Mourir pour Dantzig ?
Plutôt crever !
Dimanche 1er
Dix heures. – Eh bien voilà : comme je le craignais plus ou moins, cette pauvre Conjuration des imbéciles m'est tombée des mains avant même que je fusse arrivé à la moitié de ses quatre cents pages. Bien sûr, c'est assez drôle, au moins durant les cent premières pages. Mais une fois qu'on a compris que l'on se trouvait à l'intérieur d'un gigantesque asile d'aliénés à la taille de la Nouvelle-Orléans où se passe l'histoire, on comprend que, dès lors, on ne fera plus que tourner en rond. Et l'éditeur français (Robert Laffont) se moque de nous lorsque, sur le rabat de couverture, dans le paragraphe où il est censé nous présenter le roman, il convoque rien de moins que Rabelais, Swift, Cervantès et Dickens ! Pourquoi d'ailleurs s'arrête-t-il en si bon chemin, dans son intempérance ? Pourquoi oublier Dante, Shakespeare, Faulkner, Dostoïevski, Montaigne et Kafka ? Décidément, on a presque toujours tort de relire les livres qu'on a aimés jeune homme. (Je dis ça, en sachant qu'à la prochaine occasion je repiquerai tout de même au truc.)
À part ça, le
réchauffement climatique continue d'exercer ses ravages, en faisant
grimper le thermomètre jusqu'à la hauteur vertigineuse de trois degrés
tropicalement celsius.
Quatre heures et demie. – Nous avons regardé, hier soir, la première partie du dernier film de Scorcese, The Irishman,
sorti directement sur Netflix mercredi : c'est un très bon Scorsese,
même si, en principe, les films de mafieux ne me séduisent guère. Mais
c'est bien agréable de temps en temps, de retrouver un cinéaste sachant
filmer, une caméra mobile, sinueuse, qui emmène véritablement le
spectateur à l'intérieur du film, et donc de l'histoire. Nous
regarderons la fin tout à l'heure (le film dure trois heures et demie…).
Lundi 2
Deux heures et demie. – J'en termine à l'instant avec Molière, ayant bouclé le cycle, comme il se doit, avec Le Malade imaginaire.
Pour ne point que nous nous séparions trop brutalement, Poquelin et
moi, j'ai ressorti le petit volume de Ramon Fernandez (Grasset, Les
Cahiers Rouges) intitulé Molière ou l'essence du génie comique, dont je ne me souvenais même pas de le posséder. À compter de demain : Shakespeare.
Sept heures. –
Hier matin, partant promener Charlus, nous trouvons le voisin d'en face
parcourant sa pelouse d'un pas lent, les yeux obstinément fixés sur le
sol, tournant la tête de droite et de gauche à mesure qu'il progressait.
Après salutations réciproques, et question de la part de Catherine, il
nous explique que son chien (Félix) a pris l'habitude d'aller voler les
œufs frais pondus dans le poulailler puis, très délicatement, sans
jamais les casser, d'aller les cacher un peu partout dans la propriété,
laquelle n'est pas si petite que la recherche des œufs ne soit ensuite
une simple formalité. De fait, ils, les voisins, doivent en perdre un
certain nombre. Chez nous c'est plus simple : nos deux poules ont
totalement cessé de pondre.
Mardi 3
Dix heures et demie. – Voilà déjà cinq jours que mon article à propos de Muray a été accepté et doit paraître sur le site ternétique de Causeur.
Du coup, bien entendu, je vais voir deux fois par jour si, par hasard,
il n'y serait point apparu depuis ma dernière visite. En vain. L'affaire
tourne au gag, et je me fais l'effet d'être le narrateur d'À la recherche du temps perdu qui, pendant des années, ouvre chaque matin Le Figaro,
pour voir si l'article qu'il a envoyé à la rédaction ne s'y trouverait
pas. La différence avec moi est que, finalement, après un temps
invraisemblablement long, et qui rend toute l'affaire comique, il finit
par l'y découvrir. Il est vrai que j'ai encore quelques années devant
moi avant de battre son “record de latence”.
– Dans un article paru dans Le Figaro
en 1941 – en zone “libre” donc –, André Gide étrille littéralement
Jacques Chardonne et son dernier livre paru. Il s'agit pour l'essentiel
de chroniques que Chardonne avait auparavant publiées dans la NRF
de Drieu La Rochelle. Dans sa note, le responsable de “l'appareil
critique” nous dit que, à cette même époque, Drieu avait demandé à Gide
d'entrer au comité directeur de cette nouvelle NRF
“collaborationniste”, et que celui-ci hésitait beaucoup. C'est le livre
de Chardonne qui l'aurait finalement dissuadé de paraître dans la revue,
ne voulant pas que son nom soit rapproché du sien (j'ai l'impression,
depuis deux ou trois lignes, d'écrire en pur charabia bloguesque !).
Au-delà des circonstances particulières de cet éreintement, il m'a fait
plaisir, ayant toujours considéré Chardonne comme un écrivain précieux,
vaporeux, tarabiscoté, fumeux ; “inutile et incertain”, comme disait
Revel à propos de Descartes. C'est pourquoi je n'ai jamais été étonné de
l'admiration professée pour lui par cette byzantine crapule de
Mitterrand.
– J'ai ressorti, hier en fin d'après-midi,
la cabane à graines. Les mésanges sont arrivées presque immédiatement,
comme si l'une d'elles guettait aux avant-postes, chargée d'avertir
toute la troupe. Ce matin, les deux premiers chardonnerets étaient là
eux aussi.
Cinq heures. – Lu Les Corbeaux, la pièce d'Henry Becque (sa plus connue avec La Parisienne)
: nette déception. C'est lent, bavard, les personnages parlent tous du
même ton et il ne s'y passe finalement rien. Je veux dire qu'il ne se
passe rien sur scène : on ne fait qu'y relater ce qui s'est
passé, se passe ou se passera au dehors. Cela dit, j'ai peut-être fait
du tort à Becque en le lisant tout de suite après mon “cycle Molière”…
Mercredi 4
Onze heures. –
Comme j'en avais déjà eu vaguement l'intention hier, je viens de fermer
les commentaires sur le blog. Hier matin, j'ai publié un petit billet
“promotionnel” pour le livre de Rémi, Le Chevalier au cygne.
