LE CANABIS SAUVERA-T-IL LA CREUSE ?
Vendredi 1er
Midi. – Ces temps-ci, 1671, Charles de Sévigné a de très-sérieux et très-embêtants problèmes d'érection, ce qui provoque de légères tensions (!) entre lui et la Champmeslé. Le plus étrange, à mes yeux, c'est qu'il confie ce genre de choses à sa mère. Du reste, s'il les lui avait cachées, ou qu'elle-même n'eût pas jugé bon de s'en ouvrir à sa fille, nous n'en aurions rien su.
–
Voici ce qu'écrit le guignol lyonnais (je sais : pléonasme) Bembelly,
dans son claviotage du jour, à propos de l'annonce prématurée de la mort
de Bernard Tapie : « Lire sa nécro de son vivant c’est spécial. À part Jésus-le-ressuscité
je n’en connais pas d’autre. » Il prouve simplement là sa complète
ignorance, car c'est une chose qui est arrivée à d'assez nombreuses
personnes, dont certaines fort connues (mais peut-être pas de notre
sympathique Croix-Roussien) : Mark Twain, Bernard Shaw, Paul Léautaud,
etc. D'autre part, en dehors de la satisfaction de laisser s'exprimer un
anti-catholicisme aussi rabique que stupide, on voit mal ce que Jésus
vient faire là, dans la mesure où être toujours vivant et être ressuscité
sont deux choses tout à fait différentes dans leur nature même. Mais
j'ai peur que nous n'entrions là dans des subtilités qui laisseront
froid, et légèrement hébété, ce bon Guy-Alain.
– Sinon,
pour revenir à des sujets moins grotesques, j'ai trouvé chez Ternette,
le volume des lettres de Mme de Sévigné qui me manquait, et dans
l'édition Pléiade de 1953, comme j'ai déjà les deux premiers. : vingt
euros seulement. Je l'ai mis dans mon p'tit panier mais, raisonnable en
diable, je n'ai pas cliqué sur “commander” : on verra lors du prochain
“exercice carte dorée”, soit dans vingt jours. Comme tous les autres, à
part journaliste, salaud-de-pauvre est un métier qui s'apprend.
Samedi 2
Dix heures et demie.
– Il y a environ deux heures m'est venue une idée qui, dès l'abord, m'a
paru à la fois amusante et judicieuse. Je me suis dit que je pourrais
bien tenter d'en faire un petit texte pour Causeur, publication
que je n'encombre guère de mes élucubrations depuis qu'on m'a
aimablement proposé de le faire. Sitôt dit, presque sitôt fait :
l'affaire s'est écrite presque d'elle-même, en à peine plus d'une
demi-heure j'avais mes trois mille signes, dont une “chute” qui me
laissait plutôt satisfait. Là-dessus, Catherine m'appelle par le
téléphone intérieur pour me proposer, nonobstant un vent à décorner les
malchanceux époux, un tour de village avec Charlus et elle. Proposition
aussitôt acceptée et mise à exécution. Au retour, c'est-à-dire il y a
dix minutes, j'ai relu mon texte, et l'ai envoyé sans la moindre
hésitation à la poubelle virtuelle. Non pas en raison de sa qualité – il
n'était pas “plus mauvais qu'un autre” – mais à cause de l'espèce d'aquoibonisme
latent qui a tendance à s'emparer de moi, doucereusement, dès que je me
prends à songer à cette collaboration que l'on m'a fait miroiter, et
qui semble de plus en plus devoir rester lettre morte. Revenons donc à
des lettres qui ne le sont pas, en dépit de leur âge, c'est-à-dire à Mme
de Sévigné.
– Je viens de commander Le Régent de Petitfils. Ce qui, après le Louis XIV de Bluche, ne manque pas d'une certaine cohérence, je trouve. Ensuite, il ne me restera plus qu'à relire Le Siècle de Louis XV de Gaxotte, en saupoudrant tout ça de quelques pages de Saint-Simon pour pimenter le ragout.
Dimanche 3
Quatre heures. – Sur le site de Causeur,
je tombe sur un article consacré à Sagan, dont le sous-titre nous
apprend que, de la romancière, “on ressort un inédit”. On dirait que le
mal qui ravage des sites comme Atlantico est en train de gagner jusqu'aux maisons les plus respectables…
Sept heures. – Monsieur P., qui fait partie de l'équipe gérant le site de Causeur a
immédiatement corrigé ce titre malencontreux, après que je le lui ai
signalé par mail. Si je persiste à ne leur donner aucun texte, ils
pourront toujours m'embaucher comme femme de ménage syntactique.
Lundi 4
Deux heures. – J'ai repris, hier un très gros livre de Jean Favier (dont j'ignorais qu'il fût mort), lu il y a une trentaine d'années : Paris – Deux mille ans d'histoire (Fayard). Il a pour mission, ce livre, de combler le vide qui me sépare encore de l'arrivée du Régent
de Petitfils, lequel est la suite logique de mes lectures
louis-quatorziennes, et, en principe, du troisième volume du journal de
Muray. Je dis “en principe” car il est déjà arrivé deux fois qu'un livre
qui m'avait été envoyé directement par les Belles Lettres s'évanouît
sans laisser de trace. S'il arrive tout de même, ce journal, il pourrait
me fournir une occasion d'article pour Causeur, quelque chose d'un peu personnel qui pourrait s'intituler : “Comment j'ai manqué Philippe Muray”. On verra en temps voulu.
–
Mort de Marie Laforêt. Apparemment, c'était une femme intelligente et
assez drôle. Mais je n'ai jamais été trop sensible à son genre de beauté
et, surtout, je ne supportais pas sa façon de chanter. Hier, voulant
m'apprendre la nouvelle, Catherine s'est mélangée les crayons et,
confondant entre elles les chanteuses pénibles, m'a annoncé la mort de
Juliette Gréco…
Mardi 5
Sept heures. – En milieu d'après-midi, brusquement un peu marre des lectures historiques. Je suis allé rechercher le premier volume du Théâtre de Maurice Boissard
: plaisir intact. Mais plaisir contrarié par le fait que, lisant ou
tentant de le faire, je ne cessais de penser à ce projet d'article dont
je parlais hier, à propos de Muray, commençant même à en “écrire”
quelques passages décousus, des bouts de phrases, etc. Je vais essayer
de m'y mettre demain, histoire de m'en débarrasser d'une façon ou d'une
autre… et cela sans avoir reçu le troisième volume du journal. Mais
c'est justement ce qui m'amuse : commencer l'article en annonçant qu'on
projette de parler d'un livre qui est toujours entre les mains de la
factrice.
