samedi 1 juin 2019

Mai 2019











ESCALE RABELAISIENNE









Mercredi 1er

Dix heures. – Je reçois à l'instant ce himmel de la personne qui signe “Mildred” lorsqu'elle vient commenter sur le blog :

Cher Dder,
Surtout ne déduisez pas tropviteqe je me désnteresse de votre précieux Jonal aupont de ne voulor enfaele ésmé comme j'enapris l'habtde, mas ansqe vos le constatee, j'anénormeproblème declaver,et tant qu'ilne sea pas ésol lest illusoire de pense qe je psse m'attaqe àla tache.
Dès ae le cangement de clavier aa été opéé,jevosle sgnalerai,et ce sera àvous de me dire sivous estimez qe cela puisse encore valo la pene qe je m'attelle à ce travail.
Enattendantje sohateubeasccès àvote Journald'avril !
Benàvous,
M.A.

Voilà trois fois que je relis la chose, sans parvenir à m'en lasser.

– Depuis hier, les deux paires de mésanges en charge d'enfants sont passées en “mode forçat” : de l'angélus de l'aube à l'angélus du soir, comme disait Francis, ce ne sont plus qu'incessants va-et-vient pour nourrir chacun sa douzaine de petits affamés. Les malheureux parents ne font plus que se croiser, à l'entrée ou au sortir des nichoirs, plus moyen d'avoir ne serait-ce qu'un semblant de vie de couple. Je les imagine très bien, se retrouvant enfin, tombée du jour, sur leur bout de branche nocturne : « Alors, cette journée ? – Pas à me plaindre : j'ai trouvé une vraie mine de délicieuses chenilles vertes à même pas trois arbres d'ici… – T'as bien de la chance ! Moi, ça n'a été qu'allers et retours au petit bois : j'ai les ailes en compote. – Ça te dirait, un petit câlin pour te remettre ? – Non, non… t'es gentille, mais je suis mort, là… Et quand je pense qu'il va falloir remettre ça demain ! T'auras beau dire : on est quand même plus peinards l'hiver… – T'as pas tort, mon bel oiseau ; surtout avec les autres grands benêts qui nous gavent de graines dès la Toussaint… Et puis, les jours passent trop vite : on voudrait qu'ils restent tout le temps œufs… – C'est vrai ! tu étais si jolie, quand tu couvais… »

– Le journal de Matthieu Galey n'est pas d'une seule coulée ; c'est d'ailleurs peut-être ce qui fait une partie de son intérêt. Grosso modo, on peut diviser ces mille pages, s'étendant sur un peu plus de trente ans, en trois périodes. La première va du début (ou du presque début) jusqu'au milieu des années soixante-dix – c'est-à-dire, en fait, l'intégralité du premier tome. C'est la période où le jeune critique fréquente quasiment tout ce qu'il reste de grands écrivains en France : Morand, Chardonne, Cocteau, Jouhandeau, Aragon, etc., plus quelques “petits jeunes” non dénués d'envergure : Nimier, Blondin, Nourissier, Déon, Frank… Ensuite, c'est le creux de la vague, entre 1975 (approximativement) et le 28 février 1984 (très précisément) : Galey continue de fréquenter beaucoup d'écrivains, certes, mais les poids lourds de la première partie sont désormais tous morts et leurs successeurs sont des nains… quand ils ne sont pas du néant pur, de simples noms qui ne disent déjà plus rien à personne.  Enfin, la troisième partie commence le 29 février (eh oui !) 1984, jour où Galey apprend de quelle maladie il souffre, et qu'il ne lui reste que peu de temps à vivre. Là, du jour au lendemain, le journal bascule dans une tonalité à la fois très différente et pourtant familière à qui a bien lu ce qui précédait. L'impression est celle de voir un être nouveau émergeant de sa chrysalide ancienne, à la fois tout autre mais offrant des points de ressemblance avec son état antérieur. L'humour notamment est toujours bien là, même s'il se fait plus tranchant, forcément, s'il s'y ajoute une sorte de cruauté souriante, le sourire venant du détachement vers lequel tend Galey de toute ses forces intellectuelles et morales, tandis que les forces physiques, elles, fondent à vue d'œil (le sien) quasiment d'un jour sur l'autre. C'est une lecture qui ne laisse pas indemne ; surtout moi, qui me rends soudain compte que, à quelques semaines près, cette agonie de deux années (Galey meurt en février 1986) recouvre exactement celle de Philippe Bernalin, dont le cancer a été diagnostiqué dans les premiers jours de mars 1984 et qui en est mort en novembre 1985. La seule différence (mais il y a un abîme à l'intérieur d'elle), c'est que je n'ai jamais su si Philippe avait eu, un moment ou l'autre, conscience qu'il allait mourir.

Quatre heures. – Décidément, je pense que Jacques Brenner et moi ne sommes pas faits l'un pour l'autre. J'ai essayé de reprendre son journal où je l'avais laissé, soit à la deux centième page du deuxième tome, mais non, rien à faire : je ne supporte pas sa façon de ne désigner les gens qu'il rencontre que par leurs initiales (et encore l'éditeur a-t-il rétabli un certain nombre de noms entre crochets), et son côté “midinette homo” me gonfle prodigieusement. En plus de ça, il n'est même pas écrit, ce journal. Par une espèce de compensation absurde, je viens de reprendre le journal de Philippe Jullian, ainsi que ses Morot-Chandonneur.


Jeudi 2

Neuf heures et demie. –  Journée chez les Desgranges : je vais partir vers onze heures moins le quart, de façon à frapper à leur porte à midi juste, comme c'est mon habitude. En espérant que Catherine, partie au marché et je ne sais où encore, m'aura ramené la voiture pour cette heure-là ; ce dont d'ailleurs je ne doute point.

– Terminé Voyage au bout de la nuit hier matin (ou avant-hier ?). À compter de demain, en tant que compagnon de l'aube, Céline sera remplacé par Rabelais, en édition “bilingue”, récemment achetée et pas encore ouverte : je ne sais pas trop comment je vais m'arranger avec ces deux versions, l'une tout de même difficile à lire, au moins au début, l'autre sonnant probablement très faux. Sans doute que le mieux serait de lire une page en langue d'origine, puis, en cas de non compréhension de tel ou tel passage, me reporter à celle en français moderne. On verra bien à l'usage. En tout cas, je compte procéder comme je l'ai fait pour Céline, à savoir pas plus d'une heure ou une heure et demie chaque matin. Après tout, même vieux, on n'est pas si pressé que ça…

– Je ne sais plus si j'ai noté, au dernier jour du mois passé, que mon dernier scanner (cinq ans et demi après l'ablation rénale) était impeccable, diagnostic confirmé par le savantissime Dr Pluton. Quand je dis : “dernier”, cela veut dire à la fois le plus récent et l'ultime. Et je ne peux m'empêcher de me dire, mais avec le sourire tout de même, que, maintenant qu'ils ne sont plus sous la menace d'être découverts, tous mes autres micro-cancers, qui demeuraient bien planqués depuis près de six ans, vont pouvoir en prendre à leur aise et se mettre à métastaser comme des bêtes. Ce qui, de fait, me replace exactement sous la loi commune.


