vendredi 1 mai 2020

Avril 2020










BACK TO NEW YORK CITY







Mercredi 1er

Onze heures. – Une information délivrée par Atlantico, dont je n'arrive pas à savoir si elle est plus étrange qu'amusante ou l'inverse. Disons qu'elle est absurde et n'en parlons plus. La voici : « Le confinement dynamise les révisions du Code de la route. » Et qu'on ne vienne pas accuser le premier avril : l'article est en ligne depuis près de deux jours.

– Comme prévu, Catherine s'est héroïquement déclaquemurée ce matin, entre neuf heures un quart et dix heures, pour aller faire provision de légumes à l'épicerie de Ménilles, village situé à six ou sept kilomètres de la maison. L'établissement vend principalement des fruits et légumes, mais aussi d'autres produits provenant des fermes environnantes. On va donc se becqueter de la chlorophyle et de la vitamine C durant les sept ou huit jours à venir. Elle est aussi revenue avec dix-huit œufs, denrée qui semble manquer un peu partout, si j'en juge par notre Super U et par l'expérience de Miss Élodie J, relatée dans son propre journal de claquemurage.

Je voulais noter encore autre chose ici, à quoi j'avais pensé dans mon fauteuil de salon ; mais le temps que les deux radiateurs chauffent suffisamment la Case pour venir s'y asseoir, l'idée s'était envolée : tant pis pour vous.

Midi et demie. – On pourrait imaginer une nouvelle dans laquelle on verrait le personnage principal – là, je vois plutôt un homme –, qui devrait se rendre à l'hôpital, aux urgences peut-être, en raison d'un problème de santé impérieux, mais n'ayant rien à voir avec le petit Chinois. Tout le temps de son séjour à l'hôpital, plusieurs heures, il sentirait sur lui, ou s'imaginerait sentir, le regard indifférent des médecins, des infirmières, etc., tous occupés quasi uniquement du virus impérialiste. Il en concevrait d'abord de l'agacement, puis de la colère – ayant l'impression d'être traité comme quantité négligeable –, laquelle se muerait soudainement une une sorte d'humilité obséquieuse. Finalement, il ressortirait de l'hôpital soulagé de son mal… mais empli d'une honte impossible à vaincre, d'avoir déranger tant de monde pour son “non virus”.

(Et c'était à cela que je faisais allusion dans le paragraphe précédent, et qui m'est revenu d'un coup.)


Jeudi 2

Deux heures. – Titre produit par les analphabètes d'Atlantico : « Sibeth Ndiaye décide de remanier les membres de son cabinet ministériel. » Elle va s'y prendre comment pour remanier ces pauvres gens ? Elle va se livrer à une nouvelle répartition de leurs organes vitaux ? Et, dans ce cas, chaque “remanié” conservera-t-il ses organes propres, ou bien y aura-t-il une redistribution interpersonnelle ? Ces gens-là ont tout de même des mœurs bien étranges.

Cinq heures. – Le camarade Musseb commence à déprimer velu. Non seulement on est toujours sans nouvelle de l'escargot de la cuisine, mais en plus, aujourd'hui, il craint pour la vie de sa pousse de salade-coquelicot, qu'il vient de rempoter en urgence, après l'avoir très imprudemment exposée au soleil. (Qui, à part un bobo parisien particulièrement atteint, aurait l'idée de becqueter du coquelicot en salade ?)  Il tire de cette catastrophe potagère une conclusion dont la radicalité est vertigineuse : « Le mieux est l'ennemi du bien. » Le monde retient son souffle. Pendant ce temps, René Paul se demande si, en passant ses masques au four, il pourrait les réutiliser. Dans le cas inverse, mon conseil : les reconvertir en crackers pour l'apéro.

– Par curiosité, parce que j'y ai des amis, je suis allé voir chez Dame Ternette les “scores” du Cantal. À la date d'hier, les camarades hauts-auvergnats affichent crânement 12 hospitalisés et aucun mort. J'ai comme dans l'idée que, très vite, les départements mieux cotés vont commencer à les toiser avec une certaine condescendance ; exactement comme, dans un chambre d'hôpital, l'alité affligé d'une maladie vraiment sérieuse considère son voisin qui, lui, ne souffre que d'une banale appendicite.

(Je trouve que cette époque devient réellement amusante. Ou, pour mieux dire : cocasse.)


Vendredi 3

Cinq heures. – Je me demandais tout à l'heure si, parmi tous les pays qui s'adonnent en ce moment même aux joies du Grand Claquemurage, il en était d'autres que nous pour pratiquer cette ridicule pratique de l'attestation de déconfinement. À quoi peut bien rimer une attestation que l'on se délivre à soi-même, sans contrôle d'aucune sorte ? Et de quoi ce bout de papier sans valeur atteste-t-il ? C'est notre absurdité administrative poussée à son extrême, à son absurde. Et, bien entendu, comme la plupart de ces mesures paperassières, d'une parfaite inefficacité. Si, par exemple, je décidais demain de passer toute la journée hors de chez moi, qu'est-ce qui m'empêcherait de partir de bon matin, avec une douzaine d'attestation en poche, une par heure, que je produirais sur demande à mesure que le soleil avancerait dans le ciel ? Mais qu'on se rassure : l'idée de passer la journée hors de chez moi ne risque pas plus de m'effleurer en ce moment qu'elle ne le fait d'ordinaire.

En revanche, je vais bel et bien descendre à Pacy demain matin tôt, afin d'en rapporter du pain pour une dizaine de jours ainsi que le rôti de porc “commandé” par Catherine (commandé à moi, non au boucher ; d'où les guillemets).

Rien à signaler du côté des “journaux de confinement” des uns et des autres. Même le camarade René Paul, d'assez loin le plus atteint de mes confinés d'élection, même lui semble un peu “en dessous”, dans sa dernière livraison apocalyptique. Quant au sieur Musseb, j'espérais vivement avoir des nouvelles de sa salade-coquelicot, laissée hier entre la vie et la mort, mais rien de rien ; ce qui fait que mon angoisse à son sujet va durer au minimum jusqu'à demain matin, vu que je m'apprête à fermer l'ordinateur, dès que j'aurai fini de bavasser ici.

Lectures inchangées : Chalamov, puis Grossman.

Les mésanges, bleues ici, charbonnières là, continuent de s'activer dans les nichoirs, comme si la fin du monde n'était pas pour demain, ces andouilles. Si ça ne tenait qu'à moi, je te leur collerais une bonne grippe mésangière pour leur apprendre à moins la ramener, ce serait vite vu.


Samedi 4

Onze heures. – Gros soulagement ce matin : la salade-coquelicot va bien ! Je suis bien heureux d'avoir vécu suffisamment longtemps pour avoir appris la bonne nouvelle.

– Sortie ce matin, donc, pour acheter trois kilos de pain, environ, et un rôti de porc dans l'échine. La vendeuse de la boulangerie, à qui je posais la question, m'a appris qu'ils avaient nettement moins de clients depuis le Grand Claquemurage, et que, en revanche, les bouchers et les marchands de fruits z'et légumes travaillaient beaucoup ; ce qui m'a paru un peu bizarre, illogique. Une explication plausible m'a été donnée cinq minutes plus tard par le jeune boucher d'en face (en face de la boulangerie, suivez un peu…) : « Les gens sont coincés chez eux, ils s'emmerdent… alors ils se sont mis à faire des gâteaux et du pain eux-mêmes. » Ça tient debout, en effet. Quant à eux, les bouchers, ils ont autant de clients qu'avant, mais qui achètent davantage à chaque fois. Pourquoi ? « Parce que tout le monde est à la maison, que les cantines et les restaurants sont fermés… » Là encore, c'est logique. Il me dit aussi que le “pic” du samedi et du dimanche matin a disparu, que le flux de la clientèle s'est réparti assez également sur toute la semaine. « Sauf les vieux : eux, ils continuent à tous venir le samedi vers onze heures. Et en plus, ils râlent s'ils ne sont pas servis tout de suite. » M'étonne pas : d'après mon expérience personnelle, les vieux sont presque aussi cons que des jeunes.

J'étais déjà de retour depuis cinq ou dix minutes quand Catherine s'est enfin déconfinée du lit. Sa première question : « Tu t'es lavé les mains au moins ? » Moi : « Non seulement je ne me les suis pas lavées, mais j'ai léché soigneusement tous mes doigts avant de tripoter Charlus pour répandre mon petit Chinois dans ses poils ! » On s'est marré.