Mercredi 6
Quatre heures. –
Bon, eh bien, voilà, il est écrit, ce putain d'article sur “Muray et
moi” ! Quel que soit sa destinée proche, au moins il ne m'encombrera
plus l'esprit. Je comptais d'abord le laisser reposer jusqu'à demain
matin pour le relire “à froid”, mais, me connaissant, je sais bien que
c'était le meilleur moyen pour qu'il parte directement à la poubelle
virtuelle. Je l'ai donc relu alors que son point final était à peine sec
et l'ai expédié aussitôt à qui de droit. La balle est donc, depuis une
vingtaine de minutes, dans le camp de qui de droit.
Jeudi 7
Neuf heures et demie. – Ce matin, comme je me suis levé plus tôt, j'ai lu Plutarque.
Deux heures. – M. D. (je ne suis plus très sûr de l'avoir “initialisé” comme ça, la dernière fois où j'ai parlé de lui, mais bon) de Causeur,
vient de me répondre qu'il désirait soumettre mon petit texte à
Élisabeth Lévy, en vue de l'insérer dans le dossier Muray qu'ils
préparent pour l'édition de décembre du mensuel “papier”. Bref, je
m'apprête à faire une entrée triomphale, directement par la grande
porte… ou bien à ne pas faire d'entrée du tout, si jamais Dame Lévy me
rejette dans les ténèbres extérieures.
Vendredi 8
Neuf heures. – La factrice m'a apporté hier le troisième tome du journal de Philippe Muray ainsi que Le Régent de Jean-Christian Petitfils ; j'ai commencé les deux. Ce qui est amusant (enfin, ça m'amuse moi…), c'est que l'article que j'ai écrit pour Causeur, à propos de Muray, commence par le fait que je vais parler de lui à l'occasion de la sortie de ce nouveau volume de journal, alors que je ne l'ai même pas encore reçu. Si bien que, si jamais le dit article paraît dans le magazine de décembre, il y aura beau temps que ce même volume aura été terminé. Ce qui est d'ailleurs sans importance aucune, personne n'étant censé le savoir, hors les désormais fameux douze lecteurs de ce journal-ci. Ce qui serait bien, c'est qu'il me poigne soudain une nouvelle idée d'article, cette fois pour le Causeur “en ligne”. Mais voilà qui ne dépend pas vraiment de moi, en tout cas pas de ma volonté.
(Après
vérification, il semble que le verbe “poindre” n'existe pas au mode
subjonctif. Tant pis : je le trouve bienvenu, je le garde.)
Deux heures. –
Belle promenade campagnarde, à l'instant, avec Catherine (et Charlus,
mais il va sans dire), sous un ciel d'un bleu très lumineux, parsemé de
juste ce qu'il faut de moutons blancs, à peine grisés en leur centre.
Et, surtout, ce qui devient de plus en plus rare hélas : pas un souffle de vent.
– J'ai repris les Mémoires
de Saint-Simon à leur début, me disant que cela accompagnerait très
bien la vie de Philippe d'Orléans que je suis en train de lire. Comme,
par ailleurs, je n'ai nullement abandonné le journal de Muray, ni le Théâtre de Maurice Boissard,
je me demande si je ne serais pas en train de me disperser un tantinet.
D'un autre côté, j'fais c'que j'veux, j'suis en r'traite !
Sept heures. – Du journal de Muray, le 5 juin 1989 : « […] Postérité
[son roman paru l'année précédente] n'était pas raté ; ce n'est pas moi
qui ai fait un mauvais livre, c'est Grasset qui (par bêtise ou
volontairement) en a fait une mauvaise édition. » Malheureusement, l'un
n'exclut pas l'autre. Et on est un peu gêné de voir Muray, cet animal lucide
qu'est Muray, se réfugier dans ce type d'argument éculé, au lieu
d'essayer de porter un regard un peu plus distancié sur son roman – qui
est, je suis désolé, totalement raté et d'un insubmersible ennui. Il
faut dire que, en cette année de bicentenaire, il est occupé à en écrire
la suite, ce qui ne risque pas de le prédisposer à la clairvoyance.
Samedi 9
Une heure. – Il y a un peu moins de deux heures, et sans y avoir pensé avant plus que ça, j'ai écrit d'un trait un assez court billet, anecdotique, ironique, à propos du mur de Berlin. Au moment de le publier, je me suis ravisé et l'ai plutôt envoyé aux Puissances tutélaires de Causeur, puisque c'est en gros ce que je m'étais engagé à faire, lors de mon entretien téléphonique avec M. D. J'ai reçu, très vite, deux réponse consécutives. La première, à 12 h 02 : « Merci, je le publie aujourd'hui même ! A bientôt. » Et la seconde, 25 minutes plus tard : « Navré, en relisant, il me semble que ce point de vue a déjà été soutenu par Jérôme Leroy, avec un peu plus de développements. Ainsi lâchées, ces sentences lapidaires me semblent trop arides. Bien à vous »
Donc,
à ma première tentative, je tombai en plein dans une polémique qu'il
s'agissait d'éteindre, et voici que je suis aujourd'hui “trop aride”, ce
qui est peut-être vrai, du reste. Quoi qu'il en soit, je vais encore
attendre de voir quelle sera la destinée de mon article sur Muray : si
lui aussi est jugé trop ceci ou pas assez cela, eh bien nous en
resterons là, Causeur et moi. Sans regret de part ni d'autre, je suppose.
