LES MOIS DE JUIN
PEUVENT ÊTRE TRAGIQUES
Samedi 1er
Neuf heures et demie. – Mais qu'il est donc désagréable, ce Maxime Du Camp ! Et comme ses Souvenirs littéraires sont pénibles à lire, avec cet arrière-goût de fiel qu'ils vous laissent en bouche, et que ne parvient pas à masquer le sucre qu'il s'est cru obligé d'y ajouter ! On a l'impression de se trouver face à un homme qui, ayant fréquenté des gens de talent, voire de génie, et en étant lui-même fort dépourvu, a reçu en partage juste assez de lucidité et d'intelligence pour en prendre conscience. D'où l'aigreur suintant de ses portraits, qu'il ne réussit jamais tout à fait à camoufler. Sa grande affaire est de montrer, d'insinuer plutôt, que tout ce talent et tout ce génie, qui sont échus à d'autres que lui, ne proviennent jamais que d'un certain déséquilibre psychique. En somme, les êtres d'exception qu'il a côtoyés ne sont à peu près que des malades mentaux, et il y a tout lieu de se féliciter quand on n'est point l'un d'eux. Évidemment, il a la partie belle lorsqu'il évoque Nerval ou Musset : il lui faut des pages et des pages pour “déplorer” leur déchéance, et il a beaucoup de mal à cacher sa jubilation derrière une feinte commisération. Mais, sur un le mode mineur, il fait subir le même traitement à Flaubert (sa fameuse “maladie de nerfs”), à Delacroix, George Sand et quelques autres. « Quel génie eût été Flaubert sans cette maladie qui a gâché sa vie et bloqué le développement de ses facultés ! », s'écrie-t-il en substance (j'ai la flemme de rechercher le passage pour le citer exactement). Au lieu de ça, l'infortuné Gustave a dû se contenter de son simple talent, comme c'est bête… Tout cela entrecoupé de vives protestations d'amitié indéfectible, main sur le cœur et mine modeste, bien entendu. D'autre part, ce qui rend ses portraits et ses descriptions inintéressants, c'est qu'il lui faut à toute force se mettre lui-même dans le tableau ; et non pas miniaturisé dans un coin, comme pouvaient le faire parfois les peintres anciens, mais en plein centre et en majesté. Ainsi, lorsqu'il aborde, vers la fin de son livre, la mort de Flaubert, le 8 mai 1880, il commence par nous dire où il était ce jour-là, lui, Maxime Du Camp, et ce qu'il faisait. Tout est à l'avenant. Non, vraiment, si la machine à remonter le temps existait, on me verrait sur l'heure y grimper pour reculer d'un siècle et demi. Et alors, mon petit Maxime, gare au bourre-pif !
Dimanche 2
Neuf heures et demie. –
Il y a une vingtaine de minutes, Catherine a passé la tondeuse sur mon
crâne et ses alentours, ainsi qu'elle le fait régulièrement depuis des
années (je me souviens que ma dernière visite chez un coiffeur patenté
remonte à l'été 2003). La nouveauté d'aujourd'hui est que, sur ma
requête, elle a remplacé la petite grille “6 mm” par celle taillant à
trois millimètres. Le résultat est que j'ai maintenant une tête de
bagnard débonnaire, avec en plus, en raison de la moustache, un je ne
sais quoi de vaguement tarass-boulbien.
Deux heures. – Sans doute sous l'influence du Lajeunesse d'Uranus,
j'ai ressorti le volume de la Pléiade consacré à Racine, avec l'idée de
relire une pièce par jour, ce qui ne me mènera guère au-delà du 15
juin. Je viens de “boucler” Andromaque, par quoi j'ai commencé, négligeant pour le moment La Thébaïde ainsi qu'Alexandre le Grand.
Mercredi 5
Une heure. –
Je me tiens fort bien à mon petit programme racinien, d'une pièce par
jour (ce qui ne représente jamais qu'une soixantaine de pages de
Pléiade). Andromaque, puis Britannicus (j'ai “sauté” Les Plaideurs, me sentant une âme exclusivement tragédienne…), suivi de Bérénice et, ce matin, de Bajazet. Demain : Mithridate.
Je sens que, vu l'état de ma mémoire, tout cela, à la fin, va former
une réjouissante gabegie. Surtout si viennent interférer les vingt ou
trente pages de Rabelais – j'en suis au Quart Livre – que j'ingurgite chaque matin au saut du lit.
– Hier, notre soirée netflixienne fut consacrée à American Sniper
: excellent film de Clint Eastwood, qui en compte beaucoup à son actif,
point exagérément progressiste. Il a au moins compris une chose
essentielle, qui est d'ailleurs la signature des très bons cinéastes
comme des très bons romanciers : que plus une scène censée faire naître
l'émotion sera sobre et plus l'émotion en question sera intense chez le
spectateur ou le lecteur. Cela paraît, comme ça, une évidence, mais
combien font leur cette règle ?
– Depuis quelque temps,
Catherine a tellement peur de ne pas être à l'heure à Roissy pour y
accueillir Malena, qui arrive lundi prochain en fin de matinée, qu'elle a
finalement décidé de louer une chambre à l'hôtel Ibis proche du
terminal 3 et de rejoindre l'aéroport dès le dimanche soir…
Jeudi 6
Dix heures et demie. – Visite trimestrielle chez le médecin : nickel. J'avais évidemment emporté un livre (La Vouivre),
étant toujours en avance, et le Dr Dubruel presque toujours en retard,
bien que j'aie soin de prendre systématiquement le premier rendez-vous
de sa journée curative. Je n'ai pas pu lire une ligne : les deux
personnes, un homme et une femme, qui occupaient déjà le réduit faisant
office de salle d'attente par malheur se connaissaient, et lui n'a pas
arrêté de jacter, dévidant d'une voix égale tous les lieux communs qui
lui traversaient l'esprit, les aperçus inutiles, les informations
superfétatoires, sans jamais marquer le moindre temps mort.
