VODKA, TROÏKA ET BALALAÏKAS
Samedi 1er
Dix heures. – Terminé il y a moins d'une heure Le Partage des eaux d'Alejo Carpentier. C'est, au moins, ma troisième lecture de ce roman : l'émerveillement est intact, voire grandissant. Je vais enchaîner sur Le Siècle des lumières, qui raconte (dans mon souvenir de pré-Alzheimerien…) l'arrivée de la Révolution française et de ses “principes” dans les îles caraïbes.
Cinq heures.
– On a commencé la journée sous la pluie, on la termine dans le vent et
la grisaille. Entre les deux, j'ai tout de même pu faire le tour du
village avec Charlus (Catherine ne s'est pas jointe à nous car elle
attendait un maçon qui n'est jamais venu).
Dimanche 2
Onze heures. – Article sur le site de Causeur, consacré à une série anglaise dont j'ignore tout, mais au titre explicite : Sex Education.
Il est écrit par une femme très jeune, puisqu'elle affirme faire partie
“de la génération 90 (déjà, n'est-ce pas, se revendiquer d'une
“génération”…). Après un premier paragraphe sans le moindre intérêt (il
faudrait apprendre à la plupart des chroniqueurs à systématiquement
supprimer leurs premiers paragraphes ; voire, chez les plus atteints de verbiose,
les trois ou quatre premiers…), elle entre dans le vif de son sujet par
cette phrase : « C’est l’histoire d’un adolescent de 16 ans, Otis,
relativement emmanché
(pour ne pas dire complètement) et qui, de fait, demeure encore étranger
aux joies de la sexualité. » Je sais bien qu'il arrive souvent que les
mots changent de sens, notamment en passant d'une “génération” à une
autre. Mais enfin, il me semblait, à moi, qu'un garçon “relativement
emmanché”, voire complètement, ne pouvait pas, par définition, être tout
à fait “étranger aux joies de la sexualité”. Plus loin dans l'article,
un autre personnage de la série est dit “agressif et impénétrable”. Ce
qui, évidemment, fait un beau contraste avec notre emmanché précédent.
La suite est moins rigolote, pas très bien écrite, assez insignifiante
dans le genre “enfonçage de portes ouvertes”.
Lundi 3
Dix heures et demie. – Terminé ce matin Le Siècle des Lumières
de Carpentier (pas le boxeur, le romancier cubain…) ; roman magnifique,
malgré une sorte de “trou d'air”entre son deuxième tiers et son dernier
quart (?). J'ai enchaîné aussitôt avec Le Recours de la méthode,
ce qui m'a fait faire un double bond, spatial et temporel : le premier
se passait presque entièrement dans les Caraïbes et en Guyanne française
au moment de la Révolution (en gros, entre l'An II de la République et
le milieu du Consulat, avec une “échappée” à l'ultime chapitre, qui voit
les armées impériales entrer dans Madrid), alors que le second commence
dans le Paris du début du XXe siècle, de part et d'autre de la
déclaration de guerre d'août 14. J'avais oublié que, dans les premières
pages (hautement savoureuses !) de ce Recours, Carpentier rendait
un hommage à Proust ; hommage discret que seuls les familiers de
l'œuvre repéreront : citant quelques musiciens de l'époque –
Saint-Saëns, Fauré… –, il y glisse le nom de Vinteuil (l'hommage est
même double, ici, puisqu'il évoque aussi Reynaldo Hahn) ; juste avant,
de la même façon, parlant des peintres, il avait introduit le nom
d'Elstir. En revanche, pas de Bergotte parmi les Anatole France, Paul
Bourget et autres Léo Taxil. Mais, plus loin dans le texte, s'exprimant
directement à la première personne, son “Premier Magistrat”, comme il
aime à se nommer lui-même, nous apprend que, lors d'un précédent séjour à
Paris, il a fréquenté le salon de Madame Verdurin…
Le roman comporte par ailleurs de nombreux passages d'une irrésistible cocasserie macabre.
Mardi 4
Dix heures.
– Je viens de décider que, désormais, ce journal ne contiendrait plus
que des informations réellement importantes, c'est-à-dire en prise
directe sur l'existence en ce qu'elle a de plus immédiatement
perceptible. Donc, voici : ce matin, je suis allé au pain.
Mercredi 5
Onze heures. – Le relisant depuis hier, je me demande bien pourquoi j'avais gardé de La Danse sacrale d'Alejo Carpentier le souvenir d'un roman moins plaisant que les trois relus récemment, plus rébarbatif. Il n'en est rien, bien au contraire : c'est une œuvre magistrale, qui embrasse – et embrase – l'histoire de l'Europe et de l'Amérique latine, de la Guerre civile espagnole jusqu'au coup d'État de Fidel Castro. Double tourbillon porté par des personnages subtilement dessinés. Cela dit, je n'en suis qu'aux environs de la centième page d'un roman qui en compte plus de cinq cents.
Ce qui, en revanche, n'a pas changé, c'est mon étonnement quant au titre de la traduction française : pourquoi cette Danse sacrale ? En espagnol, Carpentier a intitulé son roman La Consagración de la primavera, c'est-à-dire : Le Sacre du printemps
; titre d'autant plus justifié qu'en frontispice du premier chapitre
sont reproduites les trois premières mesures de l'œuvre de Stravinski,
et l'un des personnages principaux de l'histoire étant une jeune
danseuse russe. Y aurait-il là une question de droits d'auteur, les
législations s'y rapportant pouvant être différentes en France et dans
les pays hispanophones ? N'en sais rien…
– Il est
fortement question que nous allions à Chartres vendredi, Catherine
voulant voir une exposition consacrée à la cathédrale, qui se tient au
musée des Beaux-Arts jusqu'à la mi-février. Évidemment, nous en
profiterons pour refaire un tour de la cathédrale elle-même. Ou plutôt
deux : un tour de et un tour dans.