–
À propos de Muray, dans le journal de qui je suis en plein, il note
ceci, en octobre 1989 : « Peut-être viendra un temps où il sera
raisonnable de rejoindre le camp de ceux (les musulmans p. ex.) qui
s'entêtent dans leurs rituels idiots contre la Roue de la Fortune. »
C'est une pensée qu'il m'arrive d'avoir, lorsque je contemple les
marionnettes désarticulées, alternativement hilares et pleurnichardes
que nous sommes devenues. Quelques jours plus tard, il écrit ceci, qui
n'est évidemment pas sans lien avec la phrase précédente : « Peut-être
un jour, dans l'avenir, un historien lucide analysera-t-il […] les
soixante-dix ans du soviétisme comme une résistance brutale et
pathétique au vrai socialisme, c'est-à-dire à l'anesthésie générale et à
la servitude volontaire. Des années 20 aux années 90,
expliquera-t-il, la moitié du monde s'est raidie jusqu'à l'absurde
contre la pente inévitable de l'humanité : le “modèle suédois”. Puis,
sous l'effet d'un certain nombre de crises insolubles, celui-ci a
triomphé aussi dans la partie de la planète qui y avait échappé
jusque-là. L'Univers, alors, est sorti des Temps Modernes pour entrer
dans l'Âge du Mouroir démocratique et vivre enfin en paix. La place
étant nette, les problèmes majeurs étant réglés, le véritable Règne des
Mages a pu commencer. »
– Un étudiant lyonnais a tenté
de s'immoler par le feu, hier. Avant d'accomplir cette action insensée
et grandiloquente, il avait pris soin de rédiger une sorte de message
d'adieu. Message qu'il termine ainsi : « Vive le socialisme, vive
l'autogestion, vive la sécu. » C'est à ça qu'on reconnaît les
authentiques bouffons : ils parviennent à provoquer les rires même dans
les situations les plus dramatiques.
Trois heures. – Jérôme Leroy publie un article à propos du film intitulé Joker,
dont “tout le monde” semble faire grand cas ces temps-ci. En guise de
“chapeau”, cette phrase (qui n'est peut-être pas de lui : je sais
comment fonctionne la presse, fût-elle internétisée) : « Le joker
illustre le génie du capitalisme : récupérer la contestation pour en
faire un spectacle. » Je passe sur le fait que l'idée est déjà usée
jusqu'à la corde. Mais surtout : où Jérôme Leroy a-t-il vu que la
contestation avait jamais été autre chose qu'un spectacle ?
Dimanche 10
Dix heures et demie. –
Depuis hier, j'ai repensé plusieurs fois à ce… à ce malheureux garçon
qui s'est immolé par le feu au cri de Vive la Sécu. (J'ai d'abord
failli, à la place de mon “malheureux” écrire “déséquilibré” : je me
suis souvenu à temps que le mot était désormais réservé aux tueurs
musulmans ; préempté, en quelque sorte.) Je vais mettre ici en entier le
message qu'il a expédié sur Facebook (évidemment, sur Facebook…) avant
d'accomplir son geste aussi dérisoire que dramatique. Pour être sûr ne
pas oublier cette meurtrière pantalonnade.
(Non,
finalement, c'est inutile : je vais me contenter de mettre en lien vers
chez le très-précieux Adolfo Ramirez, qui bien entendu, n'a pas manqué
cette occasion de pousser un couinement d'indignation. C'est ici.)
Le
plus sidérant – je viens de parcourir rapidement les extraits de
journaux que l'on trouve chez Ternette – c'est que personne ne semble
voir le côté bouffon de cette lamentable histoire. Ou alors, hypothèse
plausible, ceux qui l'ont vu se gardent bien de le mettre en lumière,
sachant ce qui leur tomberait immédiatement dessus. Bref, voilà un
garçon de 22 ans à qui on vient de supprimer sa bourse d'étudiant, sous
le prétexte, hautement valable à mes yeux, qu'il en était à son second
redoublement. Redoublement qui semble logique puisque, très visiblement,
le futur bonze ne s'occupait à peu près que de ses activités
“syndicales” (désolé pour les guillemets, mais la notion de
“syndicalisme étudiant” m'a toujours paru relever du plus haut comique, y
compris lorsque j'étais moi-même étudiant). Donc, adieu la bourse
mensuelle et imméritée de 450 €. De là à penser qu'il n'existait pour
lui qu'une seule alternative, la bourse ou la vie, il y avait une grande
marge que ce garçon aurait dû éviter de franchir. Il aurait pu par
exemple choisir de militer un peu moins et de se trouver un petit “job”,
comme le font tout naturellement des dizaines de milliers d'étudiants à
travers le monde. Ou envisager une thérapie préventive. Bref, que l'on
prenne ce fait divers par n'importe quel bout, on ne débouche toujours
que sur du dérisoire post-moderne, dont on essaie d'imaginer les pages
qu'il aurait pu inspirer à Philippe Muray. Mais, bien entendu, on n'y
arrive pas, puisqu'on n'est pas Philippe Muray.
Une heure.
– Oublié ceci, à propos du bonze estudiantin lyonnais. Il va de soi
qu'aucun des journalistes qui en parlent ne dit qu'il est entre la vie
et la mort. En revanche, tous précisent que “le pronostic vital est
engagé” : ce charabia grotesque, digne d'une époque stupide (on sera
libre d'intervertir les deux adjectifs), me semble contribuer à rendre
le fait divers encore plus irréel, plus farcesque. On m'objectera
que les plumitifs en question n'ont fait que reproduire la déclaration
ou le communiqué officiels des médecins, lesquels s'expriment ainsi. Et
alors ? Sous prétexte qu'en effet les médecins jargonnent de plus en
plus, tout le monde devrait adopter leur volapük scientificoïde ? Est-ce
que rendre les choses intelligibles en les donnant à lire en bon
français ne fait plus partie des “devoirs sacrés du journaliste” ? Ils
continuent pourtant à le faire, dès lors qu'il s'agit de nous faire
partager les profondes pensées d'une actrice américaine ou d'un despote
chinois, non ?
Sept heures. – Terminé Ultima necat
juste avant les lasagnes dînatoires. Tout au long de ce troisième
volume, et de plus en plus à mesure qu'on avance, Muray est vent debout
contre Sollers et BHL, au point d'en paraître littéralement obsédé. Ils
deviennent ses Fasolt et Fafner personnels, mais des Fasolt et Fafner
qui ont bien garde de ne pas s'entretuer. Deux ou trois autres petites
choses à dire de cette suite de journal, mais on verra demain
(peut-être…).
Muray m'a donné au moins une envie, celle
de relire quelques dizaines – centaines ? – de pages de Sade. J'ai donc
ressorti le volume de Pléiade contenant les trois Justine. Il
faut que je m'attende à me faire foutre de moi la prochaine fois que
j'irai chez Michel Desgranges – lequel Desgranges fait d'ailleurs son
apparition dans ce volume du journal de Muray.
Lundi 11
Dix heures et demie. –
Pluie et vent. C'est-à-dire exactement le même temps que l'année
dernière à la même date. Si je m'en souviens c'est que nous avions
prévu, Catherine et moi, d'aller assister à la cérémonie au monument aux
morts, qui se trouve juste à l'entrée de la rue de l'Église, et que le
mauvais temps nous en avait finalement dissuadés, ce qui semblerait
prouver la tiédeur de notre sentiment patriotique ou encore notre peu de
fièvre commémorative. La différence est que, pour aujourd'hui, nous
n'avions rien prévu du tout.