Heureusement, mon attente n'a pas duré suffisamment de temps pour que,
sous le coup de l'énervement, ma tension artérielle grimpe jusqu'à de
vertigineux sommets.
– J'ai finalement abandonné Rabelais ce matin, à peu près au tiers du Quart, si je puis dire. Il m'a soudain semblé que ça suffisait comme ça. Je l'ai remplacé par Homère et son Iliade.
Ce qui m'a fait souvenir de ce petit échange entre Gide et Valéry,
rapporté par je ne sais plus qui (Frank ? Galey ? Gide lui-même en son
journal ?). Gide : « Au fond, L'Iliade, c'est tout de même assez emmerdant, non ? » Valéry, du tac au tac : « On voit qu'il y a longtemps que vous n'avez pas relu la Chanson de Roland ! » Voilà qui ne va guère plaire au bon Rémi…
–
Plus ça va et plus la petite troupe de valétudinaires qui commentent à
longueur de journée les pauvres billets d'Anastase, et qui décident de
toute la politique et de l'économie internationales à grands coups de
petites phrases péremptoires, plus ça va et plus ils me font penser au
coiffeur de Marcel Aymé dans Travelingue. Sauf que le coiffeur en
question, du fond de son échoppe de la gare de l'Est, régissait
vraiment la politique internationale ; quand eux, les Anastasiens,
tournent gentiment à vide et, répétant chaque jour la même chose,
parviennent tout de même à dire n'importe quoi. J'aimerais bien, parfois
et pas trop longtemps, pouvoir me loger à l'intérieur de leur cerveau
pour regarder le monde par leurs yeux : ce doit être quelque chose
d'assez saisissant.
Vendredi 7
Dix heures. – Il exagère, ce Gide : ce n'est pas emmerdant du tout, L'Iliade
! Il est vrai – modulons, modulons – que je n'en ai encore lu que
quatre chants sur vingt-quatre, en deux primo-matinées (c'est ce que
j'appellerai désormais, mes “lectures d'éveil”) : la lassitude peut
encore venir. Pour le moment, Homère a sur moi plutôt un effet
proliférant ; ou métastasique. Car de voir s'agiter entre ses
pages tous ces dieux et déesses m'a fait m'apercevoir que ma culture
helléno-mythologique était pleine de trous. À dire le vrai, ce n'est
même à peu près que des trous ; ma culture susnommée
ressemblerait assez à un filet de pêche au gros, si l'on veut bien se
représenter la chose : beaucoup de vides tenus ensemble par quelques
mailles. J'ai donc ressorti de leur rayonnage (ils en ont eu l'air fort
surpris, mais pas mécontents) Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Édith
Hamilton et Jacqueline de Romilly, afin de fournir, par leurs livres
respectifs, un cadre digne de lui à ce bon Homère. Et je viens de
commander, en un seul volume de poche (et d'occasion) La Théogonie ainsi que Les Travaux et les Jours
d'Hésiode. Bref, me voici hellène à fond les ballons, et du coup
Montaigne devra encore un peu attendre pour prendre son tour en tant que
lecture d'éveil.
– À part ça, il pleut et vente comme si on était en Normandie.
Trois heures. – Le hasard fait fort bien les choses puisque, quittant tout juste Homère, ma racinerie du jour – bête et sans imagination, je lis les tragédies dans leur ordre d'apparition – s'est trouvée être Iphigénie
; si bien que, incontinent, j'ai renoué là avec Agamemnon, Achille et
Ulysse que je venais à peine de quitter. Évidemment, il y eut tout
d'abord un léger sentiment d'étrangeté puisque, du langage homérique par
quoi ils s'exprimaient une heure auparavant, voilà que, tout soudain,
ils se mettaient à parler en alexandrins raciniens et à prendre des
manières très Grand Siècle. J'imagine que, demain matin, je vais les
juger particulièrement sanguinaires et brutaux, en les retrouvant au
pied des murailles de Troie.
Démangé par mon prurit
antique, j'ai ressorti de son rayonnage le volume de Pléiade consacré à
Eschyle et Sophocle. J'ai également commandé le théâtre d'Euripide et
celui d'Aristophane : le mal gagne…
Samedi 8
Trois heures. – On lit tout de même des choses un peu curieuses, chez Homère. Ainsi, au chant VII de L'Iliade,
juste après l'affrontement d'Ajax et Hector, le vieux et sage Nestor
propose que soit mise à profit la trêve qui s'ensuit pour construire un
grand mur destiné à protéger les nefs des Grecs, en cas de sortie
intempestive des Troyens hors de leur glorieuse cité. Soit, c'est en
effet une idée très judicieuse. Mais on se demande bien pourquoi
personne ne l'a eue avant, dans la mesure où, quand survient cet
épisode, voilà déjà neuf ans que les Achéens “bien guêtrés” soutiennent le siège d'Ilion. Sur ce, je retourne à Phèdre,
dont la donzelle éponyme m'a l'air aussi mal partie que les Troyens
dans leur ensemble. Pas toujours folichonne, la vie pendant l'Antiquité…
Dimanche 9
Trois heures. – J'ai bouclé tout à l'heure mon cycle racinien avec Athalie – et après avoir sauté Esther,
si je puis me permettre. J'aurais d'ailleurs tout aussi bien pu me
dispenser de la dernière pièce qui, toute célèbre qu'elle soit, m'a fait
l'effet d'un morceau plutôt ennuyeux. Mais enfin, il fallait bien
conclure. À compter de demain matin : Eschyle. Chœur et Coryphée vont
envahir le salon dès l'aube, je ne sais pas si on aura de quoi nourrir
tout ce monde.
