jeudi 1 août 2019

Juillet 2019










DU NOMBRIL








Lundi 1er

Quatre heures. – « Tellement papivore, Didier Goux, que quand il n'a plus rien à lire il en est réduit à relire ses propres livres. » C'est Fredi Maque, qui, venant de parcourir mon journal de juin, où je dis relire mon Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq, se moque gentiment de moi, en commentaire. Il a raison, c'est un peu ridicule. Mais, pour lui et me prouver que c'est un ridicule qui ne me fait pas peur, je me suis illico replongé dans En territoire ennemi. Décidément, l'absence de Catherine ne me vaut rien. (Cela dit, j'ai également lu, depuis ce matin, les cinquante pages du Principe de cruauté de Clément Rosset. J'ai l'impression d'avoir compris ce que je lisais, ce qui est probablement une illusion.)

– Depuis avant-hier, j'occupe mes soirées à revoir la deuxième saison (Asylum) de la série American Horror Story, qui en comporte actuellement neuf mais dont je n'ai vu que les sept premières (j'espère être clair…). Celle-ci, la seconde, est incontestablement la meilleure, et d'assez loin. La cinquième (Hotel, vue juste avant) part absolument dans tous les sens pour devenir totalement incompréhensible ; ce qui, d'ailleurs, ne l'empêche pas de renfermer nombre de scènes en elles-mêmes tout à fait réussies. D'autre part, la pseudonommée Lady Gaga, dont j'ignore tout en tant que chanteuse, montre qu'elle est une véritable actrice, en se hissant d'emblée à la hauteur de ses petits camarades, tous comédiens confirmés, à l'instar de Kathy Bates par exemple. Je ferais toutefois une exception pour Angela Bassett (je sens qu'on va encore m'accuser de négrophobie virulente…), un peu trop grimacière pour mon goût.


Mardi 2

Quatre heures. – Étant tombé dessus par hasard, sur Youtube, je viens de prendre une heure et demie pour revoir le portrait-souvenir de Proust, réalisé pour la télévision par Pierre Dumayet en 1962. Voilà un document infiniment précieux, au moins en ce sens que, dix ans plus tard, il n'aurait plus été possible, la plupart des intervenants ayant passé de vie à trépas entre temps. Certains, d'ailleurs, ont été “attrapés” in extremis, et en particulier Daniel Halévy, camarade de Proust au lycée Condorcet, qui est mort, me dit Google, le 4 février 1962, soit quelques semaines, au plus quelques mois avant que la télé ne recueille son témoignage. Mais ç'aurait aussi été vrai pour Cocteau, la princesse Soutzo et sans doute d'autres. Seul Paul Morand et Emmanuel Berl auraient été encore là. Et, heureusement, l'irremplaçable Céleste Albaret. Car la grande valeur de ce portrait tient essentiellement dans la qualité des gens qui y participent, et dont je viens de citer quelques noms. Il faudrait y ajouter Jacques de Lacretelle, Mauriac, Philippe Soupault, le duc de Lauris ou l'épouse d'André Maurois, qui servit de modèle à Proust pour Mlle de Saint-Loup. Tous ces gens s'expriment en un français que l'on peut désormais considéré comme une langue morte, ou au moins sérieusement agonisante.

C'est aussi un portrait où la nostalgie, pour nous, aujourd'hui, s'étage en différents paliers. Il y a celle de voir s'exprimer, bouger, sourire, ces écrivains depuis longtemps disparus et qui, eux-mêmes, en ce début des années soixante, faisaient déjà figures de rescapés d'autres époques plus anciennes. Cela vaut aussi pour les quelques images que l'on nous montre ; par exemple Illiers et la maison de Tante Léonie tels qu'ils étaient en 1960. C'est encore plus troublant pour Cabourg : comme l'entretien avec Soupault a lieu là, on découvre la ville et le Grand Hôtel de l'époque. Mais aussi, presque simultanément, par les photos que le réalisateur fait défiler, le Cabourg de 1900, celui des Jeunes Filles.

J'ai interrompu la retransmission une douzaine de minutes avant la fin, sachant que j'en arrivais au récit de l'agonie et de la mort de Proust fait par Céleste : une épreuve que je n'avais pas envie de m'infliger de nouveau.

Tout cela me donne envie d'une journée en Eure-et-Loir : Chartres le matin et Illiers l'après-midi. On verra ça à l'automne.


Mercredi 3

Dix heures et demie. – J'ai oublié, hier, de noter ceci, à propos du portrait télévisé de Proust, qu'il s'y trouve tout de même quelques passages assez pénibles, et ce sont les cinq ou six interventions de Cocteau : elles sonnent irrémédiablement faux. En tout cas, très arrangées, en vue de produire un “effet”. Du coup, tout ce qu'il dit devient sujet à caution, même si, dans le lot de ce qu'il affirme, il y a certainement des choses justes. Mais sans doute assez peu. Par exemple, il y a cette anecdote qu'il raconte, que, introduit un soir, par Céleste, dans la chambre de Proust, il vit celui-ci sortir de son cabinet de toilette, occupé à manger les nouilles froides se trouvant dans le bol qu'il tenait à la main : dans son Monsieur Proust, publié quelque dix ans plus tard, Céleste s'est violemment insurgée contre cela, qu'elle qualifie de pure invention ; précisant que jamais, pas une fois, elle n'a cuisiné des nouilles pour “Monsieur Proust” et que, par ailleurs, celui-ci aurait été bien en peine de le faire lui-même. Du reste, dans ce même livre, elle laisse assez fortement entendre que tout ce qu'a pu raconter Cocteau à propos de Proust, au moins pour ce qui concerne ses visites à domicile, n'est qu'un tissu d'affabulations, ou au minimum de vérités considérablement enjolivées.

– Je crois bien avoir noté plus haut – ou à la fin du mois dernier ? – que j'avais, depuis le départ de Catherine, repris le journal de Léautaud ; le volume qui va de 1928 à 1940. J'en suis à 1930. C'est une époque où, visiblement atteint d'hypocondrie, Léautaud consulte son médecin, un certain Dr Saltas, toutes les semaines. Le réjouissant de l'affaire est qu'il révoque systématiquement en doute les propos apaisants du praticien pour, ensuite, dans son journal, établir son propre diagnostic, tisser les rapports de cause à effet et d'effet à cause, lesquels sont toujours de la plus haute fantaisie (le fourmillement dans l'une de ses mains ? Cela vient d'un engorgement de la partie supérieure de son foie. Exemple pris entre des dizaines d'autres, tout aussi ébouriffants). Le plus étrange est que, d'après ses conclusions, son médecin semble presque aussi fantaisiste que lui. Mais peut-être, comme il arrive à beaucoup de gens, Léautaud ne comprend-il pas le quart de ce que lui dit le Dr Saltas, ou bien il n'entend que ce qu'il veut entendre, ce qui a forcément des conséquences amusantes au moment où il retranscrit dans son journal ce qu'il est persuadé avoir entendu et compris.


Jeudi 4

Onze heures. – On sait fort bien que, dans le domaine du ridicule, “une fois les bornes franchies, il n'y a plus de limites”. C'est en vertu de ce principe que, après avoir relu mes deux livres publiés aux Belles Lettres, je me suis replongé dans mon propre journal, en commençant par le volume de 2012, intitulé Scènes de la vie mondaine. Comme j'en panache la lecture avec celui de Léautaud, on pourra toujours me taxer de masochisme actif, dans la mesure où la comparaison des deux ne tourne pas exactement à l'avantage du mien.

Cela dit, c'est une expérience amusante, de sauter ainsi d'un septennat en arrière (et puis, après tout, pourquoi écrirait-on son journal, si ce devait être pour ne jamais le relire ?). Il y a tous ces petits faits qui resurgissent et que l'on avait bien entendu oubliés, des livres lus n'ayant laissé aucune trace non plus dans la mémoire – ce qui est déjà plus ennuyeux –, des allusions devenues incompréhensibles, etc. Et puis, parce qu'on connaît la suite, on tombe sur certaines notations qui, anodines au moment où elles furent écrites, deviennent tout à fait savoureuses. Ainsi, le 24 mai 2012, je notais ceci : « À propos d'aspirine, je viens de lire dans le dernier numéro de La Recherche qu'une prise faible et quotidienne d'aspirine – ce qui est mon cas depuis 2003 – entraînait au bout de cinq ans une diminution des risques de cancer de 37 %. Pour une fois que ce que je fais ou suis ne constitue pas un facteur aggravant, c'était à noter. » Et, environ quinze mois plus tard,  le bon Dr Bram s'employait à me distraire le rognon gauche, assez franchement tumoral. J'ai dû rater les 37 % promis.

Il me semble aussi que le journal de ce temps-là était à la fois plus “copieux” et plus diversifié que ce qu'il est devenu. Mais la question ne m'intéresse pas assez pour me livrer à une lecture comparée : il y a tout de même des limites à l'auto-contemplation. (Le journal de ce mois pourrait s'intituler : Du nombril…) À la réflexion, je ne suis déjà plus si sûr de ce que je viens d'avancer. Ce qui donne peut-être cette impression, c'est que, en ces années où j'étais encore “en activité”, je parle beaucoup des articles que j'ai à écrire, de mes aller-retour à Levallois, toutes choses qui, aujourd'hui, après trois ans ou presque de retraite, me semblent à nouveau assez exotiques, mais qui devaient être, alors, plutôt lassantes et répétitives à lire. Je ferais mieux de retourner à Léautaud ; lequel ne se prive pas, lui non plus, de l'être abondamment, répétitif.