– Marche contre la
très-sinistre “islamophobie”, hier à Paris : à peine plus de dix mille
personnes parmi lesquelles, à en juger par les photos, une majorité de
musulmans, femmes voilées et barbus vociférants. Pour une grande
manifestation nationale, cela revient à peu près à dire qu'il n'y avait
personne. Nous sommes vraiment d'indécrottables racistes, pas à
tortiller.
Mardi 12
Dix heures vingt. – Depuis hier, un titre sur le site de Causeur
fait ma joie, chaque fois que mes yeux retombent dessus : « Le cannabis
sauvera-t-il la Creuse ? » Même là, en le recopiant, un sourire ravi
m'est venu. Je n'ai pas lu l'article. Non seulement parce que le sujet
ne m'intéresse en rien, n'étant si drogué ni creusois, mais parce que je
ne voulais pas prendre le risque de gâcher, ou même seulement
d'amoindrir, le doux effet hilarant de la question magique. Répétez-vous
cela plusieurs fois, à voix basse, voire murmurante, en variant le ton
si cela vous chante : « Le cannabis sauvera-t-il la Creuse ? » Vous
verrez que l'effet est irrésistible. Et le moindre de ses charmes n'est
sans doute pas de demeurer tout à fait inexplicable. C'est comme un
philtre : on ne sait pas quels en sont les ingrédients, ni leurs
proportions, mais l'effet est là, indubitable.
Midi.
– Entreprise pour des raisons essentiellement économiques, notre
restriction tabagique va bon train : Catherine “tourne” à quatre
cigarettes quotidienne ; quant à moi, le paquet de quarante grammes
d'Amsterdamer arrive désormais à me durer entre six et sept jours. Et
cela – fait entièrement nouveau – sans piquer la moindre cigarette dans
le paquet de Catherine, lequel trône pourtant sous mes yeux du matin au
soir. Je dois dire que je suis assez fier de nous.
Sept heures. –
Michel me propose une idée de livre à écrire pour les Belles Lettres.
Idée séduisante, que je suis bien tenté d'accepter. C'était il y a trois
ou quatre heures. Depuis, je ne cesse de retourner l'affaire dans ma
tête en me disant que je n'en serai certainement pas capable, que je
devrai abandonner en cours de route, ou que le résultat sera affligeant,
etc. Puis, cela s'interrompt, juste le temps de me traiter d'abruti
ressassant toujours les mêmes conneries. Ensuite, les conneries en
question se remettent à tourner de plus belle. J'aimerais bien, une fois
dans dans ma vie, être parfaitement assuré de mes capacités. Juste pour
voir quel effet ça fait.
Mercredi 13
Une heure. –
La nuit portant conseil – ou incitant à la dérobade, c'est selon –, je
viens d'expédier un himmel à Michel Desgranges, pour lui dire qu'il me
semblait préférable de renoncer à cette idée de livre qu'il voulait me
voir écrire. Non pas, d'ailleurs, à cause de l'idée elle-même, qui est
bonne, mais en raison de mes capacités à la mener à bien, d'une part, et
d'autre part parce que mon complet anonymat rendrait, j'en suis à peu
près sûr, ce livre totalement invendable. Cela étant, j'ai tout de même
laissé la porte entrebâillée, puisque je lui ai dit en conclusion que
cela ne devait pas nous empêcher d'en parler de vive voix lorsque nous
nous verrons chez lui, ce qui aura lieu en principe le 28 de ce mois.
Mais ça m'étonnerait qu'il parvienne à me convaincre.
– Sur Atlantico,
le site où la langue française n'est plus qu'un vague souvenir, je
tombe sur ce titre : « UE : von der Leyen a renommé le portefeuille
controversé sur les migrations. » Voilà qui me plonge dans des abîmes de
questions sans réponses, la principale étant bien sûr celle-ci : si
l'on renomme un portefeuille, cela veut dire qu'il va désormais porter
un autre nom. Mais lequel ? Quel mot devrai-je désormais employer
lorsque je demanderai à Catherine : « T'aurais pas vu mon portefeuille
(ancien français, donc) par hasard ? » Je tremble à l'idée que ce von
der Leyen ne fasse prochainement subir le même sort au portemonnaie.
Six heures. – Je viens de commander – pas cher – une pièce de Henry Becque, Les Corbeaux. Parfois, on se demande ce qui peut bien nous passer par la tête.
Jeudi 14
Onze heures. – Depuis une dizaine de jours, nos soirées sont occupées par une série télévisée anglaise intitulée The Crown.
Comme son nom l'indique plus ou moins, elle retrace le règne
d'Élisabeth II, la souveraine actuelle, en ses débuts pour ce qui est
des deux premières saisons, c'est-à-dire où nous en sommes rendus. Si
j'ai bien compris, quatre saisons sont prévues en tout, et l'histoire
doit se prolonger jusqu'à l'arrivée dans le décor de la shampooineuse de
luxe, Lady Diana – partie qui m'intéressera sans doute moins, dans la
mesure où je risque d'avoir un peu l'impression de me retrouver à France Dimanche. Du reste, il y a déjà, dans les épisodes déjà regardés par nous, des aspects très people,
notamment lorsque sont abordées les amours de la sympathique Margaret
qui, entre nous, devait être une fieffée cochonne. Mais enfin, pour ce
qui est des deux premières saisons, qui vont du mariage de la future
reine (1947) à l'assassinat de Kennedy, on peut dire que c'est une bonne
série, comme savent en faire les Anglais, au contraire de nous autres :
excellents acteurs, bon rythme (avec toutefois quelques baisses de
régime dans certains épisodes), superbes décors (évidemment !) très
bien filmés, somptueux châteaux, superbes appartements, etc. Surtout, on
n'y voit pas l'ombre d'un pauvre, ce qui est bien agréable : nous en
avons déjà deux à la maison, en les personnes de nous mêmes, ce n'est
pas pour en retrouver d'autres le soir dans notre télévision.