Là-dessus, les habituels piliers du bar se mettent à jacter de choses et
d'autres, sans que rien, dans leurs propos dénués du plus petit
intérêt, ne laisse soupçonner qu'ils avaient lu le texte sous lequel ils
“s'exprimaient”. Entre Mildred qui a de plus en plus tendance à se
croire chez elle, Élie Arié qui prend mon blog pour une annexe de celui
de Sarkofrance dont on lui a confisqué les clés, sans parler de Fredi
Maque qui joue volontiers les mouches du coche et deux ou trois autres
dont les propos sont généralement incompréhensibles, ça commençait à
bien faire. J'ai, toujours hier, lancé une sorte d'avertissement sans
frais. Ce matin, j'ai bien dû constater que tout avait imperturbablement
continué comme si je n'avais rien dit, comme si je n'étais pas là.
J'ai donc effacé tous les commentaires sous mes deux derniers billets
(avec toutes mes excuses pour les rares personnes qui avaient écrit des
choses intelligentes, voire seulement intelligibles) et muré la porte
d'accès. C'est tout de même curieux, et aussi un peu déprimant, ces gens
qui vous poussent à jouer, contre votre nature, les adjudants de
caserne, et qui ne semblent pleinement contents que lorsque vous les
envoyez au trou pour une semaine ou deux. Évidemment, ce sont les
mêmes qui, je m'y attends, vont venir pleurnicher par himmel qu'ils ne
comprennent pas, que je suis vraiment dur, qu'ils n'ont pas mérité ça,
etc. Je ne répondrai évidemment à aucun message de ce type.
– Parution hier d'un article de M. D., le patron en second de Causeur,
pour annoncer la parution du mensuel de décembre, avec Muray en
couverture et sujet du dossier principal. Du coup, il me paraît tout à
fait logique que mon propre petit article sur le même sujet n'ait pas pu
être publié avant cette annonce. Ce qui, d'ailleurs, ne veut pas dire
qu'il le sera.
Deux heures. – Je viens de commencer mon cycle shakespearien par Roméo et Juliette
(simplement parce que c'est par cette pièce que s'ouvre le premier
volume de la collection que j'ai). Je crois bien que je ne l'avais
jamais lu, et j'ai été stupéfait de découvrir un consternant fatras, un
verbiage ampoulé et absurde qui a, plusieurs fois, provoqué chez moi une
sorte de spasme ressemblant à un fou rire nerveux – mais il y a-t-il
des fous rires qui ne le soient point ? Tous ces implacables phraseurs
deviennent à la longue si pénibles que, lorsque le couple vedette périt
enfin de mort violente, le lecteur s'en trouve comme soulagé, apaisé.
Prochaine lecture : Richard III. On verra ça demain.
Quatre heures. – Relisant les Interviews imaginaires de Gide (parus en 1941 et 1942 dans Le Figaro), je suis retombé sur un paragraphe qui m'avait déjà arrêté lors de ma première lecture. Je le copie ici. Gide vient de dire, à son interlocuteur fictif, que, malgré ses efforts répétés, il n'a jamais pu prendre plaisir ni même un vrai intérêt à Guerre et Paix. Que, pourtant, il dit avoir lu d'un bout à l'autre dans sa jeunesse. Il poursuit alors :
« Je parle à présent de relectures. Tolstoï est un évocateur incomparable ; mais cette succession de dioramas (je ne songe qu'à Guerre et Paix)
où tout est également éclairé, sans ombres et, partant, sans reliefs,
sans clair-obscur, sans art, me plonge bientôt dans un morne ennui.
C'est un aveu que je vous fais là ; un aveu craintif ; mais si je crois
bon au temps de la jeunesse de forcer son admiration sans trop écouter
son goût propre et d'apprendre à aimer ce qui mérite d'être aimé, et que
l'on n'aimerait peut-être pas suivant sa pente, il n'est sans doute pas
mauvais, parvenu à mon âge, d'oser avouer, à soi-même et aux autres :
non, tout compte fait et refait, décidément je n'aime pas cela. Et de
tâcher de s'expliquer pourquoi. »
Outre que je partage l'ennui éprouvé par Gide devant Tolstoï – et que j'étendrais, moi, à Résurrection et même à Anna Karénine
–, je suis surtout frappé par ce qu'il dit des relectures “vespérales”
et des révisions de jugement qu'elles entraînent, dans la mesure où j'en
fais régulièrement l'expérience, dès que je me mêle de relire un roman
que j'avais beaucoup aimé, ou cru aimer, trente ou quarante ans plus
tôt. Quand à “tâcher de s'expliquer pourquoi”, c'est souvent une autre
affaire.
Jeudi 5
Deux heures. – Cette nuit, un hôte aussi imprévu qu'indésirable s'est présenté chez moi. Je serais mieux de dire : en
moi. Il s'agit en effet d'un gros bouton joufflu, dont l'amusante
particularité est d'être placé juste à la pointe du coccyx ; si bien
que, quelle que que soit la position que je tente de prendre, il est
toujours là pour se rappeler à mon bon souvenir. Je ne sais quelle est
exactement sa nature ; appelons-le “furoncle”, ça lui donnera un petit
air de famille. Lui et moi nous fréquentons depuis 1977, première moitié
de l'année. Si je puis être aussi précis à plus de 42 ans de distance
c'est que, lors de notre première rencontre, après une nuit presque
totalement blanche assez longuette, je m'étais résolu à aller demander
aide et secours à l'infirmerie des cheminots de la gare d'Austerlitz.
Où, en effet, on m'en a débarrassé – temporairement.
