À L'AFFICHE DES TROIS DAUDET
Vendredi 1er
Quatre heures. – Catherine vient de partir rechercher Sa Majesté Charlus chez la toiletteuse de Pacy. Dans une dizaine de minutes, je devrais voir arriver un chien méconnaissable car réduit d'un bon tiers par la perte de sa toison proliférante.
– La neige fond rapidement, et ce n'est certainement pas moi qui le lui reprocherai.
–
Je ne crois pas avoir dit que nous avions plus ou moins renoncé à notre
projet initial, celui de louer un gîte pour une semaine entière à
Salers. À la place, nous songeons plutôt à n'y aller passer que deux
jours (deux jours “pleins”, ce qui veut dire trois soirées), mais à
l'hôtel. Pour le moment, deux établissement tiennent la corde : celui-ci et celui-là.
Personnellement, j'aurais comme une petite préférence pour le second.
Il faudrait, si tout cela se réalise, que nous soyons là-bas le vendredi
et le samedi, de façon à ce que Pascale et Pierre aient le loisir de
venir de Saint-Flour passer une des deux journées avec nous, afin de
nous offrir la visite guidée que l'impéritie de la DDE locale a rendue
impossible lors de notre précédent séjour cantalien. Il faudrait voir
aussi avec les Pluton s'ils pourraient être de la partie et nous
rejoindre au même hôtel, ainsi que nous l'avions fait à Nohant, voilà un
an ou deux (au moins deux, maintenant que j'y songe : Bergotte était
encore avec nous). Ce serait bien car j'aimerais beaucoup faire le go between
entre ces deux couples-là. On verra ça quand Dominique Pluton, plus
occupé qu'un ministre, aura un emploi du temps à nous proposer.
Dimanche 3
Deux heures. – Terminé ce matin, juste avant l'aube, Le Cénotaphe de Newton
; roman qui m'a semblé en tous points remarquable et dont j'ai tenté
tout à l'heure de parler dans un court billet de blog. J'ai aussitôt
enchaîné avec Le Royaume d'Emmanuel Carrère, dont je viens à
l'instant de commander deux autres livres, dont celui qui tourne autour
de Philip K. Dick – je me demande d'ailleurs bien pourquoi, dans la
mesure où Dick ne m'a jamais soulevé d'enthousiasme. Mais enfin, après
tout, je n'ai pas non plus été emballé par Limonov, ce qui ne m'a pas
empêché d'aimer le Limonov du même Carrère.
Lundi 4
Trois heures. – Parce que Carrère m'en a donné le goût, hier, j'ai commandé l'Histoire des origines du christianisme de ce bon monsieur Renan. L'ouvrage s'étale sur deux volumes de la collection Bouquins : faisant preuve d'une prudence dont je ne suis pas très coutumier, je n'ai acheté que le premier. Il y a des jours où je m'épate tout seul.
– Reprise des écrits lucratifs :
deux commandes coup sur coup. J'ai attaqué la première
avant-hier et y travaille à très petites journées, puisque, des quinze
mille signes demandés, il m'en reste encore deux ou trois mille à
écrire, que je me garde pour demain matin, prenant ainsi le risque que
la pige correspondante soit repoussée de fin février à fin mars. Ce qui
n'a pas la moindre importance, puisqu'il s'agit d'un argent que nous ne
sommes pas censés dépenser.
– Voici ce que j'écrivais ici même il y a quelques jours, c'est-à-dire le mois dernier pour l'éventuel lecteur :
« Petites nouvelles du front alzheimérien : hier, Catherine et moi sommes
arrivés à la conclusion d'un court échange ménager entre nous que, la
semaine prochaine, il lui faudrait aller faire ses courses hebdomadaires
dès lundi, et non mardi comme elle est accoutumée de le faire. Ce
matin, elle : « Tu te souviens pourquoi je dois aller faire les courses
lundi au lieu de mardi ? » Moi : « … » Et, depuis, ni elle ni moi
n'avons pu retrouver cette raison : nous ne devons aller nulle part,
nous n'attendons personne, n'avons aucune obligation particulière mardi
prochain, le mystère reste entier, inaltérable, vaguement inquiétant.