Samedi 4

Quatre heures. –  Commencé Gargantua ce matin : pas à dire, ça réveille. À côté de Rabelais, Céline fait figure d'écrivain pour enfant, si l'on s'en tient aux difficultés que présente leur lecture. Cela dit, je suis assez content de moi, pour avoir constaté que, après seulement une dizaine de pages, je ne faisais déjà presque plus référence à la version “traduite” qui se trouve en regard du texte original ; et, quand je le fais, pour tel ou tel paragraphe, c'est le plus souvent pour m'apercevoir que j'ai à peu près compris ce que je viens de lire. Il n'empêche que, avec une prudence qui confine à la lâcheté, je me suis arrêté au bout d'une quarantaine de pages, remettant la suite à demain : ne pas risquer l'indigestion, tout est là.

En lecture “de journée”, j'ai repris les Mémoires sur le règne de Napoléon III d'Horace de Viel Castel, achetés (en collection Bouquins) sur les conseils de Michel Desgranges il y a déjà un petit moment et dont, pour je ne sais quelle raison, je n'avais lu qu'une petite centaine de pages avant de remiser le volume. Voilà un monsieur qui a volontiers la dent assez dure.


Dimanche 5

Six heures.Gargantua d'abord ; puis Les Rats de Bernard Frank ; enfin, les Mémoires de Viel Castel : encore une journée que les Boches n'auront pas.


Lundi 6

Trois heures.Les Rats : roman étonnamment mauvais (eu égard à son auteur) ; roman pesant à force de se vouloir léger. Comme quoi on peut être écrivain sans pour autant être romancier (belle découverte, mon ami !). On peut aussi, d'ailleurs, être romancier et n'être que cela : voir Simenon. On peut enfin n'être ni l'un ni l'autre, ce qui est de loin le cas le plus fréquent ; notamment parmi les gens qui publient des livres (attention : ça vire à l'autoportrait…).

En revanche, mes deux heures de Rabelais du matin me sont un vrai bonheur. Et me voilà tout fiérot de ce que je le lis avec beaucoup plus d'aisance que je ne le craignais avant de commencer. Je dois avoir le Rabelais infus. De façon anecdotique, marginale, m'amuse le fait qu'il m'est déjà arrivé deux ou trois fois de rencontrer chez lui des mots que je pensais être de purs québéquismes, et qui en effet le sont devenus, sans forcément réaliser que les québéquismes [note du 31 mai : après vérification, il semblerait que l'on dît québécisme…] en question ne peuvent évidemment venir que du français (ou parfois de l'anglais hâtivement et littéralement traduit), et d'un français qui n'a plus cours ici. Ainsi le verbe grafigner, que j'entends Catherine employer depuis bientôt trente ans, à la place de griffer ou d'égratigner. Existe aussi (chez Catherine : chez Rabelais je ne sais) le substantif grafigne, pour désigner une écorchure, une estafilade.


Mardi 7

Dix heures. – Non, décidément, Les Rats n'est pas un roman lisible. J'ai tenu bon jusqu'à mi-parcours, peut-être un peu plus, avant de d'abandonner sans regret ces personnages de pâle intérêt, crispants à force de ratiocinations nombrilistes. Pour ne pas que Frank et moi restions sur une mauvaise impression mutuelle, j'ai aussitôt repris Un siècle débordé : ça nous a fait vraiment plaisir de nous retrouver. Cela dit, je viens de tomber sur une phrase curieuse. Frank est en train de parler des mémoires de Clara Malraux et, donc, de la jeunesse d'André. Il écrit : « Ils étaient partis pour le Cambodge comme des aventuriers qu'on aurait pu extraire des albums de Tintin : par exemple Les Bijoux de la Castafiore. » Notation étrange car, de l'ensemble des albums, celui-ci est le plus éloigné de tout esprit d'aventure, dans la mesure où il se déroule tout entier à l'intérieur de Moulinsart, et qu'il ne s'y passe à peu près rien. Mais c'est peut-être tout simplement le seul titre qui ait traversé l'esprit de l'auteur au moment où sa phrase se formait ; ou bien il y a là une subtilité qui m'échappe.

– Sinon, j'ai terminé Gargantua ce matin :  la guerre picrocholine est gagnée, l'abbaye de Thélème dûment fondée, on va pouvoir, dès demain matin, se pencher sur le destin de Pantagruel.

– Hier, Jérôme Vallet a fermé son blog, après l'avoir officiellement annoncé par un billet ; et c'est cela qui est nouveau chez lui : d'habitude – je dirais une fois par an à peu près –, il opère cette fermeture en toute discrétion, ce qui lui permet de remonter la grille de fer quelques semaines plus tard comme si de rien n'était. Un peu comme ces gloires du music-hall qui faisaient chaque année en grandes pompes leurs adieux à la scène, pour les recommencer douze mois plus tard. Wait and see, donc.

– Petit choc désagréable, tout à l'heure, en ouvrant ma boitamel : un message de Netflix m'informant que mon compte était suspendu, car ils avaient éprouvé des “difficultés de paiement” ; et on m'engageait à cliquer sur un petit cartouche rouge pour “mettre à jour mes moyens de paiement”. Dans les temps anciens, je l'aurais fait aussitôt. Mais la mésaventure Amazon survenue il y a deux ou trois semaines m'a rendu légèrement paranoïaque : et si c'était la ruse d'un hacker à la manque ? D'un autre côté, il était bien vrai que Netflix ne pouvait pas prélever mon abonnement de mai, puisqu'ils ne possèdent, ces braves gens, que le numéro de mon ancienne carte dorée, celle que j'ai fait annuler à la suite du susdit incident Amazon. Me rendant sur le site Netflix, puis sur ma “page personnelle”, j'ai pu constater qu'on m'y disait la même chose et que, en un clic tremblotant de crainte, j'avais également accès au centre d'aide de cette aimable société dispensatrice de chefs-d'œuvre filmés. Prenant sur moi, j'ai réussi à me persuader qu'aucun hacker n'était en vue, et j'ai frileusement entré mon nouveau numéro de carte dorée. Aussitôt, un himmel netflixien m'est arrivé, me disant que, gloire, Montjoie saint Denis, tout était rentré dans l'ordre. Et, de fait, retournant sur ma page, j'ai constaté que je pouvais de nouveau me saouler de films et de séries. Il n'empêche que je ne me sens pas encore tout à fait remis de l'aventure : on devient fragile, en vieillissant…


Mercredi 8

Dix heures. – Himmel expédié à l'instant à Rémi Usseil, Orléanais d'adoption et néanmoins de haut lignage :

Mon cher Rémi,

Sais-tu pourquoi ta bonne ville d’Orléans est célèbre pour ses vinaigres ? J’en ai découvert la vraie raison, ce matin, en lisant Rabelais. 