Quatre heures.
– Carpentier glisse de ténues correspondances entre ses différents
romans (si ténues, d'ailleurs, que beaucoup doivent complètement
m'échapper). Par exemple, à la page 122 de La Danse sacrale
(édition originale Gallimard), Vera, ma danseuse russe de tout à
l'heure, nous apprend, en passant, que son amant français, Jean-Claude, a
écrit un livre qu'elle juge excellent et qui s'intitule L'Abbé Marchena, girondin espagnol.
Or, cet abbé Marchena, le lecteur l'a déjà rencontré, et même en chair
et en os, puisqu'il jouait un petit rôle dans la destinée du principal
protagoniste du Siècle des lumières. C'est le genre de choses qui
lui donne, au lecteur, l'agréable mais fugace impression d'être plus
intelligent qu'il ne l'est en réalité.
Jeudi 6
Dix heures.
– Changement de programme ! Hier soir, après mûre réflexion – mais
réflexion forcément transitoire, tant il est vrai que nous avons encore
le temps de changer quatre ou cinq fois d'avis –, Catherine s'est rendu
compte que, pour notre escapade d'octobre prochain, destinée à célébrer
nos trente ans de vie commune, elle préférerait l'Auvergne au grand Sud.
Soit, cela m'arrange plutôt, en ce que cela me fera “économiser” au
moins six cents kilomètres au volant ; et bien que cela nous privera
sans doute du plaisir de voir les Pluton. Donc, en l'état actuel des
choses, notre petit circuit commémoratif devrait se décomposer comme
suit : une première nuit à Saint-Flour (probablement ici),
agrémentée d'un dîner mouliéresque. Le lendemain visite de Salers – si
les autorités cantaliennes ont la bonté de laisser, pour s'y rendre,
toutes routes ouvertes… – avec nuit sur place (sans doute là). Enfin, sautant résolument de Cantal en Puy-de-Dôme, deux journées et deux nuits dans les alentours de Clermont, c'est-à-dire ici.
Durant ces cinq jours d'absence, Charlus prendra pension chez la
dame-du-bout-de-la-rue, laquelle garde régulièrement des chiens chez
elle : ce sera une grande première pour lui, une sorte d'émancipation.
Voilà où nous en sommes ce matin.
– Demain, journée chartraine : cathédrale + musée des Beaux-Arts.
Samedi 8
Onze heures. –
Très décevante, l'exposition d'hier, consacrée à l'histoire de la
cathédrale de Chartres : vraiment pas grand-chose à se mettre sous
l'œil, c'est tout juste si nous y sommes restés une demi-heure. En
revanche, revoir la cathédrale nous procura le même bonheur que les fois
précédentes. Davantage, même, car c'est, pour ainsi dire, la première
fois que nous pouvions voir, voir vraiment, l'étonnant tour de
chœur, dont une grande partie a déjà été “dénoircie”. Et c'est comme si
les centaines de sculptures qui l'ornent venaient tout juste de sortir
de la nuit dans laquelle elles s'étaient peu à peu fondues. Nous nous
sommes promis d'y retourner quand les travaux seraient achevés ; ce qui,
d'après ce que je viens de voir chez Dame Ternette, devrait être le cas
à la fin de 2022.
Auparavant, assez curieuse
expérience, dans les rues du vieux Chartres. Catherine voulait se rendre
dans tel magasin, sis rue de la Tonnellerie, pour y faire l'emplette de
feutres dont elle a besoin pour ses dessins et qu'elle ne parvenait pas
à trouver à Évreux. Grâce à l'aide de Soraya et de son GPS, je trouve
sans encombres la rue en question, située dans un quartier que je
qualifierai de semi-piéton. Mais, au moment d'en ressortir, plus moyen :
toutes les ruelles que nous tentions d'emprunter, encombrées en outre
de travaux publics multiples, se terminaient immanquablement par une
borne sortie de terre et empêchant d'aller plus loin. Même quand nous
débouchâmes sur une grande place, jamais nous ne pûmes rejoindre la
chaussée où les automobiles circulaient librement. Forcés de faire
demi-tour pour se renfoncer dans le dédale des rues envahies de piétons
insouciants… et systématiquement bornées après quelques dizaines de
mètres. Un certain sentiment d'angoisse a commencé à s'installer quand
nous nous sommes aperçus que nous repassions systématiquement aux mêmes
endroits et que plus aucune échappatoire nouvelle ne s'offrait à nous.
Alors que nous allions buter une fois de plus contre l'une de ces
foutues bornes, je me rangeais tant bien que mal pour laisser passer la
voiture qui me collait au train. Nous la vîmes s'avancer vers la borne.
Le mini-feu rouge qui interdisait le passage passa à l'orange
clignotant, la borne disparut sous l'asphalte et la voiture put
continuer son chemin ! Dès qu'elle fut passée, la borne resurgit et le
feu se remit au rouge. Persuadé que ça ne fonctionnerait pas pour nous,
je m'avançai alors lentement vers la borne de tous les diables. Grand
soulagement en voyant le feu redevenir jaune et clignotant ! Supposant
que, devant notre capot, la borne avait rengracié, j'appuyai aussi
délicatement que possible sur l'accélérateur… et en effet ce fut la
délivrance. Mais, durant un gros quart d'heure, j'avais un peu eu
l'impression de me retrouver piégé dans une nouvelle de Julio Cortázar ;
ce qui n'est jamais très agréable à vivre, si ça l'est à lire.
