet état, sans lui infliger une dernière coupe. Donc, désormais, il semble qu'on devra tondre à l'année longue. Quand je pense qu'il suffirait de faire payer les riches et les lobbies pour que mon gazon arrête de pousser entre le premier décembre et la mi-mars, ça me donne envie de voter Mélenchon et d'aller défiler pour sauver le climat, moi…


Mercredi 12

Dix heures. – Grand bond spatio-temporel, hier en milieu d'après-midi. J'ai sauté de l'Amérique latine à la Russie, et du XXe siècle à son prédécesseur immédiat. C'est-à-dire que j'ai rangé Ernesto Sábato pour ressortir Ivan Gontcharov (Oblomov) et Nicolas Gogol (Les âmes mortes). J'ai commencé par le premier, aussi réjouissant que dans mon souvenir. D'autant que, l'âge aidant, je me sens de plus en plus d'affinité avec ce bon Oblomov, qui met plus de cent pages à se demander s'il va sortir de son lit ou non, écrire la lettre urgente qu'il doit absolument écrire, commencer à organiser son prochain déménagement, se mettre à rédiger son vaste projet de réorganisation de son domaine campagnard… et qui, épuisé par toutes ces perspectives, ne fait évidemment rien. Tout en se chamaillant avec son domestique, au moins aussi cossard que lui.

Quatre heures. – À la page 239, Oblomov n'a toujours pas trouvé le courage de se raser ni de s'habiller…


Vendredi 14

Onze heures. – Bien failli, hier, devoir bivouaquer chez les Desgranges pour un temps indéterminé. En effet, de deux heures à trois heures, panne d'électricité. Or, le portail qui permet d'entrer dans leur leur propriété, et par voie de conséquence d'en sortir, est électrique. Il existe bien, en théorie, un moyen pour l'ouvrir manuellement, mais ni Agnès ni Michel n'ont jamais, me disent-ils, réussi à le faire fonctionner ; et ce n'est certainement pas moi qui aurait été capable de leur en remontrer sur ce sujet. J'étais donc coincé là, sans aucun moyen de faire ressortir Soraya du domaine. Or, les vrais campagnards le savent : lorsqu'on vit de façon plus ou moins isolée, on ne peut jamais savoir combien de temps les techniciens électricitologues vont mettre à rétablir le courant qui, en temps normal, parvient jusqu'à votre maison perdue dans les bois, au milieu d'un marais, au sommet du glacier, etc.  Le répondeur téléphonique de l'agence Machin (je sais qu'on ne parle plus d'EDF, mais j'ignore absolument le nom de son successeur) nous avait cependant dit que le courant devrait être rétabli “aux environs de 18 h 30”, ce qui était rassurant en un sens, mais peu agréable pour moi qui supporte de moins en moins de conduire de nuit. Finalement, ce fut un magnifique lux fiat dès trois heures. Du reste, cette interruption du courant électrique n'avait nullement, à aucun moment, coupé celui de la conversation, ce qui était bien le principal. Je suis dont reparti à l'heure habituelle (cinq heures, en gros), lesté du dernier numéro de la revue Éléments, que je ne connaissais que de nom et qui me semble tout à fait intéressante, depuis ce matin que je suis plongé dans sa lecture. De dépit d'être négligé, Oblomov s'est aussitôt recouché et rendormi.


Dimanche 16

Dix heures et demie. – Très content d'avoir relu Oblomov, que je viens de finir à l'instant. J'espère que je vais avoir autant de plaisir avec Les Âmes mortes. Parallèlement, j'ai repris le gros livre de David S Landes intitulé en français L'Heure qu'il est (Revolution in Time, en v.o.) et sous-titré : Les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne. C'est sur les conseils de Michel Desgranges, passionné et bon connaisseur d'horlogerie, que j'avais acheté et lu ce livre, voilà déjà quelques années. Et c'est parce que nous “causâmes pendules” jeudi dernier que j'ai eu envie de le relire. Quand je dis que nous causâmes, il faut bien entendu comprendre que l'un de nous d'eux parla, tandis que l'autre se risquait à peine, de ci, de là, à hasarder quelques questions, probablement oiseuses.