Si
je m'étais rendu à cet endroit a priori saugrenu plutôt que dans
n'importe quel service d'urgences, c'est que j'étais alors moi-même une
sorte de cheminot. Je l'ai été d'octobre 1976 à mai de l'année suivante,
ce qui me permet de dater avec une relative précision la naissance
officielle de mon oncle Fur. Parisien de très fraîche date, afin de
payer mon demi-loyer, rue de Patay, et la nourriture riche en graisses
animales que j'ingurgitais, j'avais trouvé cet emploi, qui me faisait
arriver à la gare souterraine du pont Saint-Michel (aujourd'hui RER) à
six heures et demie du matin pour en repartir à neuf heures ; entretemps
j'avais récolté les coupons détachables des banlieusards habitués,
hormis ceux que l'on m'avait jetés à la figure, dans un accès bien
compréhensible de mauvaise humeur matinale.
J'avais
obtenu ce poste par un éhonté piston, celui du père de mon ami Alain
Chambenoit, un genre de ponte de la SNCF locale. Pour ce qui est du
fils, il avait à l'époque commencé des études de médecine, à Tours,
qu'il a visiblement menées à bien puisque, si l'on feuillette
virtuellement les Pages jaunes, on constatera qu'il a depuis des années
le même cabinet (médecine manuelle, ostéopathie, médecine générale), sis
à Issoudun, petite ville de l'Indre où je crois bien n'avoir jamais mis
les pieds. Alain et moi ne nous sommes pas revus depuis environ 43 ans.
Si vous habitez dans le coin, vous pouvez toujours aller lui dire
bonjour de ma part – et tenter du même coup, en profitant de son
possible attendrissement, de lui arracher une consultation gratuite.
Donc,
en cette année scolaire 76 – 77, je passais deux heures et demie de
chaque primo-matinée dans les courants d'air de la gare Saint-Michel. Le
reste du temps, je ne faisais rien. Je m'étais inscrit en deuxième
année de Lettres modernes à Jussieu (Paris VII, je crois bien), cloaque
freudo-marxisant où je restai deux heures, le temps du premier cours
auquel j'assistai, qui fut donc aussi le dernier. Naturellement, je ne
soufflai mot à mes parents de cette désertion en rase campagne. Sorti de
ma gare, je passais le reste des journées à somnoler – j'étais debout
depuis cinq heures et demie – et à me morfondre, me demandant ce que je
fichais là, dans ce deux-pièces peu engageant, mais pas taudis tout de
même, alors que je disposais, chez mes parents, d'une grande chambre
bien éclairée et de repas équilibrés servis à des heures immuables. Je
ne connaissais évidemment personne : bien qu'assez peu élitiste, ou ne
sachant pas encore l'être, je m'étais basé sur les conversations de mes
camarades cheminots pour me dissuader de tenter d'établir avec eux des
liens plus approfondis. Il y avait bien la présence de Denis Barthès,
mon colocataire, et ami depuis mon arrivée, en novembre 72 au lycée
Pothier d'Orléans. Mais lui avait quitté la cité ligérienne une année
avant moi, il suivait ses cours plus sérieusement que moi et avait eu le
temps de se faire quelques amis tout neufs. D'autre part, il me l'a
avoué deux ou trois ans plus tard, la perspective de passer ses soirées
avec un gros légume semi-dépressif ne l'enchantait qu'à moitié, malgré
la sincérité de son végétarisme. C'est pourquoi, dès l'année suivante,
mon entrée au CFJ fut une sorte de bénédiction, même s'il ne me fallut
pas plus d'un mois ou deux pour comprendre que le journalisme et
moi-même resterions toujours radicalement étrangers l'un à l'autre –
mais mon atonie était telle que l'idée d'exercer durant trente ou
quarante ans un métier pour lequel je n'avais ni goût ni aptitudes ne me
gênait nullement. Faire ça ou autre chose, n'est-ce pas ?
Pour
revenir à mon année ferroviaire, il n'est pas exagéré de dire que les
deux seuls événements qui la marquèrent un tant soit peu furent, et dans
cet ordre, mon dépucelage à l'automne 76 et l'oncle Fur quelques mois
plus tard. Si je n'ai jamais revu la jeune Nadine qui collabora
gentiment au premier des deux, l'oncle Fur, lui, n'a jamais cessé ses
visites, heureusement de plus en plus espacées à mesure que je prenais
de l'âge. Là, par exemple, je crois bien qu'il ne s'était pas présenté
depuis une dizaine d'années – si bien que j'aurais pu le croire mort, si
j'avais été d'une nature plus optimiste.
Enfin, il est
là. Généralement, ses visites ne durent pas plus de deux ou trois
jours. Mais Dieu que les heures paraissent longues en sa compagnie !
Comment le temps pourrait-il se montrer léger et bondissant lorsque,
pour qualifier la moindre station que l'on fait sur une chaise ou dans
un fauteuil, on hésite constamment entre deux adjectifs, assis et empalé
? Il faudrait peut-être voir si, à Évreux, la gare ne possèderait pas,
en ses bâtiments, une infirmerie pour très anciens cheminots d'occasion…
Quatre heures. –
Dans une étude sur Montaigne datant de 1928, alors qu'il parle de
l'amitié avec La Boétie, Gide cite Sainte-Beuve citant une phrase de
Pline le Jeune (ami des poupées gigognes, bonjour !). Cette phrase la
voici : « J'ai perdu un témoin de ma vie… je crains désormais de vivre
plus négligemment. » Je me souviens avoir été frappé par quelque chose
de très approchant, au moment de la mort de Bernalin, en novembre 1985.
L'impression, non : la certitude qu'une part de moi qu'il était seul à
connaître allait descendre avec lui à la tombe, pour parler un peu
emphatiquement, et que plus personne ne pourrait désormais la connaître,
que moi-même je finirais sans doute par la perdre de vue. Privée de son
terreau, ou de son tuteur, ou de son jardinier, elle allait s'atrophier
puis disparaître. Et c'est probablement ce qu'elle a fait. Il est
possible aussi que cette dimension inconnue qui aurait été la mienne
n'ait jamais existé et que je sois seulement en train de me vanter, de
me pomponner.