Dimanche 9
Quatre heures.
– Depuis ce matin, vent en bourrasques assez violentes : ah, on la sent
bien, l'alerte orange ! Je m'en fous, je suis bien au chaud et au
calme, en compagnie d'Ernesto Sábato, repris ce matin, après deux
expériences malheureuses (le Paraguayen Bastos et le Finlandais
Sillanpää).
Lundi 10
Onze heures. –
Depuis environ une heure, peut-être un peu plus (le temps passe si
vite, à nos âge…), la tempête d'hier, qui a encore mugi toute la nuit,
semble vouloir se calmer. Enfin, je ne sais pas si elle le veut, mais en tout cas elle le fait.
Deux heures. – Trouvé sur Atlantico,
dont les “titriers” ne manquent que très rarement l'ânerie qui se
présente à eux : « Enfant disparu : le corps de la petite Vanille a été
retrouvé sans vie. » Ces imbéciles analphabètes auraient-ils écrit que
“le corps de la petite Vanille a été retrouvé vivant”, si par hasard
cette malheureuse gamine avait échappé à son destin funeste ?
Mardi 11
Onze heures. –
Certes, on a raison de se moquer des crises de délire mystico-alarmiste
des “réchauffistes”, et je compte bien continuer à le faire. Il n'en
demeure pas moins que le climat hivernal s'est nettement adouci ces
derniers temps, en tout cas par ici. Ainsi, c'est la première année,
depuis que je manie une tondeuse, que l'herbe du jardin a continué à
pousser en décembre et janvier. Oh, bien sûr, elle l'a fait au ralenti,
en hypocrite pour ainsi dire, et je ne m'en suis nullement aperçu au
jour le jour, ni même à la semaine la semaine. Mais, il y a peu de
temps, j'ai bien dû constater que les brins atteignaient par endroit une
bonne quinzaine de centimètres. Or, je me connais : jamais je n'aurais
remisé la tondeuse en novembre si la pelouse avait été dans cet état,
sans lui infliger une dernière coupe. Donc, désormais, il semble qu'on
devra tondre à l'année longue. Quand je pense qu'il suffirait de faire
payer les riches et les lobbies pour que mon gazon arrête de pousser
entre le premier décembre et la mi-mars, ça me donne envie de voter
Mélenchon et d'aller défiler pour sauver le climat, moi…
Mercredi 12
Dix heures. –
Grand bond spatio-temporel, hier en milieu d'après-midi. J'ai sauté de
l'Amérique latine à la Russie, et du XXe siècle à son prédécesseur
immédiat. C'est-à-dire que j'ai rangé Ernesto Sábato pour ressortir Ivan
Gontcharov (Oblomov) et Nicolas Gogol (Les âmes mortes).
J'ai commencé par le premier, aussi réjouissant que dans mon souvenir.
D'autant que, l'âge aidant, je me sens de plus en plus d'affinité avec
ce bon Oblomov, qui met plus de cent pages à se demander s'il va sortir
de son lit ou non, écrire la lettre urgente qu'il doit absolument
écrire, commencer à organiser son prochain déménagement, se mettre à
rédiger son vaste projet de réorganisation de son domaine campagnard… et
qui, épuisé par toutes ces perspectives, ne fait évidemment rien. Tout
en se chamaillant avec son domestique, au moins aussi cossard que lui.
Quatre heures. – À la page 239, Oblomov n'a toujours pas trouvé le courage de se raser ni de s'habiller…
Vendredi 14
Onze heures.
– Bien failli, hier, devoir bivouaquer chez les Desgranges pour un
temps indéterminé. En effet, de deux heures à trois heures, panne
d'électricité. Or, le portail qui permet d'entrer dans leur leur
propriété, et par voie de conséquence d'en sortir, est électrique. Il
existe bien, en théorie, un moyen pour l'ouvrir manuellement, mais ni
Agnès ni Michel n'ont jamais, me disent-ils, réussi à le faire
fonctionner ; et ce n'est certainement pas moi qui aurait été capable de
leur en remontrer sur ce sujet. J'étais donc coincé là, sans aucun
moyen de faire ressortir Soraya du domaine. Or, les vrais campagnards le
savent : lorsqu'on vit de façon plus ou moins isolée, on ne peut jamais
savoir combien de temps les techniciens électricitologues vont mettre à
rétablir le courant qui, en temps normal, parvient jusqu'à votre maison
perdue dans les bois, au milieu d'un marais, au sommet du glacier,
etc. Le répondeur téléphonique de l'agence Machin (je sais qu'on ne
parle plus d'EDF, mais j'ignore absolument le nom de son successeur)
nous avait cependant dit que le courant devrait être rétabli “aux
environs de 18 h 30”, ce qui était rassurant en un sens, mais peu
agréable pour moi qui supporte de moins en moins de conduire de nuit.
Finalement, ce fut un magnifique lux fiat dès trois heures. Du
reste, cette interruption du courant électrique n'avait nullement, à
aucun moment, coupé celui de la conversation, ce qui était bien le
principal. Je suis dont reparti à l'heure habituelle (cinq heures, en
gros), lesté du dernier numéro de la revue Éléments, que je ne
connaissais que de nom et qui me semble tout à fait intéressante, depuis
ce matin que je suis plongé dans sa lecture. De dépit d'être négligé,
Oblomov s'est aussitôt recouché et rendormi.