Lundi 10 (Pentecôte)
Onze heures.
– En milieu de matinée – après interruption d'une heure pour cause de
signes lucratifs à produire… –, j'ai momentanément abandonné les Troyens
“aux chevaux bien domptés” alors qu'ils s'apprêtaient à prendre
d'assaut les nefs des Achéens ; tout cela pour suivre Les Perses
emmenés par Xerxès jusques à Salamine – pour leur plus grand malheur,
ainsi que l'on sait. En somme, je suis passé d'Achille à Eschyle. Ce qui
est curieux c'est que, à la lecture, celui-ci, Eschyle, paraît beaucoup
plus éloigné de nous qu'Homère, pourtant son aîné de quelques siècles –
au moins trois. Et puis, elle est vraiment très “statique”, cette
tragédie que je viens de lire : une longue déploration, rien d'autre. Si
j'en juge d'après mon souvenir, mais j'ai sans doute tort de m'y fier,
il me semble bien que Sophocle est plus “agité” : on verra ça dans
quelques jours.
– À part ça, il fait ici un temps à ne
pas mettre un guerrier homérique dehors : vent, pluie intermittente et
froid. Autant de raison pour ne pas user inconsidérément les chaussures
de marche et rester bien calfeutré.
Mardi 11
Deux heures.
– Ceci, noté par Bécassine 75 [le prénom a été changé, ndlr], la plus
pleurnicharde des commentatrices d'Anastase : « Que les insoumis ne
soient pas dociles à un chef.. Rien d’étonnant..la liberté et la
critique c’est dans l’ADN de la gauche… »
Ah ! l'ADN de
la gauche ! quelle merveille… Et ce sens de la liberté, lové au profond
des gènes, qui les a poussés durant des décennies à s'agenouiller
devant Lénine et Staline, puis Mao, parfois même Pol Pot, et aujourd'hui
encore devant le fantôme de Castro et les mânes de Chavez. Et cet amour
de la critique, qui leur faisait suggérer que tout dissident des pays
communistes était forcément stipendié par la CIA, et les amenait à
traiter Sartre (qui du reste ne l'avait pas toujours volé) de hyène à
stylographe. Comment peut-on être aussi niais ?
Quittons
ces mares à canards et retournons en Grèce antique. Pour m'y plonger
encore davantage, en plus d'Homère en lecture d'éveil et Eschyle
ensuite, je viens de sortir de son rayon le volume de Pléiade consacré à
Hérodote et Thucydide : on va droit à l'overdose… Ensuite, il ne me
restera plus qu'à me passionner pour les Jeux olympiques à la télé. Ah,
non, c'est vrai, j'oubliais : nous n'avons plus la télé. En revanche,
s'il est une tentation dont je me sente parfaitement à l'abri, c'est
celle du voyage en Grèce. Rien que l'idée de devoir me rendre à Roissy
ou à Orly, n'est-ce pas… À la place, je relirai l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, tiens.
Sept heures. – À propos de Sartre, je viens de commander Les Mouches,
pièce lue il y a environ 45 ans, à la louche (ce qui rime d'ailleurs
avec “mouche”) : à tant faire que d'être dans les grecquailleries,
n'est-ce pas…
Mercredi 12
Onze heures. – J'ai publié hier soir, sur le blog, un micro-billet pour dire que m'avait fait sourire le titre suivant, lu sur Atlantico
: « Paris : un jeune homme meurt dans un accident de trottinette. » Je
n'avais pas pris la peine de lire l'article lui correspondant, me
fichant comme de l'an 40 des détails du drame. Malgré tout, comme
saisi d'un vague remord, ou d'un retour de curiosité, je viens d'y
aller voir, et ne le regrette pas. D'abord parce qu'on apprend que, à
plus de dix heures du soir, cet imbécile trottinettomobiliste a jugé
pertinent de refuser la priorité à une camionnette, ce qui n'a pas fait
diminuer mon semblant d'hilarité. Mais surtout parce que l'article se
termine sur cette information capitale dans tous les sens du terme : «
La maire de Paris, Anne Hidalgo a annoncé une série de mesures qui
seront appliquées très prochainement contre la prolifération des
trottinettes sur les trottoirs de la capitale. »
Fichtre
! Déjà, une mesure, ç'aurait été beau. Mais une série de mesures ? On
en reste béant d'admiration, pantelant de respect. On va voir ce qu'on
va voir.
Jeudi 13
Trois heures. –
Il y a quelques jours m'est venue la mirobolante idée de me procurer
certaines pièces de théâtre contemporaines reprenant des sujets
antiques. Tout de suite ont surgi les noms de Giraudoux et de Sartre :
il pouvait être intéressant de mettre en regard, par exemple, l'Électre du premier avec celle de Sophocle, ou Les Mouches du second avec l'Orestie
d'Eschyle. Aux environs de midi, un jeune assistant d'Hermès aux
tendres pieds est venu déposer dans la niche prévue à cet effet le
volume de Giraudoux contenant l'ensemble de ses pièces, commandé auprès
d'un vendeur d'occasion qui, par chance, bradait le produit. Puisque
j'avais le livre en main, et que je sortais à peine du chant XVII de l'Iliade, j'ai commencé à lire La Guerre de Troie n'aura pas lieu.
Je ne m'attendais certes pas à un bouleversant chef-d'œuvre (j'avais
essayé, il y a quelques années, de lire un roman de Giraudoux, Siegfried ou le Limousin,
qui m'avait malencontreusement échappé des mains après une cinquantaine
de pages), je suis tout de même tombé d'une hauteur quasi vertigineuse.