(Finalement,
je viens de transformer le paragraphe qui précède en billet pour le
blog : toutes mes excuses à ceux qui fréquentent aux deux endroits…)
Vendredi 15
Midi et demie. –
Ce matin, Catherine, consultant comme chaque jour au petit-déjeuner la
météo du jour sur son iMachin, sa tablette, quel que soit le nom que
l'on donne à cet engin sonore, Catherine, donc, commence par m'annoncer
qu'il pleut (ce qu'un rapide coup d'œil par l'une des fenêtres du salon
me permet illico de vérifier), et qu'il allait continuer de pleuvoir
toute la journée (prédiction pour l'instant pleinement réalisée). Elle
ajoute : « Et on ne dépassera pas les quatre degrés ! » Moi : « C'est
l'hiver indien… »
– Sinon, mauvaise nouvelle pour
Charlus, qui n'en sait encore rien : tout à l'heure, le vétérinaire qui
lui administrait son rappel de vaccin a décrété qu'il était trop gros et
que nous devions, dès ce soir, diminuer sa ration de croquettes
journalière de vingt pour cent. Pour combler, ou tenter de le faire, le
vide de son estomac, nous sommes autorisé à ajouter aux dites
croquettes… des courgettes cuites à l'eau. La tyrannie de la minceur
frappe donc même les chiens, c'est pitié de devoir le constater.
– J'approche des dernière pages du Régent de Petitfils. Ce qui, tout à l'heure, m'a donné envie de lire ou relire quelques Historiettes
de Tallemant des Réaux. On est prié de ne chercher aucune logique dans
cet enchaînement, Tallemant étant mort plus de vingt ans avant le début
de la Régence.
De toute façon, à voir comment tourne
notre monde, comment s'abîme notre “civilisation” (d'ores et déjà les
guillemets me paraissent s'imposer), la montée de l'intolérance parée
des plumes du paon humanitaire, la généralisation de la délation
maquillée en vertu, la haine de la liberté qui s'exprime désormais
librement chez les belles âmes de la gauche déboussolée, à voir tout
cela, je crois que je vais finir, dans mes lectures, par ne plus quitter
le XVIIe siècle, à la rigueur le XVIIIe. Évidemment, ce n'est pas ça
qui me fournira des idées d'articles pour Causeur… À propos de
cette estimable publication, je n'ai aucune nouvelle de mon petit
article concernant Philippe Muray. S'il devait finir aux oubliettes
virtuelles, ce qui devient un peu plus probable chaque jour, je pense
que je pourrais sans remords ni regrets abandonner toute idée de
collaboration. Ce qui ne me procure nul chagrin.
Trois heures. –
Eh bien voilà : comme on le redoutait de plus en plus, Philippe
d'Orléans vient de mourir, Louis XV peut prendre les rênes. C'est à lui
que je comptais d'ailleurs m'intéresser ensuite, mais finalement non. À
la place, j'ai fait un fort bond en arrière, ressortant L'Homme médiéval,
ouvrage collectif sous la direction de Jacques Le Goff (Seuil, coll.
L'Univers historique). Et j'aurais aussi comme une vague envie de relire
Les Deux Corps du roi de Kantorowicz : on verra. Le Moyen Âge,
quand on y entre, on ne sait jamais quand on va pouvoir en ressortir. Ni
dans quel état.
Samedi 16
Dix heures et demie. – Finalement, non. Après avoir lu les quarante premières pages de mon Homme médiéval, c'est-à-dire l'introduction générale de Le Goff, je me suis aperçu que je n'avais guère la tripe moyenâgeuse – en tout cas pas présentement. J'ai donc fait un nouveau saut temporel, encore plus important que le précédent, mais vers l'avant cette fois : j'ai ressorti de son rayon la biographie de Churchill (François Bédarida, Fayard) ainsi que le gros volume de sa correspondance avec sa femme, laquelle s'étale (la correspondance…) entre 1908 et 1964. Là, ce sera une lecture inédite, le volume ayant été acheté il y a quelques années par Catherine et lu seulement par elle, qui m'en a dit plusieurs fois grand bien. Je pense qu'une lecture “chronologiquement panachée” de ces deux livres va s'imposer d'elle-même. Sans que cela ne m'empêche de picorer de çà et de là dans les chroniques de Maurice Boissard et les historiettes de Tallemant, histoire de détendre un peu l'atmosphère aux heures les plus grises, ou les plus somnolentes, de la journée.
– Côté
télévision, en attendant la troisième saison de notre série windsorienne
– elle est attendue demain –, j'avais trouvé malin de sélectionner deux
films déjà un peu anciens (1998 pour le premier) consacrés à la reine
Élisabeth, mais la première du nom. Nous serions ainsi restés “dans la
tonalité”. Las ! nous avons tenu une demi-heure de la première de ces
deux pellicules, œuvre lente, pâteuse et prétentieusement filmée, qui,
nonobstant la langue utilisée par les acteurs, aurait très bien pu être
signée par un jeune espoir du cinéma français – c'est assez dire.
– En plus de ça, il continue à faire un temps de merde.
Dimanche 17
Dix heures et demie. –Himmel
de Michel Desgranges, ce matin, me disant, à propos de son idée de
livre qu'il souhaite me voir écrire, que nous en parlerons de vive voix
(c'est-à-dire quand j'irai déjeuner chez lui, jeudi en huit). Ce qui
semble signifier qu'il n'a pas renoncé à me convaincre. De mon côté, je
n'ai pas renoncé à renoncer…
– Du côté de Causeur,
silence radio. Il est vrai que ces gens ont bien le droit de profiter
de leurs week-ends pour penser à autre chose qu'à leur travail.
Sept heures. – Décryogénisé Molière tout à l'heure : influence de Léautaud-Boissard. Lu L'Étourdi. Ainsi que la très courte, mais irréprochable, Vie de Molière due à Voltaire, qui se trouve en ouverture du premier tome de l'édition que j'ai.
Dans une petite demi-heure, nous filerons de nouveau vers Buckingham et Balmoral : la troisième saison de The Crown vient d'arriver.
Mardi 19
Onze heures. –
J'ai, ce matin, terminé le second tome des chroniques théâtrales de
Léautaud. À peine le volume refermé, m'a saisi le regret qu'il n'y en
ait pas trois, ou cinq, ou dix, tant cette lecture continue à
m'enchanter, chaque fois autant si ce n'est plus que la précédente.
Léautaud, à mes yeux, est vraiment un écrivain fait “pour l'île
déserte”, et il ne sont finalement pas si nombreux dans ce cas.
Quand à Sir Winston, il vient tout juste d'emménager au 10, Downing Street, la bataille d'Angleterre va pouvoir commencer.