Dimanche 16
Dix heures et demie. – Très content d'avoir relu Oblomov, que je viens de finir à l'instant. J'espère que je vais avoir autant de plaisir avec Les Âmes mortes. Parallèlement, j'ai repris le gros livre de David S Landes intitulé en français L'Heure qu'il est (Revolution in Time, en v.o.) et sous-titré : Les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne. C'est
sur les conseils de Michel Desgranges, passionné et bon connaisseur
d'horlogerie, que j'avais acheté et lu ce livre, voilà déjà quelques
années. Et c'est parce que nous “causâmes pendules” jeudi dernier que
j'ai eu envie de le relire. Quand je dis que nous causâmes, il
faut bien entendu comprendre que l'un de nous d'eux parla, tandis que
l'autre se risquait à peine, de ci, de là, à hasarder quelques
questions, probablement oiseuses.
Deux heures.
– En fin de matinée, ne sachant que faire de mes dix doigts, je m'en
suis servi pour démantibuler l'une des deux fenêtres de la cuisine, la
plus petite. C'est une fenêtre d'un genre particulier, en ceci qu'elle
peut s'ouvrir soit comme une fenêtre de modèle courant, soit par le haut
comme une sorte de vasistas, selon la position de la poignée. Sans
doute me suis-je trop pressé pour tirer sur la dite poignée, alors
qu'elle se trouvait plus en moins entre les deux positions prévues par
le constructeur ; toujours est-il que cette maudite fenêtre s'est
ouverte des deux façons à la fois. Ensuite, il n'y eut jamais moyen de
la refermer, quelque chose coinçant quelque part.
L'artisan qui nous a posé cette fenêtre vit et travaille au bout de la
rue de l'Église, ce qui aurait du être fort pratique et lui permettre
d'intervenir avec la rapidité de l'éclair. Mais, naturellement, sans
doute sous prétexte que nous sommes dimanche, il n'y avait pas âme qui
vive dans sa maison, non plus dans son atelier. Nous avons, Catherine et
moi, bardé comme nous avons pu la fenêtre de gros scotch, dans l'espoir
de la maintenir plus ou moins fermée et qu'elle résisterait à la
tempête qui souffle en ce moment. Pour l'instant, ce semble être le cas.
Lundi 17
Onze heures. –
Notre voisin menuisier est passé en milieu de matinée. Remettre la
fenêtre de la cuisine lui a pris une poignée de secondes : « Il faut
débloquer le truc, puis pousser le machin, c'est tout
simple ! » Tout simple, mais nous serons évidemment incapables de le
refaire, si jamais la fenêtre se remet à débloquer – ou plutôt à
bloquer. Il n'a pas voulu le moindre argent, étant passé par pure
gentillesse, puisqu'il nous a appris qu'il était retraité depuis le
premier janvier ; changement d'état que nous ne pouvions deviner, dans
la mesure où le panonceau indiquant sa “raison sociale” est toujours
fixé à son portail.
– J'espère que personne ne s'attendait à trouver ici de longs développements concernant ce qu'on appelle depuis quelques jours l'affaire Griveaux,
du nom d'un obscur politicien, membre du gouvernement tout de même, et
candidat à la mairie de Paris, cloué au pilori pour une vidéo porno
réalisée par lui et ayant méchamment fuité. Je m'en fous
totalement, ça ne m'a même pas fait hausser un sourcil. D'un côté, ce
n'est qu'une manifestation de plus de cet ordre moral rigide, régressif
et répressif, qui tend à prendre le contrôle – et y parvient – de tous
nos faits et gestes (et bientôt pensées, j'imagine) ; ordre répressif
porté à bouts de bras et à grands piaillements coléreux par la petite
troupe des chaisières féministes. De l'autre, un abruti qui trouve
malin, étant un personnage plus ou moins en vue, c'est-à-dire épié, de
se filmer en train de se branler et d'envoyer le résultat à sa camarade
de déduit du moment, sans même se dire que la chose pourrait ne
pas rester totalement privée. La carrière de cet âne en rut est sans
doute terminée, et je trouve cela fort satisfaisant pour l'esprit : il
faut bien que, de temps en temps, les sots paient eux-mêmes, de leur
poche, le prix de leur sottise.
Deux heures. – Et voilà que Causeur semble avoir attrapé le virus qui ravage déjà Atlantico,
celui qui pousse les êtres humains à se mettre soudain à écrire en
petit-lyonnais. Première phrase d'un article de M. Pimentel, ce jour : «
Glacier du Mont-Blanc qui fond, islam ou revenge porn : dites-lui de quoi l’avenir vous fait peur !
» Et vous : de quoi l'avenir vous fait peur ? J'interroge la question,
c'est tout… (Deux phrases plus loin, voilà t-y pas que l'islam
séparatiste “prend la main sur des quartiers entiers”. Ce qui vaut tout
de même mieux que de mettre la main dedans.)
Mardi 18
Midi. – Je poursuis mon compagnonnage avec Gogol. Depuis ce matin, diverses nouvelles : Le Nez, Le Manteau, Le Journal d'un fou, etc. Il y a aussi, à m'attendre, Le Revizor.
Après ça, si je ne suis pas lassé des steppes interminables, du
crissement des traîneaux sur la neige gelée et de la perspective Nevsky,
je passerai à Lermontov (Un héros de notre temps), puis à Saltykov-Chtchédrine (Les Golovlev).