Est-il possible d'être aussi vain, aussi verbeux, aussi ridiculement
précieux que M. Giraudoux ? J'en doute. Peut-on autant faire le malin,
se croire finement drôle, quand on n'a à ce point rien à dire ? Sans
même aller jusqu'au bout de ces deux actes boursouflés et vides, le
livre est parti directement à la poubelle jaune (l'anacoluthe est
offerte). Du coup, une ombre inquiétante s'étend sur la mémoire de Louis
Jouvet, dont on venait de m'informer qu'il avait créé presque toutes
les pièces du fâcheux : quel intérêt a-t-il bien pu trouver à ce
prétentieux fatras ? Ce génial comédien aurait-il eu, en matière de
théâtre, un goût moins sûr qu'on ne pourrait le croire ? Il est vrai
que, déjà, le fait qu'il ait créé Knock m'avait donné quelques
soupçons. Mais sans doute les critères des acteurs, pour juger d'une
pièce, ne sont-il pas exactement les nôtres. Le texte ne leur est
peut-être qu'un prétexte pour briller ; une sorte de patère où ils
viennent accrocher leur glorieux costume. Deuxième conséquence de cette
brutale désillusion giralducienne : je ne suis plus du tout pressé de
voir arriver les diptères sartriennes…
Donc, mon programme de lecture va rester inchangé ces jours prochains. Matinées grecques : d'abord Homère, un ou deux chants d'Iliade,
selon la longueur d'iceux ; puis une tragédie d'Eschyle ; enfin, un
demi-livre d'Hérodote (« Je voudrais un demi-livre d'Hérodote, s'il vous
plaît. » Le boutiquier antique : « Il y en a un peu plus : j'vous
l'mets quand même ? »). L'après-midi est consacré à des lectures plus
faciles ; ou, du moins, qui s'accommodent mieux des brusques
assoupissements auxquels je suis désormais sujet, sous l'effet direct de
la digestion. Aujourd'hui, par exemple, la correspondance
Pauhlan/Jouhandeau.
Samedi 15
Dix heures. – Terminé l'Iliade
ce matin. Il était temps : je commençais à en avoir plus que mon soul,
de tous ces carnages humains et de ces continuelles chamailleries
divines. Cela dit, je ne regrette pas le voyage. Mais il se passera
longtemps avant que me revienne l'envie d'un petit séjour sous les
murailles de Troie.
Deux heures. – Dans la
foulée d'Homère, si je puis dire, j'en ai également terminé avec Eschyle
: nous passerons à Sophocle dès demain, ce qui revient à dire que nous
allons plonger dans la modernité la plus échevelée ; et je ne dis rien
d'Euripide qui attend son tour : là, c'est carrément l'avant-garde.
Parallèlement, je continue mon petit bonhomme de chemin avec Hérodote
(je viens de quitter l'Égypte pour rejoindre l'Asie mineure, où ça chie
grave), en attendant Thucydide. On pourrait croire que je ne tarderai
pas à en finir avec ces envahissants Hellènes, mais il n'en est rien
puisque, ce matin même, sont arrivés Hésiode et Aristophane – qui ont
fait mine de ne pas se connaître. Les classiques grecs, c'est comme le
tonneau des Danaïdes, mais inversé : plus tu le vides, plus il se
remplit. Et encore me suis-je prudemment tenu, pour l'instant, à l'écart
des philosophes. Mais si, tout soudain, il me passait par la tête
d'aborder les présocratiques par la face nord ou de me replonger dans
Platon (façon de parler : je n'y ai jamais trempé qu'un ou deux orteils,
vite retirés), je risquerais fort la surchauffe. Du reste, pour ce
continent-là, il faudrait bien que Messire Marco Polo me prenne par la
main, comme un gosse un peu débile, infoutu de traverser tout seul la
rue, et m'indique par où commencer. Mais ça lui rappellerait
fâcheusement le boulot et il risquerait de me prendre en grippe, ce que
ne souhaite mie.
Entre Eschyle et Hérodote, j'ai tout
de même pris le temps de tondre le jardin et de sectionner les vicieuses
ronces qui dépassent de la haie : les travaux et les jours…
Dimanche 16
Dix heures. – Tout à l'heure, en voulant ranger Hésiode, je me suis aperçu, fort surpris, que je possédait l'Énéide
de ce bon Virgile ; jamais lu, bien entendu. Et je me suis dit que,
après Homère, cela ferait une “lecture d'éveil” tout à fait logique et
cohérente. L'affaire est découpée en douze livres, comptant chacun entre
vingt-cinq et trente pages (format Folio). Donc, en une douzaine de
primo-matinées, je devrais pouvoir en venir à bout, dis donc.
Lundi 17
Cinq heures.
– Aller-retour à Neuilly, pour l'une de mes deux visites bisannuelles
chez le cardiologue : rien à signaler de fâcheux. Rien à signaler non
plus du côté des lectures : commencé Virgile, continué Sophocle. Ah, si,
tout de même : j'ai abandonné Thucydide après quelques dizaines de
pages. Trop vieux pour m'intéresser aux guerres du Péloponnèse… En
revanche, je continue d'avancer dans la correspondance Jouhandeau –
Paulhan. Nous voilà rendus au beau (si l'on peut dire) milieu de
l'Occupation. Ce pauvre Jouhandeau, par ailleurs si fin, si subtil, si
intelligent, devient à moitié maboule, ses “analyses” politiques sont
presque aussi bouffonnes que celles de Léautaud à la même époque, ce qui
n'est pas peu dire. Paulhan, en ce domaine, est d'une tout autre
trempe. Cela me fait penser qu'il faut que je reprenne le journal dudit
Léautaud, pour y chercher ce qu'il dit de Jouhandeau.