Dans le pot au noir où nous sommes, j'ai conseillé à Catherine d'aller quand même
faire ses courses le lundi, au cas où. Et puis, quoi : nous avons
encore quatre jours pleins pour tenter de reconnecter deux ou trois
paires de neurones afin que le souvenir nous revienne, hypothèse qui
n'est pas totalement à écarter. »
Eh bien, finalement,
s'appuyant sur le fait que la raison de cet empêchement mystérieux ne
nous était point revenue, Catherine n'a pas bougé de la maison
aujourd'hui, fermement décidée à n'aller pousser le caddie que demain
matin, comme le veut la loi non écrite. On verra bien si, demain, un
obstacle se dresse, naturel ou surnaturel, pour l'empêcher d'y aller.
Auquel cas nous mangerons des pâtes et du pain hâtivement décongelé au
lieu des bons produits frais qu'elle aurait dû rapporter du Carrefour
d'Évreux.
Mardi 5
Une heure. –
Eh bien, il nous aura finalement fallu attendre ce matin pour savoir
pourquoi Catherine aurait dû aller faire ses courses hier plutôt
qu'aujourd'hui : à cause de la grève dite générale ! Cela étant,
elle y est tout de même allée, et sans la moindre anicroche… mais en
réduisant tout de même la voilure, c'est-à-dire en se contentant du
Super U de Saint-Aquilin au lieu du Carrefour d'Évreux. (Ce journal
atteint, dans le palpitant, des sommets insoupçonnés.)
– Terminé tout à l'heure Le Royaume
de Carrère (excellent livre) et vais commencer le livre que le même
écrivain a consacré à Philip K. Dick – je me demande d'ailleurs bien
pourquoi, vu que Dick ne m'a jamais beaucoup intéressé. Mais Carrère,
lui, m'intéresse beaucoup.
Vendredi 8
Midi. –
Je n'ai appris qu'hier, au hasard d'un rebond internétique, la mort
d'Emmanuel Ratier, survenue par le truchement d'une crise cardiaque à
l'été 2015. Emmanuel faisait partie de ma “promo” du CFJ, ce qui fait
que nous nous sommes côtoyés durant deux années scolaires, de 1977 à
1979 ; je crois bien ne l'avoir jamais revu depuis lors. Côtoyer est même déjà un verbe excessif car, s'il était d'un abord tout à
fait agréable, Emmanuel ne s'est jamais agrégé à aucun des petits
noyaux verdurinesques qui s'étaient inévitablement formés au sein des 45
apprentis journalistes que nous étions. Il avait du reste une
particularité, celle de n'avoir pas de chambre en ville : il arrivait de
Rouen tous les matins et y repartait chaque soir après les cours ; je
suppose qu'il vivait chez ses parents. Sa deuxième particularité est
qu'il était en quelque sorte notre fasciste de référence, notre nazi
étalon, puisqu'il avait adhéré très jeune à je ne sais plus quel groupe
d'extrême droite qui existait alors. Il est resté fidèle à lui-même
puisque, si j'en crois ce que je viens de lire sur lui, il a fait toute
sa carrière au sein de journaux d'extrême droite, voire de bulletins
fondés par lui-même, dont la constante semble avoir été l'antisémitisme. Il y
a quelques années, il avait signé un livre sur Manuel Valls, alors
Premier ministre, qui avait fait quelque bruit. Ce positionnement assez
original le faisait regarder comme une sorte de monstre de foire par un
certain nombre d'entre nous, nombre dont je ne faisais nullement partie :
bien qu'officiellement gauchiste alors, je crois que je me moquais déjà
presque complètement des opinions politiques que les gens autour de moi
pouvaient bien afficher – du reste, Emmanuel n'affichait nullement les
siennes, mais peut-être était-ce de sa part simple prudence : il devait
être bien placé pour savoir que la tolérance et l'humanisme des jeunes gens de gauche ont des limites très faciles à atteindre.