–
Je ne sais plus si j'ai pensé à noter ici (tu n'as qu'à remonter voir,
fainéant !) que notre bon vétérinaire avait trouvé à Charlus, des
“poignées d'amour” aux flancs et que, conséquence obligée, il nous avait
prescrit de réduire de 20 % sa ration journalière de croquettes. Sa
suggestion : pour compenser, donner au chien une impression de volume,
compléter sa gamelle avec des courgettes (cuites à l'eau natürlich)
: aucune calorie et“un bon pouvoir appétent”. Ah ! le pouvoir appétent
des courgettes cuites à l'eau ! on ne le chantera jamais assez. La
courgette, ce légume épatant d'appétence. Cela dit, je dois reconnaître
qu'il les engloutit avec un enthousiasme proche de la voracité. il est
vrai que le malheureux, quand vient l'heure de la gamelle, doit être
mort de faim.
Midi et demie. – Au-delà de leurs
différences, nombreuses et très grandes, me frappent les ressemblances
étonnantes que l'on trouve entre Churchill et de Gaulle, en particulier
cette maîtrise du verbe, qu'ils portent tous deux, chacun dans sa
langue, à son point d'incandescence. Également le fait que, en 1940, ni
l'un ni l'autre n'aurait normalement dû se retrouver à la place que, finalement, le destin leur a assignée.
Sept heures. –
La biographie de M. Bédarida continue de m'irriter (au point que je me
demande si elle ne va pas disparaître dans la poubelle jaune dès que
lue). Il a un côté raisonneur, donneur de leçons, tireur de conclusions
personnelles – que personne, pourtant, ne songe à lui demander –, des
accès de pédantisme qui le poussent par exemple à insérer dans ses
phrases des morceaux de phrases latines dont il ne prend pas la peine de
nous fournir la signification. À côté de cela, il ne maîtrise pas
toujours les images qu'il nous sert. Par exemple, lorsque, après sa
défaite électorale de 1945, il nous dit que Churchill a été “précipité
du Capitole à la roche Tarpéienne”. C'est ridicule, évidemment. À Rome,
les condamnés étaient amenés à la roche tarpéienne d'où ils étaient
jetés dans le précipice qu'elle surplombait (précipités, donc). La façon
dont il déforme la formule bien connue, “il n'y a pas loin du Capitole à
la roche Tarpéienne”, tendrait à prouver qu'il l'a comprise de travers,
voire pas comprise du tout. Enfin, je finirai tout de même son livre,
malgré que j'en aie. Ne serait-ce que pour savoir si son héros meurt à
la fin ou pas.
Mercredi 20
Onze heures. – Charlus est en ce moment même chez la toiletteuse chargée de le tondre. Et c'est évidemment aujourd'hui qu'est arrivée la première gelée de la saison, alors que le pauvre va se trouver à poil… ou plus exactement sans. Puisque j'en suis aux animaux, Catherine a donné l'une des trois poules (Ninon, celle qui nous avait coûté un bras et n'est pas foutu de nous pondre le moindre œuf) à un voisin qui en possède déjà deux ou trois douzaines (lui-même ne sait pas au juste combien), lesquelles vivent quasiment en liberté autour de chez lui, sa maison étant située en lisière du Plessis, c'est-à-dire entourée de champs sur trois de ses côtés. L'idée de Catherine est de reprendre une troisième poule au printemps prochain – mais une vraie pondeuse, cette fois.
– J'en ai terminé avec Churchill. C'est la
première et la dernière fois que je lis un livre de François Bédarida.
Qui, dans sa biographie, emploie tellement de pages à nous donner ses
avis éclairés sur tel ou tel événement ou trait de caractère de son
personnage, qu'il n'a plus la place nécessaire pour nous informer de
“détails” sans doute insignifiants à ses yeux, comme par exemple
l'attribution à Churchill du prix Nobel de littérature.
–
Demain, journée de merde : contrairement à l'habitude, la femme de
ménage viendra remplir son office le matin, ce qui veut dire que nous
serons embastillés dans la Case dès neuf heures. L'après-midi, je devrai
me taper un aller-retour à Neuilly où je dois consulter le bon docteur
Jobbé-Duval, qui me dira si mon muscle cardiaque est toujours en état de
remplir le sien, d'office. Dans les temps anciens, tout cela aurait
automatiquement justifié un apéritif vespéral ; mais comme nous sommes
désormais d'une sobriété toute camélienne, il n'en sera point question.
Jeudi 21
Neuf heures du matin. –
Et nous voici donc consignés dans la Case jusqu'à midi, pour cause
d'arrivée imminente de la tornade blanche. Cet après-midi, juste après
avoir avalé un rapide déjeuner, il me faudra prendre la route, direction
Neuilly. Comme de juste, il règne depuis ce matin sur toute chose un
brouillard à trancher. Ce dont je me fous un peu, dans la mesure où je
ne circulerai guère que sur l'autoroute, où il est moins gênant
qu'ailleurs. (De ma place, je vois la femme de ménage arriver, et
Charlus lui faire une fête délirante et sonore.) Pour combler les trois
heures qui viennent, vu qu'il ne faut plus compter pour cela sur les
blogs, en état de presque complète catatonie, j'ai emporté le troisième
tome des œuvres de Molière, celui qui contient Tartuffe ainsi que Le Misanthrope. De toute façon, ce n'est pas la lecture qui manque ici. Enfin voilà, quoi.
Midi. –
Si bien disposé que l'on soit envers Molière, et je crois que je le
suis, elle est tout de même difficile à avaler, cette dernière scène de
l'acte V de son Tartuffe. Alors que tout va de mal en pis pour la
famille d'Orgon, et d'abord pour Orgon lui-même, dépouillé de tous ses
biens et sur le point d'être jeté en prison, voici qu'arrive l'exempt,
c'est-à-dire l'officier de police, qui nous annonce tout à trac que le
roi a tout vu, tout compris, repérer les vrais gentils et le seul
méchant, séparé le bon grain de l'ivraie et que, par son coup de
baguette royale, toute justice est rétablie comme par miracle, par la
seule puissance de son génie judiciaire, de sa magnanimité, etc. Je sais
bien que, s'attaquant pratiquement de front au puissant parti des
dévots, Molière avait tout intérêt à se concilier l'appui de Louis XIV,
et que c'est l'élémentaire prudence qui lui a dicté cette conclusion
assez sotte et sentant un peu trop son “lèche-cul”. Malheureusement, le
piège dans lequel il a enfermé Orgon et les siens semble si bien tissé,
et Tartuffe si implacablement efficace, qu'on a également l'impression
que Molière n'a pas trouvé d'autre moyen de s'en tirer, de “poser son
bombardier”, comme disait Frédéric Dard. Et ça, cette impression
d'impuissance qui subsiste, c'est autrement plus fâcheux que la
révérence appuyée au souverain. Évidemment, en dehors de cette réserve
finale, Tartuffe reste une œuvre éblouissante, que l'on n'aurait pas
grand-peine à transposer de nos jours. Par exemple en remplaçant le faux
dévot originel par un écolo décroissant, asservissant toute une famille
de “bobos” à ses délires régressifs. On doit pouvoir trouver assez
facilement d'autres exemples.