Pendant ce temps, René Paul a trouvé un nouveau motif à tremblements de trouille : « Aujourd'hui on parle de possibles atteintes neurologiques du virus, de potentielles lésions cérébrales, expliquant les troubles détectés (perte goût/odorat). Certains évoquent des possibles lésions irréversibles chez des malades, et même des lésions non encore détectées. » Il semblerait en tout cas que le virus soit capable, chez certains malades infectés ou non, de mettre le cerveau en roue libre et de lui faire raconter absolument n'importe quoi, pour faire rire ses petits camarades de claquemurage.

Midi. – Je me faisais la réflexion en parcourant, rapidement et distraitement, les bavardages coronaviraux qui se déroulent presque “non stop” sur le forum des In-nocents. Je me demandais, avec un certain ébahissement : comment des hommes au cerveau normalement constitué peuvent-ils passer autant d'heures à discuter de masques (faut-y en mettre ou faut-y pas ?), de gants, voire des trajectoires qu'empruntent les postillons lorsqu'ils s'élancent hors des lèvres ? Et que je te cite tel virologue belge, et que je m'appuie sur cet épidémiologue sri-lankais, etc, tout cela avec un sérieux dont on sent bien que, si on s'avisait de venir le perturber par une innocente plaisanterie, on se prendrait son lot de tomates blettes – et peut-même infectées ! – à travers la figure. Est-ce que, réellement, nous sommes en train de devenir tous fous à lier ? Ou bien l'étions-nous déjà et que seul nous manquait, comme en photographie à l'ancienne, le révélateur ?

Sur ce, m'en vas déjeuner.

Trois heures. – J'ai laissé Catherine aller seule déconfiner Charlus, cependant que, de mon côté, je déclaquemurais la tondeuse à gazon ; laquelle ne m'a demandé ni ma carte d'identité, ni mon passeport, ni attestation d'aucune sorte. (Mon p'tit gars, il va falloir cesser d'utiliser ces deux verbes de circonstance : c'était amusant les premières quarante-huit heures, mais là, ça va faire, comme disent nos amis québécois.)


Dimanche 5

Midi. – Il serait maintenant question de rendre le port du masque obligatoire : si c'est le cas, les anti-burkas vont avoir l'air malin. Cela dit, voilà qui m'empêcherait totalement de sortir, sauf pour aller promener le chien par les chemins déserts : il est hors de question que je m'affuble de ce truc.

Pendant ce temps, les plus éminents spécialistes de nos plus hautes autorités sanitaires se demandent gravement pour quelles mystérieuses raisons, le nombre de morts par coronatruc est aussi anormalement élevé en Seine-Saint-Denis. Et bien entendu, ils en trouvent, des raisons, et des fort convaincantes ma foi : la pauvreté, l'exclusion sociale… et puis aussi l'exclusion sociale, la pauvreté… sans parler bien sûr de la pauvreté, de l'exclusion sociale… Et n'oublions pas la, etc.

Autre chose, trouvée sur le blog de Valérie S., dont le voisin travaille dans le bâtiment, et qui lui parle des problèmes rencontrés sur les chantiers, notamment d'approvisionnement. Il ajoute ceci : « Et puis c'est pas facile… Y'a les noirs y se sentent pas concernés, y disent que c'est une maladie de blancs. Au réfectoire, les Pakistanais mangent tous dans le même plat en trempant une espèce de galette qui sert de cuillère… et les Tunisiens ils partagent toujours la gamelle… C'est pas facile… »

Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi je note tout ça, qui n'a à l'évidence rien à voir avec les problèmes de la Seine-Saint-Denis. Ou règnent surtout la pauvreté et l'exclusion sociale… sans parler de… (Au refrain.)


Lundi 6

Onze heures. – En commentaire sur le blog, Guillaume Cingal me recommande la lecture d'un livre dont, par ailleurs, il dit beaucoup de bien dans son propre blog : Le Nuage et la Valse de Ferdinand Peroutka, un journaliste et écrivain tchèque (1895 – 1978) dont j'avoue n'avoir jamais entendu parler avant. Il est vrai que son unique roman, celui conseillé par Cingal, n'est traduit en français que de l'année dernière. Je vais sans doute le commander car, d'après les résumés et critiques que je viens d'en lire, il semble “entrer en résonance” avec mes lectures actuelles. Moi qui, une fois de plus, m'étais promis de ne plus acheter de livres avant au moins plusieurs mois…

Trois heures. – La palinodie pandémique prend de plus en plus les allures d'un suicide collectif. Les historiens de l'avenir, s'il en reste, vont avoir de quoi s'interroger, à propos de cette civilisation disparue qui aura préféré se suicider plutôt que de se mettre à tousser.


Mardi 7

Onze heures. – Terminé les Récits de la Kolyma il y a une petite heure. L'un de ces livres qui laissent une empreinte si forte que surgit immédiatement la question : que lire ensuite ? Quel auteur, quel livre, quelle œuvre supporteront la comparaison, ou même simplement le voisinage ? On risque fort, en opérant le rapprochement, de se montrer très injuste envers le nouvel arrivant, le candidat malheureux ! D'après mon expérience, il convient, au moins durant un jour ou deux, de se porter aux extrêmes. Je veux dire : à l'un ou à l'autre extrême. On peut soit se réfugier auprès d'un très grand écrivain, et si possible déjà connu. Par exemple, relire une centaine de pages de Proust, ou La Mort d'Ivan Illitch de Tolstoï, ou deux ou trois chapitres de Saint-Simon, ou un livre des Mémoires d'Outre-Tombe qui, justement, attendent leur tour au salon, etc. À l'inverse, on peut utiliser comme une sorte de purgatif tel ou tel livre dont on n'attend rien et qui, de ce fait, ne provoquera aucune déception : un roman policier fera très bien l'affaire. Ou bien, tiens, ce serait le moment de découvrir enfin les œuvres d'un Yann Moix ou d'une Annie Ernaux, pour citer les deux noms qui me viennent à l'esprit : là, aucune déception à craindre, en effet. Mais c'est trop de malchance : on a beau fouiller les rayonnages, inspecter tous les dos de livres qui s'y trouvent, rien à faire, on ne possède aucun ouvrage de M. Moix ni de Dame Ernaux. On sera donc bien obligé de se rabattre sur Chateaubriand ou Saint-Simon ou Tolstoï. C'est dur…

Une heure et demie. – Finalement, je n'ai adopté ni l'une ni l'autre des solutions que je préconisais il y a un peu plus de deux heures. J'ai plutôt choisi de “rester dans la tonalité” en rouvrant frontalement deux chantiers complémentaires : Contre tout espoir, de Nadejda Mandelstam, pour le côté communiste, et Pèlerin parmi les ombres, de Boris Pahor, afin de rester dans l'atmosphère “camp”. C'est-à-dire que je persiste dans les lectures guillerettes.

– C'est de quelques jours seulement que je sais que Nadia n'est pas un “vrai” prénom, mais seulement le diminutif russe de Nadejda. Il y a d'autres exemples de ce phénomène – des diminutifs russes mutant en prénoms à part entière à la faveur de leur “passage à l'Ouest” –, mais je les ai oubliés, faute de les avoir notés au moment où je les rencontrais : alzheimer de relativement fraîche date, je n'en ai pas encore tous les bons réflexes.

– Je suis sans doute bouché à l'émeri, n'entendant rien à rien, mais ce titre me laisse pantois ; à tout le moins, fortement interrogateur (ou atif ?). C'est chez Atlantico : « Coronavirus : l'Espagne premier pays européen à envisager le revenu universel. » Quelqu'un saura-t-il m'expliquer le lien entre ceci et cela ?


Jeudi 9

Dix heures. – Je m'avise d'une chose qui, sur le moment, m'étonne : depuis le début du Grand Claquemurage, je lis régulièrement une dizaine, peut-être une douzaine, de blogs dont les animateurs ne parlent plus que du petit Chinois – ce qui est bien sûr leur droit. Je sais bien que dix ou douze blogs ne permettent en aucun cas de dégager la moindre conclusion statistique, mais voici : sur ces dix ou douze personnes, dont certaines prévoient la catastrophe voire l'Apocalypse, aucune ne semble avoir été touché par le virus. Je veux dire : non seulement eux-mêmes, mais leurs proches, leur famille, leurs amis, ni même des amis d'amis ou des amis d'amis d'amis. Moi non plus, d'ailleurs, je ne connais personne qui soit atteint, et encore moins mort. Sur le coup, la chose m'a paru étrange, mais en y réfléchissant trois secondes et demie, je me suis rendu compte que c'était parfaitement normal, vu le faible nombre de gens atteints par rapport à la population globale. Ce qui serait surprenant, en fait, c'est que chacun de ces blogueurs-là connaisse au moins une personne atteinte.