Le jeune Pantagruel, après un séjour très-instructif à l’université de ladite ville, s’apprêtait à rejoindre Paris, sa Sorbonne et ses sorbonnagres, lorsqu’il apprit que la grosse cloche de l’église Saint-Aignan était chue à terre. Elle s’y trouvait depuis 214 ans car, si énorme était-elle, que nul n’avait jamais été capable de la mouvoir. Lui-même la souleva du petit doigt (comme clochette d’épervier, nous est-il précisé) avec l’intention de la remettre en place dans son clocher.

Or, voilà-t-il pas qu’il eut l’idée, avant ce, d’offrir un concert aux habitants de la ville, en promenant la cloche par rues et venelles en la faisant sonner à grand branle. Le vacarme fut tel, alors, que tous les vins de l’Orléanais tournèrent au vinaigre. Le lendemain, ne s’étant point aperçu de la chose, les malheureux bourgeois en burent et, aussitôt, dégueulèrent tripes et boyaux par toute la ville.

Voilà.

Amitiés,

Didier

– Sinon, hier après-midi, me prit tel un coup de sang – ou comme une envie de pisser, si l'on veut faire populo –, l'envie d'aller sans retard visiter La Devinière, pour des raisons faciles à deviner, justement. L'expédition aurait pu tenir dans la journée, la rabelaisienne demeure n'étant qu'à 273 km de notre chaumine. Mais je m'avisai bientôt que, à une lieue de là, se trouvait le château de Saché, haut lieu balzacien s'il en est, ainsi que celui d'Azay-le-Rideau, qu'il eût été dommage de négliger, ce nonobstant que jà le visitâmes en notre jeunesse motocyclée. Tous ces plaisants séjours rayonnant autour de la bonne ville de Chinon, point n'était envisageable de tourner le dos à icelle, et non plus de ne pas faire étape à Vendôme qui se trouve  sur le chemin de Normandie à Touraine. Il fallait donc prévoir confortable relais lès nos divers points de curiosité. Nous résolûmes de demander table et asile aux aimables seigneurs du château de Marçay, nom très-balzacien pour peu que l'on remplace le ç par une s. C'est ainsi que nous serons tourangeaux et chinonnais, ainsi que fugitivement vendômois,  les 18 et 19 de ce mois de mai.

Cinq heures. –  Blogger fait à nouveau des siennes : depuis quelques heures, je ne reçois plus de himmel lorsque quelqu'un poste sur le blog un commentaire demandant à être validé ; ce qui n'est pas très grave en soi, vu la drastique raréfaction des commentaires en question. D'ailleurs, j'ai supprimé la “modération”, afin de régler, en quelque sorte, le problème par l'absence.

– J'ai également transformé en billet le paragraphe précédent, selon ma nouvelle et pas très bonne habitude. En attendant (en attendant quoi ?), il choit des hallebardes et il vente comme une veille d'apocalypse ; au point que me voilà coincé dans ce bureau, à écrire n'importe quoi pour faire passer le temps jusqu'à l'hypothétique éclaircie qui me permettra de rejoindre la maison sans risquer la saucée.


Jeudi 9

Deux heures. – Je sais bien que je me suis déjà plaint de la même chose ; mais si je ne peux plus radoter ici, où donc irai-je le faire ? Donc, il s'agit du gros volume que Flammarion a consacré à Bernard Frank, dans sa collection Mille & une pages (je ne saurai jamais si les noms de collections doivent s'écrire en romain comme ceux des éditeurs ou alors en italique à l'instar des titres d'œuvres : en général, j'y vais absolument au hasard, un coup l'un, un coup l'autre). Déjà, le livre est titré Romans, alors que sur les neufs ouvrages qu'il renferme deux seulement en sont, des romans. Mais ce n'est là que broutille. Le plus étrange, et le plus pénible, est ceci : comment peut-on une seule seconde envisager de publier ensemble neuf livres, eux-mêmes divisés en parties, chapitres, etc., sans y adjoindre la moindre table des matières, afin que le lecteur ait une chance de s'y retrouver ? Non, on ne peut pas, mais ça n'a pas empêché les gens de Flammarion de le faire ! Que la pestilence les transforme en grands squelettes noircis, et que cette malédiction retombe sur les sept générations suivantes.

Il reste que c'est avec une jubilation intacte que je relis ces livres qui ne ressemblent à rien à part eux-mêmes, ce qui est exactement le caractère que l'on attend d'un vrai livre. Dieu sait pourtant que mon dernier passage au milieu d'eux ne remonte pas à Mathusalem, ni même seulement à Nicolas Sarkozy. Je retrouve avec le même plaisir, une aussi forte jouissance cette impression, face à Frank, de me trouver devant un gros chat somnolent au coin d'une commode ancienne et patinée. Passe-t-il près de lui un fâcheux ? Tchac ! la patte se détend, la griffe sort, et voilà le cuistre balafré (grafigné…) de belle manière. Il sursaute, pousse un cri, cherche des yeux le coupable, mais rien à faire : le félin a été si rapide et précis, que la griffe est déjà rentrée, la patte nonchalamment repliée sous le poil, les yeux refermés ; peut-être même perçoit-on un imperceptible ronronnement. L'animal a l'air si abandonné, si inoffensif, que le fâcheux en vient à douter de l'agression, se dit qu'il a sans doute rêvé, que ce n'est pas possible… Pourtant l'estafilade vermeille est bien là, cuisante, en travers de sa joue.

Je vais noter ici un petit exemple de cette façon de faire, de ces “coups de griffe éclairs”. Je le tire du début de Solde, livre de 1980 : « Bernard Grasset avait certainement autant de jugeote – et c'est litote qui parle – que son neveu, Bernard Privat, qui sera le dernier à vouloir me contredire. Bien que Fémina en 1958 ou 1959, Bernard Privat n'en a pas eu la tête tournée et, pour mieux se consacrer aux auteurs de sa maison, il a tout fait pour qu'on oubliât qu'il avait été un écrivain de prix : c'est fait. » L'attaque est si brève, arrivant en outre après deux ou trois fausses chatteries, qu'un lecteur un peu pressé ou distrait a toute chance de passer à côté sans se rendre compte de rien. Et c'est comme cela presque à chaque paragraphe.

Il y aurait encore bien des choses à dire, à propos de Frank, que je tiens pour l'un des trois ou quatre meilleurs écrivains français du second XXe siècle (et comme il dirait lui-même : ne me demandez pas qui sont les autres, vous savez bien que c'est une simple figure de style). Je n'en noterai qu'une, car je sens la lassitude poindre, la mienne et celle de mes douze lecteurs. C'est que l'on peut ouvrir les livres de Bernard Frank n'importe où, au hasard, et se mettre à lire sans se soucier de ce qu'il y avait avant la page sur laquelle on vient de tomber : le charme opère immédiatement.