Deux heures. –  En fin de matinée, ne sachant que faire de mes dix doigts, je m'en suis servi pour démantibuler l'une des deux fenêtres de la cuisine, la plus petite. C'est une fenêtre d'un genre particulier, en ceci qu'elle peut s'ouvrir soit comme une fenêtre de modèle courant, soit par le haut comme une sorte de vasistas, selon  la position de la poignée. Sans doute me suis-je trop pressé pour tirer sur la dite poignée, alors qu'elle se trouvait plus en moins entre les deux positions prévues par le constructeur ; toujours est-il que cette maudite fenêtre s'est ouverte des deux façons à la fois. Ensuite, il n'y eut jamais moyen de la refermer, quelque chose coinçant quelque part. L'artisan qui nous a posé cette fenêtre vit et travaille au bout de la rue de l'Église, ce qui aurait du être fort pratique et lui permettre d'intervenir avec la rapidité de l'éclair. Mais, naturellement, sans doute sous prétexte que nous sommes dimanche, il n'y avait pas âme qui vive dans sa maison, non plus dans son atelier. Nous avons, Catherine et moi, bardé comme nous avons pu la fenêtre de gros scotch, dans l'espoir de la maintenir plus ou moins fermée et qu'elle résisterait à la tempête qui souffle en ce moment. Pour l'instant, ce semble être le cas.


Lundi 17

Onze heures. – Notre voisin menuisier est passé en milieu de matinée. Remettre la fenêtre de la cuisine lui a pris une poignée de secondes : « Il faut débloquer le truc, puis pousser le machin, c'est tout simple ! » Tout simple, mais nous serons évidemment incapables de le refaire, si jamais la fenêtre se remet à débloquer – ou plutôt à bloquer. Il n'a pas voulu le moindre argent, étant passé par pure gentillesse, puisqu'il nous a appris qu'il était retraité depuis le premier janvier ; changement d'état que nous ne pouvions deviner, dans la mesure où le panonceau indiquant sa “raison sociale” est toujours fixé à son portail.

– J'espère que personne ne s'attendait à trouver ici de longs développements concernant ce qu'on appelle depuis quelques jours l'affaire Griveaux, du nom d'un obscur politicien, membre du gouvernement tout de même, et candidat à la mairie de Paris, cloué au pilori pour une vidéo porno réalisée par lui et ayant méchamment fuité. Je m'en fous totalement, ça ne m'a même pas fait hausser un sourcil. D'un côté, ce n'est qu'une manifestation de plus de cet ordre moral  rigide, régressif et répressif, qui tend à prendre le contrôle – et y parvient – de tous nos faits et gestes (et bientôt pensées, j'imagine) ; ordre répressif porté à bouts de bras et à grands piaillements coléreux par la petite troupe des chaisières féministes. De l'autre, un abruti qui trouve malin, étant un personnage plus ou moins en vue, c'est-à-dire épié, de se filmer en train de se branler et d'envoyer le résultat  à sa camarade de déduit du moment, sans même se dire que la chose pourrait ne pas rester totalement privée. La carrière de cet âne en rut est sans doute terminée, et je trouve cela fort satisfaisant pour l'esprit : il faut bien que, de temps en temps, les sots paient eux-mêmes, de leur poche, le prix de leur sottise.

Deux heures. – Et voilà que Causeur semble avoir attrapé le virus qui ravage déjà Atlantico, celui qui pousse les êtres humains à se mettre soudain à écrire en petit-lyonnais. Première phrase d'un article de M. Pimentel, ce jour : « Glacier du Mont-Blanc qui fond, islam ou revenge porn : dites-lui de quoi l’avenir vous fait peur ! » Et vous : de quoi l'avenir vous fait peur ? J'interroge la question, c'est tout… (Deux phrases plus loin, voilà t-y pas que l'islam séparatiste “prend la main sur des quartiers entiers”. Ce qui vaut tout de même mieux que de mettre la main dedans.)


Mardi 18

Midi. – Je poursuis mon compagnonnage avec Gogol. Depuis ce matin, diverses nouvelles : Le Nez, Le Manteau, Le Journal d'un fou, etc. Il y a aussi, à m'attendre, Le Revizor. Après ça, si je ne suis pas lassé des steppes interminables, du crissement des traîneaux sur la neige gelée et de la perspective Nevsky, je passerai à Lermontov (Un héros de notre temps), puis à Saltykov-Chtchédrine (Les Golovlev). Je finirai sans doute par un carafon de vodka et un bocal de cornichons salés. D'ailleurs, ça me fait penser qu'il y a des éternités que je n'ai pas bu de vodka, huileuse à force d'être froide.