(Sinon, je viens de transformer en
billet de blog le texte sur l'oncle Fur écrit juste avant. Je le laisse
tout de même ici : ce sera pour ma mère, qui ne lit que ce journal, une
fois que je l'ai transformé en livre pour elle.)
Vendredi 6
Trois heures. –
Eh bien, gloire à lui, l'oncle indésirable m'a quitté plus tôt que
prévu : dès hier soir. Ce qui m'a valu, ensuite, de dormir tel un bébé
mes huit heures d'affilée.
– Confiné dans la Case pour
cause de tornade blanche dans la maison, hier, je n'ai absolument aucune
idée sur ce qui m'a poussé à tirer de son étagère le petit Sur Proust
de J.F. Revel, déjà lu au moins deux fois. Je suppose que cela doit
être de l'ordre du mouvement réflexe ; presque du tic nerveux. Pour m'en
distraire, j'ai reçu en fin de matinée les 1200 pages du Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale.
À première vue, c'est-à-dire après lecture d'une vingtaine de pages,
les défauts de M. Dantzig, déjà notés dans ce journal le mois dernier,
semblent avoir eu une fâcheuse tendance à s'aggraver, ces quinze
dernières années, en particulier son irrésistible propension à parler de
moi-ma vie-mon œuvre à tout propos, et même hors de propos, ainsi que
sa tendance à nous asséner des phrases “définitive” destinées à nous
intimider et réduire au silence, mais qui, si on prend la peine de les
examiner, ne signifient à peu près rien. Ou pourraient tout aussi bien
être retournées comme des vêtements réversibles (je comptais donner un
ou deux exemples de ces affirmations-massues, mais j'ai oublié le volume
à la maison : on verra plus tard… ou jamais).
Entre Proust et Dantzig, j'ai aussi feuilleté le dernier numéro de Causeur,
acheté uniquement parce que je savais y trouver l'article fait par
Daoud Boughezala sur Michel Desgranges. L'article est bon, le reste du
numéro m'a paru sans grand intérêt, malgré le “dossier Muray” qu'il
contient, destiné à promouvoir le troisième tome d'Ultima Necat
paru il y a un mois ou deux. Mais je suis fondé à penser que cela vient
plutôt de moi que du magazine, qui ne m'intéresse plus à grand-chose dès
lors que cela ressortit à l'actualité, qu'elle soit “sociale” ou
“culturelle”. Culturelle encore moins, d'ailleurs : qu'est-ce que j'en
ai à foutre de savoir si le dernier film de cette triste godiche de
Karine Viard est simplement médiocre ou carrément à chier (seule
alternative crédible pour un film français contemporain) ?
Cinq heures. –
Dans ses filets, Dantzig ramène à la surface des poissons dont j'aurais
cru l'espèce disparue depuis des siècles. Par exemple Thomas Bernhard.
J'ai dû lire six ou sept livres de lui – peut-être moins –, il y a 35 ou
40 ans, à l'instigation de Carlos. Carlos a, ou avait dans notre
jeunesse, un radar infaillible pour débusquer les écrivains emmerdants.
De fait, je garde de Bernhard le souvenir d'un écrivain emmerdant. Mais
presque guilleret si je le place à côté de Peter Handke, autre belle
découverte de Carlos. Voilà qui, évidemment, donne très envie de relire
et Bernhard et Handke. (« Mais enfin, bougre d'imbécile, tu as écrit,
hier ou avant-hier, qu'il fallait se garder de relire les écrivains
qu'on avait aimés en sa jeunesse ! – Qu'on a aimés, sans doute ; mais,
là, il s'agit d'écrivains emmerdants : ce n'est pas la même chose… »)
Samedi 7
Midi. – Mon article “Muray et moi” est paru ce matin sur le site de Causeur.
Ironie de la chose : il est réservé aux abonnés, ce qui fait que je ne
puis même pas m'offrir le petit plaisir puéril de le relire, ni par
conséquent celui de me désespérer à cause d'une faute d'accord ou de
ponctuation que j'aurai évidemment laissé passer lors de mes successives
relectures d'avant envoi !
Trois heures. – Je viens de proposer à M. P., de Causeur, un article sur le Dictionnaire égoïste de Dantzig, livre dont la lecture commence à m'horripiler au plus haut point. C'est un océan de mélasse bien pensante, un long coming out
pédo-progressiste sombrant à chaque page dans l'auto-satisfaction la
plus puérile, l'infatuation la plus tranquille. De plus, les quatre
cinquièmes du livre parlent de tout et de n'importe quoi, sauf de la
“littérature mondiale” que nous promet le titre, hautement mensonger de
ce fait. Bref, si M. P. accepte le principe d'un article, c'est un
étrillage en règle qu'il va recevoir. À moins que, d'ici lundi, j'ai
perdu l'envie de consacrer deux heures à ce pitoyable guignol. Dont je
n'arrive pas à comprendre comment il a pu tomber aussi bas, après avoir
écrit un premier dictionnaire tout à fait excitant. Je sais bien qu'une
douzaine d'années a passé entre les deux, et que la vieillesse est un
naufrage, mais enfin, là, tout de même, M. Dantzig abuse du droit de
couler à pic.
Six heures. – Ce doit être la première fois que Catherine assiste à une messe vespérale (au Plessis même) sans que je prenne un apéritif en l'attendant. Cette sagesse nouvelle m'effraie.
Dimanche 8
Onze heures.
– La lecture du Dantzig m'est de plus en plus pénible, et son auteur de
plus en plus antipathique. Depuis hier, je m'efforce de le lire “plume
en main”, afin de noter les diverses choses qui pourraient me servir
dans l'article que j'ai proposé à Causeur ; article que j'ai de
moins en moins envie d'écrire, mon énervement d'hier s'étant transformé
en un vague mais persistant dégoût devant tant de fadeur bienpensante.