Trois heures et demie. – Commandé à l'instant – alléché par Bernard Frank – un livre de Cyril Connolly : Ce qu'il faut faire pour ne plus être écrivain. Le plus simple est certainement de ne jamais commencer à vouloir l'être, sagesse à laquelle j'aurais bien dû me tenir.


Samedi 11

Trois heures. –  Dans Solde, Bernard Frank note ceci : « Paulhan avait raison qui voulait éditer en Pléiade les wagons immobiles des écrivains refusés, gorgés de marchandises, en souffrance. » Les écrivains refusés, je ne sais pas (et où les dénicher, ceux-là ?) ; en revanche, je trouve que ce serait une excellente chose que de faire entrer en ce panthéon les écrivains oubliés, ceux qu'on ne lit plus ni ne réédite, ceux dont on ne sait rien, sauf parfois leurs noms, pour les avoir vu passer très vite, dans le journal des Goncourt ou dans celui de Léautaud. On pourrait, soyons raisonnables dans un premier temps, se limiter à la période 1870 – 1940. On appellerait ça Les Recalés de la IIIe, on en ferait trois volumes de mille huit cents pages proposés dans un coffret, dont je serais à coup sûr l'un des premiers acheteurs, et pas seulement pour bénéficier du prix de lancement. On y mettrait tous les Élémir Bourges, tous les André Billy, tous les Henri Céard de l'époque, plus quantité d'autres dont le nom me fuit. Un roman par personne, pas plus, et tout le monde en rang : on verrait bien ce qu'on verrait. Si j'avais eu cette idée dans les années soixante ou soixante-dix, je n'aurais évidemment pas osé l'émettre, hors en mon for, tant elle m'aurait paru sacrilège, à tout le moins saugrenue. Mais puisque nous vivons un temps où Gallimard ne rougit pas d'installer un d'Ormesson dans sa Pléiade, je peux y aller sans remords ni inquiétude. D'Ormesson pléiadisé, quand on y pense, franchement… Vous avez déjà lu du d'Ormesson ? Moi oui, hélas. Et pourquoi pas Michel Tournier ou Gérard de Villiers, pendant que nous sommes sur cette pente? Du reste, pour le premier des deux, ça ne m'étonnerait guère qu'on l'y voie débouler un de ces quatre ; à moins que les ligues de vertu progressiste, les punaises de sacristie féministes ne viennent brandir sa passion un peu trop vive des petits écoliers. Mais enfin, on n'a jamais rien prouvé, n'est-ce pas ? Quant au second, Villiers, eh bien sa béatification me semblerait sans doute la moins ridicule des trois, n'importe quel SAS valant mieux, à mes yeux du moins, que les pompeuses boursouflures du Roi des Aulnes et que n'importe quelle dissertation ormessonienne. Je me demande ce que Gallimard attend pour m'embaucher. D'autant que, bénéficiant déjà d'une copieuse retraite, je ne serais pas très exigeant sur les émoluments et notes de frais.

– Sinon, éclat de rire sardonique, en apprenant que la consternante Fred Vargas s'était trouvé une nouvelle noble cause à défendre, sur le mode : « Si la terre se réchauffe encore d'un degré, on va tous mourir dans d'atroces souffrances. ». En un sens, que ce soit cette pie grièche qui le dise a quelque chose de réconfortant : n'est-ce pas elle qui, déjà, avait pondu un bel opuscule afin de nous persuader de la totale innocence de l'assassin Cesare Battisti ? Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin… elle continue de jacter. Alors qu'un minimum de pudeur, ou simplement de sens du ridicule, aurait dû fermement l'inciter à fermer son claque-sottise au moins jusqu'au siècle prochain : pars vite et reviens tard, Freddie !


Lundi 13

Quatre heures. – L'action se précipite du côté des mésanges, en tout cas chez les charbonnières du cerisier : depuis ce matin, régulièrement, notamment juste après que parent 1 ou parent 2 (soyons résolument modernes) est ressorti, on voit apparaître la tête de l'un ou l'autre des petits, qui vient pointer son bec au mini œil de bœuf qui sert de sas entre le nichoir et le vaste monde. D'après mon expérience, certes courte, cela veut dire que l'envol aura lieu d'ici deux jours maximum. En tout cas, avant que nous partions pour la Touraine. En revanche, rien encore à signaler du côté des bleues du petit volet.

– Remisé Bernard Frank pour me replonger dans Jouhandeau ; plus précisément dans le “cycle de Chaminadour”, que Gallimard a eu la bonne idée de réunir en un seul volume de sa collection Quarto. D'autre part, puisque nous en sommes aux écrivains prolifiques, je viens d'apprendre incidemment par Michel Desgranges que Simenon était dans la Pléiade ; information du reste sans intérêt pour moi, puisque possédant l'œuvre complète en vingt-cinq gros volumes publiés par les Presses de la Cité – mais achetés par le truchement de France-Loisirs à l'époque où ma mère était affiliée à ce truc – il y a exactement trente ans (je viens d'aller vérifier, alors hein…). Comme les volumes m'arrivaient au rythme de deux par trimestre, chacun contenant en moyenne huit titres, j'ai pu lire les quelque deux cents romans de Simenon sans avoir l'impression de gravir une montagne qui, se présentant d'un seul bloc, m'aurait peut-être un peu découragé. Découragé je ne le fus pas, ni dégoûté, puisque, depuis ce temps, j'en ai relu avec plaisir quelques dizaines, Maigret et non-Maigret. En revanche (?), je n'ai jamais lu une ligne d'Agatha Christie, ni de Léo Malet, ni d'Arthur Conan Doyle.

Du reste, je me disais l'autre jour que je devrais tenter d'établir une liste  de ces auteurs incontournables que j'ai, jusqu'à présent, parfaitement contournés, dont je me suis tenu constamment à l'écart, mais sans qu'il y ait volonté délibérée de ma part ; simplement parce que “ça ne s'est pas trouvé”. On y trouverait pêle-mêle des gens aussi divers que les trois que je viens de citer, et aussi Goethe, Byron, Dos Passos, Ibsen et un certain nombre d'autres de semblable calibre, lesquels ne me viennent pas à l'esprit pour le moment – d'où l'utilité d'établir la liste et de la compléter au fur et à mesure que les noms se présentent. Mais utilité pour qui et pour quoi ?