Vendredi 5

Onze heures. – Je viens de publier un billet sur le blog. Comme il est composé en grande partie de deux extraits de mon journal de 2012, il me semble avoir toute sa place ici. (Si bien que notre sympathique auteur en arrive à remplir son journal avec des billets de son blog écrits à partir de son journal : jusqu'où s'arrêtera-t-il ?) Quoi qu'il en soit, voici la chose :


« Alternativement avec celui de Léautaud, j'occupe mes journées de solitaire en relisant mon propre journal (panachage qui semblerait traduire une pulsion masochiste difficilement niable). J'en suis à l'année 2012 et, à la date du 8 novembre, je viens de tomber sur ceci que je vous livre :

« Je crois que, pour peu qu'on ne m'oblige pas à écouter les navrantes productions de Björk, j'aurais bien aimé être islandais ; faire partie d'un petit peuple de trois cent mille personnes, sur une île suffisamment septentrionale et lointaine pour être inaccessible aux sapajous exotiques, revendicatifs, violents, pleurnichards et inutiles ; parlant une langue délicieusement incompréhensible à tout le reste de la terre : vraiment, j'aurais bien aimé. Et je pense que je ne serais jamais sorti de ce petit périmètre, s'il m'avait été par bonheur échu. Mais français je dois continuer d'être, hélas, international et stupide. Quand va-t-on se décider à importer des elfes plutôt que des trolls ? »

Un septennat plus tard, le fait de n'être pas islandais me semble toujours aussi regrettable. Mais il est vrai que je ne sais absolument rien de cette île ni de ses habitants : peut-être, à l'instar de ces grands crétins blonds que sont leurs cousins scandinaves, sont-ils ravagés de modernité galopante, et béats d'admiration devant le moindre peuple-du-soleil venu.

Par ailleurs, deux jours plus tard, j'écrivais ceci, qui n'a rien à voir, à propos du Cousin Pons de Balzac, que j'étais alors occupé à relire :

« Je me souviens que, la première fois, j'avais été saisi d'une intense pitié pour le personnage principal, au vu des mécomptes qu'il ne cessait d'encaisser jusqu'à l'ultime conclusion. Mon sentiment est quelque peu différent cette fois-ci : Pons est une sorte de maniaque, de possédé par une idée fixe, c'est-à-dire de ces personnages qui, chez Balzac, ne peuvent que mal finir, même lorsque leur passion n'est en soi pas mauvaise, et même noble : ce n'est pas son amour des chefs-d'œuvre de l'art qui détruit Sylvain Pons, mais le fait que cet amour l'envahisse au point de supprimer tout le reste. En ce sens, il est une sorte de frère jumeau du père Goriot. Chez Pons, il y a en plus cette passion assez grossière de la bonne chère, des repas plantureux, qui le pousse à endurer sans piper mot toutes les vilenies qu'on lui fait subir, si c'est la condition pour continuer d'être invité à se goberger. Et, là, c'est plutôt au baron Hulot de La Cousine Bette, qu'il ressemble. Bref, je n'ai plus si envie que cela de le plaindre : suis-je devenu un lecteur plus lucide, ou bien serais-je en voie d'endurcissement ? »

Il serait intéressant, sept ans après, de me livrer à une lecture supplémentaire de ce Cousin, pour voir lequel des deux sentiments à son endroit est encore le mien… ou s'il m'en pousse un troisième, tout à fait inédit.

Finalement, ce n'est pas si ridicule que cela, de relire son propre journal. D'ailleurs, en y pensant, à quoi servirait-il de tenir un journal si c'était pour ne jamais retourner y mettre un peu le nez ? »


Et je reprends le contrôle de la machine, en espérant ne pas m'être trop embrouillé dans mes divers guillemets, qu'ils soient entrants ou sortants.


Samedi 6

Dix heures. – Je pense avoir oublié de noter que j'ai eu, avant-hier, un échange mail – sur son initiative – avec Philippe B., mon ancien patron lorsque j'étais salarié. Apparemment, il envisage de me faire à nouveau travailler. Ce serait amusant si, à l'heure où mes autres écrits lucratifs tendent à se raréfier jusqu'à disparaître, je ressautais à pieds joints dans FD. Pour le reste, l'idée de me remettre aux article people ne m'amuse pas plus que ça ; mais il faut bien essayer de faire tourner la boutique. La seule pierre d'achoppement possible est que Philippe B. préférerait nettement faire – officiellement – travailler Catherine en temps que micro-entrepreneur, plutôt que moi comme pigiste, et cela pour deux raisons : 1) ça coûterait moins cher à ses propres patrons, 2) il craint des remous d'opposition si mon nom réapparaît dans les effectifs du journal. C'est précisément cela que je ne comprends pas très bien, et même pas du tout : dans la mesure où les nouveaux patrons tchèques du groupe n'ont jamais entendu parler de moi, que je ne leur ai jamais coûté le moindre centime, pourquoi s'opposeraient-ils à ce que je fasse des piges pour eux ? À moins que l'opposition crainte par Philippe n'émane pas de la direction, mais plutôt de cette pénible engeance que sont les délégués syndicaux : c'est bien possible, maintenant que j'y réfléchis. En tout état de cause, ce sera ça ou rien, puisque Catherine a liquidé sa micro-entreprise, et qu'il n'est pas question qu'elle en crée une autre, maintenant que sa situation a été régularisée sur tous les fronts, notamment celui de la Sécurité sociale. Comme j'ai autant envie de retravailler pour FD qu'envie de ne pas le faire, j'ai dit à Philippe B. qu'il fasse au mieux et que je me conformerai à sa décision finale. Encore faudra-t-il, après cela, qu'il me propose un tarif acceptable : ce n'est pas à mon âge que je vais commencer à me brader.

Cinq heures. – Le 9 mai 1931, lors d'une sorte de cocktail gallimardeux (pour parler comme Henri Béraud), Rosny aîné, 75 ans, fait à Léautaud, 59 ans, cette réflexion : « Vingt ans ! Je ne voudrais pour rien au monde revenir à vingt ans. Cinquante ! Oui. On me dirait : Que préférez-vous ? Revenir à vingt ans et rester ainsi pendant deux cents ans, ou à cinquante, et rester ainsi deux cents ans. Je choisirais 200 à cinquante. A vingt ans, à vingt-cinq, même à 30 qu'est-ce que c'est ? Rien. Un tube, dans lequel on verse des idées, des formules, des phrases. Cela donne ce que cela peut. On ne sait pas. Au hasard. On ne sait pas où l'on va. On n'est responsable de rien. » Eh bien, je suis tout à fait d'accord avec Rosny aîné : moi aussi, je reviendrais volontiers à 50 ans ; pour ce qui est des 20 ans, je crois que mon refus jaillirait de moi avant même que j'ai eu le temps d'y réfléchir. Je me demande d'ailleurs si 50 ans ne serait pas l'âge idéal. Je parle : pour un homme, évidemment ; pour les femmes, l'âge idéal doit se situer bien avant cela : vers la trentaine, sans doute. Ou, disons, pour ne pas désespérer la lectrice de Elle, entre 30 et 40. Enfin, c'est leur problème, hein ? Moi, je retrouverais volontiers mes 50 ans… même si ça devait impliquer de reprendre mes trajets vers Levallois pour aller m'enfermer à France Dimanche !


Dimanche 7

Neuf heures (du matin). – J'ai oublié de noter, hier, que je venais de terminer la relecture de l'année 2013 de mon journal, Les Cérémonies hospitalières.  La seconde moitié s'est révélée plus éprouvante que je ne l'aurais pensé, celle qui va de ma rognonectomie à la mort de mon père, en passant par l'opération de Catherine, la mort de ma grand-mère et l'euthanasie d'Elstir. C'était même franchement pénible, surtout vers la fin. Mais quoi : je n'allais pas flancher avant d'avoir dûment incinéré mon père. C'eût été un coup à se retrouver avec une âme errante sur les bras, et tout le cortège de petits désagréments qui surgissent alors dans ces cas-là : portes qui claquent, téléviseur qui s'allume tout seul, tête de cochon ensanglantée sur le paillasson au réveil, averse de grêle alors que le ciel est parfaitement pur, etc. Alors que, là, on est bien tranquille.

– Je récupère Catherine et Maléna à six heures ce soir ; si leur avion est à l'heure et que je ne suis pas moi-même englué dans des bouchons démoniaques. En tout cas

(Catherine vient d'appeler à l'instant : son avion est toujours programmé pour décoller à l'heure prévue. C'est déjà ça.)

En tout cas, quoi ? Je ne sais plus, je ne sais plus, vous êtes marrants, vous !

Bon, tant pis : je retourne au journal de Léautaud. Nous sommes à l'été 1931, et il se demande si, oui ou non, il va se taper Fernande Olivier, l'ex de Picasso. À mon avis, non.


Lundi 8

Trois heures. – Grand-mère et petite-fille ont été récupérées hier, sans que survienne le moindre pépin. N'en pouvant plus d'attendre ici, et ayant vu, sur Sytadin, que la circulation automobile avait commencé à s'intensifier dans tout le cloaque parisien, je suis parti de la maison très en avance : à trois heures, alors que l'avion de Perpignan était supposé atterrir à six heures moins vingt. Malgré un ralentissement de trois ou quatre kilomètres sur l'A 86, je faisais mon entrée dans le parking souterrain d'Orly à quatre heures et quart… c'est-à-dire à peu près au moment où l'avion décollait de Perpignan. Je commence évidemment par consulter le tableau des arrivées. Deux surprises, une bonne et l'autre indifférente : celle-ci était que, d'abord prévu au terminal 1, l'avion serait finalement accueilli au terminal 2 ; et la bonne était qu'il se poserait avec dix minutes d'avance. Je suis donc allé m'asseoir, l'âme sereine, sur un siège point trop inconfortable et nanti de mon journal 2014, Camp retranché : lecture idéale pour qui s'attend à être continuellement distrait. Vers cinq heures vingt, après être sorti fumer une cigarette, je ne sais trop ce qui m'a poussé à retourner consulter le panneau d'affichage. Là encore, deux surprises : l'avion venait de se poser (avec, donc, vingt minutes d'avance, sur un vol d'à peine une heure et demie), mais il venait vicieusement d'être replacé au terminal 1 ! Terminal dont les portes, une vingtaine de minutes plus tard, se sont ouvertes pour laisser apparaître Catherine et Maléna. Au retour, nous avons pu constater que l'A 13 ne formait plus, entre Poissy et Bonnières (trente kilomètres au bas mot), qu'un immense bouchon ; fort heureusement, il était pour les malheureux qui se dirigeaient vers Paris depuis la Normandie, et non pour nous qui avions la chance de faire l'inverse.  L'apéritif fut néanmoins jugé mérité.