Pour rester sur le même sujet, je trouve piquant que, aux États-Unis, les noirs meurent en plus grand nombre du virus que les blancs (la pauvreté, l'essclusion sociale…) et que, dans le même temps, on continue à clamer, un peu partout en Afrique, que ce virus est une “maladie de blancs”. Ce qui est doublement une absurdité puisque, comme l'indique le sobriquet que je lui ai donné, le petit Chinois baladeur était plutôt, au départ, une “maladie de jaunes”. Si le virus n'a pas de couleur, on voit que la connerie, elle, n'as pas de continent exclusif. Même si, apparemment, elle se prend davantage ses aises sur certains.

– Finalement, j'ai laissé tomber d'un seul coup mes communistes et mes nazis, fermé mes Goulag et Lager, repoussé loin de moi toute ma littérature concentrationnaire (ou campeuse ?) : ça suffisait comme ça. Et j'ai, tout aussitôt, renoué avec Anthony Trollope, Les Enfants du duc : ça fait un bien fou.

Une heure et demie. – Oublié de noter la catastrophe majeure de ce jour (oubli “freudien” évidemment, tant la chose ne me fait pas honneur). Ce matin, au saut du lit, j'ai éprouvé la fantaisie malsaine de grimper sur le pèse-personne. Son verdict fut implacable, à ce salaud : 92 kg. J'ai donc pris deux kilos ces dernières semaines, moi qui, çà et là, me vante auprès de qui veut l'entendre de n'avoir pas pris un gramme depuis que claquemurés nous sommes. J'ai l'air malin. Bref, dès le petit déjeuner, j'ai donné un tour de vis, en me promettant d'être repassé sous la barre fatidique (90), avant la fin du mois. Le monde retient son souffle (il fait bien, vu ce que contient le dit souffle).


Vendredi 10

Onze heures. – Réflexion typique de bobo décervelé : dans son“journal de confinement” du jour, le camarade diariste Musseb décrète que, sans les voitures et délestée d'une partie de ses occupants habituels, Paris “sent la campagne”. Non, mon gars : ça sent simplement la ville sans voitures ; la campagne c'est encore autre chose, n'ayant à peu près rien à voir. Du reste, en ce moment – Catherine en revient tout juste –, Pacy est encombré de voitures et de gens qui font leurs achats (par réflexe de leur “vie d'avant” ?) en prévision du week-end pascal. Ce n'est pas pour autant que ça sent Paris…

Quatre heures. – Les hirondelles sont arrivées.


Samedi 11

Dix heures. – À tous ces gens qui ne peuvent faire dix mètres en dehors de chez eux sans se livrer à tout un protocole, aussi compliqué que long et astreignant (et je ne parle même pas de tel grand crétin qui passe ses gants au four, respire dans son sèche-cheveux et passe tous ses pots de Flamby à l'alcool avant de les ranger dans son frigo…), à tous j'ai envie de poser la simple question suivante : « Pensez-vous vraiment que votre vie soit si précieuse, si indispensable, si irremplaçable, qu'elle mérite ce luxe de précautions dont vous l'entourez ? »

Et tout cela pour quoi ? Je regardais, il y a cinq minutes, les chiffres donnés pour l'Eure (je ne parle même pas du Cantal de Marco Polo, qui continue d'afficher crânement son absence totale de mort) : nous en sommes aujourd'hui à 87 personnes hospitalisées, soit la population d'une toute petite rue de sous-préfecture ; sur un total de plus de six cent mille habitants ; c'est-à-dire en gros 0,01 %.  Nombre de morts : 33, l'équivalent d'une salle de classe un peu en surnombre mais à peine.


Dimanche 12

Onze heures. – Temps superbement printanier, identique à ce qu'il est depuis environ une semaine. Je plains un peu les citadins claquemurés dans leurs ruelles – un peu mais pas trop car, en réalité, je m'en fous. Depuis mon plus jeune âge, ma mère m'a toujours affirmé que je suis un égoïste : elle avait parfaitement raison, je suis bien obligé de l'admettre.

– J'ai oublié de noter hier, que, aux aurores (c'est une image car, à 7 heures, il y a belle lurette qu'il fait jour, désormais), j'avais déconfiné à donf pour aller chercher le pain des huit ou dix prochains jours. Dans Pacy, à cette heure-là, j'ai vu trois personnes en tout et pour tout (en dehors des deux boulangères de service) : une avec un masque et deux sans. Ce qui, en me comptant, fait une proportion de 3 pour 1. Car il est entendu que jamais je ne m'affublerai d'un masque : si ce truc devient obligatoire, je cesserai totalement de sortir du Plessis et irai promener Charlus suffisamment tôt pour n'avoir pas à croiser la maréchaussée ; qui, de toute façon, est ici d'une discrétion exemplaire, toute proche de l'invisibilité complète.

– Dickens m'emmerde. J'avais repris Bleak House, j'en ai lu un peu plus de deux cents pages, mais rien à faire : il m'emmerde. Je reconnais toutes les qualités que l'on prétend d'ordinaire lui attribuer – humour, relief des personnages, sens narratif, finesse et profondeur du tableau “sociologique”, etc. –, mais tout cela baigne dans une sorte de niaiserie dont il ne se défait jamais vraiment. C'est criant dès qu'il se mêle de mettre en scène des jeunes filles : au bout de trois ou quatre pages, vient au lecteur une irrépressible envie de leur allonger une paire de mandales, avant de les livrer à une escouade de satyres en rut, histoire de les désétherer un peu. À la place, j'ai ressorti la Moll Flanders de Defoe.

De toute façon, après avoir lu Les Enfants du duc, je ne m'étais tourné vers Dickens que par défaut :  mon véritable désir aurait été de demeurer en compagnie de Trollope. Seulement voilà : si les six ou sept romans composant le “cycle de Barchester” sont disponibles à des prix fort raisonnables – et c'est pourquoi je les ai tous achetés et lus, il n'en va pas du tout de même pour ceux qui forment le “cycle Palliser”, dont fait partie Les Enfants du duc. À part celui-ci, justement, pas moyen de trouver les autres à moins de soixante-dix euros, quand ce n'est pas carrément cent cinquante ou deux cents. Je me suis donc résigné, la mort dans l'âme (ce qui est tout de même mieux que le covid aux poumons), à ne jamais lire ces romans qui, pourtant, me font très envie. C'est vraiment la plaie d'être pauvre ! D'une certaine manière, j'envie ceux qui l'ont toujours été : ils doivent avoir un entraînement que je suis encore bien loin d'avoir.

Trois heures. – Un titre d'Atlantico qui fait ma joie :  « Problèmes d'approvisionnement et de distribution : le prix de la drogue explose en France. »


Lundi 13

Midi. – Ce pauvre Musseb devient, à mesure que passent les jours claquemurables, de plus en plus pontifiant et ennuyeux, avec des pesantes diatribes “révolutionnaires” et macrophobes si attendues que l'on a désormais l'impression de s'être trompé d'adresse et de se trouver face à l'une des indigestes dissertations de Juan Sarkofrance. Au moins, quand il tremblait pour son plant de salade coquelicot, il était rigolo. Sans le vouloir, mais rigolo tout de même. Alors que, là, on frise la dépression grave, comme le montrent à l'évidence les inquiétants symptômes qu'il nous dévoile courageusement : « Je prépare moins de plats compliqués, j’applaudis moins au balcon […] ». Il ne faut pas se le cacher : quand on commence à bouffer du sandwich et à ne plus applaudir au balcon, c'est qu'on est déjà dans la spirale de l'enfer. D'ailleurs, sa conclusion fait froid dans le dos : « […] nous risquons tous de devenir de dangereux radicaux. » Mais non, gentil bobo, mais non : il reviendra, le beau temps du jogging et des salades quinoa-coquelicot. En attendant, il faut , comme disait Barrès, “se replier sur ses minima” ; c'est-à-dire sur les œuvres complètes d'Annie Ernaux.