Mardi 18
Onze heures. –
Je ne me suis pas méfié, j'aurais dû. Hier, j'ai fait comme j'avais dit
(voir ci-dessus), c'est-à-dire que je suis revenu au salon lesté des
volumes II et III du Journal littéraire de Léautaud (le premier
tome est chez l'ami Rémi depuis des temps immémoriaux), ainsi que de
celui, nettement plus mince, contenant l'index général. De prime abord,
je me suis étonné du nombre très élevé des apparitions de Jouhandeau en
ces pages, notamment dans le dernier volume, celui qui couvre les années
1940 – 1956. Le passage en revue de ces occurrences se révéla fort
décevant. En effet, c'est au début de l'Occupation que Léautaud prit
l'habitude de fréquenter les déjeuners que donnait, une fois par
semaine, la milliardaire (ou seulement millionnaire ?) américaine
Florence Gould – qui, je le signale en passant, était de la même famille
que l'Anna Gould épousée quelques décennies auparavant par le
flamboyant Boni de Castellane ; cette Anna, peu avantagée par la nature,
dont je ne sais plus qui – peut-être Boni lui-même ? – disait qu'elle
était très belle “vue de dot”. Or, au retour de ces agapes, tout à fait
bienvenues en ces temps de festins rutabaguesques et topinambouriens,
Léautaud notait systématiquement le nom des autres convives du jour.
Ceux-ci variaient selon les semaines, mais il y avait tout de même trois
ou quatre “piliers”, un petit cercle d'inamovibles… dont faisait partie
Marcel Jouhandeau. Ce qui explique qu'il apparaisse en un grand nombre
de pages du journal de Léautaud, mais le plus souvent pour y être juste
cité comme convive. Cela dit, les rares fois où il en dit un peu plus
long sur lui, il semble que Léautaud ait apprécié Jouhandeau, l'homme
mais aussi ses livres, ce qui est beaucoup plus rare chez lui.
Bref.
C'est en tournant les pages des deux volumes en question, afin d'y
trouver ce que j'étais venu y chercher, que le piège s'est refermé. Car
je ne pouvais m'empêcher, chaque fois, de lire les trois ou quatre
paragraphes qui entouraient celui où surgissait le nom de Jouhandeau.
Et, avant que j'aie eu le temps de flairer le danger, j'étais pris : une
brusque flambée léautaldienne m'avait emparé et refusait de me lâcher.
Si bien que, ce matin, dès l'aurore, j'ai envoyé promener sans remords
mes Grecs et mon Latin pour me replonger avec délices dans Passe-Temps
I et II. Et quelque chose me dit que je ne vais pas m'en tenir là.
Mais, après tout, Léautaud lui-même, en ces pages, ne cesse de
proclamer le plaisir qu'il éprouve à relire inlassablement les livres
qu'il aime depuis toujours (Stendhal, Chamfort, etc.), et dont,
pourtant, il connaît l'essentiel presque par cœur. Et enfin, ceci :
depuis le temps que les tragiques et les historiens antiques espèrent ma
visite, ils peuvent bien patienter encore quelques jours – peut-être
semaines.
– Hier soir, nous avons décidé, Netflix rendant la chose possible, de revoir la trilogie du Parrain
; ce qui va nous occuper cinq ou six soirées, chaque volet du triptyque
durant trois bonnes heures et nous-mêmes nous couchons de plus en plus
tôt. Hier, donc, environ les deux tiers du premier épisode, celui avec
Marlon Brando. Non seulement le fait d'avoir vu cela au moins deux ou
trois fois ces quarante dernières années n'a pas émoussé notre plaisir,
mais il nous a semblé à tous deux qu'il s'était même renforcé,
approfondi. Je me suis personnellement félicité de l'idée que j'avais
eue, de revoir ces films au moment précis où je lisais les tragiques
grecs : les points de convergence, les rappels, etc. sont tout à fait
éclatants, des films aux pièces.
J'avais complètement
oublié que le policier véreux abattu par Al Pacino dans un petit
restaurant était interprété par Sterling Hayden. Le découvrir m'a donné
instantanément l'envie de revoir Johnny Guitar ainsi que Asphalt Jungle (Quand la ville dort, en français). Malheureusement, là, Netflix ne me sera d'aucun secours.
Une heure. –
Qu'est-ce que je disais ? C'est déjà l'engrenage : venant de lire le
texte d'hommage que Léautaud lui consacre, au moment de sa mort, en
1903, je viens d'exhumer le très gros volume des œuvres de Marcel Schwob
qu'ont publié les Belles Lettres il y a quelques années, et qui doit
être un cadeau de Michel Desgranges, très probablement. Et cela, au
moment où la factrice m'apporte La Vie quotidienne en Grèce au temps de Périclès, détaillée par M. Robert Flacelière (par ailleurs traducteur de l'Iliade dans la Pléiade) ainsi que les Mouches de Sartre, qui vont me replonger en pleine Orestie. Ça ne finira donc jamais ?