– Nous avons commencé, avant-hier, à regarder une série dont Michel Desgranges m'avait dit du bien : Vikings. Effectivement, ça commence très bien. Nous avons entamé hier, assez timidement, la conquête de l'Angleterre, en pillant et brûlant un monastère de Northumbrie, dont nous avions préalablement massacré la plupart des moines. Je sens déjà que nous ferons mieux – je veux dire : à plus grande échelle – dès ce soir. Pour ce qui est de la Normandie et de la remontée de la Seine, je suppose qu'il nous faudra attendre une saison ultérieure (il y en a 5 en tout), si on ne s'est pas lassé d'ici là. En tout cas, les fjords sont très beaux, ce qui est tout de même la moindre des choses.

(Rectification : la série comporte 6 saisons, mais, pour le moment, seules les cinq premières sont disponibles sur Netflisque.)

Deux heures. – Sur la page d'accueil du site internet de la banque qui s'occupe de mes maigres finances, le Crédit mutuel pour ne pas le nommer, je tombe sur ceci : « L'émergence de nouveaux modes de transport nous incite à se déplacer plus vert. » Plus difficile qu'il n'y paraît, d'entasser autant d'âneries en si peu de mots.


Jeudi 20

Dix heures et demie. – En commentaire sous mon dernier billet de blog (lequel commence à vraiment sentir le rance, depuis douze jours qu'il est le dernier…), Guillaume Cingal – auprès de qui je semble être rentré en grâce, aussi mystérieusement que j'en étais sorti – me conseille la lecture de Max Aub. Cet écrivain germano-franco-hispano-mexicain (il fut tout cela tour à tour), je l'ai découvert voilà environ 45 ans, par le truchement de Juan, le père de Carlos. Inutile, donc, de préciser que je n'en conserve aucun souvenir, si ce n'est qu'il s'agissait d'un recueil de nouvelles. Cingal me signalant l'existence d'un cycle romanesque en six volumes, Le Labyrinthe magique, consacré à la Guerre civile espagnole, j'ai aussitôt commandé le premier de ces six romans, Campo cerrado.


Vendredi 21

Onze heures. – Mort de Jean Daniel : encore un qui a raté son centenaire de peu. C'est un homme que je n'ai jamais eu l'occasion de croiser, mais je me rappelle que, dans toutes ses apparitions télévisées – et Dieu sait qu'elles furent nombreuses ! – il dégoulinait littéralement de la satisfaction d'être Jean Daniel ; satisfaction qu'il tentait de camoufler sous une modestie de vieux sage qui n'aurait dû tromper personne tant elle était appliquée, factice. Je me souviens aussi qu'au moindre livre qu'il faisait paraître, on était sûr, la semaine suivante, d'en trouver un éloge délirant dans le Nouvel Observateur, journal sur lequel il régnait en maître, l'ayant fondé. Il me semblait, à moi, mais c'était sans doute de la naïveté, voire de la bêtise, qu'il fallait avoir bien peu de fierté pour faire chanter ses louanges dans son propre journal. Et je m'imaginais avec beaucoup d'amusement les intrigues des plumitifs de fond de rédaction pour être celui qui allait avoir l'honneur de trompéter son petit péan à la gloire de son presque saint patron.

Une heure. – Finalement, j'ai transformé le paragraphe ci-devant en mini-billet de blog. J'aurais pu signaler aussi que, lors de l'émission spéciale d'Apostrophes que Pivot avait consacré à Soljénitsyne, les deux Jean présents, Daniel et d'Ormesson, avait gratifié les téléspectateurs, et Soljénitsyne lui-même bien entendu, d'un spectacle indigne, oubliant tous deux en l'honneur de quel homme immense ils se trouvaient là, sur ce plateau, pour se livrer à un dérisoire combat de chapons.