– Pour se changer agréablement du guignol ci-dessus évoqué, je suis fort aise de me trouver en plein accord avec Cyril Bennasar,  dont j'ai toujours bien aimé les articles, qui, ce matin, écrit ceci sur Causeur, à propos du port du masque, qui pourrait, dit-on, devenir obligatoire :

« On dirait une blague : « Tu préfèrerais avoir un bec de canard pendant trois mois ou te retrouver à hôpital avec des tuyaux ? ». Heureusement, il y a une troisième option, un confinement strict. Moi qui ai toujours préféré le risque du traumatisme crânien au ridicule du casque à ski ou à vélo, je crois que je vais préférer l’ermitage au port du bec. Si je survis à la pandémie, je n’aimerai pas avoir été vu sous mon profil palmipède et si j’y reste, je ne veux pas que mon image se confonde dans la mémoire de mes descendants avec celle de Donald. »

Préférer l'ermitage au port du bec : c'est exactement la ligne que je me suis fixée, dès qu'il a été question d'une quelconque obligation. Nous allons donc sans doute passer, Cyril et moi-même (et d'autres valeureux inconnus avec nous) du statut de claquemuré à celui d'emmuré.


Mardi 14

Midi. –  J'ai éprouvé ce matin le besoin de contrebalancer un peu le Journal de l'année de la peste, par une lecture plus vivifiante, si je puis dire. Car il est beaucoup question de claquemurage, chez Defoe. Et, qu'on m'en croie, ce n'était pas du confinement de fiotes progressistes, à l'époque ! Quoi de mieux, alors, que de reprendre le délicieux et fourmillant Tableau de Paris de Louis Sébastien (Sébastien et non Seb…) Mercier ? (Tableau dont je m'aperçois, avec consternation mais sans surprise, que les cuistres inopérants qui président aux destinées du Mercure de France n'ont pas pris la peine de rééditer les deux volumes qu'ils avaient publiés en 1994, et que je possède depuis ce temps, fort heureusement.) Je retrouve, intact, ce plaisir que j'avais eu à ma première lecture, celle de se promener librement dans un Paris disparu à tout jamais, d'en parcourir les rues, d'en soulever les toits pour fureter dans ses maisons, ses ateliers, ses palais comme ses masures, de rentrer dans les échoppes des commerçants ou de s'arrêter un moment dans l'une ou l'autre de ses innombrables tavernes. Et tout cela sans le moindre “sauf-conduit” en poche, s'il vous plaît !

– À part ça, il paraît que M. Macron a hier fait un discours. Je ne l'ai évidemment pas écouté, pas plus que je n'irai lire les commentaires bloguiformes qu'il a dû susciter, connaissant ces derniers par cœur avant même qu'ils n'aient été bafouillés. Qu'on me laisse avec Defoe et Mercier : je n'en demande pas plus.


Mercredi 15

Midi. – Il y a une heure, nous avons bien failli partir promener Charlus… sans nos attestations ! Faute majeure, péché mortel. Heureusement, en bon citoyen viro-responsable, j'y ai pensé au dernier moment (Catherine et le chien, chacun à son bout de la laisse, m'attendaient déjà au portail). Au retour, nous avons vu deux de nos voisins qui se parlaient face à face, à environ cinquante ou soixante cm (je ne suis pas allé mesurer précisément) l'un de l'autre. Si j'avais eu un téléphone portatif avec moi, je les aurais évidemment dénoncé immédiatement aux autorités compétentes, comme tout bon Français se doit de le faire : j'ai bien regretté de n'en avoir pas.

– Hier, tontine.

– Rien à signaler de cocasse, pour le moment, du côté des coronaro-diaristes. Mais la journée n'est pas fini, et je sais leurs ressources inépuisables. Je vais donc retourner, l'âme sereine, vers Defoe et Mercier qui, je dois dire, se combinent fort agréablement.

– Commencé, hier soir, à regarder une mini-série (4 épisodes) allemande, intitulée Unorthodox, qui se passe entre New York et Berlin, dans le milieu juif hassidique. Plutôt pas mal, à en juger par le premier épisode. Ça m'a vaguement donné envie de relire quelques-uns des romanciers juifs qui se tiennent sagement sur leur rayon de bibliothèque. On verra quand j'en aurai fini avec Defoe.

À propos de lui, d'ailleurs, je pense qu'après le Journal de l'année de la peste, je vais reprendre Robinson Crusoe, dont je conserve deux souvenirs contradictoires, l'un fort lointain, l'autre nettement plus récent. Ma première lecture m'avait, je m'en souviens fort bien, enthousiasmé. J'avais 9 ans et il s'agissait bien sûr d'une version abrégée, “pour enfants”, que m'avait offerte ma grand-mère paternelle. La seconde, il y a dix ou quinze ans;, m'avait fait nettement revenir sur cette première impression : le roman, intégral cette fois, m'avait paru long et, pour tout dire, assez ennuyeux. D'où l'intérêt d'une troisième lecture : il va s'agir de tenter de départager, en moi, le lecteur enfant et le lecteur adulte, si faire se peut.

 Trois heures. – Reçu, au courrier d'aujourd'hui, un roman tchèque commandé à Herr Momox voilà une dizaine de jours, parce que Guillaume Cingal en disait beaucoup de bien sur l'un de ses blogs : Le Nuage et la Valse de Ferdinand Peroutka (1895 – 1978), journaliste que le nazisme envoya à Buchewald de 1939 à 1945 et que le communisme contraignit ensuite à l'exil américain à partir de 1948. Bien que j'ai déjà deux livres “en train”, je n'ai pu résister à la curiosité de lire les quarante ou cinquante pages du prologue (l'ensemble atteint presque les six cents pages) ; lequel prologue campe, vers 1910 ou 1911, un jeune miséreux viennois appelé X qui, comme le lecteur le devine assez vite, se révèle être Adolf Hitler. Écriture sèche, précise, dénuée du moindre pathos. C'est édité par une maison dont je n'avais jamais entendu parler, La Contre-allée, qui semble avoir plus ou moins partie liée avec Les Belles Lettres : il faudra demander confirmation à Michel Desgranges… si j'y pense encore lorsque le déclaquemurage nous autorisera à renouer avec nos déjeuners mensuels.


Jeudi 16

Dix heures et demie. – Je lis çà et là que, suivant les dernières mesures effectuées, la qualité de l'air, à Paris, serait restée exactement la même qu'avant l'arrêt de la circulation automobile intensive. Voilà qui risque de rendre très triste le camarade Musseb, lui qui se pensait déjà transplanté à la campagne sans quitter son arrondissement.

– Lu depuis hier environ 250 pages du roman de Peroutka, vraiment remarquable. J'essaierai d'y revenir plus longuement quand je l'aurai terminé, si le petit Chinois ne m'a pas coupé le sifflet avant. Ce qui serait dommage.

Trois heures. – Un imbécile écrivait ceci fin mars : « Ainsi, pendant que la population meurt en masse, pendant que les cadavres s'empilent à la sortie des hôpitaux dépourvus des moyens nécessaires à la lutte épidémique, nous regardons un président qui travaille à sauver la finance et le monde des affaires. » Voilà donc un garçon qui a vu, mais alors là : vu de ses yeux vu, hein ! des cadavres s'empiler à la sortie des hôpitaux. (Pourquoi seulement “à la sortie” d'ailleurs ? Pourquoi pas à l'entrée ? Ou à la cafétéria ? Sur le parking des visiteurs ? À tant faire que de se la jouer “peste médiévale”, autant y aller à fond.) Je crois que je vais avoir du mal à trouver plus con, ou plus dément. il est vrai que quand on a choisi de s'appeler Monsieur Poireau, n'est-ce pas…

(Finalement, je mets le lien, parce que tout le billet est une pièce d'anthologie. On dirait un peu d'une grosse poule qui, effrayée par le chien, court en rond dans son enclos en battant de ses ailes inutiles et en s'égosillant. On s'amuse bien quand même, non ? Je suis sûr que “après”, on va le regretter ce virus, ainsi que les superbes envolées qu'il aura provoqué chez la volaille de basse-cour.)

Six heures. – Peu avant quatre heures, pris d'un courage aussi subit qu'inexplicable, j'ai décidé de partir promener Charlus. Nous sommes allés, d'abord en laisse tous les deux, puis en complète liberté, jusqu'au bois de Monsieur Poule (toponymie strictement intra-familiale, qu'on ne se casse pas la tête là-dessus), dans lequel nous avons couru un peu et suivi quelques pistes. Au retour, mon intention était de prolonger la promenade par un tour de village. C'est alors que,m'apprêtant à quitter le chemin pour retrouver la rue de la Mare du Four, je me suis aperçu que, pour la première fois depuis un mois, j'étais sorti sans mon auto-autorisation, si je puis la nommer ainsi. Certes, aucun gendarme ne circule jamais dans les rues du Plessis, mais comme dit l'autre : il suffit d'une fois. Charlus et moi sommes donc rentrés rue de l'Église directement et en rasant les murs, moi par crainte du courroux bien légitime de l'éventuelle maréchaussée et lui pour renifler les alléchantes odeurs ci-déposées par ses congénères, plus précoces que nous en déconfinage.