Nous
n'avons jamais beaucoup parlé, Emmanuel et moi, et jamais rien de plus
que de rapides “propos de couloir”. Pourtant, je me souviens fort bien
que la première fois que nous avons brièvement pris langue, c'était lors
des épreuves définitives du concours d'entrée au CFJ. Après les
épreuves éliminatoires, nous restions environ 80 en lice (sur 3 ou 400
au départ), et nous savions qu'un sur deux d'entre nous allait encore
devoir poser sa tête sur le billot. C'était juste avant l'entretien
individuel qui nous devions avoir avec les hautes instances de l'école,
et qui était la toute dernière épreuve de ce marathon (le concours
durait cinq jours au total). Emmanuel m'avait fait part – sans doute
parce que je me trouvais assis à son côté – de la hantise qui le
tenaillait : celle d'être interrogé à propos de musique, domaine où,
disait-il, il était un ignare complet. La chose ne m'avait pas paru
devoir être rédhibitoire et j'avais dû lui balancer quelques phrases
bateau se voulant apaisantes, qui, pour autant que je m'en souvienne,
n'avaient rien apaisé du tout chez lui. Malgré nos rapports quasi
squelettiques et cet espace de presque quarante ans où nous nous sommes
complètement perdus de vue, je ne cesse de penser à lui depuis hier :
mon côté gros veau sentimental, probablement.
Samedi 9 février
Onze heures. – Fini de lire – sur “tapuscrit” – le dernier roman de X. : il est tout à fait dans la lignée du précédent, mais en plus concentré m'a-t-il semblé, ce qui lui donne un côté rabelaisien plus affirmé. Il y a aussi du Flaubert là-dedans, celui de Bouvard et Pécuchet. Avec, en plus, des aspects qui bloquent soudain le rire : lorsque le lecteur s'avise que telle ou telle bouffonnerie, sortie d'une imagination qui semble en perpétuelle éruption, risque fort d'être demain matin une réalité envisagée avec le plus grand sérieux par toutes sortes de personnages auto-assermentés.
Cinq heures.
– Du changement dans mes lectures. Changement d'auteurs et d'œuvres,
bien entendu, mais surtout changement d'organisation. Jusqu'à présent,
je réservais mes matinées, ou au moins la première partie d'icelles, aux
lectures légères, ne réclamant pas d'être très suivies, pouvant
s'interrompre à peu près n'importe où, etc. Le type en étant les
mémoires de Casanova (ou de Da Ponte ou de Goldoni) ; et le reste de la
journée était dévolu à des choses réclamant d'être lues de manière plus
soutenue, qu'il s'agisse de romans, d'essais ou d'autres choses encore.
J'ai décidé d'inverser radicalement cette découpe (sans être bien sûr
que l'on puisse inverser une découpe, mais bon…). La raison en
est que je dois me faire une raison : j'ai et j'aurai désormais des
après-midis somnolents, lesquels ne s'accommodent pas du tout de
lectures un tant soit peu denses ; alors que – je touche du bois – mes
matinées sont encore à peu près éveillées. C'est pourquoi, à partir de
demain, Ernest Renan et son Histoire des origines du christianisme devront s'éveiller avant l'aube pour me tenir compagnie, cependant que les Écrivains et artistes
de Léon Daudet, repris aujourd'hui dans le gros volume des éditions
Séguier, pourront paresser jusqu'à l'heure du déjeuner. Et je ne
tolérerai aucun grognement dans les rangs !
Sept heures.
– Lire Daudet est un exercice qui n'est pas de tout repos, quand on est
moi. S'avise-t-il de mettre en regard Flaubert et Barbey d'Aurevilly ?
Nous voilà brouillés à mort, prêts à nous envoyer nos témoins, sous
prétexte qu'il rabaisse honteusement le premier au profit du second,
pendant que je fais l'exact inverse. Cinq pages plus loin, le voilà qui
se met à parler d'Hugo, et c'est la grande réconciliation fraternelle
sur le dos du barbu socialisant de Guernesey et autres lieux. Mais c'est
pour mieux se refâcher dix pages plus avant, parce que
l'irritant Léon a eu le front, assez ridicule, de mettre Mistral sur le
même pied que Shakespeare ou d'englober dans une même louange le Tristan de Wagner et le Roi d'Ys
de Lalo. Et ainsi de suite : on s'y détraquerait les nerfs à moins. Et
malgré le risque de crise diplomatique et la perspective possible d'un
conflit armé, on continue de lire, parce que telle page sur Baudelaire
(admirative et lucide tout à la fois) ou telle autre sur Sainte-Beuve
(critique et lucide tout à la fois) fait, ou font, qu'il est impossible
de lâcher le volume. Jusqu'à ce que Catherine n'annonce qu'il est
l'heure de passer à table, parce qu'il y a tout de même des priorités
dans la vie.