– Terminé ce matin le roman de Saltykov-Chtchédrine, Les Golovlev : c'est un vrai “roman russe”, riche… et un peu emmerdant. J'ai enchaîné aussitôt avec La Vie d'Arséniev, de Bounine, premier prix Nobel russe, en 1933. En plus de ses propres livres, Bounine a aussi été, tout à fait involontairement, et sans jamais le savoir, à l'origine d'un chef-d'œuvre de la littérature russe du XXe siècle. C'est en effet pour avoir soutenu que Bounine, émigré depuis 1920, restait un grand écrivain russe, que Varlam Chalamov, en 1937, fut envoyé au goulag sibérien, où il devait demeurer 16 ans et survivre par miracle. Séjour qui nous vaut de lire aujourd'hui ses terribles et admirables Récits de Kolyma.

– Avec tout ça, ma tondeuse n'est toujours pas revenue de sa révision annuelle, alors que l'herbe s'est remise à pousser gaillardement, sans se soucier de ce que le printemps n'arrivera que d'ici un mois. Putain de réchauffement climatique, tiens !

Quatre heures. – Trouvé sur Atlantico, toujours en pointe dans la défense de la langue française, ce titre : «  L'armement nucléaire français est incontournable à l'indépendance de la France. » À ce stade, même le railleur le plus aguerri baisse les bras, courbe la tête et s'abîme dans le silence…


Samedi 22

Onze heures. – J'avais, depuis ma précédente lecture d'icelui, oublié la particularité étonnante, et jusqu'ici unique dans mon expérience personnelle, du volume que je possède de La Vie d'Arséniev (édition Bartillat). Le livre propose une quarantaine de pages de notes, à la fin. Je trouve déjà bien curieux que l'on munisse d'un “appareil critique” cette forme littéraire qu'on nomme roman et qui, presque par définition, devrait se suffire à lui-même, être un monde parfaitement clos. Bref… Ce qui est amusant, ici, c'est que ces notes ne correspondent à aucun “appel de note” dans le corps même du texte. Ce qui les rend, évidemment, totalement inutilisables. D'un autre côté c'est tant mieux, dans la mesure où elles sont, comme presque toujours, rigoureusement inutiles. Par exemple, l'une d'elles nous informe que Lermontov était un écrivain russe du début du XIXe siècle. Ah bon ? Vous êtes sûr ? Comment dites-vous : Lermontov ? Jamais entendu parler… Heureusement que vous étiez là, Madame Je-sais-tout ! Par ailleurs, le roman en question m'ayant paru, lors de ce réexamen, assez ennuyeux, j'ai remisé ce pauvre Bounine après une grosse centaine de pages.

Il y a déjà quelques jours que, malgré ma très décevante expérience, datant de 2014 ou 2015, avec Crime et Châtiment, j'étais titillé par l'envie de revenir à Dostoïevski. J'ai bien sûr cédé à cet auto-caprice et rapporté au salon les 1400 pages des Frères Karamazov. Mais je ne fais pas le fiérot, je puis bien le dire.

Sur Causeur, Jérôme Leroy, qui se proclame écrivain, ce qui est bien son droit, écrit d'une façon de plus en plus curieuse. Voici deux phrases de son dernier article : « On entend parler, par exemple, pour les retraites, de dates comme 2030, 2040, 2050. Alors que tous les signes écologiques, économiques, sociaux annoncent l’imminence d’un effondrement, malgré les manœuvres plus ou moins élaborées des climatosceptiques, comme la mise en avant d’une Jeanne d’Arc scandinave et tellement caricaturale qu’elle discrédite sans le vouloir toute tentative de penser la collapsologie en guignolade médiatique qui fait rire les esprits forts qui y passeront pourtant comme les autres, à moins d’avoir la chance de mourir avant s’ils sont vieux. » On dirait presque le charabia d'un blogueur d'extrême gauche. D'autre part, être passé directement du communisme revendiqué aux délires climatiques n'est pas sans jeter quelques doutes sur la solidité intellectuelle de ce même Leroy… J'ai tout de même bien ri en apprenant que la godiche scandinave était en fait une invention des “climatosceptiques” pour discréditer les gentils urgentistes climatiques. On se fabrique les complots qu'on peut, hein, Jérôme ?