Vendredi 17

Onze heures. – Six ou sept vaches sont revenue dans la pâture qui jouxte la Case. Les regarder aller, venir et brouter nonchalamment semble augmenter le silence et la paix qui règnent ici. Bien que hors saison, on pense à Apollinaire :

Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant lentement s'empoisonnent

Mais aussi à cette vieille chanson de Jacques Bertin, qui me ramène au cœur d'Orléans, celui de mes 20 ans, et qui s'intitulait Gens de Chalonnes. Chalonnes-sur-Loire est une petite ville sise, comme son nom l'indique, au bord de la Loire, à une vingtaine de kilomètres en aval des Ponts-de-Cé chers à Aragon. La chanson commençait ainsi :

Oh comme est calme cette ville
Oh comme est douce la rivière
Si je reste ici j'oublierai…

– Unique sortie de la semaine, ce matin, pour aller chercher du pain. Il était sept heures dix, la boulangère, blonde et malheureusement tatouée, mais néanmoins aimable, semblait à peu près éveillée. J'ai croisé, sortant de son échoppe, une dame qui y entrait. Elle était masquée, sans doute par peur de subir la contamination des baguettes tradition et des pains aux raisins. Et me voici, sauf imprévu, reclaquemuré jusqu'au milieu de la semaine prochaine. Tout est normal, donc.

– Rendu aux deux tiers du roman de Peroutka, mon journaliste tchèque. De plus en plus remarquable. J'y insiste parce qu'il est fort rare qu'un journaliste professionnel se révèle être aussi un véritable écrivain : en général, la profession ne donne que des faiseurs plus ou moins habiles, s'abîmant dans l'oubli (ou s'oubliant dans l'abîme…) dès qu'ils ne sont plus là pour organiser le tintamarre autour de leurs étiques chefs-d'œuvre.

Quatre heures. – Je termine à l'instant Le Nuage et la Valse. Grand choc. J'aimerais beaucoup écrire un billet un peu ample à propos de ce roman impressionnant. Mais je crois que je ne vais pas y arriver.


Samedi 18

Deux heures et demie. – Parvenu à peu de chose près à la moitié du roman, je ne peux pas dire que Robinson Crusoé me séduise beaucoup. D'abord, on s'y ennuie tout de même pas mal, avec ces descriptions interminables des mille et un travaux que le naufragé doit exécuter pour tenter d'assurer sa survie. Certes, il est sans doute toujours utile de savoir comment s'y prendre pour tailler des pieux et se monter une petite clôture, mais enfin… Ensuite, il me paraît que l'ensemble est tout à fait impossible à croire. Voilà un jeune homme né en ville – à York pour être précis –, qui nous informe dès le début qu'il n'a jamais appris aucun métier, qui s'est ensuite, certes, vaguement occupé un temps d'une plantation au Brésil, et qui, soudain, se trouve capable d'exercer à peu près tous les artisanats, de tresser des paniers, de tourner l'argile pour en faire des pots, de se creuser une pirogue (et même deux !) dans un tronc d'arbre, de récolter du blé, d'en faire de la farine puis du pain, d'apprivoiser des chèvres pour se monter un troupeau, de se faire couturière pour remplacer ses fringues usagées, et ainsi de suite.  Il est même d'une habileté redoutable, puisque capable de se confectionner un parasol repliable !

Avec tout cela, des  négligences incompréhensibles. Lorsque Robinson débarque sur son île, il a avec lui un chien, rescapé comme lui. (Il a aussi deux chattes, mais pour l'heure on s'en fout un peu.) Or, dans la suite, alors qu'on s'attend à lui voir jouer au moins un petit rôle de compagnon, quasiment plus rien. Lorsque Robinson, dans sa pirogue fraîchement creusée, part faire le tour de son île, il reste absent plus d'une semaine, suite à diverses difficultés : et le chien alors ? Soit il l'a embarqué avec lui, mais alors il faudrait au moins nous le signaler, soit il l'a laissé at home. Mais alors, il mange quoi, ce pauvre cador ? À un moment, Robinson nous signale que l'animal est devenu vieux et infirme. Et c'est tout : entre le naufrage et cette brève notation, des années plus tard, le chien est quasiment inexistant, tout en étant censé se trouver là, avec son maître.

Je poursuit tout de même ma lecture, au moins jusqu'à l'arrivée de Vendredi, qui va peut-être mettre un peu d'animation dans la casemate : un soupçon de vivre-ensemble ne pourra que pimenter agréablement ce morne récit.  Et puis, tout de même : la vie d'un homme confiné au grand air, en ce moment, ça dépayse méchamment.

Et puis tiens, allez : je m'en vas transformer ces petites considérations sans intérêt en billet pour le blog : il faut bien distraire les claquemurés.

Quatre heures. – Au lieu du titre médiocre et passe-partout que j'ai pris pour le billet évoqué ci-dessus, j'aurais pu faire : Vu du Plessis, Robinson. Trop tard…

Six heures. – C'est tout de même extraordinaire, ce roman. Voilà que, après la mort du précédent, Robinson récupère un nouveau chien, suite à un autre naufrage à proximité de son île. Eh bien, à peine l'a-t-il ramené chez lui… qu'il cesse complètement d'en être question ! À tel point que quand enfin (après plus de trois cents pages…) Vendredi pointe son nez, il n'est fait aucune mention du chien qui, normalement, aurait dû être là. Curieux…


Dimanche 19

Neuf heures et demie. – Terminé Robinson (à bride abattue). Lorsque le héros quitte enfin son île, Defoe prend soin de nous préciser qu'il emporte avec lui son perroquet. Mais, du chien qui est censé se trouver là, il n'est fait aucune mention : celui-ci, comme le précédent, semble s'être évaporé dans l'air.

Ressorti Tristram Shandy de son rayon.

Dix heures. – Sur le site d'Atlantico, je tombe sur ce titre : « Le coronavirus semble affecter aussi le cerveau. » Il y a déjà plus d'un mois que je répète…


Lundi 20

Dix heures. – Après une centaine de pages, lues poussivement, j'ai finalement remisé Sterne au profit de Swift, l'humour du second me convenant nettement mieux, en tout cas en ce moment, que celui du premier.

Six heures. – Même Kent, sur son site, y va de son petit billet à propos du claquemurage, du monde d'avant, du monde d'après, etc. Une vingtaine de lignes bien pauvres, tout ce que j'ai déjà entendu seriner vingt fois ailleurs, et chez des gens qui sont loin de le valoir, intellectuellement et humainement. Même s'il ne tue pas grand-monde, ce virus a vraiment, réellement, des effets néfastes sur beaucoup. Peut-être sur moi aussi, d'ailleurs.


Mardi 21

Dix heures. – Il est tout de même très fort, ce monsieur Lemuel Gulliver. D'abord, il ne s'étonne que modérément des aventures incroyables qui lui surviennent et des créatures auxquelles il se retrouve confronté. Mais, surtout, il fait preuve d'un don exceptionnel pour les langues étrangères. C'est déjà assez surprenant qu'il soit capable, en quelques semaines, de converser couramment avec les Lilliputiens ou les géants de Brobdingnag, mais au moins ceux-là, nonobstant leurs tailles respectives, sont-ils des humains. Or, il n'a guère plus de difficultés lorsqu'il débarque chez les Houyhnhnms, qui sont, comme on sait, des chevaux : au bout d'un petit trimestre il est déjà capable de comprendre les questions qu'on lui pose et d'y répondre ; deux mois plus tard, le voilà qui hennit avec l'aisance d'un authentique canasson “de souche”, et pas seulement pour demander à boire et à manger puisqu'il se lance dans de grands discours afin d'expliquer à son interlocuteur équin les beautés et les aberrations de la civilisation occidentale, les mille subtilités de la constitution anglaise, etc. Moi qui, après sept ans de lycée, aurais été à peine capable de demander à un natif mon chemin dans les rues de Londres – où, par bonheur, je n'ai jamais eu à foutre les pieds –, je reste pantois d'admiration… en même temps que légèrement sceptique. D'un autre côté, si Swift avait employé l'essentiel de ses quatre récits à nous montrer son héros incapable de communiquer avec qui que ce fût, l'éventuel lecteur se serait rapidement fait tartir. Alors que, là, non : après trois siècles de mûrissement, la geste gullivérienne reste incroyablement vivante et réjouissante.