Mardi 14

Trois heures. – J'ai l'impression de m'être fait avoir. Ce matin, les deux charbonnières étaient toujours occupées à leur va-et-vient incessants entre je ne sais où et le nichoir du cerisier. Faisant bêtement confiance à ma mère, qui professe que les oisillons devenus grands quittent toujours leur nid natal aux premières heures du jour, j'ai cessé d'épier le nichoir vers dix heures. Or, lorsque Catherine et moi sommes sortis prendre sur la galerie notre café d'après déjeuner, il a bien fallu se rendre à l'évidence : les allées et venues avaient totalement cessé. Et plus aucun bec n'apparaissait à l'œil de mini-bœuf. Une seule conclusion restait possible, une fois éliminés le suicide collectif, le micro-nuage radioactif, l'attaque d'un chat miniaturisé, etc. : profitant de notre inattention, ces salopes de charbonnières avaient bel et bien pris leur envol sans nous. J'en ai conçu une sourde irritation, qui tarde à disparaître, même en me traitant de crétin pour la ressentir. Il ne manquerait plus, maintenant, que les bleues du petit volet choisissent de s'envoler entre dimanche et mardi, quand nous serons dans le Val de Loire. Il n'empêche : elles feront moins les malignes vers novembre, lorsque la cabane à graines tardera à ressortir du sous-sol nourricier…


Mercredi 15

Onze heures. – L'affaire des charbonnières est confirmées : ces ingrates se sont tirées sans un mot, hier. J'en ai eu confirmation en montant, il y a dix minutes, à l'échelle (toute une aventure !) afin de décrocher le nichoir ; qui était vide, ce qui prouve que tous les petits ont réussi à s'extraire de là et à suivre leurs parents Dieu sait où (car les parents mésanges nourrissent encore leurs petits durant une vingtaine de jours après la sortie du nid). Catherine a passé la cabane au jet, j'irai la remettre en place dès qu'elle sera sèche, et ainsi prête pour une éventuelle deuxième “fournée”, d'ici un mois ou un peu davantage. Les mésanges bleues du petit volet, elles, continuent de nourrir sans désemparer.

Trois heures. – À l'instigation de Michel Desgranges, je viens de commander Cinoche, un roman d'Alphonse Boudard, écrivain dont je crois bien n'avoir jamais lu une ligne (à mettre sur la liste dont je parlais il y a deux ou trois jours, donc). Je viens aussi de tondre le jardin et de remettre en place le nichoir aux mésanges, mais ça n'a vraiment rien à voir.


Vendredi 17

Deux heures. – Romain Blachier, politicien lyonnais dont il m'est impossible de donner avec précision l'envergure faute d'un pied à coulisse sous la main, Romain Blachier, donc, écrit ceci, tout frétillant de post-modernité : « La légalisation du mariage pour tous par le parlement taiwanais réjouit l’ami de longue date de Taiwan que je suis et confirme décidément l’ile comme un oasis de liberté dans une région du monde qui compte bien des régimes autoritaires. » J'ignorais que l'on pût être ami avec un pays. Je ne savais pas non plus que, résolument transgenre, cette brave oasis fût devenue masculine. En revanche, je savais depuis déjà un moment que M. Blachier maniait la langue de bois inhérente à son état avec la sûreté d'un vieux maire radical des années 1930. Le fait de s'arborer lui-même comme un progressiste échevelé ne l'empêche pas de sentir la poussière des greniers à en faire cracher et pleurer l'auditoire. Mais enfin, que ne pardonnerait-on aux amis de Formose, n'est-ce pas ?

– Après-demain, en début de matinée, nous quitterons notre verte Normandie pour la non moins verte Touraine. As usual, plus l'événement se rapproche, plus je me demande ce qui peut bien nous pousser à ce genre de déplacements, alors qu'il serait si sage, si agréable, si économique de rester tranquillement à la maison. Le questionnement devient, cette fois-ci, franchement ridicule, dans la mesure où cette escapade dans les environs de Chinon n'existe que par mon fait, Catherine ne songeant à rien moins lorsque j'en ai parlé, il y a deux ou trois semaines. Et, en plus, cette absence vagabonde va nous faire manquer l'envol des mésanges bleues du petit volet ; en tout cas, c'est bien parti pour.

Quatre heures. – À mettre dans ma future liste des “incontournables contournés” : Cocteau.



Lundi 20

Quatre heures. – L’escapade tourangelle touche, déjà, à sa fin. Pour l’heure, on peut me voir installé dehors, dans notre petite courette végétale et privative, un verre de 1664 « une 64, 16 soupapes », ainsi que disait, et dit peut-être encore, mon ami Jef) à portée de main gauche, l’ordinateur de Catherine devant moi. Le ciel est lumineux, le silence serait total si les oiseaux décidaient brusquement de déserter le château et son parc.

La journée d’hier fut en demi-teintes. D’abord parce que nous avons dû faire tout le trajet dans le brouillard ; brouillard assez léger, ne gênant en rien la circulation, mais interdisant toute vision un peu profonde des paysages qui, en principe, auraient dû s’offrir à nous. J’avais prévu une halte culturello-gastronomique à Vendôme : elle fut fort peu culturelle et pas du tout gastronomique. Désespérant de trouver un restaurant accueillant un dimanche midi, nous avons fini par acheter un fromage de chèvre local et un demi-chaource dans une échoppe miraculeusement ouverte, ainsi qu’une baguette de pain chez la boulangère qui tenait boutique juste en face ; et nous avons, si je puis dire, saucissonné dans la nature.

Le château de Marçay nous a fait bonne impression, la chambre qui nous y attendait aussi. Chambre qui aurait fait les délices de Renaud Camus : située en bout de couloir, avec une première porte, puis un couloir privé, puis une seconde porte permettant d’accéder à la chambre proprement dite. Enfin, elle aurait fait ses délices jusqu’au lendemain matin exclusivement : à huit heures tapantes, l’énorme camion du blanchisseur manœuvrait juste devant l’une de nos fenêtres, et nous aurait immanquablement réveillés si nous ne l’avions été déjà. Nous avons ensuite bénéficié d’une superbe embellie puisque, le ciel se dégageant enfin, sur les coups de six heures, nous avons pu prendre l’apéritif sur la terrasse, laquelle commande une vue miraculeusement préservée. Après, nous sommes  passés dans la salle de restaurant.

C’est là que le climat s’est assombri. Le chef local pratique une cuisine à la fois approximative et prétentieuse (ce qui va souvent de pair, ai-je cru pouvoir noter). De plus, sans doute pour montrer à quel point il est un artiste peu soucieux des contingences vulgaires, il sert des portions qui auraient peine à rassasier un canari adulte. En fin de soirée, et encore ce matin, nous étions fermement décidés à plier les gaules pour les transporter ailleurs. Mais notre quête d’un Relais et Châteaux régional dont le restaurant serait ouvert un lundi soir s’est avérée vaine ; du coup, nous nous apprêtons à endurer un second dîner chichiteux. Heureusement, le chinon blanc recommandé par le très jeune sommelier a tenu, hier, toutes les promesses qui nous avaient été faites en son nom, et je pense qu’il va de nouveau être de service tout à l’heure.