Cinq heures. – De Léautaud (Passe-Temps), dans un texte intitulé Le Stendhal-Club : « En effet, chez Stendhal, l'homme est si particulier, qu'il n'y a pas de milieu : on l'adore ou on le déteste. » Eh bien, je suis désolé, mais, ce milieu inexistant, j'y suis depuis toujours et n'en bougerai sans doute plus. Stendhal m'est à peu près indifférent, je le dis sans honte, sans forfanterie non plus. Et c'est encore plus vrai de ses écrits autobiographiques (Vie de Henry Brulard, Journal, Souvenirs d'égotisme…), que Léautaud et quelques autres stendhaliens placent tout au sommet de l'œuvre et dont, en ce qui me concerne, je n'ai jamais bien vu l'intérêt. Enfin, disons que je n'y ai pas trouvé motif à les placer aussi haut qu'ils le font. Peut-être faudrait-il, comme toujours, relire ; retourner voir…
Mercredi 19
Neuf heures. – À relire la pièce, on comprend très bien pourquoi René Girard s'est penché sur l'Œdipe roi
de Sophocle : elle est une presque parfaite illustration de ses
hypothèses, concernant le bouc émissaire et son expulsion violente de la
communauté humaine, afin de ramener la paix et la concorde au sein de
celle-ci. Œdipe a-t-il tué son père, Laïos ? C'est, pour le moins,
douteux. Et c'est Sophocle lui-même qui nous instille nettement ce
doute, en insistant par deux fois, dans la première moitié de sa
tragédie, sur le fait que le seul survivant du massacre où ont péri le
roi de Thèbes et sa petite suite a formellement et publiquement déclaré
ensuite qu'ils avaient été attaqués par plusieurs brigands. À
fort juste titre, pour faire pièce aux accusations du devin Tirésias,
Œdipe demande donc qu'on aille chercher ce témoin, devenu berger, afin
qu'il redonne son témoignage. Car comme le dit un personnage – Jocaste,
si je me souviens bien – « si Laïos a été tué par plusieurs, il n'a pu
l'être par un seul. » Autrement dit, dans ce cas où le témoignage du
rescapé serait maintenu, Œdipe, voyageur solitaire, serait du même coup
innocenté du crime. Ou, à tout le moins, il subsisterait de forts doutes
au sujet de sa culpabilité. Or, dans la seconde moitié de la tragédie,
il n'est plus question de faire témoigner cet homme, ce témoin oculaire,
que, pourtant, on est allé chercher. Même Œdipe à présent n'y pense
plus, tout persuadé qu'il est désormais de sa culpabilité, comme doit
l'être, d'après Girard, tout bon bouc émissaire. Une culpabilité
reposant sur des coïncidences assez fumeuses, et que le témoignage du
domestique de Laïos suffirait à entacher de doutes puissants. La
mécanique est en marche, désormais, ce témoignage pourtant essentiel est
devenu inutile, plus rien ne doit venir se mettre en travers de la
double culpabilité d'Œdipe, qui doit à tout prix être expulsé (lui-même
le réclame à grands cris) pour que la peste s'éloigne de Thèbes et que
les femmes puissent se remettre à enfanter, elles qui avaient fort
mystérieusement cessé de le faire. Dans ces conditions, pourquoi
Sophocle mentionne-t-il à deux reprises ce fameux témoignage, au lieu de
le passer simplement part pertes et profits ? Pourquoi insister sur le
fait que Laïos a peut-être été tué par une troupe de brigands et
non par un homme isolé comme l'était Œdipe sur la route le menant à
Thèbes ? Ne pourrait-ce être parce que lui-même, examinant de près le
mythe avant de composer sa tragédie, s'est mis à nourrir un doute à
propos du prétendu parricide œdipien ? Doute qui, deux bons millénaires
plus tard, ne semble jamais avoir effleuré Freud, qui bien entendu en
avait absolument besoin pour sa quincaillerie. Doute qui n'effleure pas
non plus le responsable de l'édition Pléiade de la pièce de Sophocle,
lui qui qualifie de détail le fait que Laïos pourrait avoir été tué par une bande armée, détail sur lequel, trouve-t-il, Œdipe s'obnubile.
Mais qui ne s'obnubilerait pas, à sa place, sur ce genre de “détail”
qui peut vous innocenter d'une accusation infamante et rédhibitoire ?
Il
reste, évidemment, qu'Œdipe a bel et bien, ensuite, devenu roi de
Thèbes, couché avec Jocaste, et qu'il lui a fait des enfants. Oui, mais…
est-on certain que Jocaste est bien sa mère ? Certes, Œdipe est un
enfant abandonné, tout comme a été abandonné le fils de Laïos et Jocaste
à sa naissance. D'accord, il a été confié à un domestique pour être
lâché dans la montagne, lequel domestique l'a confié à un berger, lequel
berger l'a ensuite donné à ses parents adoptifs, roi et reine de je ne
sais plus quelle cité. Mais est-on vraiment sûr que ces deux nourrissons
n'en fassent qu'un ? Après tout, dans la mythologie grecque, ils se
comptent par douzaines (j'exagère un peu), ces enfants que l'on
abandonne à la sauvage nature, suite à un oracle funeste. Voilà une
époque où vous ne pouviez pas faire un pas dans la campagne sans croiser
un berger portant un enfant abandonné dans les bras ! On me dira que,
dans la pièce de Sophocle, le berger en question et le messager qui a
reçu l'enfant de lui se reconnaissent, ce qui est censé valoir
certificat quant à l'identité royale d'Œdipe. Mais en fait, non : le
messager affirme reconnaître le berger, lequel, d'abord, ne l'identifie
nullement, même s'il finit par se laisser convaincre. Et tout cela pour
des faits qui doivent remonter à près de 40 ans, puisque, au moment de
la pièce, Œdipe a déjà eu quatre enfants de Jocaste : deux garçons,
Étéocle et Polynice (les “frères ennemis” de la première pièce de
Racine), et deux filles, Ismène et la célèbre Antigone, lesquels ne sont
déjà plus de prime jeunesse, puisqu'on va voir, dans Œdipe à Colone, autre tragédie de Sophocle, Antigone guider les pas de son père aveugle à travers la Grèce.
Bref,
toute cette affaire est un peu louche. Heureusement, comme il est un
peu tard, désormais, pour établir une éventuelle innocence de ce
malheureux Œdipe, les psychanalystes peuvent continuer à roupiller
tranquilles.