Midi. – Comme le bar est ouvert depuis hier, je viens de remplir ma déclaration de revenus “en ligne”. C'est une façon de parler car, remplie, elle l'était déjà : je n'ai eu qu'à ajouter, dans la petite case idoine, les 1131 € que nous avons gentiment offerts à la femme de ménage durant l'année écoulée. Si j'ai bien compris, ce Cher Trésor devrait, cet été, nous rembourser environ 900 €. La teuf… Si Dieu et le petit Chinois le veulent bien, on ira claquer ça à Saint-Flour avec les Moulier, fin septembre ou début octobre.

– J'effectuerai après-demain matin ma première sortie – hors promenade canine – depuis près de deux semaines. Elle sera même double : boulangerie à sept-heures et demie, puis laboratoire d'analyses médicales dans la foulée, pour vérifier que j'ai bien toujours un raisiné de bébé naissant. Catherine y est allée ce matin (au labo, pas à la boulangerie. Quoiqu'elle soit également allée à la boulangerie, mais ne commencez pas à m'embrouiller !), et il n'y avait personne ou presque. D'autre part, ayant lu je ne sais plus où que les consultations avaient chuté dans les cabinets médicaux “normaux”, je me suis dit qu'il valait mieux aller faire ma visite de courtoisie au Dr Dubruel avant le déclaquemurage général, vu que, dès le lendemain, tous les égrotants de la région vont se ruer vers les tables d'auscultation afin de vérifier qu'ils sont bien toujours en vie. J'ai pris rendez-vous pour le 4 mai, en espérant que le déconfinement ne sera pas bêtement avancé d'une semaine. Cela dit, je m'en fous, puisque le rendez-vous est pris. (C'est vraiment ce qui s'appelle parler pour ne rien dire, non ?)


Mercredi 22

Onze heures. – Commencé hier Migrations, roman de l'écrivain serbe Milos Tsernianski. Gros roman : environ trois millions de signes. Il doit y avoir au moins 35 ans que ce volume traîne dans mes différentes bibliothèques, sans jamais avoir été lu. Je serais incapable de dire pourquoi, un jour, j'ai éprouvé le besoin d'acheter le livre d'un auteur rigoureusement inconnu de moi, et dont je ne crois pas que personne m'ait jamais parlé. Et pourquoi ne pas l'avoir lu, depuis tout ce temps ? Mystère… Cela dit, il est possible que j'aie fait une tentative avortée à un moment et que je l'aie oubliée depuis. Il est vrai que, à en juger par les quatre-vingts premières pages, il est d'une écriture dense, riche, presque trop riche peut-être, à la longue : on verra dans les heures ou jours qui viennent.

– Les “blogs de confinement” qui m'ont amusé durant deux ou trois semaines deviennent de plus en plus ennuyeux et prévisibles (cela parce que ceci). Je ne trouve même plus d'extraits cocasses à en mettre ici. Ou alors, c'est moi qui fatigue, peut-être ?

– D'après ce que je lis sur le forum de l'In-nocence, Renaud Camus serait actuellement à l'hôpital d'Auch, “en attente de résultats”. Je forme des vœux pour qu'il en sorte sur ses deux pieds, en pleine forme, prêt à fonder deux ou trois nouveaux partis politiques.

Quatre heures. – Bon, tout compte fait, il m'ennuie plutôt, mon romancier balkanique. il faut croire que, pas plus aujourd'hui qu'hier, je n'ai l'humeur à Serbe. Pour le remplacer, j'ai choisi Le Bûcher des vanités : Tom Wolfe, voilà une valeur sûre, un type avec qui on est certain de ne pas trouver le temps long, ni son roman.

– Tontine.

– Je ne me lasse pas de cette information disant que, aux dernières observations, les fumeurs seraient nettement moins touchés que les vertueux abstinents par le petit Chinois. Je paierais cher pour contempler la mine de fouine enragée de cet âne savant de Claude Got, qui casse les pieds de la terre entière depuis un siècle ou deux avec les méfaits du tabac, de l'alcool, de la vitesse sur la route, du déduit sans capote – et j'en oublie sûrement. Ce type est un foyer de nuisances à lui tout seul. C'est bien pourquoi l'imaginer écumant et bavant sa hargne à l'encontre du maudit virus qui lui scie sa branche est une occupation dont je ne me suis pas encore lassé.

Six heures. – Catherine, à l'instant (moi me trouvant dans l'arrière-cuisine) : « Tiens, pendant que tu es là, tu ne veux pas me rapporter la passoire verte ? » J'avise aussitôt l'engin, d'un beau vert presque fluo. Je rapporte la chose à la cuisine, tout en notant mentalement qu'il ne s'agit nullement d'une passoire mais d'une essoreuse à salade. Ou, si l'on préfère, une centrifugeuse à main. La voyant, Catherine a cette petite moue typiquement féminine, qui signifie en gros : « Ah, ces hommes ! jamais foutus de comprendre ce qu'on leur demande ! » Et de préciser, cette fois à voix haute : « Ce n'est pas ça… je voulais celle qui est blanche. » Elle a reconnu sans peine que, m'étant vu réclamer une passoire verte, je pouvais difficilement en déduire qu'elle désirait une passoire blanche et non une centrifugeuse verte. Enfin, le principal est que les épinards achetés ce matin finissent bien essorés avant de filer dans la tourte de ce soir.

– Titre chez Atlantico (rona) : « Coronavirus : selon l'ONU, la planète pourrait être confrontée à des famines de proportions “bibliques”. » J'ai trois questions dont deux liées : y a-t-il des famines dans la Bible et,  si oui, quelles sont leurs si effrayantes “proportions” ? D'autre part, qu'est-ce que ça mange, une planète ? Non, parce que, pour être confronté à une famine, il faut commencer par prendre l'habitude de manger, me semble-t-il.


Jeudi 23

Neuf heures et demie. – Sur les coups de sept heures, j'ai monté une expédition pleine de périls afin de descendre à Pacy pour 1) aller chercher le pain de ces dix ou douze prochains jours, 2) passer au laboratoire me faire pomper un peu de sang à fin d'analyses. Vraiment rien à dire de plus sur le sujet.

Sinon, Catherine et moi nous amusons beaucoup de ce que le tabac pourrait protéger ceux qui s'y adonnent du petit Chinois baladeur. Tout à l'heure, savourant notre second café-cigarette (café-pipe pour moi…) sur la terrasse ensoleillée, elle me disait, tout sourire : « On prend notre médicament ! » C'est une femme qui a particulièrement mauvais esprit.

En ayant fini avec Swift, j'ai rouvert Le Bûcher des vanités de Tom Wolfe, roman aussi excitant que dans le souvenir que j'en gardais. Il est vrai que ma première lecture d'icelui ne remonte pas à très très loin. Bref, me voilà en plein Back to New York City.

Midi. – Alors là, si Causeur se met à écrire le français d'Atlantico, c'est vraiment la fin du monde ! Je tombe à l'instant sur cette phrase : « Le « quatrième pouvoir », celui des médias, dont l’exercice ressort, il est vrai, des libertés publiques, est-il insusceptible d’abus ? » Qu'est-ce que c'est que cet exercice qui ressort alors qu'on ne savait même pas qu'il était entré ? On croirait un titre de film du regretté Philippe Clair (je dis “regretté” parce que, à ma modeste connaissance, il a cessé de produire ses chefs-d'œuvre) : Par où t'es rentré ? On t'a pas vu sortir. Je sais bien qu'il est un peu “glissant”, ce verbe, ressortir, puisqu'il est en fait double, un avatar faisant partie du troisième groupe et signifiant effectivement “sortir à nouveau”, et l'autre du deuxième, dont la signification est “être du domaine de”. C'est bien ce second avatar que le plumitif de Causeur a cru malin d'employer… en se prenant les pieds dans le tapis, puisqu'il aurait dû écrire : « … dont l'exercice ressortit, il est vrai, aux libertés publiques, etc. » Quand on connaît mal sa langue, on devrait toujours se cantonner aux mots et aux phrases simples.

Un peu plus tard. – L'auteur évoqué ci-dessus semble bien être un âne et, en plus, un âne satisfait de soi. Il écrit dans le paragraphe suivant que telle intervention dont il vient de parler pourra être “stigmatisée de liberticide”, ce qui est du pur charabia. D'autant qu'on voit mal comment on pourrait stigmatiser une intervention. Arrivé là, j'ai renoncé à lire la suite. L'âne couronné se nomme Yves Laisné, il est docteur en droit et chef d'entreprises (oui, oui : au pluriel, les entreprises). Il a aussi écrit et publié un livre : s'il est écrit comme son article, sa lecture doit être bien éprouvante.