À l'heure qu'il est, les deux femmes sont parties se livrer à diverses emplettes, à Évreux, ce qui me laisse bien tranquille ici. Je crois d'ailleurs que Catherine a prévu des activités pour à peu près tous les jours qui nous séparent du départ de Maléna, ce qui est une excellente chose, d'autant qu'il n'est pas prévu que j'y participe. Ah, si, tout de même : mercredi, nous allons passer la journée chez ma sœur, près de Dieppe.

Lectures inchangées : Léautaud et le gars moi-même. Cela dit, parce que j'en parle élogieusement au printemps 2014, il m'est venu tout à l'heure comme une envie de relire les deux livres que Marc Fumaroli a consacrés l'un à Chateaubriand, l'autre à La Fontaine ; surtout le second de ses deux, d'ailleurs.


Mardi 9

Deux heures. –  Ayant repris ce matin le livre que Fumaroli a consacré à La Fontaine (Le Poète et le Roi), je viens de commander deux volumes du même auteur, ses Exercices de lecture, dont le titre se passe de commentaire, et un autre intitulé La Diplomatie de l'esprit, de Montaigne à La Fontaine.

Les deux filles sont parties, voilà une petite heure, pour aller visiter le château de Bizy, sis à l'entrée de Vernon. Elles devraient ensuite aller dépenser quelques écus au salon de thé installé dans l'enceinte même du dit château, puis faire deux ou trois emplettes à Pacy avant de rentrer. Me voici dont bien tranquille jusqu'à au moins cinq heures.

Pour l'instant, le résultat le plus tangible de toutes ces perturbations est que j'ai pris deux kilos et, donc, franchi (dans le mauvais sens) la fatidique barre des 90 kg. Je ne m'en inquiète nullement, sachant que, à compter de lundi prochain, il ne me faudra pas huit jours pour l'avoir repassée dans l'autre sens.


Jeudi 11

Cinq heures. – La journée d'hier fut du genre fatiguant (ou fatigant ? Je ne saurai jamais m'en dépêtrer, de ces deux-là), puisque nous étions invités à déjeuner chez ma sœur, à Ermenouville, lez Dieppe, en compagnie de ma mère, venue en voisine de Fontaine-le-Dun, ainsi que Clémence, fille d'Isabelle et mienne filleule, venue, elle, de Lyon, où elle vit en état de péché avec un certain Anthony, que nous n'avons encore jamais réussi à rencontrer. Donc, journée pleine de fatigue (contournons l'obstacle bravement), en raison de son côté social et bavard, mais surtout à cause des quelque trois cents kilomètres accomplis au milieu d'une circulation trop dense pour pouvoir s'endormir au volant, comme j'ai coutume de le faire pour rendre les trajets moins longs.

Celle d'aujourd'hui, de journée, fut plutôt du genre crispant. Ou irritant. Voire franchement pénible. Ce matin, Catherine prend la voiture pour descendre au marché de Pacy. Soudain, une alarme se met à retentir, tandis que s'allumait au tableau de bord un voyant lui indiquant que ses freins menaçaient de lâcher (freins ou frein “de parking” ? La chose n'est pas totalement claire). Voyant rouge et non orange, ce qui signifie : arrêt immédiat sous peine de casse moteur et de malédiction jusqu'à la septième génération incluse. Catherine est tout de même allée jusqu'à notre garage Renault habituel, lequel comme de juste était overbooké et ne pouvait absolument pas prendre cette pauvre Soraya en observation avant la semaine prochaine. De mon côté, je n'eus pas plus de succès avec la branche aînée de la famille Renault, encore appelée les Renault d'Évreux. Que faire ? Tenter de remonter tout de même jusqu'à la maison ? C'est à quoi mon héroïque épouse s'est résolue, et ce d'autant plus que, lors du redémarrage de la voiture, plus aucune alarme, et de signal rouge pas davantage. Cet après-midi, elle est retournée à Pacy, pour cause de rendez-vous chez le molairologue : toujours pas d'alarme ni de signal lumineux. Entretemps, j'avais pris rendez-vous chez Renault pour mardi matin.

En temps ordinaire, l'histoire s'arrêterait là. Seulement, Catherine doit emmener Maléna à Roissy dimanche soir, afin qu'elle prenne son avion pour Québec lundi matin, la grand-mère et la petite-fille se partageant une chambre de l'hôtel Ibis ainsi qu'une table  à la trattoria du rez-de-chaussée. Or, bien sûr, plus question de s'embarquer sur les autoroutes de la région parisienne à bord d'un véhicule dont on ne sait pas si les fantaisies lumineuses et sonores proviennent d'une simple défaillance de l'électronique “embarquée” ou bien si les freins risquent de déclarer forfait à n'importe quel moment. (Passant par la Case en ce moment, Catherine me charge de préciser qu'elle remercie le Ciel que l'alerte ne se soit pas produite alors qu'elle se serait déjà trouvée sur les dites autoroutes : elle n'a pas tort.) Il a donc fallu réserver des billets de trains d'Évreux à Saint-Lazare, d'où nos aimables duettistes prendront un taxi jusqu'à l'aéroport Charles-de-Gaulle, le chef de famille leur ayant ouvert pour cela un crédit illimité, avec une spontanéité qui faisait plaisir à voir. Ce n'est pas tout : jugeant qu'il n'était même pas très prudent de les emmener moi-même jusqu'à la gare d'Évreux, il m'a encore fallu trouver une société de taxis ébroïcienne acceptant de venir les chercher ici un 14 juillet après-midi.  Le résultat de toutes ces dispendieuses contrariétés est que j'ai développé, depuis environ midi, un mal de tête tenace ; dont on aurait tort d'accuser le Ricard d'hier soir, puisque je ne ressentais aucune douleur de ce genre dans la matinée. Et par-dessus tout ça, la technicienne de surface conjugale nous a proprement virés de la maison trois heures durant, sous le fallacieux prétexte de faire disparaître les mouches mortes et les “mottons” de poussière dans toute la maison. On n'aura pas volé le petit rosé frappé de tout à l'heure.


Vendredi 12

Trois heures. – J'ai tout de même tenté le coup, ce matin, de descendre à Pacy pour y faire quelques indispensables emplettes : aucune alarme ne s'est déclenchée dans la voiture, ni aucun voyant rouge allumé. Il n'empêche que j'ai effectué cet aller-retour avec les miches un peu serrées. Et l'incertitude où nous restons interdit aux filles d'aller se promener ici ou là, si bien que Maléna passe son temps soit sur son iTruc, soit devant la télévision. Heureusement encore que Netflix propose toute une ribambelle de “films jeunesse” et de dessins animés. Mais enfin : dimanche n'est plus très loin, et, avec lui, ce sera le retour à une existence normale, de plus en plus ardemment souhaité par moi. Du reste il ne sera effectif que pour moi, puisque Catherine, elle, devra encore se taper le transport jusqu'à Roissy, puis la soirée “ibissienne”, et encore le lendemain, lundi, l'interminable attente jusqu'à ce que l'avion de Maléna ait bel et bien décollé, puis de nouveau les transports en commun jusqu'à la gare d'Évreux ou de Vernon, où j'irai la récupérer… si Soraya daigne m'emmener jusque-là. En réalité, tout ne redeviendra vraiment normal que mardi soir, lorsque nous aurons récupéré une voiture réparée ; ou, au moins, que les gens de chez Renault m'auront assuré qu'il n'y a aucun danger à rouler à son bord. Je pense qu'après ça on va, si je puis dire, hiberner jusqu'à la fin de l'été.

– Plus la moindre commande d'écrits lucratifs depuis environ un mois. Ce qui, en ce moment, m'arrange plutôt, n'ayant pas précisément la tête au travail ; ni à rien d'autre, d'ailleurs.


Samedi 13

Cinq heures. – Il y a une quinzaine de jours (je ne sais plus si je l'ai noté ici… de toute façon, c'était le mois dernier, donc tout le monde aura oublié), il y a une quinzaine de jours, disais-je, Cosmos l'ex-chat d'Élodie, nous est arrivé de dehors, un matin, avec une superbe blessure au cou, côté gauche, à peu près de la taille de pièce de vingt centimes. Cela ressemblait bougrement à la morsure faite par un autre chat.  Dans les jours qui ont suivi, alors que j'étais seul à l'examiner, Catherine s'étant envolée pour la Catalogne, la blessure s'est mise à sécher puis à diminuer de superficie, ce qui m'a semblé de bon augure, et à Catherine aussi quand elle fut revenue. Sauf que, avant-hier, est soudain apparue une seconde plaie, environ un centimètre, ou un et demi, sous la première. Nous avons pensé que Cosmos se l'était faite lui-même en essayant de se gratter la première. On avait tort. Ce matin, cette seconde plaie étant devenue vilaine, j'ai embarqué Cosmos, direction la clinique de Saint-Aquilin. Le patron des lieux a tout de suite diagnostiqué un abcès, provoqué par les bactéries laissées là par le chat agresseur, lequel (l'abcès, pas le chat) a nécessité un nettoyage en profondeur, deux ou trois points de suture et une semaine d'antibiotiques. Le tout aggravé par une interdiction formelle de sortie. Comme, située où elle est, la blessure interdisait le port d'une collerette, il n'y a plus qu'à prier pour que l'animal n'arrache pas les fils chirurgicaux en se grattant comme un furieux. Pour  obvier à ce danger, comme dirait Villon, Catherine lui a bidouillé une sorte de harnais souple au moyen d'un foulard à elle. On va voir combien de temps Cosmos va mettre à s'en débarrasser…

Et c'est au moment où, il y a une heure, j'entrais sur le parking de la clinique, pour y récupérer le chat, que la voiture s'est remise à déconner à plein tube, m'intimant l'ordre d'immobiliser le véhicule, puis de faire incontinent vérifier mon frein de parking, mais aussi de procéder à une vérification du “stop and start”. Tous ces dysfonctionnements en cascade m'ont conforté dans mon idée que le problème doit être d'ordre électronique et non mécanique : il est tout de même difficile d'imaginer qu'une voiture quasiment sortie d'usine (15 mois et 10 000 km) se mette ainsi à se déglinguer de partout. De fait, quand, sortant de la clinique, j'ai ouvert la portière pour m'asseoir au volant, les messages d'alarme ont réapparu… pour disparaître dès que j'ai eu lancé le moteur et ne plus revenir jusqu'ici (phrase hautement merdique). J'ai pu ensuite vérifier que le frein de parking fonctionnait très bien, ainsi que le “stop and start”.  Néanmoins, par prudence, nous avons décidé de ne pas décommander le taxi qui, demain en début d'après-midi, aura pour mission de conduire grand-mère et petite-fille jusqu'à la gare d'Évreux. En revanche, parce que nous ne serons plus, alors, talonnés par aucune urgence ni le moindre impératif, je suis bien décidé à aller rechercher Catherine à la gare lundi après-midi, sans me laisser impressionner par d'éventuels messages d'alarme : on verra bien qui est le plus fort, de l'esprit ou de la matière inerte (il subsiste tout de même un léger doute, et je pense que je ne ferai pas le fiérot plus que ça).