Dimanche 10
Dix heures. – Temps de chien (pardon Charlus…), pluie et vent, les deux en rafales : ce n'est pas aujourd'hui que je vais user les chaussures de marche.
– J'avais déjà noté, ici ou dans
un billet sur le blog, que Daudet m'agaçait un peu par sa manière de
nous refourguer constamment les poèmes de Mistral et les livres de papa,
comme ça, l'air de n'y pas toucher, de préférence au milieu d'une liste
d'écrivains les dépassant de cent coudées. J'avais oublié qu'il
poussait même la piété familiale jusqu'à faire la même chose avec le
petit frère, ce pauvre Lucien dont plus personne ne garderait le
souvenir s'il n'avait pas couchaillé vaguement avec Proust dans son
extrême jeunesse et si, plus tard, vieillissant et désabusé (car sans
doute assez lucide pour jauger ses fort modestes talents artistiques),
il ne s'était retrouvé entre les pages des journaux de quelques autres
homosexuels des générations suivantes. Je ne sais plus quel livre de lui
j'avais tenté de lire : à peine ouvert, il m'était tombé en poussière
entre les mains.
Mais je reviens à Daudet : agaçante
aussi (non, même pas vraiment agaçante : plutôt génératrice d'une légère
ironie), sa façon de nous refiler comme de meeerveilleux
écrivains tous (non, pas tous quand même…) ses confrères de l'Académie
Goncourt : il a, envers les Hennique, les Céard et autres Rosny Aîné,
une admiration tonitruante qui sonne un peu le creux. Évidemment, ces
petits travers, assez amusants finalement, sont amplement rachetés par
les pages qu'il consacre à Proust, Barrès, Stevenson, Thomas Hardy,
Shakespeare, Cervantès, etc.
Lundi 11
Dix heures et demie. –
Je poursuis ma lecture matinale de Renan. Lorsque je l'ai quitté, tout à
l'heure, Jésus s'apprêtait à rejoindre Jérusalem pour y célébrer la
Pâque : à mon avis, il ferait mieux de s'en abstenir, mais c'est lui qui
voit. Pour la suite de la journée, je reste fidèle à Daudet fils :
après ses portraits d'écrivains, je vais probablement relire son Stupide XIXe siècle ; j'ai en tout cas ressorti le gros volume “Bouquins” qui le contient. À moins que notre distinguée facteure ne dépose tout à l'heure, dans la boîte qui lui est réservée, l'un des deux livres que j'attends encore : un Carrère (D'autres vies que la mienne) et les épîtres d'Horace.
Cinq heures. –
À propos d'Horace et de ses épitres, j'ai oublié de noter une chose. Le
livre a été commandé le 21 janvier dernier, à un libraire parisien par
le truchement d'Amazon. S'il a mis trois semaines à arriver, c'est qu'un
premier envoi s'est littéralement volatilisé dans les méandres postaux
et que le dit libraire, dans sa grande bonté (c'était sa parole contre
la mienne…) a dû m'en envoyer un second exemplaire, celui qui est arrivé
à midi. Depuis des années que je commande entre cinq et dix livres par
mois, il ne m'est arrivé que deux fois qu'ils se perdent à tout jamais ;
et, les deux fois, il s'agissait d'un volume édité par les Belles Lettres : on deviendrait paranoïaque à moins.
Mardi 12
Quatre heures et demie. – Est arrivé tout à l'heure, au courrier, D'autres vies que la mienne
d'Emmanuel Carrère : je l'ai ouvert aussitôt, bien qu'ayant déjà trois
livres “en route” , et ne l'ai plus quitté depuis. C'est un livre à la
fois tragique et revigorant, tantôt davantage l'un que l'autre, puis
cela s'inverse, suivant la façon dont l'esprit du lecteur est coloré
au moment où il lit : c'est une alchimie bizarre, assez difficile à
cerner (pour moi). Première conséquence imprévue : l'envie de relire le Mars
de Fritz Zorn, que je viens de tirer de son étagère germano-suisse (où,
bizarrement, il se trouvait en effet). Relire des livres que l'on
possède déjà, ou encore, c'est excellent pour l'économie domestique.
– Demain, déjeuner à Fontaine-le-Dun, chez ma mère.