Au contraire d’hier, aujourd’hui fut éminemment culturel et littéraire. Nous avons commencé par la visite du château d’Azay-le-Rideau – visite non guidée, comme je les aime. Rien à reprocher à ce vénérable édifice, si ce n’est, peut-être, les animations visuelles et auditives qui se mettent en branle dans chaque salle dès qu’un être tant soit peu vivant y pénètre : un peu pénible et tout à fait idiot. Ensuite, cap sur le château de Saché, celui où Balzac est venu séjourner de nombreuses fois au cours de sa vie, et où il a écrit quelques-unes de ses œuvres les plus célèbres, tels que Le Père Goriot et, naturellement, Le Lys dans la vallée.  Le château lui-même n’est pas très séduisant, et le musée Balzac qui y a été installé pas beaucoup plus. Enfin, peut-être l’est-il pour des gens qui ne connaissent rien du tout de l’écrivain. Mais pourquoi quelqu’un ignorant tout de Balzac irait-il visiter un musée à lui consacré ?

Après cette légère déconvenue, cap sur Chinon, où nous avons déjeuné, sur une placette fort accueillante, de ce plat typiquement tourangeau : le hamburger. Vif succès de Charlus, toiletté de frais mais arborant une superbe crête punko-iroquoise. Nous sommes ensuite montés au château, dont les restes sont très impressionnants (comme c’est souvent le cas pour les forteresse médiévales, on l’aura remarqué). De là, cap sur la Devinière, but originel de ce mini-périple…

Six heures. – Je me suis octroyé une “pause somnolence”, suivie d’une douche censée combattre la précédente : me revoici. Catherine ne va pas tarder à me quitter pour aller se faire masser, comme les filles généralement aiment à le faire, chose que je ne comprendrai sans doute jamais (cela dit, pour me donner une chance de comprendre, il faudrait que, moi aussi, je me soumisse à l’un de ces massages, ce qu’onc ne fis). Donc, La Devinière. Le cadre en est bucolique à souhait, ou au moins quiètement campagnard : pas un bruit humain alentour. Pour le reste… Comme les reproches que l’on peut adresser à la maison de Rabelais sont en gros les mêmes que ceux que j’ai faits au musée Balzac de Saché, on se reportera quelques paragraphes en amont. J’ai tout de même, à la librairie, acheté le livre de Mikhaïl Bakhtine consacré à Rabelais. J’ai lu ce livre il y a fort longtemps, à une époque où je ne connaissais pratiquement rien de Rabelais. Je crois que c’est Carlos qui me l’avait mis entre les mains (Bakhtine, pas Rabelais) : ce serait assez son genre.

Là-dessus, il n’était qu’à peine trois heures, comme écrirait Didier Goux dans l’un de ses bons jours, c’était un peu tôt pour regagner nos pénates provisoires. Comme Catherine souhaite depuis longtemps voir l’abbaye de Fontevraud, et que celle-ci ne se trouve qu’à une quinzaine de kilomètres de La Devinière, nous y fûmes. Mauvaise idée : nous sommes tombés au beau milieu d’une campagne de travaux titanesques, échafaudages partout, poussière, bruit infernal des machines, etc. Nous sommes donc finalement rentrés ici. Avec l’impression un peu curieuse d’avoir passé une bonne journée, chose qui, je m’en aperçois, ne cadre que fort peu avec ce qu’on vient de lire.

Demain, retour par les voies secondaires, avec passage à La Ferté-Bernard, où nous devrions en principe déjeuner. Avant de retrouver la maison, ce qui mettra fin à cette pantalonnade migratoire.


Mardi 21

Quatre heures et demie. – Nous voici de retour à la maison, sains et sauf mais un peu fatigués tout de même : à nos âges, ma bonne dame, chaque minuscule changement dans la routine des jours, la moindre innovation de l'emploi du temps, tout cela se paie instantanément. Mais, heureusement, il ne faut pas plus de vingt-quatre heures pour tout rembourser. Suite et fin du voyage (je veux dire : son récit) demain. Là, je dois me préparer psychologiquement pour le traditionnel apéritif de retour.


Mercredi 22

Dix heures. – La journée d'hier fut tout entière consacrée au voyage de rentrée, effectué par des voies de traverse, en évitant toute grande ville : Saumur, Le Lude, Le Grand-Lucé, Saint-Calais, avec arrêt pour le déjeuner à La Ferté-Bernard. Nous prîmes repas à l'enseigne du Dauphin, établissement tout à fait recommandable, si jamais l'un de mes chers douze lecteurs venait à traverser cette bourgade à l'une ou l'autre des heures où les gens civilisés passent à table. Ensuite, Bellême, Mortagne-au-Perche, Verneuil-sur-Avre et maison. Depuis ce matin, la vie reprend tranquillement son cours ; très tranquillement, même, pour Charlus, qui ne semble pas avoir encore tout à fait récupéré de sa folle équipée.

Trois heures et demie. – Afin de nous remettre de nos bien modestes excès (qui auraient fait sourire de pitié ceux que nous étions il y a encore vingt ans…), j'avais prévu de ne strictement rien faire aujourd'hui. Eh bien, ce nonobstant, j'ai trouvé le fantastique courage de passer la tondeuse dans le jardin. Ce mec, j'te dis pas : une vraie bête !

Sinon, j'ai eu le plaisir de recevoir deux livres de Bernard Frank. L'un, modeste, contient les chroniques qu'il a données un temps à une revue d'urbanisme : il y parle des rues et lieux où il a vécu et de ses nombreux déménagements subséquents. L'autre, nettement plus volumineux (sept cents pages) réunit les chroniques qu'il donnait au Monde, entre 1985 et 1989, juste après avoir quitté le Matin de Paris, ce quotidien tristement socialiste que je ne lisais jamais, bien que fréquentant près de la moitié de sa rédaction au Big Buddah, restaurant voisin.

Par contre, toujours pas de nouveaux écrits lucratifs en vue, alors que nous venons de claquer environ mille cinq cents euros en trois jours : la S.A.R.L. Goux commence à prendre les inquiétantes allures de la maison Birotteau.


Jeudi 23 (Saint-Didier)

Dix heures. – Je viens de commander la correspondance échangée par Jean Paulhan et Marcel Jouhandeau durant près de cinquante ans (1921 – 1968), et qui ne fut interrompue que par la mort du premier cité. Jouhandeau, né en 1888 devait lui survivre onze ans. C'est la faute à Bernard Frank, qui en parle dans l'une de ses chroniques du Monde ; chronique qui me semblent un peu moins savoureuses que celles du Matin qui les ont précédées – peut-être parce qu'il se mêle davantage de politique. Car la politique française des années quatre-vingt, très franchement… Je me demande, en outre, si Frank ne serait pas un peu impressionné, malgré lui, par le fait de se retrouver à l'honneur dans ce qui fut considéré, avec le recul on se demande bien pourquoi, comme le “journal de référence” (de révérence, disait ce mauvais esprit de Muray, ou encore de déférence). Si le ton épistolaire de Paulhan me convient et me plaît, j'ai déjà mis dans mon petit “panier”, sa correspondance avec Gaston, tout aussi volumineuse : pour une fois j'ai été raisonnable, ne commandant qu'un volume sur ces deux – on apprend à tout âge.