Six heures. – Petit addendum félin : Cosmos, que nous avions enfermé dans la chambre, avec sa caisse de sable et son bol d'eau (il n'a pas le droit de manger avant demain) a trouvé le moyen de défoncer la moustiquaire de la fenêtre laissée ouverte et de disparaître dans la nature. Toujours accoutré du foulard multicolore de Catherine. Notre seul espoir est que la faim soit plus forte que son animosité envers nous et le pousse à revenir demain matin à la maison. Sinon, je ne vois vraiment pas ce qu'on peut faire pour lui, s'il décide de “bouder contre son ventre”, comme dirait ma mère. C'est bien la peine de n'avoir pas fait d'enfant, pour être finalement embêté par de simples bestioles !

Neuf heures. –  Mon voisin d'en face, qui a mon âge, est en retraite aussi (il était, lui, mécanicien auto). Son fils aîné lui a, aujourd'hui, amené ses deux enfants, un garçon et une fille, très jeunes. Et, depuis une vingtaine de minutes, prenant un dernier verre “en terrasse”, je les entends jouer ensemble dans leur jardin. Lui, qui a désormais les allures d'un vieil homme, quand personne n'est là pour le voir, se met à courir derrière ces deux enfants, et semble y prendre un plaisir que, d'une certaine manière je lui envie, tout en étant ravi de n'avoir pas à le connaître. Je me dis surtout que, cet épisode de jeu, assez bref, que lui-même aura sans doute oublié dès demain, d'ici vingt ou trente ou cinquante ans, prendra dans les souvenirs de ces deux enfants des allures d'épopée ; que lorsque, quadra ou quinquagénaires, ils se retrouveront, et que la conversation viendra sur leur grand-père, ils se souviendront de ces jeux qu'ils faisaient avec lui, s'imagineront peut-être qu'ils ont eu lieu cent fois, alors que non, transfigureront cet homme parfaitement ordinaire, qui, ainsi, gagnera sa petite part d'éternité. Durant ce quart d'heure où je les ai entendus rire, le vieil homme et les deux enfants, et quitte à passer pour un gros veau sentimental, je dois avouer qu'ils m'ont plus ou moins ému.


Dimanche 14

Six heures. – Grand-mère et petite-fille ont bien grimpé dans leur taxi à l'heure prévue : deux heures et demie (un poil avant cela, même). À l'heure qu'il est elles doivent se trouver dans un second taxi, celui les conduisant de la gare Saint-Lazare à l'aéroport Charles-de-Gaulle ; mais c'est sans garantie puisqu'elles n'ont pas téléphoné pour me tenir au courant (d'un autre côté, c'est plutôt en cas de contretemps fâcheux que Catherine aurait appelé… tout en sachant que je ne pourrais alors strictement rien faire pour y remédier).

Quant à moi, je suis proprement lessivé. Non d'ailleurs à cause la présence de Maléna ici depuis sept jours, mais plutôt because les apéritifs généreux que j'ai pris tous les soirs de cette semaine. D'un autre côté, je n'aurais pas éprouvé le besoin de les prendre si elle n'avait pas été là. On va donc dire : responsable mais pas coupable. C'est égal : j'ai bien hâte de revenir à un mode de vie normal, ce qui sera le cas, j'imagine, dès demain, avec le retour de Catherine, probablement aussi lessivée que moi, et même davantage vu tout ce qui l'attend encore d'ici midi et l'envol de Maléna. Enfin, dans l'ensemble, on peut dire que tout ce séjour s'est bien déroulé.

– Comme je m'y attendais plus ou moins, Cosmos était bien sur la terrasse ce matin à mon lever, exigeant de rentrer avec force miaulements afin de pouvoir se restaurer (il n'avait rien mangé depuis vingt-quatre heures). Il s'était naturellement débarrassé du foulard de Catherine, lequel est resté jusqu'à présent introuvable. Mais, dans l'intervalle, Catherine avait eu une autre idée, nettement meilleure : s'emparer d'une vieille chaussette à moi (trouée depuis hier et, donc, destinée à la poubelle), en couper le bout fermé et y passer la tête du chat pour lui confectionner une sorte de “col roulé” souple, destiné à l'empêcher de gratter directement sa blessure. Cela semble fonctionner très bien. Naturellement, dès que je l'ai eu récupéré (le chat), je l'ai renfermé dans la chambre, après en avoir soigneusement clos la fenêtre. Et je ne l'ai délivré qu'après le départ des filles. La difficulté, maintenant, est de ne pas le laisser filer dehors dès que l'on entrouvre la porte : il a beau être blessé, il est resté très vif… Il faut évidemment vivre toutes fenêtres fermées, mais la chose est rendue facile par la chute générale de la température depuis cette nuit : à peine 22° au plus chaud de l'après-midi.  Il faut tenir comme ça au moins jusqu'à mercredi, jour d'une nouvelle visite à la clinique de Saint-Aquilin, afin que le Dr Le Thomas voie si tout évolue normalement.

Sur ce, au point où j'en suis, je crois que je vais aller me servir un petit Ricard dosé comme pour une jeune fille, avant de pique-niquer rapidement dans la cuisine et de regarder un ou deux épisodes de la quatrième saison d'American Horror Story, celle qui se passe dans un Freaky Circus, avec Kathy Bates en femme à barbe, Angela Bassett en hermaphrodite à trois seins et Sarah Paulson en sœurs siamoises à deux têtes, entre autres présences réjouissantes ! Sans oublier Jessica Lange en ex-chanteuse berlinoise et patronne dudit cirque de monstres… Bref, ça “envoie du lourd”, même si ce n'est pas la meilleure saison (en fait, elle pâtit un peu de la comparaison obligée avec Carnival, série qui se déroule dans le même milieu et qui, elle, est remarquable). Toutes ces perspectives ne devraient nullement m'empêcher d'aller me coucher à peu près en même temps que les poules (qui vont bien, merci à M. Arié de s'en inquiéter), voire un peu avant elles.


Lundi 15

Neuf heures. – Catherine et Maléna sont arrivées sans encombre à Roissy, hier en fin d'après-midi, malgré un arrêt complet d'une vingtaine de minutes du train les conduisant d'Évreux à Saint-Lazare (feu sur la voie ou quelque chose comme ça…). Ce matin, l'enregistrement pour le vol de 13 h 40 devrait commencer vers dix heures et demie. Le problème est que, Maléna faisant partie d'une catégorie d'enfants qui doit être accompagnée tout le temps, Catherine a l'obligation de ne quitter l'aéroport que lorsque l'avion aura bel et bien décollé. Reste à espérer, pour elle, qu'au moins il partira à l'heure. Ensuite, il lui restera à rejoindre Saint-Lazare – je lui ai fortement conseillé le taxi pour ce faire – et à reprendre le premier train, soit pour Évreux, soit pour Vernon, si possible en évitant les feux de joie intempestifs. J'irai la récupérer où elle arrivera, nonobstant l'état problématique de Soraya. Mais je suis bien décidé à ne tenir aucun compte de ses avertissements alarmistes, si d'aventure il venait à s'en produire. De toute façon, demain matin elle sera au garage de Pacy, où elle aura intérêt à bien se tenir (non : à se tenir plutôt mal, si l'on veut que les hommes de l'art repèrent ce qui ne va pas chez elle).

Quant à moi, je me suis octroyé un apéritif de pucelle, avant de me remplir l'estomac de coquillettes aux deux fromages, puis de regarder deux épisodes de la série en cours ; j'étais au lit avant dix heures. Ce matin, toute trace des excès passés avait disparu chez moi ; Cosmos, de son côté, semble aller aussi bien que possible, avec toujours sa chaussette autour du cou. J'ai même réussi à lui faire ingurgiter son comprimé d'antibiotique, ce dont je n'étais pas peu fier. Et, avec tout ça, je n'ai grossi que d'à peine deux kilos, lesquels vont disparaître aussi vite qu'une réserve d'argent dans les caisses de l'État.

– J'en ai fini, hier après-midi, avec la relecture de mon propre journal, m'étant limité aux années allant de 2012 à 2018 (sept volumes de trois à quatre cents pages tout de même : il faut vraiment s'aimer…). Ce ne fut nullement une expérience déplaisante. Si de nombreux passages m'ont semblé assez ennuyeux, d'autres (moins nombreux hélas…) m'ont plutôt agréablement surpris. Et puis, évidemment, il est souvent agréable de se voir rappeler par cet autre soi-même qui a écrit les petits faits de la vie courante que le soi-même qui relit avait tout à fait oubliés. Néanmoins, la vie redevenant normale, je ne serai pas fâché de retourner à des lectures plus relevées et riches. M'attendent Plutarque, Euripide, Laërce, Aristophane, Corneille ;  ainsi que, seul vivant du lot, M. Marc Fumaroli (Exercices de lecture – de Rabelais à Paul Valéry)

Neuf heures et demie. – Catherine vient de téléphoner : pour l'instant, l'avion de Maléna est prévu de partir à l'heure dite. C'est déjà ça. Prochain appel de Saint-Lazare, lorsqu'elle saura quel train elle va prendre.