Jeudi 14
Deux heures. – Hier, donc, journée chez ma mère. Journée est du reste un terme très abusif puisque, arrivés chez elle peu avant midi, nous en sommes repartis vers quatre heures ; disons donc que nous sommes allés déjeuner chez ma mère, et brisons là : on ne va pas passer l'après-midi là-dessus non plus. Elle, ma mère, nous a paru très en forme, à Catherine comme à moi (Charlus a préféré réserver son opinion), très “parlante”, en tout cas davantage que les dernières fois. Il faut dire aussi que, ces fois-là, nous l'avions vue chez ma sœur ; or, il est désormais évident que sa surdité étant en nette progrès, elle n'est plus capable de suivre une conversation à plusieurs voix, surtout si, dans le tas, il se trouve une ou deux personnes parlant naturellement à voix assez basse, ce qui est le cas d'Olivier par exemple. Du reste, sa perte auditive doit être vraiment très sensible puisqu'elle en a convenu elle-même et qu'elle paraît décidée à “s'appareiller”, ainsi que l'on dit. Évidemment, entre la décision et le moment où elle poussera réellement la porte d'une boutique Amplifon, il risque de se passer encore un peu de temps, ma mère ne dérogeant jamais à ce principe étrange qui veut que l'on n'entreprenne jamais rien en hiver.
Au
retour, comme le veut la tradition, j'ai débouché un flacon de
chablis, cependant que Catherine se rabattait sur le porto, en écoutant
le quintette avec clarinette de Mozart. Tout cela (pas Mozart…) nous a
envoyés assez promptement au lit, moi sans même passer par la case
dîner. Le temps a été très beau toute la journée (après dissipation des
brumes matinales…), exactement comme aujourd'hui. Si bien que, ce matin,
je n'ai pu trouver aucune excuse valable pour rester dans mon fauteuil
en compagnie de Fritz Zorn plutôt que d'aller qarpenter les voies et les
chemins ; j'y suis donc allé.
Sept heures. – Terminé, juste avant le dîner, le Mars de Fritz Zorn : livre-cri, véritable bloc de souffrance (ici-bas chu d'un désastre obscur)
zébré d'imprécations et veiné d'ironie. J'avais oublié (j'ai déjà lu ce
livre, il y a sans doute assez longtemps) que ce pseudonyme, Zorn,
signifie “colère” en allemand ; et que le véritable nom de l'auteur,
mort du cancer à 32 ans, en 1976, était Angst, ce qui, toujours en
allemand, veut dire “angoisse”. Je note aussi que, des trois parties qui
composent le livre, la deuxième a pour titre Ultima necat, qui est
aussi celui du journal de Philippe Muray ; dont on se demande,
d'ailleurs, ce qu'attendent les Belles Lettres pour nous en donner le
troisième volume : nous sommes quelques-uns à être impatients de sa
parution.
Et puisque j'en suis aux récriminations de
lecteur frustré, j'aimerais bien aussi que Renaud Camus, entre deux
créations de partis politiques, nous donne l'édition imprimée de son
journal 2018, histoire que je puisse prendre un peu de ses nouvelles.
Vendredi 15
Sept heures. – Il est amusant, Léon Daudet : parfois, on a l'impression qu'il s'étourdit de sa propre verve, qu'il se retrouve alors dans un état de semi-ébriété langagière qui le pousse à forger des images absurdes, mais qui n'en sont pas moins cocasses ; et qui, même, arrivent à sembler justes. Ainsi, alors qu'il s'apprête à exécuter de copieuse façon un certain Ernest Judet, il commence par nous indiquer qu'il “a deux mètres de haut et il est large à proportion”. Puis, après avoir dit un mot de son habillement, il enchaîne : « Sa tête est petite, tenant de la fouine géante et du Scandinave d'eau douce, etc. » Je donnerais cher pour savoir à quoi ressemble le Scandinave d'eau douce, et même, à tant faire, son cousin le Scandinave de mer. Il n'empêche que, tout incongrue qu'elle soit, l'image obtient son effet comique.
Samedi 16
Dix heures du matin.