Il paraît que Dantzig ne rêve que d'Académie française. En attendant d'y
entrer, si jamais il y entre, il est toujours assuré d'avoir sa place
dans l'émission de Ruquier : il a tous ses papiers en règle, tous les
visas de bonne conduite, son certif' homosexuel dûment tamponné (?), il
sera reçu avec tous les honneurs qu'il mérite. Les deux petits
Ruquier-Tinville de service lui feront même la génuflexion. Je sens que
tout ça va se terminer prématurément dans la poubelle jaune.
Sept heures. –
Comme je me trouve autant de bonnes raisons d'écrire une critique
sévère du Dantzig que de raisons, tout aussi bonnes, de m'en abstenir,
j'ai décidé… de ne rien décider et de m'en remettre au hasard. Si,
demain ou après-demain, monsieur P. de Causeur me relance, je
l'écrirai, sinon je m'abstiendrai ; je veux dire par là que je ne me
rappellerai pas à son bon souvenir, comme il m'a demandé hier de le
faire. C'est ce qui s'appelle, je crois, “prendre ses responsabilités”…
Lundi 9
Midi et demie. –
Je me demande quel petit démon obstiné me pousse à persévérer dans ma
lecture de l'indigeste pensum du triste pitre Dantzig, alors que je suis
presque assuré de ne pas lui consacrer la moindre ligne, même pas sur
le blog. Le pis est que, non seulement je continue de le lire, mais je
persiste à cocher les phrases qui pourraient me servir si jamais
j'écrivais l'article que je n'écrirai pas ! Du masochisme, vous croyez ?
Ça se soigne ? Je viens de doubler la neuf-centième page quand même…
– Une chose qui me dissuaderait sans doute d'envoyer encore des textes à Causeur
serait de continuer à lire les commentaires, plus ou moins nombreux
selon les sujets, que chaque article suscite. Rien que les pseudonymes
choisis par la quasi totalité de ces personnes suffiraient à faire fuir
n'importe qui d'à peu près sensé. Or, je ne crois pas être fou. La
qualité du site, de ce qui s'y publie, n'est pas étroitement liée à ces
gens qui s'y retrouvent pour bavasser, c'est entendu. Mais tout de même :
les lire, ou simplement savoir qu'ils sont là, devient un frein
puissant.
– Voilà quatre ou cinq jours, à vérifier,
que j'ai fermé les commentaires sur mon propre blog : je m'en porte
admirablement. Car chez moi aussi, ça prenait des allures de basse-cour
(et non de basse cour).
Mardi 10
Dix heures.
– Ouf ! j'en ai terminé avec le cuistre bouffi, l'infatué primordial.
Il va de soi que son pavé est destiné à la poubelle jaune. Et je me
retiens à quatre mains pour ne pas y envoyer à sa suite le premier Dictionnaire égoïste,
que j'ai pourtant beaucoup aimé, et encore tout récemment. Mais je sais
que je ne le rouvrirai jamais (à moins que si ?), tant la baudruche
dantzigienne me sort par tous les pores. Un dernier exemple et j'en
aurai terminé avec ce puits de bienpensance. Dans son article consacré à
Susan Sonntag (phare de la littérature mondiale qui, c'est évident,
méritait largement les six pages qui lui sont consacrées ; de même que
Barack Obama, qui a droit à presque autant), Dantzig lui reproche
d'avoir écrit que le communisme était “un fascisme à visage humain”. Il a
raison : il faut être une oie stupide pour trouver un “visage humain”
au communisme, surtout en 1982. Mais ce n'est pas du tout cela que
notre instituteur pour quartiers défavorisés lui reproche, pas du tout.
Écoutons-le :
« Le communisme était une brutalité, le
communisme était une bêtise, mais le communisme n'était pas un fascisme.
S'il anéantissait ses ennemis, il n'avait pas l'admiration de la mort. »
Voilà.
Pour M. Dantzig, le communiste aura été une bêtise (pourquoi pas une
gaminerie ?) à qui on peut reprocher une certaine brutalité (pourquoi
pas un excès de vitalité ? Une fougue mal contrôlée ?), mais c'est bien
tout. Et s'il a malheureusement dû se résoudre, à contre-cœur, malgré
cette horreur de la mort qui le distingue du méchant fascisme, à
éliminer quelques dizaines de millions de personnes, c'est uniquement
parce qu'elles étaient ses ennemis. C'était en quelque sorte de
la légitime défense. Et Dieu sait s'ils étaient terribles, ces ennemis
du communisme ! Trotsky, Zinoviev, Kamenev, le général Toukhatchevski :
anti-communistes impénitents ! Varlam Chalamov, envoyé quinze ans en
Sibérie pour avoir soutenu qu'Ivan Bounine était un grand écrivain russe
: réactionnaire terrifiant ! Et Evguenia Guinzbourg donc ! Et tous les
autres ! Tous des ennemis implacables de ces amis de la vie qu'auront
été les communistes, c'est Charles Dantzig qui vous l'affirme.
Sale con.
Maintenant,
il faut que je me trouve une lecture purgative, voire désodorisante,
afin d'éliminer les derniers remugles laissés dans mon salon par cette
prétentieuse et snob engeance. Pas facile. Une seule chose m'étonne
encore : en 1200 pages, il n'a pas une seule fois flétri Les Le Pen père
et fille (mais Marion a droit à une brève mention) : une distraction ?
Ce sera, nul doute, pour le prochain volume, les 3582 pages de son Dictionnaire égoïste de la littérature galactique.
Trois heures. – Repris le Bloc-notes de Mauriac. Bouffée d'intelligence bienvenue, après les épaisses ratiocinations du petit marquis progressiste.
Jeudi 12
Deux heures.