– Sur le site de Contrepoints, Damien Theillier (“Monsieur Crevette”…), professeur de philosophie, libéral en acier trempé – et néanmoins homme hautement fréquentable –, donne à ses lecteurs quinze conseils de livres à emporter en vacances. Quatorze d'entre eux ne m'intéressent nullement, dans la mesure où ce sont des ouvrages traitant principalement d'économie, ou d'économie politique, ou d'autres domaines du même ordre, qui tous me plongent dans un ennui profond, presque belle-au-bois-dormantesque. Mais, au milieu de ceux-là, il encourage à lire La Grève d'Ayn Rand, en présentant celle-ci comme une grande romancière. Là, je regimbe, mon cher Damien, je regimbe même nettement ! Je n'ai pas lu ce roman-ci, mais sur les conseils enthousiaste des époux Theillier, je me souviens avoir lu son autre roman, Fountainhead, adapté au cinéma par Vidor (avec Gary Cooper) sous le titre français de Le Rebelle. Et je m'étais fait la réflexion, parvenu à grand-peine, et avec moult énervements, au bout de cet indigeste pavé, que Mme Rand était peut-être un penseur d'importance, mais qu'elle ne serait jamais romancière ; en tout cas, qu'elle ne l'était nullement au moment où elle a écrit et publié cette chose. Je pourrais développer, mais je n'en ai guère l'envie. En tout cas, je doute fort qu'elle se soit soudainement muée en grand écrivain de romans, entre son premier et son deuxième livre, celui que recommande si chaudement Damien Theillier : son rebelle était si pâteux, si démonstratif, le personnage principal en était si faux, si horripilant, que je ne pense pas qu'elle ait pu faire beaucoup mieux ensuite, la distance étant vraiment trop grande entre ce que j'ai eu le malheur de lire et ce que j'appelle un vrai roman. Mais enfin, vous ferez, mes chers douze, exactement comme vous voudrez.

Quatre heures. – Finalement, j'ai transformé en billet de blog le paragraphe précédent ; tant pis, je le laisse également ici. Après tout, rien ne dit que les douze lecteurs de ce journal fassent tous partie des vingt-quatre qui suivent le blog…

Sinon, appel de Catherine il y a dix minutes, d'une terrasse du quartier Saint-Lazare : elle entrera en gare d'Évreux à 17 h 19 (sauf incident de train), où elle me trouvera l'attendant (sauf incident de Soraya). Il m'étonnerait beaucoup que nous nous dispensassions d'un petit apéritif de retour à la normale, de “bouclage de boucle”.


Mardi 16

Sept heures. – J'ai, hier, récupéré Catherine à l'heure prévue et à la gare d'Évreux. Nous avons un peu erré dans la campagne ébroïcienne, tels des Ulysse départementaux, pour rejoindre la maison, en raison des travaux routiers qui se sont mis à pousser comme champignons après l'ondée. Heureusement, Soraya s'est vaillamment comportée.

Ce matin, justement, c'était son tour de passer à la clinique : elle n'y a passé qu'une demi-journée, ce qui fut suffisant aux mécaniciens du garage pour ne rien lui trouver. Certes, ils ont bien vu qu'il devait y avoir un problème avec le “stop and start”, mais ils ont très honnêtement avoué leur incompétence pour déterminer lequel, et encore moins pour y porter remède. Leur conseil : prendre rendez-vous chez un grand concessionnaire, lequel sera d'une part mieux équipé et, surtout, en liaison directe avec des super-mécaniciens, ceux qui président à la conception et à la construction des véhicules et seront donc, le cas échéant, capables, ou au moins susceptibles, de les tirer de l'ornière s'il s'en présente une. En attendant, notre mécano local nous a conseillé de couper le “stop and start” à chaque utilisation du véhicule. D'autant que ce foutu truc, désormais obligatoire, ne sert rigoureusement à rien (d'après lui, mais je suis tout enclin à le croire), ne fait économiser aucun carburant, etc. La principale information était tout de même que nous pouvons rouler sans le moindre risque.

Sinon, délicieuse journée de retour à la normale. Ce matin, en ouvrant les yeux, je me suis senti envahi par une sorte de bonheur tranquille, à la pensée que je n'avais ni enfants ni petits-enfants, et qu'il en irait toujours ainsi. C'est ce qu'on appelle se lever du bon pied.


Jeudi 18

Quatre heures. – Hier après-midi, visite de contrôle auprès du vétérinaire qui a recousu Cosmos : d'après lui, l'affaire est en bonne voie. Mais il ne retirera les fils fermant la suture que vendredi prochain, ce qui fait que nous devrons continuer à vivre toutes fenêtres fermées, et à n'ouvrir la porte d'entrée qu'avec des prudences de Sioux, vu que le pauvre chat a vu maintenue son interdiction de sortie. Cela risque de devenir un peu ennuyeux à compter de samedi ou dimanche, jours où la chaleur (pardon : la canicule) devrait se réinstaller par ici, ce qui, normalement, me pousse à laisser tout ouvert la nuit, comme dirait Paul Morand, afin de rafraîchir un peu l'habitacle. Je pense que je vais boucler Cosmos dans le petit salon, de façon à pouvoir aérer partout ailleurs, et que je ne le délivrerai au matin qu'après avoir tout refermé.

– Sinon, rien. Les écrits lucratifs sont au point mort, s'ils ne sont pas morts eux-mêmes, je continue à lire  le journal de Léautaud avec un plaisir qui ne veut pas se démentir, et j'ai tondu le jardin hier, en ayant assez de voir proliférer les grandes fleurs faignasses.


Vendredi 19

Huit heures du matin. – Parce que, très chiche en compliments, Léautaud en dit du bien à plusieurs reprises dans son journal, je viens de commander Mes poisons de Sainte-Beuve, ainsi que Vie des martyrs de Georges Duhamel. À propos de celui-ci, je me souviens qu'il traînait, chez mes parents (façon de parler idiote : il ne traînait nullement) un roman de lui intitulé La Confession de minuit, dont je crois qu'il faisait partie du cycle Salavin : jamais eu la curiosité de l'ouvrir. Léautaud ne sauve pas grand-chose de l'œuvre de cette “star des lettres” aujourd'hui presque totalement engloutie. En dehors de celui que je viens d'acheter (4,80 €), il cite élogieusement Civilisations, ainsi que, avec déjà plus de réticence, Scènes de la vie future. Tout le reste, d'après lui, est à foutre au panier. Si jamais la Vie des martyrs n'est pas le chef-d'œuvre qu'il m'a fait miroiter, il va m'entendre, l'ermite de Fontenay !


Samedi 20

Neuf heures du matin. – J'ai déjà parlé ici de cette série espagnole intitulée La Casa de papel (ouf ! pas d'accent tonique nulle part…), dont nous avons, il y a quelques mois, regardé les deux premières saisons – qui, en réalité, n'en formaient qu'une, dans la mesure où elles racontaient une seule histoire, close sur elle-même, sans solution de continuité. J'avais dit, je crois, qu'elle présentait suffisamment de qualités pour être regardée jusqu'au bout, mais aussi des défauts assez énervants. Hier, par le truchement de Netflix, nous avions accès à la deuxième saison (qui se trouve donc être officiellement la troisième) : une histoire entièrement nouvelle, mais reprenant les mêmes personnages ; moins ceux qui ont eu la déveine de mourir dans les épisodes antérieurs… J'avais dit à Catherine, avant de commencer, que je m'attendais à une déception (ce qui est idiot : si on s'attend à être déçu, on ne peut plus être déçu. Bref…). De fait, nous avons “tenu” – c'est bien le mot qui convient – un épisode virgule cinq : les qualités de la première histoire avaient tout à fait disparu, cependant que les défauts, le mêmes, produisaient un nombre considérable de métastases. Exit la série espagnole, donc.

– Je n'ai pas noté, hier, que je m'étais remis à la marche quotidienne (j'en arrive tout juste), après environ quatre semaines d'interruption complète. Une fois de plus, j'ai pu constater à quelle vitesse le corps se rouille – ou se rerouille –, dès lors qu'on le laisse au repos. Voilà un an que je marche presque tous les jours, entre trois quarts d'heure et une heure. Eh bien, hier, après moins d'un mois d'interruption, j'ai senti tous les muscles de mes cuisses et de mes mollets se mettre à gémir de douleur durant les premières centaines de mètres, comme si je les tirais brutalement d'une léthargie de dix ans.  Ce matin, ç'allait beaucoup mieux.

– Dans son Journal littéraire, à la date du 21 février 1940, Léautaud rappelle l'anecdote suivante, déjà connue de moi mais que j'avais oubliée… comme j'oublie désormais à peu près tout : « […] Ce que j'écris là me fait penser à la dernière lettre que m'écrivit ma mère, que je donnai à lire à Blanche pour savoir si je pouvais la lire sans dommage pour mon travail [Léautaud est alors occupé à écrire son tout premier livre, Le Petit Ami, qui est justement centré sur sa mère] et qui, sur son avis qu'il valait mieux que je m'abstienne, fut recachetée sans que j'en connusse un mot. Ce devait être au milieu de 1902. Il y a trente-huit ans de cela. Elle est toujours cachetée. J'ignore encore ce qu'elle contient. Je ne l'ouvrirai jamais. » Comme la première fois où j'avais découvert cela, je me suis retrouvé plongé dans une espèce de rêverie difficile à cerner (c'est le propre des rêveries, andouille !) dont j'ai mis du temps à sortir. Plus profonde encore que la première fois car, cette fois-ci, j'aurais dû me souvenir du destin postérieur de cette lettre : Léautaud l'a-t-il finalement ouverte, durant les seize années qui lui restaient ? L'a-t-il lu  en se gardant de l'avouer à son journal (hypothèse la moins vraisemblable, le connaissant, mais on ne sait jamais…) ? L'a-t-il brûlée sans l'ouvrir, juste avant de quitter sa maison de Fontenay pour aller mourir à la Vallée-aux-Loups ? A-t-elle été trouvée dans ses papiers par Marie Dormoy, son exécutrice testamentaire ? C'est cette dernière hypothèse qui a fait rebondir et dévier mes pensées vagues, en leur donnant un contours plus net : si j'avais été Marie Dormoy – étrange idée –, qu'aurais-je fais ? Trois solutions : 1) détruire la lettre sans l'ouvrir, ce qui serait une façon de respecter la volonté du mort ; 2) lire la lettre puis la détruire sans en communiquer jamais le contenu à quiconque ; 3) Lire la lettre et la rendre publique, au motif qu'elle a son importance dans la biographie de l'écrivain. Après une courte réflexion, j'ai cru pouvoir éliminer sans hésiter la troisième option, ressentie par moi – moi devenu Marie Dormoy… – comme une sorte de trahison post mortem. Mais je n'ai pas été capable de me prononcer avec certitude entre les deux premières : la première me semble la plus fidèle à l'esprit de l'écrivain… mais la curiosité a parfois des ressorts puissants.