Vendredi 22
Dix heures et demie. –
Finalement, la journée d'hier s'est déroulée sans accroc notable. Les
deux trajets pour aller à Neuilly et en revenir se sont accomplis
presque tout seuls, et le bon docteur Jobbé-Duval m'a assuré que mon
cœur semblait disposé à battre encore quelque temps, ce qui est bien
tout ce qu'on lui demande (je parle du cœur). De plus, ce même docteur
m'a offert le livre “best seller” de Yuval Hariri, Sapiens, sous-titré Une brève histoire de l'humanité.
C'est de la très intelligente vulgarisation, fort agréable à lire, même
si, après une centaine de pages, j'ai déjà pu y repérer quelques
erreurs (il doit donc y en avoir d'autres). Voilà un livre que, s'il ne
m'avait été mis entre les mains, je n'aurais certainement pas acheté, à
cause de mes petits préjugé personnels. Non pas parce que l'auteur est
israélien, mais parce qu'il est végan et pratique quotidiennement la
méditation bouddhiste, deux choses qui ont tendance à me voir m'éloigner
discrètement des gens qui sont atteints de l'une ou l'autre de ces
pathologies, a fortiori des deux à la fois. Le fait aussi, mais
dans une moindre mesure, que, homosexuel, il ait éprouvé le besoin
d'aller se marier au Canada, le mariage guignol n'étant pas autorisé en
Israël. Du coup, me voilà bien heureux du cadeau, car Sapiens
est d'une lecture passionnante… même si l'on sait, comme c'est mon cas,
que l'on ne retiendra pas plus de deux ou trois pour cent de tout ce
qu'on aura lu.
Samedi 23
Onze heures.
– Aujourd'hui, une bande de malfaisants organise un rallye automobile
au Plessis-Hébert. Enfin, pas dans les rues du village même,
heureusement, mais sur les voies, goudronnées ou chemineuses des
alentours immédiats. Résultat, depuis déjà plus d'une heure, nous
entendons vrombir les engins de ces crétins, sans parler des spectateurs
qui arrivent dans leurs propres voitures et qui, avec la même
excitation factice qui s'empare des supporteurs de football, dévalent
les rues du village à des allures peu raisonnables. Bien évidemment, les
participants à cette ânerie vont copieusement défoncer les chemins sur
lesquels nous avons l'habitude d'aller marcher. Comme notre voisin d'en
face disait hier à Catherine : « “Ils” ont promis de les remettre en
état après, mais j'y crois pas trop. » Nous non plus.
Quatre heures. – Je viens de finir de relire Le Misanthrope,
et quiconque passerait maintenant par ici me trouverait fort perturbé, à
deux doigts de la déstabilisation psychique grave. La raison se trouve à
la fin de la deuxième scène du premier acte. On y entend Oronte faire à
Alceste cette réplique : « Mais, mon petit Monsieur, prenez-le un peu
moins haut. » Or, j'ai beau compter et recompter, il n'y a pas mèche
d'en sortir : cet alexandrin a bel et bien treize syllabes ! On
me concédera qu'on deviendrait fou à moins. Me disant que, peut-être,
j'avais en main une édition fautive, et bercé par ce dernier espoir, je
viens d'aller voir si je pouvais trouver le texte de la pièce chez
Ternette. Je l'y ai trouvé en effet… et avec lui ce maudit alexandrin
contrefait, hideusement semblable à lui-même. À quoi peut-on se
raccrocher de solide, quand on a dû affronter une semblable épreuve ?
Un peu plus tard.
– Décidément, le poids de ma découverte est trop lourd, il me fallait
le partager avec quelque âme compatissante. Je viens donc d'expédier à
Michel Desgranges le himmel suivant :
Cher Michel,
Je
suis, depuis environ une heure, au bord de l'effondrement psychique, à
cause d'une découverte hautement traumatisante que j'ai faite. Je
relisais tranquillement Le Misanthrope, lorsque, soudain, à la
toute fin de la deuxième scène du premier acte, je suis tombé sur cette
réplique, dite par Oronte à Alceste : « Mais, mon petit Monsieur,
prenez-le un peu moins haut. » J'ai compté et recompté, rien à faire :
cet alexandrin a bel et bien TREIZE syllabes !
Me raccrochant à ce que je pouvais, je me suis dit que, peut-être, je lisais une édition fautive. Je suis donc aller voir chez Mme Ternette si je pouvais y trouver le texte de la pièce. En effet, je l'y trouvais. Avec, au même endroit, le même vers fautif ! Depuis, j'ai l'impression que tout l'univers a commencé à se liquéfier inexorablement autour de moi, au point que j'en viens à douter de ma propre existence. C'est une expérience fort pénible…
Amitiés tout de même,
Didier (ou ce qu'il en reste)
Lundi 25 (Sainte-Catherine)
Dix heures. – Je viens de relire L'Avare. Même si fort réjouissante, la pièce est à mon avis inférieure au Misanthrope,
au moins pour une raison. C'est qu'Harpagon est un personnage tout d'un
bloc, dont on possède l'unique clé dès le début. Alors qu'Alceste est
l'un des personnages les plus mouvants, les plus chatoyants, les plus
indécidables qui soient. Je veux dire que, à chaque lecture, suivant
l'humeur où l'on est, on peut soit pencher de son côté, soit le trouver
bien pénible, dans ses raideurs et ses imprécations. Il est même
possible de changer d'avis durant le cours de la pièce, plusieurs fois
même. Harpagon ne permet rien de tout cela, évidemment. En revanche L'Avare présente un immense avantage sur Le Misanthrope : comme il est en prose, on ne court aucun risque d'y tomber sur un alexandrin de treize syllabes.