Je finirai sans doute par un carafon de vodka et un bocal de cornichons
salés. D'ailleurs, ça me fait penser qu'il y a des éternités que je
n'ai pas bu de vodka, huileuse à force d'être froide.
– Nous avons commencé, avant-hier, à regarder une série dont Michel Desgranges m'avait dit du bien : Vikings.
Effectivement, ça commence très bien. Nous avons entamé hier, assez
timidement, la conquête de l'Angleterre, en pillant et brûlant un
monastère de Northumbrie, dont nous avions préalablement massacré la
plupart des moines. Je sens déjà que nous ferons mieux – je veux dire : à
plus grande échelle – dès ce soir. Pour ce qui est de la Normandie et
de la remontée de la Seine, je suppose qu'il nous faudra attendre une
saison ultérieure (il y en a 5 en tout), si on ne s'est pas lassé d'ici
là. En tout cas, les fjords sont très beaux, ce qui est tout de même la
moindre des choses.
(Rectification : la série comporte 6 saisons, mais, pour le moment, seules les cinq premières sont disponibles sur Netflisque.)
Deux heures. –
Sur la page d'accueil du site internet de la banque qui s'occupe de mes
maigres finances, le Crédit mutuel pour ne pas le nommer, je tombe sur
ceci : « L'émergence de nouveaux modes de transport nous incite à se
déplacer plus vert. » Plus difficile qu'il n'y paraît, d'entasser autant
d'âneries en si peu de mots.
Jeudi 20
Dix heures et demie. –
En commentaire sous mon dernier billet de blog (lequel commence à
vraiment sentir le rance, depuis douze jours qu'il est le dernier…),
Guillaume Cingal – auprès de qui je semble être rentré en grâce, aussi
mystérieusement que j'en étais sorti – me conseille la lecture de Max
Aub. Cet écrivain germano-franco-hispano-mexicain (il fut tout cela tour
à tour), je l'ai découvert voilà environ 45 ans, par le truchement de
Juan, le père de Carlos. Inutile, donc, de préciser que je n'en conserve
aucun souvenir, si ce n'est qu'il s'agissait d'un recueil de nouvelles.
Cingal me signalant l'existence d'un cycle romanesque en six volumes, Le Labyrinthe magique, consacré à la Guerre civile espagnole, j'ai aussitôt commandé le premier de ces six romans, Campo cerrado.
Vendredi 21
Onze heures. –
Mort de Jean Daniel : encore un qui a raté son centenaire de peu. C'est
un homme que je n'ai jamais eu l'occasion de croiser, mais je me
rappelle que, dans toutes ses apparitions télévisées – et Dieu sait
qu'elles furent nombreuses ! – il dégoulinait littéralement de la
satisfaction d'être Jean Daniel ; satisfaction qu'il tentait de
camoufler sous une modestie de vieux sage qui n'aurait dû tromper
personne tant elle était appliquée, factice. Je me souviens aussi qu'au
moindre livre qu'il faisait paraître, on était sûr, la semaine suivante,
d'en trouver un éloge délirant dans le Nouvel Observateur,
journal sur lequel il régnait en maître, l'ayant fondé. Il me semblait, à
moi, mais c'était sans doute de la naïveté, voire de la bêtise, qu'il
fallait avoir bien peu de fierté pour faire chanter ses louanges dans
son propre journal. Et je m'imaginais avec beaucoup d'amusement les
intrigues des plumitifs de fond de rédaction pour être celui qui allait
avoir l'honneur de trompéter son petit péan à la gloire de son presque
saint patron.
Une heure. – Finalement, j'ai
transformé le paragraphe ci-devant en mini-billet de blog. J'aurais pu
signaler aussi que, lors de l'émission spéciale d'Apostrophes que
Pivot avait consacré à Soljénitsyne, les deux Jean présents, Daniel et
d'Ormesson, avait gratifié les téléspectateurs, et Soljénitsyne lui-même
bien entendu, d'un spectacle indigne, oubliant tous deux en l'honneur
de quel homme immense ils se trouvaient là, sur ce plateau, pour se
livrer à un dérisoire combat de chapons.
– Terminé ce matin le roman de Saltykov-Chtchédrine, Les Golovlev : c'est un vrai “roman russe”, riche… et un peu emmerdant. J'ai enchaîné aussitôt avec La Vie d'Arséniev,
de Bounine, premier prix Nobel russe, en 1933. En plus de ses propres
livres, Bounine a aussi été, tout à fait involontairement, et sans
jamais le savoir, à l'origine d'un chef-d'œuvre de la littérature russe
du XXe siècle. C'est en effet pour avoir soutenu que Bounine, émigré
depuis 1920, restait un grand écrivain russe, que Varlam Chalamov, en
1937, fut envoyé au goulag sibérien, où il devait demeurer 16 ans et
survivre par miracle. Séjour qui nous vaut de lire aujourd'hui ses
terribles et admirables Récits de Kolyma.
– Avec
tout ça, ma tondeuse n'est toujours pas revenue de sa révision
annuelle, alors que l'herbe s'est remise à pousser gaillardement, sans
se soucier de ce que le printemps n'arrivera que d'ici un mois. Putain
de réchauffement climatique, tiens !