Quatre heures. – Je n'ai lu que très partiellement les articles, préfaces, etc., qui composent les Exercices de lecture de Fumaroli. J'y ai tout de même trouvé l'envie de commander deux livres de Paul Bénichou, jamais lu, réunis en un seul volume “Quarto – Gallimard” : Le Sacre de l'écrivain suivi par Le Temps des prophètes. Pour ne pas quitter Fumaroli sur une impression mitigée, j'ai repris Le Poète et le Roi, livre consacré à La Fontaine ; et, en panachage, La Fontaine lui-même.

– La maison dite “de derrière” était vide d'occupants depuis près d'un an (ses propriétaires sont partis jouer les migrants du côté de Genève, d'après ce que nous en savons). Nous venons de “toucher” nos nouveaux voisins : jeunes et, pour ce qui est d'aujourd'hui, assez bruyants. Mais il est vrai qu'ils semblent en plein emménagement, aidés par quelques “potes” ; ce qui induit facilement les repas bien arrosés et, par voie de conséquence seconde, les rires sonores. On verra à l'usage.


Dimanche 21

Quatre heures. – J'ai finalement remisé Fumaroli (mais j'ai conservé La Fontaine…), simplement parce que, à la suite d'un enchainement d'idées si fumeux que je suis incapable de le démêler, j'ai eu envie de relire la biographie de Talleyrand que je possède (Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand, le prince immobile, Fayard). C'est à quoi je suis occupé depuis quelques heures, et n'envisage pas de faire quoi que ce soit d'autre d'ici ce soir : il s'agit, pour nous aussi, de devenir aussi immobiles que possible, c'est-à-dire de nous préparer mentalement au nouvel épisode caniculeux qui traversera en principe la Normandie – en tout cas notre portion d'icelle – de mardi matin à jeudi soir, avec prémices dès demain.

– À propos de Cosmos, nous avons craqué dès avant-hier soir : alors qu'il aurait en principe dû rester enfermé jusqu'à vendredi, jour où lui seront ôtés les fils qui maintiennent fermée sa blessure cervicale, nous l'avons laissé ressortir. Depuis, il vit de nouveau une vie de chat normale, si l'on veut bien tenir pour rien la demi-chaussette qu'il continue à porter autour du cou.

– Les nouveaux voisins ont, pour la première fois je crois, dormi dans leur maison nouvellement acquise (enfin, je suppose qu'ils l'ont acquise, sinon ce serait vraiment bizarre). Depuis ce matin, pas un bruit, ni le moindre éclat de voix ne parvient jusqu'à nous. Comme s'ils s'étaient livrés à un suicide collectif rituel, ou n'en finissaient pas de cuver leurs excès d'hier. Mais cuver toute une journée, alors qu'ils ne semblent qu'à peine avoir atteint la trentaine, franchement… D'un autre côté, le suicide collectif soulève lui aussi de très sérieuses objections sur le chapitre de sa vraisemblance. Bref, on se perd en conjectures. (Et, au moment où je mettais le point final de la phrase précédente, une voix de femme, peu perceptible mais bien réelle, me parvenait de chez eux.)

– Depuis quelques jours, sur les blogs de gauche essentiellement, chacun y va de sa larmichette et de son petit coup de bitos à l'impayable guignol nommé Johnny Clegg, porte-drapeau autoproclamé de toutes les belles causes-qui-font-du-bien. Je me souviens que, au temps de son succès chez nous, me faisait déjà bien rire ce qualificatif de “Zoulou blanc” qui lui était systématiquement accolé (et que reprend bien évidemment aujourd'hui, cet âne progressiste d'Anastase) : je trouvais l'aporie particulièrement absurde. Mais, évidemment, maintenant que nous voyons proliférer les Arabes bretons et les nègres alsaciens, l'idée d'un Zoulou blanc semble presque aller de soi.

D'ailleurs, maintenant qu'on en parle, je m'étonne que l'on n'ait pas encore vu surgir quelques ravagés de la modernité blancs, venant assurer aux populations ébahies qu'il importe de les considérer comme des noirs, car c'est par erreur de la nature qu'ils sont nés dans une peau blanche, alors qu'ils “se sentent noirs dans leur tête”. L'idéal serait évidemment de dégotter un homme blanc qui assurerait être en réalité une femme noire (et lesbienne, ce qui lui permettrait de continuer à baiser comme avant, voire davantage, sans être obligé de franchir le passage, toujours un peu délicat, qui mène de l'hétéro à l'homosexualité, sans passer par la case “bi” ni recevoir vingt mille). Avec un peu de chance et de persévérance, il pourrait peut-être même gagner l'Eurovision l'année prochaine.


Lundi 22 

Midi. – La factrice (pour mes lecteurs post-modernes : la personne en situation de distribution de courrier) vient de m'apporter Mes poisons de Sainte-Beuve. Je ne sais pourquoi je m'imaginais qu'il devait s'agir d'un fort volume ; or, pas du tout : l'ensemble compte moins de cent cinquante pages, en format de poche. J'en suis encore tout désemparé. Ou alors, je me suis fait refiler une édition abrégée pour élèves des écoles primaires, c'est possible… En tout cas, voilà qui arrive à point pour me distraire un peu des machinations diplomatiques et des montages financiers ourdis par M. de Talleyrand, auxquels je ne comprends pas grand-chose dans le détail, mais qui sont bien réjouissants tout de même. Voilà un homme qui ne nous serait nullement superflu de nos jours : je suis sûr qu'il ferait merveille dans les raouts bruxellois.


Mardi 23

Neuf heures du matin. – M. de Waresquiel (Talleyrand, le prince immobile, Fayard) fait partie de ces gens, désormais légion, qui ignorent le sens du mot “éponyme”, mais croient élégant, “distingué”, de l'employer tout de même. Sinon, sa biographie me semble très bien. En revanche, le Léautaud des premières années d'Occupation commence à me faire légèrement braire, avec la relation détaillée, quasi maniaque, de ses échanges continuels de beurre, œufs, sucre, sardines, etc., avec Marie Dormoy. Sans parler de ses ululements amoureux à propos du Fléau, qui tournent à peu près au running gag.

– On se prépare gentiment à trois pleines journées de chaleur négroïde, c'est-à-dire qu'on ouvre la nuit la maison aux quatre vents (qui d'ailleurs se gardent bien de souffler) pour s'y calfeutrer dès huit heures et demie du matin. Avec une pensée compatissante pour les nombreux hommes qui, en ce moment, un peu partout en France, sont occupés à manier le bitume chaud en plein soleil pour remettre les routes en état, ainsi que nos sacro-saints ronds-points. Ce qui me fait penser que l'on n'entend jamais nos sœurs de combat exiger à grands piaillements une stricte parité sur ce genre de chantiers. Ni sur les autres, du reste. Féminisme à géométrie variable.


Mercredi 24

Dix heures et demie. – Toujours plongé dans son journal, je songeais tout à l'heure aux ricanements et aux imprécations de Léautaud s'il avait pu assister à cette pantalonnade toute récente, d'une pisseuse scandinave reçue à l'Assemblée nationale, avec les tous les honneurs et un sérieux papal, pour y parler… du climat. Je lis çà et là que quelques députés ont tout de même évité que le ridicule de l'Assemblée fût complet, en protestant contre une telle guignolerie. J'ai peur que leur voix ne soit pas suffisante pour éviter le naufrage. Ces histoires de “dérèglement climatique” (comme si le climat avait jamais été “réglé” ! et par qui ?) tourne au barnum mystico-millénariste le plus réjouissant. Et ce sont les mêmes esprits forts qui viendront dauber sur les superstitions religieuses : ils sont en plein dedans, la transcendance en moins ; mais avec, en plus, la perspective se rapprochant chaque jour davantage d'être cruellement démentis par les faits. Cela ne les gênera d'ailleurs pas : lorsque le grotesque les aura entièrement recouverts, il y a gros à parier qu'ils auront déjà oublié leurs prédictions à la Philippulus et enfourché d'autres canassons fantasques.

Midi. – Ce matin, levé juste après cinq heures (j'avais mis le réveil en action…). La température extérieure était encore de 24°, et de 26,5° dans la maison, malgré toutes les fenêtres grand ouvertes depuis la veille au soir. Hier, parce que la nuit précédente avait été relativement fraîche (18° à six heures du matin), nous avons pu, presque toute la journée, maintenir un écart de 12° entre l'extérieur et l'intérieur, “exploit” qui ne sera possible ni aujourd'hui, ni encore demain. Si Météo France n'est pas trop dans les patates, cet épisode caniculaire (bande de bouffons, va !) devrait être terminé vendredi matin : il a intérêt. (Et pendant ce temps, si je puis dire, en février 1942,  parce qu'il a épuisé son maigre stock de charbon et de bois, Léautaud se pèle de froid dans sa masure de Fontenay : quand arrivent les heures les plus torrides de l'après-midi, j'en suis presque à l'envier.