Trois heures. – Les résultats de mes analyses de ce matin viennent d'arriver chez Ternette : sang de bébé.


Vendredi 24

Midi. – Mission peu agréable, tout à l'heure, en rentrant de notre promenade humano-canine : achever Julie, notre poule rousse. Cela faisait des semaines qu'elle était malade, marchait de moins en moins, puis plus du tout, comme si elle était gagnée, en partant des pattes, par une sorte de paralysie, ou de rhumatisme particulièrement invalidant. Ce qui, du reste, ne l'empêchait nullement de se nourrir. Ce matin, elle ne bougeait plus du tout, sauf la tête, comme pour nous signaler qu'elle vivait encore. Il était temps d'en finir, visiblement. J'ai donc procédé comme je l'avais fait par le passé avec ses prédécesseurs (prédécesseuses ? Prédécétrices ? Prédécesseresses ? Bref : les poules d'avant) : je l'ai d'abord assommée contre le rebord en béton de la descente de garage, avant d'aller la noyer dans le seau qui recueille les eaux de pluie, sous la gouttière de la Case. Ce fut rapide, en valeur absolue, mais ça m'a semblé bien long. Je crois que j'aurais fait un très mauvais tueur à gages.

Quatre heures. – Et un déclaquemurage pour rien, un ! Sitôt Julie défuntée, Catherine a décidé d'acquérir une nouvelle poule, et qu'elle serait noire. Par conséquent, il fut décidé séance tenant qu'elle s'appellerait Joséphine – pas comme Beauharnais : comme Baker. Après vérification téléphonique pour être sûrs que la jardinerie était ouverte, nous partîmes, fiche en poche. La vendeuse nous ayant avertis, au téléphone, que le masque était obligatoire dans le magasin, j'avais prévu d'attendre Catherine sur le parking, refusant de m'affubler de l'un de ces machins. Las ! En arrivant, nous découvrîmes 1) un panonceau nous indiquant que l'on ne laissait entrer que dix clients en même temps, 2) une file d'attente soviétoïde de zombis masqués, s'alignant entre des barrières métalliques, un peu comme celles qui canalisent les putains de touristes qui font la queue dans les putains d'aéroports du monde entier afin d'enregistrer leurs putains de bagages. (On excusera mon vocabulaire : celui de Tom Wolfe a une mauvaise influence sur moi, visiblement.) Bref, sur les instances de mon autorité de tutelle, j'ai aussitôt fait demi-tour et repris le chemin de notre CCP, notre centre de confinement prioritaire – en langage d'avant : la maison. Nous retenterons notre chance mardi matin à l'ouverture matinale.


Samedi 25

Dix heures et demie. – Un “diariste de confinement” (DdF, désormais) écrit ceci : « Comme je ne sors qu'un vendredi sur deux pour faire les courses de la semaine, etc ». J'en conclus que ce pauvre garçon jeûne une semaine sur deux, ce qui ne me paraît pas être le moyen de s'armer contre tous les virus, bacilles et autres bactéries qui ne rêvent sûrement que de s'en prendre méchamment à sa piteuse existence. La conclusion de son billet vaut son pack de coronas : « Ma prochaine sortie devrait être la dernière du confinement généralisé. Aurais-je encore envie d’acheter du pain de mie ? Reverrais-je des deux roues ? Mon supermarché sera-t-il ouvert le 8 mai ? Vivement ma 4ème sortie ! » Tant de questions existentielles en si peu de mots, ça donnerait presque le vertige. Moi aussi, j'ai hâte qu'il puisse entreprendre sa quatrième sortie : je sens que, d'ici là, je vais être douloureusement taraudé par la question du pain de mie.

Une autre DdF écrit ceci :  « Au début, j’ai commencé ce journal un peu comme une plaisanterie. Un peu comme un roman. » Cette femme est professeur. Donc, désormais – il vaut mieux le savoir avant de faire des enfants –, vos rejetons seront confiés à des gens qui pensent qu'écrire un roman relève de la plaisanterie. Au moins, les choses sont claires.

Pour rester dans le sujet, je serais plutôt curieux de me rendre compte de ce à quoi peut ressembler la vie actuelle de ces gens qui, si j'en juge par leurs écrits, semblent passer leurs journées entières à penser au virus, à se renseigner sur le virus, à lire des articles sur le virus, etc. – l'exemple le plus caricatural étant le pseudonommé René Paul, mais il y en a d'autres. Si la farandole se prolonge un peu trop, ils en sortiront peut-être sains de corps mais certainement pas d'esprit.

Six heures. – Un titre de presse : « L'Arabie saoudite décide d'abolir la peine de flagellation. » Mouais… pas de quoi fouetter un chat…


Lundi 27

Dix heures. – Ce retentissant crétin qui se fait appeler Gauche de Combat, et que j'ai personnellement renommé Adolfo Ramirez, ce crétin, donc, s'indigne très fort aujourd'hui (ou hier, mais on s'en fout un peu) de ce que je ne sais quel groupuscule identito-nazillonnaire puisse organiser des camps (?) interdits aux non blancs. C'est le même qui, naguère, se félicitait chaudement de l'existence de diverses manifestations du même tonneau, les unes interdites aux hommes, les autres aux “non non blanc”, etc. Tout cela est d'une logique imparable.  Quant aux ridicules nazillons qu'il prend pour cible, je leur suggérerais volontiers, s'ils veulent remplir un peu leurs caisses d'argent frais, de créer et de commercialiser un dessert sucré et onctueux, qu'ils appelleraient la crème non blancs. On s'amuse comme on peut.

Puisque j'en suis au chapitre des cerveaux dérangé, titre du billet du jour de la pauvre Virginie Bichet, alias la digital mother, qui a récemment basculé dans la semi-démence chamanique, avec quoi, bien sûr, elle essaie de faire un peu de fric en rameutant des gogos sur internet, ou plutôt des gogotes, je crois. Donc, son titre du jour :  « Lecture d'âme à l'aquarelle intuitive. » Et cette précision juste en dessous, que je trouve irrésistible : « (Offre de lancement) » Bref, pendant l'extase la vente continue. C'est presque trop beau.

Midi. – En découvrant Atlanta par les yeux de Tom Wolfe, tout comme j'ai, juste avant, arpenté New York à sa suite, je ne puis m'empêcher de regretter vivement qu'il n'ait pas écrit un roman supplémentaire d'un petit millier de pages… qui se serait déroulé à Hollywood. Je n'étais pas certain de vouloir relire ensuite Bloody Miami, mais du fait que Michel Desgranges, en commentaire de mon billet d'hier, en déconseille la lecture, ma curiosité s'en trouve piquée et, bien entendu, je vais relire ce roman dès que j'en aurai terminé avec Un homme, un vrai.

Et, pendant ce temps, alors que les livres de Wolfe sont disponibles partout pour quelques euros, il se trouve encore des gens pour lire les indigestes merdouilles simplistes de Tom Clancy…

Cinq heures. – Comme je venais de finir Le Bûcher des vanités, j'ai souhaité revoir, hier, le film qu'en avait à l'époque tiré De Palma et que nous possédons en DVD. Nous avons tenu environ quarante minutes : c'est très mauvais. D'abord, mais vu l'ampleur du roman c'était à peu près inévitable, le film paraît excessivement pauvre. Comme si le scénariste n'avait pas adapté le roman mais seulement son synopsis. Ensuite, De Palma sacrifie un peu trop au “politiquement correct”. Du moins, on sent qu'il cherche d'avance à désamorcer un peu les accusations en “racisme” qu'il sent planer au-dessus de lui. Ainsi, le vieux cireur de chaussures qui officie au sein de l'établissement boursier où travaille Sherman McCoy n'est plus noir mais blanc. À l'inverse, le juge qui, dans le dernier chapitre, sauve la mise à ce même McCoy passe de blanc dans le roman à noir dans le film (c'est Morgan Freeman). Mais le plus insupportable, c'est la façon dont les personnages ont été transformés, caricaturés, réduits à l'état de pantins, phénomène encore aggravé par le “surjeu” de presque tous les acteurs principaux. Bruce Willis et Morgan Freeman exceptés, tous les autres grimacent, crient, gesticulent, roulent des yeux, parlent faux. Ça ne me gênait guère venant de Tom Hanks, que, de toute façon, je n'ai jamais aimé, même si son sourire niais devenait ici particulièrement crispant. Mais les autres… F. Murray Abraham se livrait à un numéro outrancier vraiment pénible, un cabotinage même pas drôle, tandis que les deux actrices principales, Melanie Griffith et Kim Cattrall, transformaient leurs personnages en deux idiotes crispantes et toujours au bord de l'hystérie, n'ayant à peu près rien à voir avec ce qu'elles sont dans le roman de Wolfe. Tout cela, je suppose, de par la volonté de M. De Palma. Inutile de dire que la piètre estime dans laquelle j'ai toujours tenu ce cinéaste s'en est trouvée grandement confortée.