Dimanche 23

Dix heures. – Depuis hier après-midi, j'ai avalé quelque 300 pages des Karamazov. Je n'irai pas jusqu'à dire que ça glisse tout seul, c'est même plutôt une lecture d'homme (encore qu'on doive réussir à dégoter une ou deux Polonaises qui lisent Dostoïevski au petit-déjeuner…) ; mais enfin, je ne comprends plus trop mon “blocage” précédent sur Crime et Châtiment. Il reste que c'est avec une sorte de stupéfaction teintée d'incrédulité que je me souviens d'avoir lu entièrement les Karamazov en deux nuits, je devais avoir 19 ou 20 ans : quelle santé j'avais !

C'était à Rennes, où j'étais allé passer trois ou quatre jours chez ma tante Danielle, jeune sœur de ma mère, morte depuis déjà un certain nombre d'années. Je me demande bien ce que j'étais allé faire là-bas, moi qu'aucune envie de voyage ne taraudait spécialement. Je suppose que Danielle, lors d'un passage chez mes parents, m'avait invité à la venir voir, et que je l'avais bêtement prise au mot. Elle était à cette époque dans un “entre-deux” de sa vie, c'est-à-dire qu'elle était séparée de son premier mari et n'avait pas encore rencontré le second. Ce qui ne signifie nullement qu'elle était privée d'hommes : je crois que célibat et abstinence n'étaient nullement son genre. Bref, j'ai passé là quatre jours, mettons, quasiment toujours seul, car j'étais arrivé à un moment où ma chère tante croulait sous le travail (à moins qu'elle n'ait trouvé cette excuse pour me supporter le moins possible…), partait assez tôt le matin et ne rentrait, fatiguée, qu'à l'heure du dîner, pour aller se coucher presque aussitôt. Elle m'avait installée dans le canapé-lit du salon de son petit appartement. Mon emploi du temps était fort simple : je lisais toute la nuit ou presque, dormait une grande partie de la journée, puis relisais en attendant le retour de mon hôtesse. Pas une fois il ne m'est venu à l'idée d'aller me promener dans cette ville où j'étais : je suis reparti de Rennes aussi ignorant d'elle que je l'étais en  arrivant.

– Si ce que l'on dit est vrai, des traductions d'André Markowicz, à savoir qu'elles sont les premières, en français, à être véritablement fidèles aux œuvres originales, alors il faut bien admettre que Dostoïevski écrivait dans une langue ne ressemblant à aucune autre, inélégante, empruntée, souvent pâteuse, donnant presque l'impression d'une sorte de bégaiement. C'est assez heurtant durant les premières dizaines de pages, puis il se produit un phénomène d'adéquation entre cette langue et ce qu'elle raconte. Bientôt, le lecteur éprouve la sensation d'être emporté par un fleuve en crue, capable de charrier tout et n'importe quoi dans un grand tumulte de désordre. Et il lui apparaît alors que  ce bégaiement dont je parlais est celui d'un homme qui a tellement à dire, et qui veut absolument le dire entièrement et vite, que les mots et les phrases se bousculent pour quitter sa plume avant d'être oubliés. Il en résulte une sensation d'épuisement, un essoufflement qui est tout à la fois celui des personnages, de l'auteur et du lecteur, désormais liés et incapables de se séparer les uns des autres. L'expérience est sans doute unique, passionnante en tout cas. N'empêche que je ne ferais pas ça tous les jours.

Cette sorte de précipitation, ce style cahoteux, pour ne pas dire chaotique, conduit parfois, souvent même, Dostoïevski a écrire des choses bizarres, voire contradictoires. Par exemple, ce morceau de phrase : « […] il s'était tellement attaché toute sa famille qu'on le considérait absolument comme un enfant, ou presque, de la maison. » D'abord, il y a ce “ou presque” qui semble tombé là, à cet emplacement de la phrase, un peu par hasard, à la va-comme-je-te-pousse. Surtout, il faudrait savoir : le personnage dont il est ici question était-il considéré presque comme un enfant de la maison, ou bien l'était-il absolument ?Les phrases de ce genre se rencontre à tous les paragraphes… ou presque. Au début, durant les trois ou quatre premiers chapitres, le lecteur a l'impression que ces incohérences apparentes, ces incises distribuées n'importe comment, affaiblissent le livre. Or, bientôt, de manière étrange, inexplicable (inexplicable pour moi…), elles se mettent au contraire à lui conférer un surcroît de force, une intensité supérieure. Mais on comprend fort bien qu'au début du XXe siècle, pour faire passer de tels romans auprès du public français, ses premiers traducteurs aient jugé prudent et avisé d'en polir considérablement le style, de passer les rondins de l'isba au papier de verre avant de les agrémenter d'un joli verni “Île-de-France”.