– Rien ne s'arrange, du côté des In-nocents. Alors que la volonté de Renaud Camus de présenter une liste aux élections européennes imminente ressemblait déjà fâcheusement à une plaisanterie, un gag surréaliste, voilà que tout se résorbe en pantalonnade assez piteuse, et finalement triste :

« Renaud Camus, communiqué de presse, 22 mai 2019

J’ai décidé de retirer de la compétition électorale la liste que je menais, La Ligne claire.

Je viens de découvrir qu’il existait, d’une personne haut placée sur cette liste, des photographies et une vidéo relativement récentes la montrant traçant dans le sable, sur une plage, une croix gammée, puis s’agenouillant devant elle dans une attitude de prière. Cette personne, très jeune, m’explique que c’était à la suite d’une soirée et d’une nuit d’anniversaire, qu’il s’agit d’une plaisanterie de (très) mauvais goût entre étudiants, que ces gestes ne correspondent en rien à ses convictions. C’est bien possible. Il reste que je ne puis prendre la responsabilité de demander aux électeurs d’envoyer au Parlement européen quelqu’un qui s’amuse à tracer des croix gammées dans le sable, et à faire semblant de prier devant elles.

Je ne puis non plus l’exclure de notre liste, il est trop tard.

Il n’est pas assez de dire que nous ne sommes pas nazis, ou néo-nazis, comme se plaisent à l’insinuer ceux de nos adversaires qui sont le plus de mauvaise foi. Je n’ai jamais compris, même, pourquoi nous serions d’“extrême droite”, comme ils le prétendent : depuis quand défendre son pays d’une invasion, même migratoire, et sa civilisation d’une destruction, même par substitution, vous placerait-il à l’extrême-droite ? Quant au nazisme, non seulement nous n’avons aucun rapport avec lui mais je le vois pour ma part comme le plus atroce épisode d’une histoire commencée avec la révolution industrielle, aggravée par le taylorisme et le fordisme, et qui hélas n’est pas finie : celle de l’industrialisation de l’homme, de sa déshumanisation, de sa réduction à l’état de produit, importable, délocalisable et remplaçable à merci. Le remplacisme global, l’idéologie économiste qui promeut le Grand Remplacement et tous les autres, n’est pas le fils du nazisme, mais il est son neveu. Ils participent de la même généalogie de l’horreur. Nous ne pouvons être associés à cela.

Retirer la liste n’est pas exact, puisque ça non plus ce n’est pas possible, juridiquement. Disons que je la désavoue. »

On ne se méfie jamais assez de ce qu'on dessine sur la plage, les soirs de biture.

Sept heures. –  Depuis le mitan de l'après-midi, dans la pâture s'étendant derrière la Case, les deux veaux qui y paissaient sans discontinuer depuis quelques semaines ont été rejoints par une dizaine de moutons de tous âges ; les deux espèces mènent une coexistence (pardon : un vivre-ensemble) on ne peut plus pacifique ; mais je crois que c'est parce qu'elle recouvre une totale indifférence.

Et puisque nous en sommes au chapitre animalier, j'ai le regret de devoir noter ici que ces ingrates de mésanges bleues ont, comme il était craint, choisi de quitter leur nid natal alors même que nous avions pris nous-mêmes notre envol vers la Touraine ; il n'est pas exclu que ce soit, dans leur esprit, une punition qu'elles nous ont infligée.


Vendredi 24

Deux heures. – Puisque nous sommes, encore et toujours, dans Bernard Frank (il me semble que ses chroniques du Monde ne valent pas tout à fait celles du Matin, à ce propos), je dois ajouter un nom à ma liste des “incontournables contournés” : Françoise Sagan, dont je n'ai jamais ouvert un livre, sans bien savoir pourquoi d'ailleurs. Je devais aussi, juste avant ma sieste, faire suivre son nom d'un second, mais, sommeil aidant, j'ai oublié lequel : il reviendra sans doute… à un moment où je ne serai plus devant ce clavier. En revanche, je dois en ôter un, celui d'Alphonse Boudard dont, sur les amicales instances de Michel Desgranges, je viens de lire Cinoche. Roman fort drôle, en effet, et qui renferme une double pépite hautement savoureuse, constituée par les deux portraits de Georges Simenon et de son fils Marc (avec, en prime, la silhouette de Mylène Demongeot). Néanmoins, le roman n'a beau faire que deux cent cinquante pages (en édition de poche), on est tout de même content d'en voir le bout, sentant, dans la dernière ligne droite, la lassitude poindre. Il y a, chez Boudard, m'a-t-il paru, un côte “Céline du pauvre” dont on finirait bien par apercevoir la trame.

À mettre dans ma liste – mais ce n'est pas à lui que je pensais tout à l'heure : Michelet.


Samedi 25

Deux heures. – Approchant de la fin du gros volume contenant les chroniques de Bernard Frank au Monde, lesquelles ont pris fin en 1989, je me demandais, et me demande encore, n'ayant pas trouvé la réponse, ce qu'attendent les éditions Grasset pour réunir et publier celles qu'il confia ensuite aux bons soins du Nouvel Observateur. Je dis Grasset comme j'aurais dit autre chose : Frank a changé presque aussi souvent d'éditeur que de journal et de domicile. Mais enfin, treize ans après sa mort, il me semble qu'il serait temps de se remuer un peu, messieurs !


Dimanche 26

Quatre heures et demie. – Les veaux, les moutons, les mésanges, bleues ou charbonnières… c'est bien joli tout cela, mais j'en ai oublié de parler des poules ; au grand dam, j'en suis sûr, de M. Arié. Or, voici : il y a déjà quelque temps, nos trois grâces se sont mises à pondre de moins en moins, voire, dans le cas de Ninon, plus du tout. Catherine s'est donc rendue sur un forum voué aux gallinacés, où elle a appris qu'un arrêt de ponte pouvait être dû à la présence de vers (vers et prose étant par nature liés, comme chacun le sait). En fermière consciencieuse, elle est donc allée faire emplette d'un vermifuge efficace, qu'elle a trouvé à notre clinique vétérinaire habituelle. La cure était de trois jours, le produit devant être mélangé à l'eau de leur petit abreuvoir personnel. En effet, miracle, la dite cure était à peine terminée que les trois braves se sont remises à pondre avec un enthousiasme qui faisait plaisir à voir. Sauf que… eh bien, sauf que le produit en question rend les œufs incomestibles durant un mois entier. Si bien que, depuis une dizaine de jours, nous récupérons quotidiennement deux à trois œufs qui partent directement à la poubelle. Il reste à souhaiter que, le 15 juin prochain, lorsque la quarantaine œufrière aura pris fin, les vers n'aient pas déjà opéré un retour en force, nécessitant ainsi un nouveau traitement de choc.