– Je vais écrire ici une chose que pour rien au monde je n'avouerais en
public, bien certain, si je m'y risquais, de passer pour un
irrécupérable abruti : Shakespeare m'emmerde. J'ai beau, depuis quelques jours, passer d'une pièce historique (Richard III, Henri IV) à une comédie (Peines d'amour perdues) à une tragédie (Hamlet),
rien n'y fait, je m'ennuie toujours autant. Je vais m'obstiner encore
un peu, tout de même, mais franchement, à moins d'un miracle…
–
Je pense que je vais rouvrir les commentaires sur le blog-mère. Juste
pour voir qui va s'en apercevoir d'abord, et au bout de combien de
temps…
Sept heures. – Depuis un certain temps,
le “compteur de visites” du blog-mère en affiche entre 800 et 1200 (dont
je n'ai jamais cru qu'il puisse s'agir de visites réelles, mais c'est
une autre histoire). Or, samedi dernier, 7 décembre, je suis brusquement
grimpé à 4000. Il m'a fallu plusieurs jours pour comprendre que ce
“pic” correspondait à la publication de mon article sur le site de Causeur.
Ce qui m'étonne c'est que, sur ce même site, nulle part n'était donné
de chemin d'accès à mon blog. Je suppose donc que les lecteurs de
Causeur ont tapé mon nom dans leur moteur de recherche favori, ont
fatalement atterri sur mon blog… d'où ils se sont empressés de fuir pour
n'y plus revenir, si j'en juge d'après le même compteur de visites qui,
dès le lendemain, affichait un gentil et pépère 813. Ça faisait du bien
de se retrouver entre soi.
Vendredi 13
Midi et demie. – Abandonné Shakespeare, remplacé par Corneille : quand on est parti pour se faire du mal, n'est-ce pas…
Ravi
de la belle victoire électorale de Boris Johnson, en Angleterre. Nos
éditorialistes patentés vont pouvoir pleurnicher et piailler tout leur
saoul, je pense que ça va être plutôt réjouissant de les lire. Ils vont
encore se demander pourquoi le réel est toujours aussi méchant avec
eux, alors qu'ils représentent, non : qu'ils sont le Bien. Les peuples sont décidément incorrigibles, c'est à vous dégoûter de la démocratie.
Sept heures.
– Tout à l'heure, himmel d'Élodie à sa mère. C'était une simple
question, mais qui nous a laissés tous deux mi-hilares, mi-incrédules : «
Est-ce que tu te rappelles un Simenon où il y aurait une ambiance de
brumes ? » Sans commentaire, évidemment.
Dimanche 15
Trois heures. – Anniversaire de ma sœur : 55 ans, ce qui me paraît totalement irréel.
– Ma collaboration avec Causeur semble s'installer. Ils ont publié hier un texte à propos des Fous du roi
de Robert Penn Warren. Pour contrebalancer un peu l'effet fâcheusement
“intello” d'icelui, je leur en ai envoyé un autre, tout à l'heure, à
propos d'un autre Robert : Rodriguez, l'un de mes cinéastes préférés, à
qui nul intellectualisme outrancier ne peut être reproché. Pas de
réponse des Puissances tutélaires pour l'instant. Il est vrai qu'on est
dimanche, et que ces mêmes Puissances ont bien droit à quelque repos de
l'esprit, sinon de l'âme. Si ces seigneurs ne se lassent pas trop vite
de ma prose, je compte remanier pour eux un ancien texte concernant mes
calamiteux souvenirs de réveillons de la Saint-Sylvestre, texte que je
leur enverrai deux ou trois jours avant la date en question.
– Depuis trois jours, mes lectures de l'après-midi sont cornéliennes. Horace avant-hier, Cinna hier et Polyeucte
en ce moment même : je me suis interrompu entre les deuxième et
troisième actes pour avaler une tasse de café, tirer trois bouffées de
pipe et venir noter ce qui précède. On dira ce qu'on voudra de Corneille
: c'est quand même très “manche à balai dans le fondement”. Mais pas
désagréable pour autant.
Lundi 16
Deux heures. – Je furetais tout à l'heure dans le coin des Pléiade, pour en extraire le volume contenant les Œuvres autobiographiques
de Mauriac : disparu. Par une sorte de compensation, ou de consolation,
je tombai sur celui qui contient les mémoires de Yourcenar, livre que
j'ignorais posséder et que j'ai bien failli racheter voilà quelques
mois. Tout content malgré la défection de François, je ramenai
Marguerite au salon. Racontant cela à Catherine, elle me suggéra que,
peut-être, les Pléiade étant normalement classées chronologiquement,
Mauriac avait été rangé par moi “dans un mauvais siècle”. C'était
possible en effet, j'y retournai donc voir… pour le trouver bien à sa
place, entre Julien Green et Paul Morand, où il m'avait échappé à l'œil
un quart d'heure plus tôt. J'ai illico commencé à relire les Mémoires intérieurs.
–
En commentaire chez Sarkofrance, la momie archéo-gauchiste Alain
Bobards écrit ceci : « Pour éviter d’être taxé d’antisémitisme, ma
conjointe est juive et des membres de sa famille ont été déportés ! » Ce
n'est plus Bobards, c'est jobard. Comme si le fait d'avoir épousé une
femme juive suffisait pour être à l'abri de toute pulsion antisémite :
on dirait de ces racistes à l'ancienne mode qui, croyant se dédouaner à
bon compte, vous assuraient qu'ils avaient un excellent ami nègre. Et je
ne dis rien de l'obscénité qu'il y a à convoquer une escouade de
déportés que l'on n'a pas connus pour s'en confectionner un genre de
petite armure idéologique. Et puis, ce vocabulaire : “ma conjointe”… Qui
parle de sa “conjointe” ? Qu'est-ce que c'est que ce langage d'employé
de mairie ? Enfin, il y a la construction boiteuse de la phrase, qui
semble dire que c'est afin de se protéger de l'antisémitisme que sa
“conjointe” s'est faite juive et que ses parents ont choisi la
déportation. On ne s'ennuie pas toujours, dans la blogoboule…
Mardi 17
Cinq heures.
– Je pensais que Milan Kundera était le premier écrivain à avoir exigé
que les volumes de Pléiade qui lui sont consacrés restent vierges de
tout “appareil critique”, ce dont je lui lui étais, et lui suis encore,
fort reconnaissant. Je viens de m'apercevoir que je me trompais, en
ressortant de son rayon celui consacré aux essais et mémoires de
Marguerite Yourcenar, qui lui est antérieur et n'en comporte pas non
plus.