Vendredi 21
Neuf heures. –
La demi-journée passée hier chez les Desgranges fut en tous points
conforme à ce que furent ses sœurs aînées, et c'est ma foi tout ce qu'on
attendait d'elle. Ah, non, une petite variante, tout de même : le
portail a obstinément refusé de s'ouvrir, bien que j'aie pianoté sur lui
le code qu'il fallait. Ce qui m'a obligé à passer sous la clôture et à
me taper la grimpette, assez longue et bien pentue, qui conduit jusqu'à
la maison. Maison devant laquelle s'ébattaient une demi-douzaine de
chatons, sous l'œil de leurs mères et de leur grand-mère. C'est
évidemment très mignon à contempler, et nous ne nous en sommes pas
privés. Seulement, à la vitesse où se reproduisent ces sympathiques
félidés, il va, à mon avis, devenir urgent de faire quelque chose, de
prendre des mesures stérilisatrices drastiques, si les humains de
l'endroit veulent éviter un prochain Grand Remplacement, une inexorable
submersion spéciste. D'autant que, quand ces dames et demoiselles seront
toutes en chaleur, elles vont attirer là toutes les cailleras mâles du
département, ou peu s'en faut.
Puisque je suis dans un
chapitre animalier, je note que les jeunes mésanges charbonnières qui
sont nées dans le nichoir du cerisier sont très proches de l'envol (on
commence à voir passer des têtes juste derrière le trou qui permet aux
parents d'entrer et de sortir de la boîte en bois). Je vais, cette fois,
essayer de ne pas manquer ce baptême de l'air.
– Je
crois avoir oublié de noter (formule toute rhétorique : j'en suis
absolument certain, venant d'aller vérifier) que j'avais, il y a deux ou
trois jours, lu Les Mouches de Sartre. Voilà une pièce verbeuse,
grisâtre, pénible d'ennui, qui n'a qu'un seul mérite : celui de vous
faire tourner bride et de repartir au triple galop vers Sophocle ou
Euripide.
– Au détour d'un commentaire sur le blog,
Marco Polo signale qu'il a actuellement sous le coude (et,
malheureusement pour lui, également sous les yeux) pas moins de 97
copies de bac (philo) à corriger. Il me semble que, placé devant un tel
océan de sottise, la tentation du suicide me serait grande.
Samedi 22
Cinq heures. – Je viens d'écrire, sur le blog, un billet pour rendre compte du Dictionnaire passionné et impertinent du Cantal
que son auteur, Pierre Moulier, a eu la gentillesse de m'envoyer. Je
l'ai fait sur un mode plaisant et léger (que j'espère tel, en tout cas),
du coup je passe sous silence les réflexions plus sérieuses qu'on y
rencontre tout au long et qui sont souvent fort intéressantes ; comme,
par exemple, ce qu'il dit du théâtre de rue, montrant en quoi,
justement, ça ne relève pas du théâtre, ou du défaut de proportions des
éoliennes qui leur interdit de s'inscrire dans les paysages où on les
implante. D'autres encore, où l'on sent le philosophe pointer le bout de
son nez, sans pour autant devenir jargonneur ni obscur. L'ensemble
donne un livre vraiment agréable à lire, qu'on y “picore” un article
par-ci, par-là ou que, comme je l'ai fait, on en fasse une lecture
systématique, de A jusqu'à W.
– Demain, en fin de
journée, Catherine quittera la maison pour aller “camper” dans un hôtel
de l'aéroport Charles-de-Gaulle : elle s'est résolue – sur mon
incitation – à cet expédient, seul moyen de battre en brèche sa terreur
de n'être pas à l'heure, le lendemain, pour l'arrivée de Malena… dont
l'avion ne se posera pourtant qu'à midi, en mettant les choses au mieux.
À partir d'après-demain, donc, un vent de folie, ou au moins
d'agitation, va souffler sur cette paisible demeure. Pas pour longtemps
puisque, dès jeudi, elles s'envoleront toutes les deux pour la Catalogne
où elles passeront une dizaine de jours, avant de revenir ici, le 7
juillet. Et Malena repartira pour Québec le 14, si je me souviens bien.
Vendredi 28
Trois heures. –
Je constate que le mal s'aggrave. Je parle de celui qui m'affecte, à
savoir que je supporte de moins en moins les plus infimes perturbations
de mon rythme d'existence. Certes, la présence de Maléna (je ne saurai
jamais si son prénom réclame un accent aigu ou pas d'accent du tout : le
correcteur d'orthographe d'ici semble pencher pour la deuxième option)
n'est pas un changement infime, dans la mesure où, en dehors de ses
heures de télévision – assez nombreuses, heureusement –, il faut
constamment s'occuper d'elle. Mais, d'un autre côté, c'est sur Catherine
que cette charge retombe entièrement, et non sur moi. Alors ? Alors,
c'est comme ça. Il me semble que je réagis comme un organisme face à
l'irruption d'un corps étranger et indésirable : montée de la fièvre,
fébrilité et atonie alternées, etc.
Enfin, bon : depuis
hier après-midi, me voilà seul pour dix jours. Mais, là encore, il y a
de l'inédit. D'ordinaire, dès le second jour je commence à m'ennuyer
vaguement et à compter les jours qui me séparent encore du retour de
Catherine : c'est clair et net. Cette fois, si la première partie du
programme est respectée, la seconde ne l'est pas du tout. Ou, plus
exactement, si je compte les jours, c'est plutôt pour me réjouir qu'il
en reste encore autant. Car le retour marquera le début d'une semaine entière
de cohabitation, ce dont je ne me réjouis pas le moins du monde.