– Pendant ce temps, Catherine est à la clinique Pasteur et s'apprête, à l'heure qu'il est à passer dans le scanner ; ce même scanner dont je fus naguère un habitué fort zélé.
Midi.
– Himmel de Michel Desgranges. D'après le maître d'œuvre de l'édition
Pléiade de Molière, il y aurait, dans le vers qui me turlupine depuis
deux jours, élision du “e” de “le”. Il conviendrait donc de lire ainsi :
« Mais,
mon petit Monsieur, prenez-l'un peu moins haut. » Mouais… admettons…
c'est bien parce que c'est Molière que je ferme les yeux… mais qu'il ne
s'avise point de me refaire jamais un coup semblable !
– Dans ses articles critiques, Gide n'a pas son pareil pour envoyer, aux écrivains dont il recense les livres, des brassées de roses dont il a pris soin de n'ôter aucune des épines de leurs tiges. Dans ce genre, sa critique de L'Amateur de Rémy de Gourmont est un modèle du genre. Il est vrai que Gide et Gourmont ne s'aimaient pas beaucoup. Si l'on en croit Léautaud, ami des deux, Gide aurait voulu régner seul et sans partage sur le Mercure de France… où Gourmont était solidement installé. Ce serait l'une des raisons, cette rivalité, et toujours d'après Léautaud, de la création par Gide de la NRF : pour avoir un outil “à sa main”.
Mercredi 27
Deux heures. – Sans trop de raisons, j'ai rouvert hier le Dictionnaire égoïste
de Charles Dantzig, je m'y promène depuis. Je ne me souvenais pas à
quel point il était constellé d'erreurs, d'approximations, etc. Par
exemple, il parle d'une visite faite par Bloy à Zola à Meudon. Il
précise que Zola ne l'a pas reçu, ce qui est normal, puisque, pendant
que Bloy se rendait à Meudon, Zola devait être tranquillement dans sa
maison de Médan. Un peu plus loin, il fait une énorme bourde à propos de
Céline (qui, lui, habitait bien Meudon), mais j'ai oublié de la noter,
ainsi que la demi-douzaine d'autres qui m'a sauté aux yeux. Or, vu
l'étroitesse de ma culture, si j'en ai repéré six c'est qu'il y en a
soixante. De plus – mais ça, j'en avais déjà été frappé lors de mes
précédentes visites –, M. Dantzig adore se mettre dans un coin du
tableau, en parlant de ses propres livres, assez hors de propos, ce qui
lui donne un côté m'as-tu-vu assez puéril, et semble dénoter chez lui
une vanité un peu ridicule (mais y a-t-il des vanités qui ne le soient
pas ?). Enfin, il ne recule pas, çà et là, devant le remplissage sans
grande signification, ni les formules à l'emporte-pièce dont on cherche
vainement ce qu'elles pourraient bien vouloir dire… avant de comprendre
qu'elles ne sont là que pour l'esbroufe, pour intimider le
lecteur, en lui faisant croire qu'il est nettement moins intelligent,
fin, cultivé, pénétrant, que l'auteur. Toutes ces réserves faites, c'est
vraiment un livre très agréable à lire, excitant, presque de salubrité
publique.
– Du côté de Causeur, aucune nouvelle de mon article sur Muray (enfin : autour
de Muray serait plus juste). Comme le prochain numéro devrait paraître
la semaine prochaine, et donc être quasiment bouclé, j'en déduis deux
choses s'excluant l'une l'autre : soit le dit article est parti à la
corbeille sans que personne n'ai jugé bon de m'en avertir, soit il va
paraître en son état premier, ce qui ne me satisferait pas davantage, et
même sans doute encore moins, vu que je comptais fermement lui apporter
deux ou trois améliorations que j'avais, et ai toujours, bien en tête.
Dans un cas comme dans l'autre, je pense que mes rapports avec ce
magazine s'arrêteront là – c'est-à-dire, en pratique, sont déjà arrêtés.
– Demain, déjeuner Desgranges.
Vendredi 29
Dix heures et demie. – Finalement, sur les avisés conseils de Michel Desgranges, je viens d'envoyer un bref himmel de relance à monsieur Causeur.
Ne serait-ce que pour en finir une bonne fois. Le même Michel, hier,
m'a évidemment relancé sur son idée de livre qu'il voudrait que je
fasse. C'est assez curieux : lorsque nous en parlons ensemble, j'en
arrive à trouver la chose presque faisable. Mais, dès que je me
suis éloigné de quelques kilomètres et ai repris plus moins mes esprits,
je me redis aussi sec que je ne le ferai probablement pas. Enfin, j'ai
promis d'y réfléchir, je vais donc.
Trois heures. – Eh bien, M. Causeur
a répondu fort diligemment à mon himmel, pour me dire, en gros, qu'il
n'attendait que mon article corrigé pour le publier – mais sur le site
et non, comme il en avait été question un temps, dans le mensuel. Mon
avis est qu'il avait tout à fait oublié mon existence, que mon petit
message de ce matin lui a brutalement rappelée. Mais je puis me tromper,
bien entendu.
Sept heures.
– En consultant sa fiche wiki, j'ai découvert que Charles Dantzig, qui
bien sûr s'appelle en réalité Patrick Lefebvre comme vous et moi, venait
de publier un Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale. Commandé illico.
Samedi 30
Onze heures. –
Nous terminons le mois dans la froidure mais sous le soleil. Ce doit
être, je présume, ce qu'on appelle une “pause dans le réchauffement
climatique”. On devrait appliquer ce genre de formule à d'autres
domaines, de façon à pouvoir soutenir les propositions les plus
absurdes. Par exemple, je vais désormais décréter que je ne fais que
manger du matin au soir. Mais j'accorderai à mes contradicteurs qu'il
peut se produire, de temps en temps, une “pause dans l'ingestion
continue”, notamment entre huit heures et midi, mais que cela n'en remet
nullement en question le principe même.
Midi et demie. – Reçu à l'instant La Conjuration des imbéciles, roman américain qui m'avait énormément plus lorsque je l'ai découvert, il y a une trentaine d'années. Qu'en sera-t-il demain ? Réponse le mois prochain.
Midi et demie. – Reçu à l'instant La Conjuration des imbéciles, roman américain qui m'avait énormément plus lorsque je l'ai découvert, il y a une trentaine d'années. Qu'en sera-t-il demain ? Réponse le mois prochain.
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