– Je viens de mettre, dans ma liste Netflix des films à voir, les trois Batman tournés par Christopher Nolan : la régression intellectuelle bat son plein.
–
Est-ce moi qui ne comprends plus ce que je lis, ou bien si Jérôme Leroy
en arrive à écrire n'importe quoi ? Dans son dernier article de
Causeur, intitulé Grève : il est plus facile d'être de droite que d'être de gauche,
je relève ceci : « Il est plus facile d’être de droite que de gauche
parce que
naturellement, on n’aime pas que son voisin soit plus riche que soi. On
voudrait être comme lui et comme on ne peut pas, on veut qu’il soit
comme nous. C’est la passion de l’égalité à l’envers, c’est le désir de
nivellement par le bas. » Il me semble, moi, que ces trois phrases
définissent parfaitement l'homme de gauche et non l'homme de droite. La
passion de l'égalité et la haine du plus riche que soi ne font nullement
partie des caractéristiques de l'homme de droite, ou bien j'ai rêvé ?
Mercredi 18
Trois heures. –
J'apprends, par l'essai que lui a consacré Marguerite Yourcenar, que
Mishima a plus ou moins fait l'écrivain en bâtiment, afin de gagner ses
barquettes de sushis – si tant est que les sushis se fussent vendus en
barquette de son temps. Voilà qui me le rend un peu sympathique, en tout
cas moins antipathique qu'il m'a toujours été, sans que je sois trop
capable de démêler le pourquoi de cette distance que je garde avec lui.
Peut-être en raison de sa mort excessivement m'as-tu-vu-quand-je-défunte
; laquelle, mutatis mutandis, me fait penser à celle de
Dominique Venner, se faisant sauter le caisson devant le maître autel de
Notre-Dame. Un peu de discrétion, s'il vous plaît, Messieurs ! Glissez,
mortels, n'appuyez pas…
Jeudi 19
Midi et demie.
– Conduit ce matin Catherine à la clinique Pasteur, pour un examen
routinier. Je la récupère d'ici une heure environ. Quand je l'ai
laissée, peu après neuf heures, elle commençait à trouver l'affaire un
peu saumâtre, vu qu'elle était à jeun depuis hier midi…
Lundi 23
Neuf heures et demie. –
Diable ! trois jours sans venir traîner par ici. Sans regret, puisque
je n'avais strictement rien à noter. Ce matin, je voudrais inscrire en
ce journal un paragraphe trouvé dans les Archives du Nord de Marguerite Yourcenar, second volet de ses remarquables mémoires, dont le titre général est Le Labyrinthe du monde. Le voici, ce paragraphe (le personnage prénommé Michel est son père, dont elle est occupée à évoquer l'enfance) :
«
Plus je vieillis moi-même, plus je constate que l'enfance et la
vieillesse, non seulement se rejoignent, mais encore sont les deux états
les plus profonds qu'il nous soit donné de vivre. L'essence d'un être
s'y révèle, avant ou après les efforts, les aspirations, les ambitions
de la vie. Le visage lisse de Michel enfant et le visage buriné du vieux
Michel se ressemblent, ce qui n'était pas toujours le cas pour les
visages intermédiaires de la jeunesse et de l'âge mûr. Les yeux de
l'enfant et ceux du vieillard regardent avec la tranquille candeur de
qui n'est pas encore entré dans le bal masqué ou en est déjà sorti. Et
tout l'intervalle semble un tumulte vain, une agitation à vide, un chaos
inutile par lequel on se demande pourquoi on a dû passer. »
Pas
mieux (comme on dit quand on essaie de masquer le fait que l'on n'a
rien à dire). Si ce n'est que, même dans “l'entre-deux” dont parle
Yourcenar, je n'ai jamais ressenti rien de ce qu'elle appelle “les
ambitions de la vie”. J'ai eu tout au plus quelques rêveries. Voire des rêvasseries. Et il me semble m'être agité le moins qu'il était possible.
Trois heures et demie.
– Ayant quelques emplettes à effectuer, je m'étais naïvement dit que,
les faisant un lundi en début d'après-midi, j'allais ressentir le
vertige des grands espaces désolés, quelque chose comme “mon nom de
Venise dans Calcutta désert”. Je t'en fiche ! j'avais oublié que nous
sommes à deux jours de la grande bouffe universelle. Résultat : tous les
commerces ouverts et un monde fou partout… y compris, bizarrement, à la
pharmacie. Que tous ces malheureux crétins s'étouffent avec leur foie
gras frelaté et leur mousseux tiédasse, et toute leur progéniture
derrière eux !
Mercredi 25
Onze heures. –
Catherine vient de partir pour la messe de Noël. Il faut bien ça pour
que je me souvienne que nous sommes en effet le jour de Noël (il y
aurait bien les stupides et excessives illuminations de la maison
voisine, mais comme elles sont en place depuis la mi-novembre elles ne
signifient évidemment plus rien, si tant est que, etc.). Nous n'avons
strictement rien fait que d'habituel hier soir, si l'on excepte les huit
bouchées Mon Chéri que nous avalâmes chacun durant le film (fort
médiocre). Et, sauf événement imprévisible, il en sera exactement de
même la semaine prochaine.
– Mon article consacré à
Cortazar (et merde pour l'accent tonique !) ne semble pas avoir eu
l'heur de convenir à ces messieurs de Causeur : ils l'ont depuis
cinq ou six jours et… rien. Évidemment, il n'avait qu'un rapport très
lointain avec le tyrannique “esprit de Noël”. D'ici trois ou quatre
jours, je leur enverrai un autre article, consacré au réveillon de la
Saint-Sylvestre envisagé comme un pur cauchemar : celui-là au moins sera
“dans l'actu”. S'ils le boudent aussi, c'en sera fini de ma très brève
participation à leur site, ne tenant pas à me placer dans la position du
solliciteur, moi qui ne leur ai jamais rien demandé.