– Bonne surprise, ce matin, en allant dire un petit bonjour internétique à nos comptes bancaires : le fisc venait de me rembourser 637 €, lesquels doivent correspondre à nos divers abattements (si c'est comme cela qu'on dit) : femme de ménage, artisans divers… Je savais qu'une telle somme allait m'échoir, mais d'une part je m'étais mis dans l'idée que ce ne serait pas avant janvier de l'année prochaine, et d'autre part je l'avais totalement oublié. J'ai eu, durant une minute ou deux, l'impression d'une certaine opulence.

Une heure et  demie. – J'ai oublié de noter que, ce matin, Catherine a conduit M. Piou (alias Charlus) chez son esthéticienne, pour qu'elle lui fasse prendre un bain et lui rase la couenne, ce qui ne peut pas lui faire de mal par ce temps. Nous venons de le récupérer, diminué presque de moitié, comme d'habitude. J'en ai pour deux ou trois jours à l'appeler “le rat”, à la grande consternation de Catherine. Le temps de la récupération, je l'ai passé dans la voiture agréablement climatisée, pendant que Catherine devait subir les conseils inutiles de la toiletteuse : « Surtout, n'allez pas faire de grandes promenades tant qu'il fait aussi chaud ! [Si, justement, on attendait qu'il soit deux ou trois heures pour aller le faire galoper en plein cagnard.] Et pensez à le faire boire beaucoup ! » [Ah ? Vous êtes sûre ? Et nous qui lui avons  supprimé sa gamelle d'eau dès hier… c'est trop bête… À propos, on s'y prend comment pour faire boire un chien qui n'en éprouve pas le besoin ? On y va à l'entonnoir ? Au clystère ?] Enfin, à part ça, tout s'est bien passé, le rat a commencé sa sieste au salon. Après avoir bu spontanément.


Jeudi 25

Onze heures. – Très bel et très réjouissant exercice de soumission du camarade Anastase (alias Juan Sarkofrance), ce matin, devant la “bonne pensée” dite féministe. Je ne résiste pas au plaisir de le reproduire ici : quand les générations futures, si elles sont capables du redressement moral que je leur souhaite, voudront savoir jusqu'à quel degré d'aplatissement, de servitude volontaire et de dénigrement de soi leurs grands-parents en étaient arrivés, ils n'auront qu'à venir relire ce petit morceau d'anthologie. que voici :

« C’est en lisant quelques livres et articles, notamment une bio un peu longue mais instructive de Michelle Obama, que la question est revenue: « mais pourquoi faudrait-il être féministe quand on est un garçon? »
« Me concernant, c’est venu tôt, mais de façon incomplète. Il n’y a que récemment qu’il me semble avoir compris que l’égalité femme/homme était un sujet autrement plus vaste que la simple courtoisie ou la lutte contre les inégalités salariales.
« L’homme fatigue, littéralement. Il nous fatigue, il me fatigue. L’homme me fatigue depuis que je suis né. Il a cette façon si particulière d’avoir à s’imposer aux autres, depuis des millénaires. Placez des hommes dans une même salle – un vestiaire, une salle de douche à l’armée, une réunion de travail. Il y aura toujours un mâle « alpha« . Celui qui exprimera sa virilité et emmerdera les autres. Celui qui roule des mécaniques, celui qui cherche à abimer son prochain, son voisin, pafois son ami. Celui est naturellement homophobe.
« Il y a quelques centaines de millions, peut-être des milliards d’hommes qui ne sont pas comme ce modèle dominant, mais c’est ce modèle qui crie, rote, et fait chier son monde qui domine les autres.
Parfois, quand vous pensez qu’un homme est sensible à l’autre genre, voici que vous le surprenez à parler trop fort, à interrompre, à rire gras.
« L’homme cache ses faiblesses qu’il a trop nombreuses, il n’a officiellement jamais peur.
« Il excuse sa laideur par la virilité.
« Il croit bien sûr que « c’était mieux avant ».
« Il est convaincu que les femmes sont plus fragiles.
« Je pose la question: mais qu’y-a-t-il d’attirant dans tout ça ?
« Le patriarcat est sans doute la chose la plus intime que j’ai pu vivre. Alors que j’en suis théoriquement le principal bénéficiaire, il m’insupporte, me hérisse, me fatigue.
« Il est ringard, il abime l’Humanité.
« Il fait honte.
« Mais il existe encore.
« Je reste stupéfait, aujourd’hui encore, malgré les « progrès » de l’humanité, de voir combien ce patriarcat résiste.  Et combien les résistances des mâles sont si variées . »

Pauvre petit bichon ! On aurait presque envie de le consoler, tellement il a l'air faible et désemparé, ce tremblant oisillon tombé du nid patriarcal ! En réalité, on a surtout envie de le rouler dans la farine, voire de l'outrager, pour reprendre le verbe utilisé par Muray dans la phrase que j'ai mise en exergue sur le blog. Seulement, il y faudrait pratiquement une phrase à chacune des siennes, tant ses pleurnicheries sont à haute concentration de ridicule. Or, je m'excuse, mais je suis en “alerte rouge météo”, moi ! Et je ne tiens pas du tout à ce que la canicule (vocable post-moderne désignant la chaleur, je le rappelle à toutes fins utiles) de ce jour n'ait sur moi le même effet ramollissant, liquéfiant, qu'elle semble avoir eu sur ce malheureux Juan, qui doit continuer, à l'heure qu'il est, à chouiner en tournant en rond dans son petit parc féministe.

En attendant, il fait déjà 34 à l'ombre, des degrés tout ce qu'il y a de plus implacablement celsius. On envisage une longue promenade dans la Normandie profonde, cet après-midi, non par envie de bouger, de découvrir je ne sais quelle merveille dont on se fiche par avance : simplement pour profiter de la climatisation offerte par Soraya.

Quatre heures et demie. – Il y a une dizaine de minutes, notre thermomètre extérieur (qui n'est pas forcément très fiable) affichait 42°5. Et le même, à l'intérieur : 31°2. De plus, depuis une couple d'heures, il souffle un vent franchement saharien. Nous sommes tout de même satisfaits de ces 11° de différence que nous avons réussi à maintenir jusqu'à présent. Jusqu'à présent car, bien sûr, comme la température de dehors ne baissera pas avant plusieurs heures, celle du dedans va continuer de monter lentement. Mais enfin, comme tout cela reste supportable, nous avons renoncé à notre projet de promenade climatisée.

– Pendant ce temps, pas le moindre commentaire au cul de la pleurnicherie d'Anastase, ce qui est très inhabituel. De deux choses l'une : soit la cohorte de vieillards qui lui sert de cour a massivement défunté en raison de la chaleur (canicule, pardon : j'oublie toujours…), soit eux-mêmes se sentent un peu gênés aux entournures par ce baquet de sottise clapotante. Je ne vois pas d'autre alternative.

Sept heures et des poussières. – Paul Léautaud, du moins celui de 70 ans (1942) installe Verlaine plus haut que Baudelaire. Il me semble que, ici même, voilà quelque temps, j'ai écrit à peu près la même chose. Mais du diable si j'ai envie de rechercher ce passage !


Vendredi 26

Dix heures du matin. – Depuis cette nuit – en fait depuis hier soir : l'orage a éclaté aux environs de sept heures –, le temps est redevenu ce qu'il n'aurait, pour mon goût, jamais dû cesser d'être. C'est fort heureux : ce n'est déjà pas drôle de voir l'Afrique et l'Arabie nous expédier leurs surplus humains, si en plus ces gens-là se mettent à débarquer avec leurs divers climats, ça va devenir vraiment impossible. Je veux dire : encore plus impossible que ce n'est déjà. Car, oui, n'en déplaise aux puristes, il peut y avoir des degrés dans l'impossible : tous ceux qui ont eu la malchance de vivre avec des femmes “impossibles” me comprendront très bien.

– Cet après-midi, petite visite chez le vétérinaire afin de débarrasser Cosmos des fils qui ferment sa blessure, désormais cicatrisée. Nous l'avons, dès ce matin, débarrassé de sa chaussette “cache col”. Pour être certains de l'avoir sous la main à trois heures, nous le gardons à la maison depuis le réveil, ce qui nous oblige à vivre toutes issues closes. C'est le gros avantage des chiens dans ces cas-là : sauf exceptions (les lévriers de ma sœur, par exemple), ils ne sautent pas par les fenêtres. Cela dit, si on voulait vraiment ouvrir, on aurait toujours la ressource de l'enfermer dans une pièce, avec gamelles et caisse à sable, de façon à pouvoir aérer les autres. (Ce journal devient palpitant, à un degré dont je me demande s'il sera soutenable par le lecteur non préparé.)

 Midi. – Pas très loin d'en avoir fini avec M. de Talleyrand-Périgord – l'île d'Elbe est dans ma ligne de mire… – , je me suis dit qu'il serait intéressant de me tourner ensuite vers M. Fouché. Chez les divers vendeurs de livres qui ont ma pratique, j'avais le choix entre un volume de 820 pages, dû au même M. de Waresquiel qui a signé “mon” Talleyrand, et un autre de 280 pages sorti de la plume de Stephan Zweig : j'ai immédiatement opté pour celui-ci, comme n'importe qui, je suppose, aurait fait à ma place. D'autant qu'il était disponible en “Cahiers rouges” de chez Grasset, collection qui depuis longtemps me sied.

– Ai-je noté ici que Rémi Usseil nous tombera dimanche midi, pour l'un de ces déjeuners dont nous sommes accoutumés ? Non ? Alors voilà :  Rémi Usseil nous tombera dimanche midi, pour l'un de ces déjeuners dont nous sommes accoutumés. On se sent tout de suite mieux.

Quatre heures. – À propos de ce que je notais avant-hier soir : un an plus tard, soit en novembre 1943, Léautaud déclare qu'il est (il précise : aujourd'hui) plus sensible à la poésie de Moréas qu'à celle de Baudelaire. Je n'ai aucun commentaire à faire, n'ayant jamais lu le moindre vers de lui, du moins à mon souvenir.