Mardi 28

Deux heures. – La débâcle semble avoir commencé chez les DdF, en tout cas chez certains d'entre eux, et notamment chez mes duettistes échevelés préférés, j'ai nomme Musseb et René Paul. Celui-ci en est à s'extasier sur un reportage allemand consacré à de petites entreprises qui, privées de leurs marchés habituels, tentent de se reconvertir dans le corona (fabrication de masques et autres choses du même genre) ; reportage qu'il a visionné sur Arte entre quatre et cinq heures du matin. Si un jour j'en arrive à ce degré de misère, regarder en pleine nuit un documentaire allemand sur Arte consacré à de petites entreprises méritantes, et trouver cela délectable, je demande solennellement à mes proches d'avoir la bonté de m'achever aussitôt.

Quant au second, le Musseb, ses petits nerfs sont en train de s'effilocher méchamment, ainsi qu'il l'admet lui-même. Il en est, dit-il, à perdre son sens de l'humour, lequel je dois dire ne m'avait jamais particulièrement frappé. Du coup, il nous annonce des lendemains de révolution flamboyante, nous trompète l'apocalypse. Mais, boboïsme oblige, c'est juste une révolution de préau et une apocalypse de petit bain. Je leur accorde à tous deux le pouvoir de réussir encore à m'amuser un peu chaque jour.

– Ce matin, Catherine et moi sommes sortis et descendus à Pacy, mais franchement, je ne me ressens pas de bâtir une épopée à partir de ça. Je noterai simplement que, partis entre autres choses pour acheter une poule noire, nous sommes remontés sans poule du tout : chez le marchand de poules, les noires avaient comme un petit retard à l'allumage, nous retenterons donc notre chance après-demain, veille de premier mai.

– Sur Youtube, hier, je suis tombé, sans les avoir cherchés le moins du monde, sur deux documentaires consacrés l'un à Saint-Pierre, l'autre à Miquelon ; probablement d'origine québécoise, à en juger par l'accent des voix “off”. Dans celui sur Saint-Pierre, pour lancer son documentaire, la femme qui tenait ce rôle “off” nous informait d'entrée de jeu que l'île comptait “six mille z'habitants” ; ce qui, on s'en doute, ne m'a pas très bien disposé en sa faveur. Mais le plus comique n'était pas là. Les deux documentaires commençaient de la même manière : d'abord quelques vues des deux îles, puis deux ou trois généralités en “off” et, tout de suite derrière, une première interview d'un Miquelonnais et d'un Saint-Pierrais emblématique, un fils du pays, un enfant de l'île, etc., tous deux chargés de nous dirent ce que ça représentait d'être vraiment saint-pierrais ou vraiment miquelonnais. Or ce qu'on voyait apparaître alors, dans ce rôle, c'était deux jeunes hommes au teint fortement basané et à la chevelure hésitant entre le bouclé et le crépu. Si bien qu'un spectateur ignorant sa géographie aurait pu légitimement penser que ces deux îles devaient sans doute se situer quelque part dans la mer des Caraïbes ou au large du Surinam. J'ai évidemment aussitôt cessé de regarder ces deux machins, mais bien amusé de la chose : que l'on arrive à insérer un peu de bourrage de crâne pro-métissage, vivre-ensembliste, à chanter les joies et les beautés de l'immigration, du sang neuf, à propos de deux îles minuscules situées aux limites de l'Arctique, m'a semblé tenir du prodige, en tout cas d'une ténacité qui méritait d'être saluée ; ce que je fais donc ici.


Mercredi 29

Midi. – Tout à l'heure, appel téléphonique du Père B., depuis son Berry natal où il se trouve claquemuré, comme tout un chacun, homme de Dieu ou pas homme de Dieu. Notre conversation aurait pu être plus longue, mais la qualité de la transmission était telle que nous avons dû l'écourter. En dehors de prendre de nos nouvelles, et de nous en donner des siennes, qui sont satisfaisantes, le prétexte était de me remercier d'avoir évoqué Tom Wolfe sur le blog-mère : il est, nous disait-il, plongé dans Le Bûcher des vanités et s'en délecte. En revanche, il me dit aussi n'avoir pas du tout accroché à La Faculté de l'inutile de Iouri Dombrovski, dont j'ai également dit tout le bien que j'en pense, et à plusieurs reprises.

Quant à moi, je viens tout juste de terminer Un homme, un vrai et ai directement enchaîné avec Moi, Charlotte Simmons, celui des quatre romans de Wolfe qui m'avait le moins convaincu lors de ma première lecture. Du reste, le roman que je viens de finir n'est pas sans défaut, même s'il reste passionnant. Il forme une espèce d'ogive dont les deux moitiés finissent évidemment par se rejoindre au sommet, en une clef de voûte qui marque la fin du roman. La première moitié, de loin la plus importante, a pour cadre Atlanta et le personnage de Charlie Croker, authentique homme du Sud “à l'ancienne”, promoteur immobilier flamboyant et richissime, mais au bord de la ruine totale au moment où le roman démarre. La seconde moitié se passe en Californie, dans les environs d'Oakland, et tourne autour de Conrad Hensler, un jeune ouvrier qui, lorsque l'on fait sa connaissance, travaille dans l'un des très nombreux entrepôts frigorifiques appartenant à l'une des sociétés de Croker. Ils finiront bien entendu par opérer leur jonction, dans les cent dernières pages du roman (qui en compte mille…). C'est là qu'est la faiblesse du livre : la partie consacrée à Hensler m'a semblé beaucoup trop étendue, trop détaillée par rapport à l'importance réelle du personnage. À l'inverse, je trouve que la fin est vraiment “expédiée”, que la métamorphose terminale de Charlie Croker, sous l'influence de Conrad Hensler, est beaucoup trop brusque pour être crédible. Nonobstant, voilà un livre que je n'hésiterais pas à recommander à quiconque aurait envie de lire un bon gros roman excitant, drôle et furieusement intelligent.


Jeudi 30

Dix heures. – Obligé d'abandonner Moi, Charlotte Simmons après quelques dizaines de pages seulement, et sans que Tom Wolfe y soit pour rien : le traducteur, un certain Bernard Cohen, a cru malin de se passer du passé simple pour le remplacer partout par le passé composé ; ce qui donne un ton atrocement artificiel, emprunté même, à tout le récit. Du reste, aucun des trois traducteurs des romans de Wolfe n'aurait mérité de traduire autre chose que des modes d'emploi de lave-vaisselle (oui, bon, j'exagère un peu… mais c'est parce que je suis en colère après eux). Celui-ci confond les verbe “affliger” et “infliger”, l'autre pense que les expressions “rien moins que” et “rien de moins que” sont synonymes, alors qu'elles signifient exactement le contraire l'une de l'autre, etc. Bref, pour bien faire, il faudrait que l'éditeur de Wolfe (Denoël, je crois ?) se décide à tout faire retraduire par quelqu'un de vraiment compétent, voire talentueux s'il s'en trouve encore. À mon avis, ce n'est pas près de se produire.

– Joséphine, la poule noire, est arrivée hier, après que Catherine l'eut déconfinée de sa jardinerie post-natale. Elle a été introduite dans le poulailler à la nuit, lorsque Blanche y était déjà couchée, ainsi qu'il est recommandé de procéder.  De fait, ce matin, elles se comportaient comme deux copines d'enfance. Et je pense que nous terminerons ce mois d'avril, contagieux, certes, mais si amusant par ailleurs, sur cette petite note aviaire.

Cinq heures. – Ah, non, il faut tout de même que je note ceci :  dans son délire du jour, l'impayable Gauche de Combat illustre ses petits crachotis par une photo de Gérard Jugnot dans Papy fait de la résistance, c'est-à-dire dans la peau de… Adolfo Ramirez. On ne saurait rêver mieux.

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