–
En ayant fini avec Marguerite Yourcenar, et ne sachant trop quoi lire
ensuite, j'ai repris le premier volume Pléiade de Kundera ; ce qui est
un peu idiot, vu que j'ai relu l'ensemble de son œuvre il y a à peine
deux ans. Mais c'est la principale caractéristique de ses romans – en
tout cas auprès de moi : sitôt lus, ils se dissolvent à peu près
complètement dans la mémoire. Je veux dire : même à l'époque où j'avais
encore ce qui s'appelle une mémoire. Je ne suis pas sûr que cette
particularité soit à porter entièrement à leur crédit.
Jeudi 26
Une heure. – L'ultime roman de Kundera a été publié en 2014. Il s'intitule La Fête de l'insignifiance,
et c'est un titre parfaitement justifié par l'insignifiance du roman
lui-même. En réalité, non, il n'est pas insignifiant : c'est pire.
L'impression qui se dégage de ce court texte (moins de cent pages de
Pléiade), c'est celle de se trouver face à un jeune homme ayant des
velléités de devenir écrivain et qui, ayant beaucoup lu Kundera,
s'efforcerait de l'imiter, sans y parvenir bien entendu. Tous les “tics”
sont là, mais outrés et tournant à vide. Les personnages sont, comme
semble le vouloir le titre, totalement inexistants (il est vrai que les
personnages n'existent jamais beaucoup chez Kundera, et c'est sans doute
ce qui fait que, après lecture de l'œuvre, tous ses romans se mélangent
et s'indifférencient dans la mémoire), il se passe encore “moins rien”
que d'habitude, c'est très court et ça paraît bien long. Naturellement –
je viens d'aller fouiller les entrailles de Google –, à sa sortie, tous
mes ex-confrères de la presse ont mécaniquement enseveli cette pauvre
petite chose sous des chapes d'éloges convenus. À moins que je sois le
seul à n'avoir rigoureusement rien compris à ce chef-d'œuvre ? C'est
toujours possible mais j'en doute fort.
Sept heures. – Ricané gentiment (?) en lisant sur Atlantico le titre suivant : La famille britannique qui s'est noyée dans une piscine “ne savait pas nager”.
Je me suis retenu d'aller lire la dépêche lui correspondant, de crainte
qu'elle n'en fasse évaporer le pouvoir comique, presque poétique à
force de cocasserie.
Samedi 28
Onze heures. – La pantalonnade rebondit. Ce matin, Atlantico publie une nouvelle dépêche intitulée : Noyade en Espagne : les trois victimes savaient nager (famille).
On est drôlement soulagé pour elles. Du reste, il est assez fréquent, à
ma connaissance, que les gens qui sautent dans une piscine sachent
nager. Sauf peut-être dans le petit bain, il faudrait vérifier. Je
suppose que deux ou trois des grands reporters d'Atlantico sont déjà sur la brèche.
Dimanche 29
Dix heures et demie. –
Assez longue promenade, à l'instant, avec Catherine et Charlus. Assez
longue car le gel de la nuit a rendu praticables des chemins qui ne
l'étaient plus depuis des semaines. Pas un souffle de vent, ciel élavé
où flottaient encore quelques souvenirs légers de la brume nocturne.
Catherine avait revêtu sa “doudoune” rouge fluo, crainte que les
chasseurs ne la prissent pour une biche en vadrouille ; ce qui, en
effet, ne s'est pas produit, ni moi pour un placide sanglier.
–
Il faut toujours se méfier des citations que l'on lit ici où là,
lesquelles sont, presque par définition, toujours arrachées à leur
environnement, au fameux contexte. Par exemple, admettons que je poste sur le blog la première phrase du chapitre 22 de L'Ignorance,
le troisième roman de Kundera écrit en français, qui traite de
l'émigration, de l'exil, mais surtout du retour “au pays” après des
années d'absence. Voici la phrase : Plus vaste est le temps que nous avons laissé derrière nous, plus irrésistible est la voix qui nous incite au retour.
Aussitôt, si nous sommes dans un jour où ils sont à peu près réveillés,
mes douze lecteurs vont s'en emparer, de cette phrase ; certains pour
l'approuver, d'autre pour s'inscrire en faux contre elle, d'autres
encore pour la nuancer, émettre des réserves, etc. Mais tous seront
d'accord pour penser qu'ils discutent d'une pensée de Milan Kundera. Or, dans le roman, cette phrase est immédiatement suivie de cette autre : Cette sentence a l'air d'une évidence, et pourtant elle est fausse. Ils auront donc, mes chers douze, discuté d'une pensée qui n'a jamais été celle de Kundera.
C'est
souvent bien pire, dans le cas des citations de romans, car on a
tendance alors à attribuer à l'auteur des phrases, des affirmations que
lui-même a placées dans la bouche de tel ou tel de ses personnages, avec
lesquels il peut se trouver, lui, l'écrivain, en complète et radicale
opposition. Si celui qui fait la citation ne le précise pas – et il le
précise rarement –, le lecteur se retrouve à prendre pour une idée de
Marcel Proust telle sentence qui, en réalité, a été proférée par Charles
Swann voire par Odette de Crécy – ce qui bien sûr est absurde. Après,
une fois que la citation fausse, ou du moins faussement attribuée, est
mise en circulation, il est très difficile de revenir en arrière, de redresser le tir.
Lundi 30
Quatre heures et demie. – Je viens de finir de relire La Valse aux adieux :
il se confirme que c'est, des romans de Kundera, mon préféré. À la fois
virevoltant et mélancolique : si c'est une valse, alors ce doit être
une valse lente, dansée dans le crépuscule par des couples qui ne se
voient pas les uns les autres, avec un orchestre invisible, lointain.
Mardi 31
Une heure. –Publication tout à l'heure de l'article concernant les réveillons de nouvel an que j'ai envoyé à Causeur
voilà deux ou trois jours. Si bien que je termine cette année en pleine
gloire. Ou, au moins, sur une trajectoire nettement ascendante. Quo non ascendet ?, comme on disait chez les Fouquet…
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