Quatre heures. – Trouvé sur Atlantico,
toujours en pointe dans la défense de la langue française, ce titre :
« L'armement nucléaire français est incontournable à l'indépendance de
la France. » À ce stade, même le railleur le plus aguerri baisse les
bras, courbe la tête et s'abîme dans le silence…
Samedi 22
Onze heures. –
J'avais, depuis ma précédente lecture d'icelui, oublié la particularité
étonnante, et jusqu'ici unique dans mon expérience personnelle, du
volume que je possède de La Vie d'Arséniev (édition Bartillat).
Le livre propose une quarantaine de pages de notes, à la fin. Je trouve
déjà bien curieux que l'on munisse d'un “appareil critique” cette forme
littéraire qu'on nomme roman et qui, presque par définition, devrait se
suffire à lui-même, être un monde parfaitement clos. Bref… Ce qui est
amusant, ici, c'est que ces notes ne correspondent à aucun “appel de
note” dans le corps même du texte. Ce qui les rend, évidemment,
totalement inutilisables. D'un autre côté c'est tant mieux, dans la
mesure où elles sont, comme presque toujours, rigoureusement inutiles.
Par exemple, l'une d'elles nous informe que Lermontov était un écrivain
russe du début du XIXe siècle. Ah bon ? Vous êtes sûr ? Comment
dites-vous : Lermontov ? Jamais entendu parler… Heureusement que vous
étiez là, Madame Je-sais-tout ! Par ailleurs, le roman en question
m'ayant paru, lors de ce réexamen, assez ennuyeux, j'ai remisé ce pauvre
Bounine après une grosse centaine de pages.
Il y a déjà quelques jours que, malgré ma très décevante expérience, datant de 2014 ou 2015, avec Crime et Châtiment,
j'étais titillé par l'envie de revenir à Dostoïevski. J'ai bien sûr
cédé à cet auto-caprice et rapporté au salon les 1400 pages des Frères Karamazov. Mais je ne fais pas le fiérot, je puis bien le dire.
Sur
Causeur, Jérôme Leroy, qui se proclame écrivain, ce qui est bien son
droit, écrit d'une façon de plus en plus curieuse. Voici deux phrases de
son dernier article : « On entend parler, par exemple, pour les retraites,
de dates comme 2030, 2040, 2050. Alors que tous les signes écologiques,
économiques, sociaux annoncent l’imminence d’un effondrement, malgré
les manœuvres plus ou moins élaborées des climatosceptiques, comme la
mise en avant d’une Jeanne d’Arc scandinave
et tellement caricaturale qu’elle discrédite sans le vouloir toute
tentative de penser la collapsologie en guignolade médiatique qui fait
rire les esprits forts qui y passeront pourtant comme les autres, à
moins d’avoir la chance de mourir avant s’ils sont vieux. » On dirait
presque le charabia d'un blogueur d'extrême gauche. D'autre part, être
passé directement du communisme revendiqué aux délires climatiques n'est
pas sans jeter quelques doutes sur la solidité intellectuelle de ce
même Leroy… J'ai tout de même bien ri en apprenant que la godiche
scandinave était en fait une invention des “climatosceptiques” pour
discréditer les gentils urgentistes climatiques. On se fabrique les
complots qu'on peut, hein, Jérôme ?
Dimanche 23
Dix heures. – Depuis hier après-midi, j'ai avalé
quelque 300 pages des Karamazov. Je n'irai pas jusqu'à dire que ça
glisse tout seul, c'est même plutôt une lecture d'homme (encore qu'on
doive réussir à dégoter une ou deux Polonaises qui lisent Dostoïevski au
petit-déjeuner…) ; mais enfin, je ne comprends plus trop mon “blocage”
précédent sur Crime et Châtiment. Il reste que c'est avec une
sorte de stupéfaction teintée d'incrédulité que je me souviens d'avoir
lu entièrement les Karamazov en deux nuits, je devais avoir 19 ou 20 ans
: quelle santé j'avais !
C'était à Rennes, où j'étais
allé passer trois ou quatre jours chez ma tante Danielle, jeune sœur de
ma mère, morte depuis déjà un certain nombre d'années. Je me demande
bien ce que j'étais allé faire là-bas, moi qu'aucune envie de voyage ne
taraudait spécialement. Je suppose que Danielle, lors d'un passage chez
mes parents, m'avait invité à la venir voir, et que je l'avais bêtement
prise au mot. Elle était à cette époque dans un “entre-deux” de sa vie,
c'est-à-dire qu'elle était séparée de son premier mari et n'avait pas
encore rencontré le second. Ce qui ne signifie nullement qu'elle était
privée d'hommes : je crois que célibat et abstinence n'étaient nullement
son genre. Bref, j'ai passé là quatre jours, mettons, quasiment
toujours seul, car j'étais arrivé à un moment où ma chère tante croulait
sous le travail (à moins qu'elle n'ait trouvé cette excuse pour me
supporter le moins possible…), partait assez tôt le matin et ne
rentrait, fatiguée, qu'à l'heure du dîner, pour aller se coucher presque
aussitôt. Elle m'avait installée dans le canapé-lit du salon de son
petit appartement. Mon emploi du temps était fort simple : je lisais
toute la nuit ou presque, dormait une grande partie de la journée, puis
relisais en attendant le retour de mon hôtesse. Pas une fois il ne m'est
venu à l'idée d'aller me promener dans cette ville où j'étais : je suis
reparti de Rennes aussi ignorant d'elle que je l'étais en arrivant.