Cinq heures. – L'idée m'est venue que je pourrais fort bien, le temps d'un chapitre ou deux, comparer phrase à phrase les traductions dostoïevskiennes de Markowicz avec d'autres, plus anciennes et plus “classiques”, notamment dans L'Idiot ou encore dans Crime et Châtiment, puisqu'aussi bien je possède ces deux romans à la fois dans l'édition d'Actes Sud et dans la Pléiade. Mais on verra ça quand j'aurai digéré mes Karamazov… s'ils ne me restent pas trop sur l'estomac.


Lundi 24

Midi. – Encore une journée de très grand vent, une de plus. Ce qui nous empêche d'aller marcher ; ou, du moins, nous fournit une très bonne excuse pour n'y pas aller, au grand dam de Charlus mais ce n'est pas encore lui qui commande.

– J'ai rapporté au salon le volume de la Pléiade consacré aux essais de Gide. Dans le but de relire la série de conférence qu'il a consacrées, je ne sais plus exactement quand (si : 1923, au Vieux-Colombier de Copeau), à l'œuvre de Dostoïevski. À propos de ce dernier, le chapitre des Karamazov consacré à la légende (racontée non par l'auteur lui-même mais par Ivan Karamazov) du Grand Inquisiteur est réellement prodigieux. On sort de là comme abasourdi, presque haletant.


Mardi 25

Dix heures. – Quant à moi, leur virus chinois, dont je n'essaie même pas de retenir le nom, je m'en bats l'œil à un point difficilement concevable. Pour ainsi dire, je m'y intéresse autant qu'à l'urgence climatique. À propos de cette même bestiole infinitésimale, Atlantico, le site où l'on baragouine au lieu d'écrire, termine un “chapeau” par la phrase suivante : « Même si rien ne permet de prédire l'avenir, à quoi faudrait-il s'attendre ? » À mon avis : à lire des conneries vides de sens et des lieux communs usés à la trame. Mais je peux me tromper.

– Je me demande si on a déjà signalé le formidable humour dont fait souvent preuve Dostoïevski, son sens du cocasse. Lisant ce matin une scène mettant aux prises Dmitri, l'aîné des frères Karamazov, et une gente dame à moitié cinglée à qui il venait emprunter trois mille roubles (lui proposant en échange une garantie ridiculement chimérique), je riais tout seul et à voix haute, ce qui n'est pas si fréquent, en tout cas chez moi : alors que, devant un film, je suis très “bon public” de ce point de vue, il est exceptionnel qu'un roman me fasse vraiment rire. Je me demande d'ailleurs bien pourquoi.

– Ce matin, un grand et jeune nègre sympathique (je rajoute ce dernier adjectif pour tenter piteusement d'alléger la peine que le tribunal, après dépôt de plainte par une association compétente, pourrait m'infliger pour avoir employer le mot qui tue…) est venu nous changer notre compteur électrique pour un autre, à la pointe de la modernité modernante.  J'ai compris que, désormais, notre consommation serait relevée à distance et en temps réel (ça impressionne toujours plus ou moins les gogos dans mon genre, ce “en temps réel” : on sent que c'est du sérieux, qu'on en a fini avec l'amateurisme, l'à-peu-près). Pour la suite des explications données par notre charmant mélanoderme, je me suis évidemment empressé d'en tout oublier, ce d'autant plus facilement que, à mesure qu'il parlait, je me rendais compte que de toutes les merveilleuses fonctions qu'il déroulait devant nos yeux tel un tapis magique, la seule qui risquait d'avoir un jour la moindre utilité était la remise en marche du dit compteur après une éventuelle disjonction. Tout le reste était parfaitement sans intérêt. Du moins il m'a bien semblé.


Mercredi 26

Deux heures. – Comme aurait peut-être dit ce grand plaisantin de Jacques Chirac, le corona-virus, “c'est pas d'la p'tite bière !”.