Comme je n'arrête pas, entre les pages du Journal littéraire, de croiser et recroiser Jean Galtier-Boissière – et d'aller même souvent déjeuner chez lui, place du Panthéon –, j'ai eu tout naturellement envie de reprendre son journal à lui, qui couvre la même période. Par chance, il n'avait pas disparu de son rayon, ce qui est presque un miracle. Du coup (?), j'ai rangé tous les Grecs qui patientaient au salon (Euripide, Aristophane, Diogène Laërce), sentant bien que le fil était momentanément rompu entre l'Antiquité et moi. J'ai tout de même conservé Plutarque, je ne sais trop pourquoi. Ainsi que le théâtre complet de Corneille, acheté il y a un ou deux mois, dans cette ancienne collection du Seuil qui s'appelait L'Intégrale :  de gros et lourds livres, dont chaque page est divisée en deux colonnes de texte, écrit petit.

– Cosmos est revenu de la clinique il y a une demi-heure, débarrassé de ses fils chirurgicaux, blessure complètement guérie.


Samedi 27

Dix heures et demie. – En passe d'achever la biographie de Talleyrand, et sur le point, espéré-je, de recevoir celle de Fouché, l'envie m'est venue, il y a cinq minutes, de revoir le film que Molinaro avait tiré de la pièce de Brisville (est-ce bien son nom ?), Le Souper, qui met en scène ces deux personnages, en 1814 ou 1815, je ne sais plus. [Je viens d'aller vérifier : 6 juillet 1815.] Dans les rôles principaux, Claude Rich (Talleyrand) et Claude Brasseur (Fouché). Je me disais que, le film étant déjà bien ancien, on devait pouvoir en acquérir le DVD contre quelques piécettes… Erreur : impossible de le trouver à moins de quarante euros, plus le coût de l'envoi, ce qui nous met la séance de cinéma d'un soir à cinquante euros ou pas loin : j'ai renoncé.

– Descendu à Pacy dès huit heures afin, à la boulangerie de la mairie, qui ferme demain pour quatre semaines, de prendre livraison de la commande passée auprès d'eux il y a deux ou trois jours : trois pains “meunier”, chacun pesant entre un kilo et demi et deux kilos. Je les ai débités en trois tronçons, et le tout, dûment emballé dans les sacs en papier idoines, est parti s'entreposer au congélateur du sous-sol. Ces réserves ne nous mèneront pas jusqu'au 21 août, mais devraient nous éviter d'avoir trop recours aux mauvaises boulangeries restant ouvertes durant ce mois maudit. J'en ai profité pour prendre un sac entier de “croûtes”, c'est-à-dire de pains et de baguettes invendus d'hier ou d'avant-hier : il n'y a pas de raison pour que les poules pâtissent plus que nous de la fermeture.

Midi. – La factrice vient de m'apporter l'Apollinaire d'André Rouveyre. Rouveyre, dessinateur et écrivain, intime d'Apollinaire, était l'un des très rares hommes pour qui Léautaud affirmait éprouver une véritable amitié. Le livre qui vient de m'arriver a été publié par Gallimard en 1945. Je suis rendu au début de 1944 dans le journal de Léautaud, au moment où il se sent un peu gêné vis-à-vis de Rouveyre car, après lui avoir affirmé que Gallimard allait lui éditer son Apollinaire, il vient d'apprendre que ce dernier était en train de faire machine arrière, et il s'en veut d'avoir donné une fausse joie à son ami, lequel, depuis l'invasion allemande, est replié en zone dite libre (ex-libre, à la date où nous sommes), naviguant entre Nice, Vence et Tourrettes-sur-Loup (orthographe à vérifier). Voilà qui donnerait envie, si la chose était faisable, de sauter à pieds joints dans le journal pour les rassurer tous les deux : « Flippez pas, les gars : Gallimard va venir à résipiscence et l'éditer, votre bouquin ! » (Et j'imagine fort bien la tête de Léautaud, si je m'adressais à lui en ces termes…) Si j'ai acheté ce livre-là, de Rouveyre, c'est en quelque sorte par élimination. D'abord, le choix de ses ouvrages disponibles n'est pas si grand ; ensuite, je n'avais pas envie de lire l'un ou l'autre de ses romans : ce qu'en dit Léautaud n'est guère incitatif ; et enfin parce que, une fois ces deux premiers critères appliqués, il ne restait plus que cet Apollinaire pour être proposé à ma convoitise – pas très forte non plus, la convoitise, il faut bien le dire – à des tarifs acceptables. Et puis, tout de même, le sujet m'intéresse.

Deux heures. – Dans le Maigret qu'elle est occupée à relire, Catherine vient de tomber sur l'expression : piquer un phare. On préfère supposer que la bourde incombe à l'éditeur plutôt qu'à Simenon. Cela nous a fait repenser, tous les deux, à ce jeune reporter de France Dimanche qui, dans l'un de ses article, avait parlé de dévoiler le poteau rose

Cinq heures. – Le 13 août 1944, alors qu'il va quitter Paris d'une minute à l'autre, l'un des derniers appels téléphoniques d'Ernst Jünger est pour Paul Léautaud. En quelques phrases rapides, ils se disent l'estime qu'ils ont l'un pour l'autre, et leur souhait commun de pouvoir se revoir, une fois le cauchemar général terminé. Deux hommes, deux écrivains, qui sont à la fois dans la guerre et au-dessus d'elle.


Dimanche 28

Dix heures du matin. – Rémi est attendu sur les coups de midi. Comme Catherine a prévu un déjeuner froid, tout ou presque est déjà prêt dans sa cuisine. Pour ma part, je suis à jour aussi : le vin est entré dans le réfrigérateur, et les fromages en sont sortis. De plus, petite corvée typiquement estivale, j'ai ramassé les mouches mortes (empoisonnées par les petits autocollants placés sur les différentes vitres : Léautaud ne serait pas content de nous…) qui jonchaient plus ou moins les parquets. Bref, on l'attend l'arme au pied et l'âme sereine, notre chevalier au cygne.

– Je me suis aperçu, hier, que si les Poèmes à Lou étaient sagement rangés à leur place, entre Jean Anouilh et François Augiéras, les capiteux Alcools d'Apollinaire s'étaient bel et bien évaporés (je ne les ai pourtant pas bus, si ?). Aussitôt commandés. Ils formeront, les uns et les autres, l'accompagnement idéal au livre de Rouveyre, ses garnitures. En attendant de pouvoir boire, je me cantonne dans la Restauration avec Talleyrand.

– Je crois n'avoir pas noté ici que Catherine est de nouveau tourmentée par un prurit déménageur. Cette fois, ce sont Quimper et ses environs qui font l'objet de ses soudaines convoitises. Je suis donc, de mon côté, entré en résistance. Non que j'ai quoi que ce soit contre la Bretagne en général, ni Quimper en particulier. Les déménagements, en revanche…


Lundi 29

Sept heures. – Hier, Rémi nous a appris qu'il venait de s'abonner à Netflix, comme nous le sommes déjà nous-mêmes. Dès ce matin, je lui ai envoyé une liste de sept ou huit séries, anglaises et américaines, qui méritent selon moi d'être découvertes. Il en fera ce qu'il voudra. Alors que son Chevalier au cygne n'est pas encore tout à fait finalisé, il songe déjà au prochain livre qu'il fera, l'année prochaine, avec le même illustrateur et selon la même formule, celle de la souscription préalable. Il se demande, sans doute à juste raison, si les gens qui ont souscrit la première fois, justement parce que c'était “tout nouveau tout beau”, vont marcher une seconde.

Michel Desgranges m'a, ce matin, invité à déjeuner jeudi : j'ai une vie sociale intense, pour ne pas dire trépidante voire maelstromienne.


Mardi 30

Quatre heures. – Rémi m'a envoyé un lien vers une émission de France-Culture, qu'il a prise dans sa voiture, entre Évreux et Orléans, hier. Elle est la première d'une série, si j'ai bien compris, consacrée aux enregistrements (plus de quarante heures, je crois bien) que Georges Belmont a effectués de Céleste Albaret au début des années soixante-dix, en vue de leur livre commun, Monsieur Proust. J'en ai écouté la première moitié tout à l'heure. Une fois de plus, tout comme dans l'émission télévisée consacrée à Proust en 1961, je reste frappé par la grande élégance de la langue en laquelle Céleste s'exprime, elle, cette petite paysanne lozérienne inculte, dont je ne suis même pas sûr qu'elle ait jamais décroché son certificat d'études. Je n'en tirerai aucune conclusion quant à l'instruction publique d'hier comparée à l'Éduc' nat' d'aujourd'hui, mais tout de même… Il me semble que nombre de professeurs d'aujourd'hui sont devenus incapables de parler un aussi bon français que Céleste Albaret, et sans doute beaucoup d'autres personnes à son époque. Cela me fait penser à ma grand-mère maternelle qui, sans doute du même niveau d'instruction que Céleste, dont elle devait être la cadette de vingt ans, écrivait naturellement le français – un français très simple, bien sûr – sans la moindre faute d'orthographe ou de syntaxe. Alors que, de nos jours, les cabinets ministériels sont remplis de “têtes pensantes” qui s'expriment en un répugnant charabia. Combien de bachelier d'aujourd'hui seraient capable de “décrocher le certif” de 1900 ?

– Cet imbécile de Cosmos, à force de se gratter, a réussi à se faire une nouvelle plaie, à l'endroit de la précédente. Du coup : bétadine et re-chaussette autour du cou.


Mercredi 31

Onze heures. – J'ai oublié, avant-hier, de noter un fait capital : à six heures du matin, pour la première fois depuis des mois, les lampadaires publics du Plessis se sont allumés. Ils le sont restés le temps d'une demi-cigarette, soit environ deux minutes. C'est tout de même un début encourageant, signe que l'été ne sera pas éternel et qu'il est, de mon point de vue, sur sa bonne pente.

– J'ai commencé ce mois avec Léautaud, je l'achève avec lui.

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