–
Si ce que l'on dit est vrai, des traductions d'André Markowicz, à
savoir qu'elles sont les premières, en français, à être véritablement
fidèles aux œuvres originales, alors il faut bien admettre que
Dostoïevski écrivait dans une langue ne ressemblant à aucune autre,
inélégante, empruntée, souvent pâteuse, donnant presque l'impression
d'une sorte de bégaiement. C'est assez heurtant durant les
premières dizaines de pages, puis il se produit un phénomène
d'adéquation entre cette langue et ce qu'elle raconte. Bientôt, le
lecteur éprouve la sensation d'être emporté par un fleuve en crue,
capable de charrier tout et n'importe quoi dans un grand tumulte de
désordre. Et il lui apparaît alors que ce bégaiement dont je parlais
est celui d'un homme qui a tellement à dire, et qui veut absolument le
dire entièrement et vite, que les mots et les phrases se bousculent pour
quitter sa plume avant d'être oubliés. Il en résulte une sensation
d'épuisement, un essoufflement qui est tout à la fois celui des
personnages, de l'auteur et du lecteur, désormais liés et incapables de
se séparer les uns des autres. L'expérience est sans doute unique,
passionnante en tout cas. N'empêche que je ne ferais pas ça tous les
jours.
Cette sorte de précipitation, ce style cahoteux,
pour ne pas dire chaotique, conduit parfois, souvent même, Dostoïevski a
écrire des choses bizarres, voire contradictoires. Par exemple, ce
morceau de phrase : « […] il s'était tellement attaché toute sa famille
qu'on le considérait absolument comme un enfant, ou presque, de la
maison. » D'abord, il y a ce “ou presque” qui semble tombé là, à cet
emplacement de la phrase, un peu par hasard, à la va-comme-je-te-pousse.
Surtout, il faudrait savoir : le personnage dont il est ici question
était-il considéré presque comme un enfant de la maison, ou bien l'était-il absolument ?Les phrases de ce genre se rencontre à tous les paragraphes… ou presque.
Au début, durant les trois ou quatre premiers chapitres, le lecteur a
l'impression que ces incohérences apparentes, ces incises distribuées
n'importe comment, affaiblissent le livre. Or, bientôt, de manière
étrange, inexplicable (inexplicable pour moi…), elles se mettent au
contraire à lui conférer un surcroît de force, une intensité supérieure.
Mais on comprend fort bien qu'au début du XXe siècle, pour faire passer
de tels romans auprès du public français, ses premiers traducteurs
aient jugé prudent et avisé d'en polir considérablement le style, de
passer les rondins de l'isba au papier de verre avant de les agrémenter
d'un joli verni “Île-de-France”.
Cinq heures. –
L'idée m'est venue que je pourrais fort bien, le temps d'un chapitre ou
deux, comparer phrase à phrase les traductions dostoïevskiennes de
Markowicz avec d'autres, plus anciennes et plus “classiques”, notamment
dans L'Idiot ou encore dans Crime et Châtiment,
puisqu'aussi bien je possède ces deux romans à la fois dans l'édition
d'Actes Sud et dans la Pléiade. Mais on verra ça quand j'aurai digéré
mes Karamazov… s'ils ne me restent pas trop sur l'estomac.
Lundi 24
Midi. –
Encore une journée de très grand vent, une de plus. Ce qui nous empêche
d'aller marcher ; ou, du moins, nous fournit une très bonne excuse pour
n'y pas aller, au grand dam de Charlus mais ce n'est pas encore lui qui commande.
–
J'ai rapporté au salon le volume de la Pléiade consacré aux essais de
Gide. Dans le but de relire la série de conférence qu'il a consacrées,
je ne sais plus exactement quand (si : 1923, au Vieux-Colombier de
Copeau), à l'œuvre de Dostoïevski. À propos de ce dernier, le chapitre
des Karamazov consacré à la légende (racontée non par l'auteur lui-même mais par Ivan Karamazov) du Grand Inquisiteur est réellement prodigieux. On sort de là comme abasourdi, presque haletant.
Mardi 25
Dix heures. –
Quant à moi, leur virus chinois, dont je n'essaie même pas de retenir
le nom, je m'en bats l'œil à un point difficilement concevable. Pour
ainsi dire, je m'y intéresse autant qu'à l'urgence climatique. À propos
de cette même bestiole infinitésimale, Atlantico, le site où l'on
baragouine au lieu d'écrire, termine un “chapeau” par la phrase
suivante : « Même si rien ne permet de prédire l'avenir, à quoi
faudrait-il s'attendre ? » À mon avis : à lire des conneries vides de
sens et des lieux communs usés à la trame. Mais je peux me tromper.
–
Je me demande si on a déjà signalé le formidable humour dont fait
souvent preuve Dostoïevski, son sens du cocasse. Lisant ce matin une
scène mettant aux prises Dmitri, l'aîné des frères Karamazov, et une
gente dame à moitié cinglée à qui il venait emprunter trois mille
roubles (lui proposant en échange une garantie ridiculement chimérique),
je riais tout seul et à voix haute, ce qui n'est pas si fréquent, en
tout cas chez moi : alors que, devant un film, je suis très “bon public”
de ce point de vue, il est exceptionnel qu'un roman me fasse vraiment
rire. Je me demande d'ailleurs bien pourquoi.
– Ce
matin, un grand et jeune nègre sympathique (je rajoute ce dernier
adjectif pour tenter piteusement d'alléger la peine que le tribunal,
après dépôt de plainte par une association compétente, pourrait
m'infliger pour avoir employer le mot qui tue…) est venu nous changer
notre compteur électrique pour un autre, à la pointe de la modernité
modernante. J'ai compris que, désormais, notre consommation serait
relevée à distance et en temps réel (ça impressionne toujours
plus ou moins les gogos dans mon genre, ce “en temps réel” : on sent que
c'est du sérieux, qu'on en a fini avec l'amateurisme, l'à-peu-près).