Parallèlement, j'essaie de me persuader que je suis vraiment stupide de
prendre ce séjour autant à cœur, qu'après tout ce n'est pas
grand-chose, qu'il n'y a qu'à laisser filer les jours en prenant un
minimum de distance. Mais rien n'y fait. Le seul résultat de ces
admonestations silencieuses, c'est que j'en ressors vaguement irrité
contre moi-même, ce qui bien entendu n'arrange rien. J'ai même abandonné
toutes mes lectures en cours, pour ne plus feuilleter, et bien
paresseusement, que le journal de Léautaud. Histoire de trouver
quelqu'un d'encore moins sociable que moi en ce moment.
Et
en plus il fait une chaleur de nègres, ce qui me déplaît toujours
autant. Heureusement, les choses de la météo devraient rentrer dans
l'ordre dès dimanche, et le réchauffement climatique aller se faire
admirer plus loin.
Samedi 29
Onze heures. –
Les charbonnières du cerisier ont quitté le nichoir ce matin, comme je
m'y attendais. J'en ai vu deux sortir, tandis que deux ou trois autres
voletaient déjà maladroitement dans un périmètre d'abord assez
restreint. (C'est le moment, la première heure suivant leur envol, où
elles sont très vulnérables car, encore dénuées de méfiance, elles ont
tendance à se poser un peu n'importe où, et souvent bien trop près du
sol : si un chat se trouve à l'affut dans les parages, il est presque
sûr de ne pas rater son coup.) À l'heure qu'il est, je ne vois plus
personne : j'en déduis que tout ce petit monde a suivi le couple des
parents vers un endroit propice à la restauration, un quelconque “arbre à
chenilles” par exemple.
– Depuis une couple d'heures, je me livre à une expérience peut-être risquée : celle de relire, après plus de trois ans, mon Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq.
C'est plutôt intéressant et, pour l'instant, ça n'a pas encore viré à
l'épreuve pénible, voire mortifiante. Même si je trouve assez mauvais
(“brouillon” serait peut-être plus exact) mon deuxième chapitre ; qui,
par un fait exprès, se trouve être également le plus long. Il y a aussi
des phrases un peu m'as-tu-vu que j'aurais été bien avisé de supprimer à
la relecture, des paragraphes où je me mets soudain à “faire le malin”.
Et puis, mes changements de temps verbaux, présent/passé simple, ne
sont pas toujours très bien maîtrisés et, du coup, rendent parfois un
son artificiel qui n'est guère agréable à l'oreille. Mais enfin, pour
l'instant, parvenu à l'orée qu quatrième chapitre, soit à moins de la
moitié, je ne suis pas encore déprimé par cette lecture, ce qui est déjà
bien. Enthousiasmé non plus, cela dit.
Trois heures. – Poursuivi ma lecture, ou si l'on préfère : mon autolecture.
Je continue à trouver plutôt réussi mon chapitre cinq, celui où
Evremont, suite à la mort de sa mère, renoue avec son père et la maison
familiale. Mais, évidemment, comme c'est celui où j'ai mis le plus de
moi-même, comme on dit, je dois être encore moins objectif que pour le
reste. En revanche, le chapitre sept me semble être un gros trou d'air :
ça part un peu dans tous les sens et, finalement, il ne s'y passe à peu
près rien. (Cela dit, dans l'ensemble, on ne peut pas dire que ce Chef-d'œuvre
soit un roman trépidant, crépitant d'aventures et de rebondissements…)
Enfin, pour dire les choses rondement, il me semble qu'on s'y emmerde
pas mal, en ce chapitre septième. J'espère que l'intérêt va revenir dans
le suivant, avec l'entrée en scène de Houellebecq. Sinon, j'avertis
solennellement l'auteur que je pourrais bien abandonner son foutu roman
avant le mot de la fin. Donc, pour l'instant, les chapitres deux et sept
sont les points faibles de l'ensemble. Le sept encore plus que l'autre,
d'ailleurs, car le second chapitre permet au moins d'engager ce qu'il
faut bien appeler “l'action”, et même la double action (Charlie et Tosca
d'un côté, Jonathan et Valérie de l'autre), tandis que le sept est tout
simplement superflu : on le supprimerait purement et simplement que le
roman ne s'en trouverait sans doute que mieux.
Dimanche 30
Dix heures. – Terminé mon Chef-d'œuvre
hier en milieu d'après-midi. Il me semble que le chapitre
“houellebecquien” tient la route. Je veux dire que, même si le véritable
Houellebecq n'est pas tel que je l'ai présenté (ce serait un sacré
hasard si les deux étaient exactement conformes, puisque je n'ai jamais
rencontré le modèle), celui que je donne à voir me paraît plausible.
Les deux chapitres suivants, qui terminent le roman, m'ont eu l'air
bien charpentés, sans trop de “remplissage”. Le problème, c'est
Evremont. Son “évolution”, à partir de sa visite à son père, n'est pas
crédible, n'est motivée par rien, reste inexplicable, presque
entièrement gratuite, forcée. On sent que l'auteur avait décidé qu'il
devait en aller ainsi (la fuite finale), mais qu'il y arrive par des
voies totalement artificielles. C'est d'autant plus dommageable que,
tout de même, Evremont était censé être le personnage pivot de cette
histoire, l'axe autour duquel les autres devaient tourner. Ils y
tournent, en effet, mais l'axe a une fâcheuse tendance à se déliter en
cours de route. Dommage. Sinon, je trouve l'écriture plutôt plaisante,
tout au long du roman, malgré certaines métaphores (assez peu
nombreuses, par chance) qui ne tiennent absolument pas debout. Au point
que je me demande comment j'ai pu m'en satisfaire à la relecture, et
même aux relectures. C'est sur ce bilan très mitigé que nous achèverons
ce mois de juin. Et aussi sur le retour bienvenu à des températures
chrétiennes, qui permettent plus ou moins de reprendre des non-activités
normales.
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