– Appel téléphonique, hier après-midi, pour m'apprendre que ma tondeuse était (enfin) prête à l'emploi. Sauf que les services météorologiques prévoient de la pluie pour tous les jours qui viennent, ce qui anéantit tout projet de tonte. En fait de pluie, ce matin c'était de la neige qui tombait ; et, à l'instant même, de la grêle. S'il se met à neiger et à grêler en février, c'est bien le signe qu'il existe vraiment une terrible urgence climatique…

– Je comprends mieux comment j'ai pu, jadis, lire les Karamazov en deux nuits : j'ai été totalement repris par cet extraordinaire roman et ne parviens plus à le lâcher. L'impression d'être le visiteur unique d'une gigantesque cathédrale baroque (chaque lecteur autre, au même moment, étant lui aussi ce visiteur unique) aux absidioles foisonnantes et multiples. Non une cathédrale que l'on aurait construite pierre par pierre devant et pour moi : plutôt un édifice qui aurait été là de tous temps, mais tellement replié sur lui-même qu'il serait demeuré invisible dans un repli du sol, et que le fait de tourner la première page aurait fait se déployer d'un coup et prodigieusement, dans toute ses splendeur et majesté. (Ce disant, j'ai un peu l'impression d'être le niais qui découvre l'existence de la lune et entend le clamer à tout l'univers…)


Jeudi 27

Quatre heures. – Sentence de Catherine, à propos du vent qui se déchaîne depuis deux ou trois heures : « À mon avis, si on avait encore la télé, on ne l'aurait plus. » Le plus étonnant est que j'ai parfaitement compris ce qu'elle voulait dire : c'est ça, la magie des vieux couples.

– Suis à deux cents pages de la fin des Karamazov, ce livre prodigieux. 


Samedi 29

Une heure. – Je termine le mois en terminant Les Frères Karamazov. Et je vais commencer le suivant avec L'Éternel Mari, que je suis presque certain de n'avoir jamais lu, alors qu'il se trouve rangé avec les autres Dostoïevski depuis des années. Bizarre.

J'ai eu, il y a quelques instants, la curiosité d'aller voir ce que je notais ici même lors du dernier 29 février ; en 2016 donc. Je suis tombé sur ceci :

« Onze heures du matin. – Voici ce que j'écrivais, il y a quatre ans, le 29 février : « Pas grand-chose à noter ici, mais il ne s'agissait pas de manquer la date. Lorsqu'elle reviendra j'aurai presque soixante ans. J'espère bien être en retraite ou sur le point de l'être, mais rien n'est moins sûr. J'espère aussi ne pas être mort, mais rien n'est moins sûr non plus. Combien me reste-t-il de 29 février, d'ailleurs ? Un ? Deux ? Trois ? À coup sûr pas davantage, en tout cas – et trois me semble déjà une hypothèse optimiste. »

Donc, je ne suis pas mort, premier point. Secondement, je ne suis pas en retraite non plus, et la date semble s'en éloigner quelque peu. En dehors de cela, il me tarde d'être à samedi prochain, lorsque le peintre qui a envahi la maison pour en refaire les plafonds aura terminé sa besogne. D'ici là, nous sommes confinés dans la Case, Catherine, Bergotte et moi, ma chambre est un tel capharnaüm de meubles et d'objet divers que j'ai peine à atteindre mon lit quand vient l'heure de s'y rendre. Afin de réduire un peu la durée du supplice, nous venons de décider d'aller passer deux jours dans le Cotentin (demain et mercredi) ; encore faut-il que mes Puissances tutélaires daignent se passer de mes services durant ce laps de temps : pour l'instant, personne n'a encore répondu à mon mail suppliant.

Ce que je trouve de pis, dans cette histoire de peintre, c'est que non content que son intrusion ne me pourrisse la vie, comme tout ce qui bouscule aussi peu que soit ma routine, elle va en outre me coûter approximativement un demi-bras. Et, ensuite, il faudra encore tout remettre en place, pour que la maison reprenne un aspect vivable. Alors que, je dois le dire, les écaillures au plafond ne me gênaient en rien. Saloperie d'année bissextile, tiens ! »

Ça commence à faire un peu “poupées russes” mon affaire ! Je note tout de même que j'ai déjà deux 29 février de plus au compteur par rapport à 2012 (comme tout le monde, abruti !) et que, donc, si je respecte mes prévisions d'alors, il ne devrait plus m'en rester qu'un, et encore “en étant optimiste”. Ah, on commence à faire moins le fiérot, hein ?

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