Pour la suite des explications données par notre charmant mélanoderme,
je me suis évidemment empressé d'en tout oublier, ce d'autant plus
facilement que, à mesure qu'il parlait, je me rendais compte que de
toutes les merveilleuses fonctions qu'il déroulait devant nos yeux tel
un tapis magique, la seule qui risquait d'avoir un jour la moindre
utilité était la remise en marche du dit compteur après une éventuelle
disjonction. Tout le reste était parfaitement sans intérêt. Du moins il
m'a bien semblé.
Mercredi 26
Deux heures. – Comme aurait peut-être dit ce grand plaisantin de Jacques Chirac, le corona-virus, “c'est pas d'la p'tite bière !”.
–
Appel téléphonique, hier après-midi, pour m'apprendre que ma tondeuse
était (enfin) prête à l'emploi. Sauf que les services météorologiques
prévoient de la pluie pour tous les jours qui viennent, ce qui anéantit
tout projet de tonte. En fait de pluie, ce matin c'était de la neige qui
tombait ; et, à l'instant même, de la grêle. S'il se met à neiger et à
grêler en février, c'est bien le signe qu'il existe vraiment une
terrible urgence climatique…
– Je comprends mieux comment j'ai pu, jadis, lire les Karamazov en
deux nuits : j'ai été totalement repris par cet extraordinaire roman et
ne parviens plus à le lâcher. L'impression d'être le visiteur unique
d'une gigantesque cathédrale baroque (chaque lecteur autre, au même
moment, étant lui aussi ce visiteur unique) aux absidioles foisonnantes
et multiples. Non une cathédrale que l'on aurait construite pierre par
pierre devant et pour moi : plutôt un édifice qui aurait été là de tous
temps, mais tellement replié sur lui-même qu'il serait demeuré invisible
dans un repli du sol, et que le fait de tourner la première page aurait
fait se déployer d'un coup et prodigieusement, dans toute ses splendeur
et majesté. (Ce disant, j'ai un peu l'impression d'être le niais qui
découvre l'existence de la lune et entend le clamer à tout l'univers…)
Jeudi 27
Quatre heures.
– Sentence de Catherine, à propos du vent qui se déchaîne depuis deux
ou trois heures : « À mon avis, si on avait encore la télé, on ne
l'aurait plus. » Le plus étonnant est que j'ai parfaitement compris ce
qu'elle voulait dire : c'est ça, la magie des vieux couples.
– Suis à deux cents pages de la fin des Karamazov, ce livre prodigieux.
Samedi 29
Une heure. – Je termine le mois en terminant Les Frères Karamazov. Et je vais commencer le suivant avec L'Éternel Mari,
que je suis presque certain de n'avoir jamais lu, alors qu'il se trouve
rangé avec les autres Dostoïevski depuis des années. Bizarre.
J'ai
eu, il y a quelques instants, la curiosité d'aller voir ce que je
notais ici même lors du dernier 29 février ; en 2016 donc. Je suis tombé
sur ceci :
« Onze heures du matin. – Voici ce que j'écrivais, il y a quatre ans, le 29 février : « Pas grand-chose à noter ici, mais il ne s'agissait pas de manquer la
date. Lorsqu'elle reviendra j'aurai presque soixante ans. J'espère bien
être en retraite ou sur le point de l'être, mais rien n'est moins sûr.
J'espère aussi ne pas être mort, mais rien n'est moins sûr non plus.
Combien me reste-t-il de 29 février, d'ailleurs ? Un ? Deux ? Trois ? À
coup sûr pas davantage, en tout cas – et trois me semble déjà une
hypothèse optimiste. »
Donc, je ne suis pas mort,
premier point. Secondement, je ne suis pas en retraite non plus, et la
date semble s'en éloigner quelque peu. En dehors de cela, il me tarde
d'être à samedi prochain, lorsque le peintre qui a envahi la maison pour
en refaire les plafonds aura terminé sa besogne. D'ici là, nous sommes
confinés dans la Case, Catherine, Bergotte et moi, ma chambre est un tel
capharnaüm de meubles et d'objet divers que j'ai peine à atteindre mon
lit quand vient l'heure de s'y rendre. Afin de réduire un peu la durée
du supplice, nous venons de décider d'aller passer deux jours dans le
Cotentin (demain et mercredi) ; encore faut-il que mes Puissances
tutélaires daignent se passer de mes services durant ce laps de temps :
pour l'instant, personne n'a encore répondu à mon mail suppliant.
Ce
que je trouve de pis, dans cette histoire de peintre, c'est que non
content que son intrusion ne me pourrisse la vie, comme tout ce qui
bouscule aussi peu que soit ma routine, elle va en outre me
coûter approximativement un demi-bras. Et, ensuite, il faudra encore
tout remettre en place, pour que la maison reprenne un aspect vivable.
Alors que, je dois le dire, les écaillures au plafond ne me gênaient en
rien. Saloperie d'année bissextile, tiens ! »
Ça
commence à faire un peu “poupées russes” mon affaire ! Je note tout de
même que j'ai déjà deux 29 février de plus au compteur par rapport à
2012 (comme tout le monde, abruti !) et que, donc, si je respecte mes
prévisions d'alors, il ne devrait plus m'en rester qu'un, et encore “en étant
optimiste”. Ah, on commence à faire moins le fiérot, hein ?
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