Lundi 27

Deux heures. – La leçon que je tire de l'élection ridicule qui vient d'avoir lieu : lorsque votre candidat se vautre dans les grandes largeurs et se retrouve dans les profondeurs abyssales du classement (voir Mélanchon, Hamon, etc.), écrivez doctement qu'il “n'a pas démérité”. Non, en effet : dans la plupart des cas, ils ont bel et bien mérité ce qui leur arrive. Cela dit, même si la déconfiture des guignols gauchistes fait toujours plaisir, je ne vois pas bien pourquoi mes amis nauséabonds se réjouissent du score de Marine Le Pen (oui, je sais que, officiellement, ce n'était pas elle…), une femme qui réussit à ne pas avoir d'idées, mais à en changer pourtant, toutes les semaines ou presque, au gré des vents. Décidément, les abstentionnistes sont des sages (sans me vanter).

– Changement dans mes lectures, en ayant terminé, provisoirement, avec Bernard Frank, et n'ayant toujours pas repris Rabelais depuis notre retour de Touraine : d'une part la correspondance Paulhan – Jouhandeau (lecture), d'autre part la biographie de Flaubert par Maurice Bardèche (relecture). Contrecoup de celle-ci : je viens de commander les Souvenirs de Maxime du Camp.

 Trois heures. – La liste présentée par Renaud Camus n'est pas lanterne rouge puisque, avec 1898 voix, elle devance encore le parti révolutionnaire communiste (?) qui n'en obtient que 1452. On notera, “pour la petite histoire”, comme on dit, que, l'ayant in extremis désavouée, Camus lui-même n'a pas voté pour sa propre liste, ainsi qu'en témoigne le score réalisé par celle-ci à Plieux : 0 %. À ce stade, on ne sait plus trop si l'on a envie de rire ou de s'affliger.

(Vérification faite chez dame Wiki, le parti en question s'appelle “Parti révolutionnaire communisteS”, avec une “s” au bout du mot magique. La première chose que l'on apprend sur Wiki est la suivante : « Ne doit pas être confondu avec Parti communiste révolutionnaire. » Seigneur ! je m'en garderais bien ! La seconde information c'est qu'elle a été fondée, cette pièce majeure de notre échiquier politique, en 2002, par une sénatrice communiste en rupture de Colonel-Fabien, aujourd'hui âgée de 87 ans et qui répond au joli nom de Rolande Perlican, qui évoque irrésistiblement le Perdican de Musset. On est là, et pas seulement en raison de ce nom, dans la poésie pure, le rêve impalpable, la bulle de savon collectiviste.)


Mardi 28

Sept heures. – Michel Desgranges m'annonce par himmel que le troisième volume du journal de Philippe Muray sera, par la grâce des Belles Lettres, dans toutes les bonnes librairies ainsi que dans les écuries amazoniennes au mois de septembre prochain ; ce qui est une excellente nouvelle, car je commençais à m'en inquiéter un peu. J'en avais d'ailleurs parlé à Michel lors de notre dernier déjeuner, d'où son petit message de tout à l'heure.


Mercredi 29

Onze heures. – Francis Marche, l'impitoyable phraseur du forum de l'In-nocence, celui auprès de qui même Juan Asensio paraîtrait limpide et sobre, Francis Marche est de retour, à l'instar du Michael de la chanson. Aujourd'hui, il tente de définir (ou de cerner, dans tous les sens du verbe) Renaud Camus. Ce qui donne ça (c'est un simple extrait) : « Ce type est un passionné de réel, et mais son péché politique est de confondre le réel et la vérité ! ce que personne, âgé de plus de cinq ans ne sait plus faire. Nous aimons l’auteur mais nous n’aimons pas vraiment le piteux bonhomme qui nous ressemble que trop, parce que lui ose, ou plutôt il n’ose rien, il est dans la vérité du réel (accoler ces deux termes relève du scandale mais Renaud Camus est scandale, toute sa vie, à tous les instants !). Tous ses livres « politiques » sur la France, ses régions, son être et l’évolution de cet être sont humblement vrais et réels. Le réel est un pari intense lorsqu'il s’identifie au vrai, voilà la « pensée » de Renaud Camus. » Comme son amphigourique message s'adressait au départ à Jérôme Vallet (lequel, à l'heure où nous mettons sous presse, n'est toujours pas sorti d'un prudent silence…), c'est à lui qu'il lance sa péroraison : « Mon bon, mon vieux et très respectable ami, il y aura ceci à graver sur nos morts : que par ce pauvre type, vous avons été des amants chevaucheurs de la vérité conjointe au réel, quelques mois, quelque temps, un petit toujours, audacieux, dressés, trissés de vérité, et tristes. » Moi aussi, quand j's'rai grand, je veux être amant chevaucheur de la vérité conjointe au réel : y a pas d'raison.

– Reçu à l'instant : Travelingue (le livre) et Uranus (le film).  Restent en attente d'attente d'acheminement : Liaisons étrangères d'Alison Lurie, romancière jamais lue encore, Le Sang noir de Louis Guilloux, lu il y a une trentaine d'années, à la louche, ainsi que les Souvenirs littéraires de Maxime du Camp, jamais lus.


Jeudi 30 (Ascension)

Dix heures. – Nous avons regardé Uranus hier soir : bon film, adaptation fort honnête. Sans génie, évidemment, mais si Claude Berri avait eu du génie, ça se saurait, comme dit l'autre. Les acteurs sont tous bons, mais il m'a semblé que trois d'entre eux se détachaient du lot : Marielle, Galabru, et surtout Depardieu, dans le rôle, il est vrai “valorisant” de Lajeunesse, le cabaretier alcoolique et touché par la grâce de la poésie. Voilà qui renforce mon envie de poursuivre un peu mes lectures aymesques (ou aymables ? aymiennes ?) : je vais aller me commander de ce pas un ou deux romans, parmi ceux que je n'ai encore jamais lus.


Vendredi 31

Onze heures. – J'escomptais fermement qu'une pluie d'or virtuel allait s'abattre sur notre petit magot bancaire, conséquence de mes signes lucratifs du mois dernier ; je l'escomptais d'autant plus qu'il s'agirait d'éponger tant soit peu les sommes absurdes dilapidées en Touraine récemment. Or, ce matin, nib de virement : une fois de plus, un mois se termine assombri par les ailes gigantesques de la misère prochaine. Ce qui, inconscients que nous sommes, ne nous empêchera pas d'attaquer gaillardement juin et son soleil ardente lyre, comme disait Guillaume.

– Repris Rabelais ce matin, où je m'étais interrompu avant notre séjour chez lui, soit à la moitié du Tiers, si je puis dire.

Deux heures. – Marée du jour, dans la bourriche du facteur :

Souvenirs littéraires de Maxime Du Camp (que, plus haut dans ce journal, j'ai orthographié fautivement “du Camp”),

Liaisons étrangères d'Alison Lurie,

Le Sang noir de Louis Guilloux.

Juin s'annonce confortable, finalement.

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