– Il y a quelque chose de touchant, presque magique, qui se produit
lorsqu'on lit les souvenirs de Daudet, qu'émaillent tant de portraits,
de gens célèbres, vaguement connus ou tout à fait ignorés. Cela arrive
surtout dans le cas de ces derniers. Soudain, à l'amorce d'une phrase,
un individu se matérialise, remonte en flèche du royaume des ombres ; un
homme ou une femme dont on n'avait jamais entendu seulement prononcer
le nom, dont l'humanité entière ignorait qu'il eût existé, à un moment
donné, sauf peut-être quelque arrière-petit-fils, confit en dévotion
familial ou généalogiste en herbe. Et maintenant il est là, indubitable
en son apparence physique, attendrissant avec ses innocentes manies et ses
faiblesses. Il fait trois petits tours, comme sur le parquet d'un salon,
puis se dissout à nouveau à l'issue du troisième paragraphe que Daudet
lui consacre. La page suivante, le lecteur a déjà oublié sa très fugace
renaissance et son être même ; il n'empêche que, le temps de cette douzaine de
phrases, il a bel et bien resurgi d'entre les morts, s'est extrait de
l'énorme gangue des oubliés définitifs durant une étincelle d'éternité.
Dimanche 17
Midi.
– Mon carquois d'Amazone contient actuellement dix-neuf livres (je
viens d'aller compter). Évidemment, il ne saurait être question, dès que
le nouveau “mois carte dorée” aura commencé, dans trois jours, de
commander tout cela, sous peine de pulvériser mon budget, telle la
première Anne Hidalgo venue ; il va donc falloir faire des coupes
claires là-dedans, et garder le reliquat pour le mois suivant (sachant
fort bien que, dans l'intervalle, j'aurai ajouté d'autres munitions dans
ce foutu carquois). Je crois que je vais tenter d'équilibrer un peu mes
achats, en privilégiant un ou deux livres français (par exemple un de
Carrère et le dernier roman de François Taillandier, qui semble plutôt
être une sorte d'autobiographie), un ou deux auteurs étrangers : je
pense à Edmund Wilson et à Jean Rhys que je n'ai jamais lus ni l'un ni
l'autre, et enfin un volume “classique”, qui sera sans doute Les Vies parallèles
de Plutarque, que Gallimard propose en un volume de sa collection
Quarto ; en traduction moderne et non dans celle d'Amyot, ce qui va
probablement faire hurler Michel Desgranges quand il lira cela.
Heureusement, je suis censé aller déjeuner chez lui avant la mise en ligne du journal de février, ce qui m'évitera de me faire dauber en direct live…
Sept heures dix.
– Il est bien gentil, le gros Léon, et on est prêt à lui pardonner
beaucoup de choses ; mais s'il avait pu éviter de nous resservir les
mêmes anecdotes et les mêmes personnages de livre en livre, voilà qui ne
nous aurait nullement chagriné. C'est un truc de journaliste, ça :
répéter dix fois les mêmes choses, en pensant que le lecteur aura oublié
d'une fois sur l'autre. Évidemment, ce brave Daudet ne pouvait sans
doute pas s'imaginer que, cent ans après leur parution, des fondus dans
mon genre s'amuseraient à relire tous ses livres à la queue-leu-leu. Du
reste, il en aurait peut-être été fort satisfait.
Lundi 18
Deux heures. –
Désopilant exercice de “pensée magique” chez Anastase Sarkofrance, qui,
en ces phrases à la fois péremptoires et grisâtres dont il n'a hélas
pas l'apanage, prétend nous persuader que notre vote aux prochaines
élections (européennes, à ce qu'il semble) ne doit être subordonné qu'à
une seule préoccupation : le climat. On ne sait pas, pour en arriver à
cette ébouriffante directive, combien de fois il a fait tourner le
pendule qui occupe sa tête démeublée, mais sa conclusion est d'autant
plus sans appel que, désormais, notre mage post-moderne voit le climat
changer à vue d'œil. Par exemple, il trouve “les inondations plus
fréquentes”. Dans sa salle de bain ? Personne ne lui a jamais montré, à
ce brave garçon crédule, des photographies de Paris en 1910, ou en
d'autres années certes un peu moins impressionnantes mais bien humides
tout de même ? Quelqu'un a songé à lui demander depuis combien de
décennies il pointait sérieusement toutes les inondations ayant lieu ici
ou là ? J'ai noté, moi, que l'Eure qui sortait régulièrement de son lit
au moins une fois par saison, ne l'a pas fait depuis plusieurs années,
ou en tout cas en des proportions nettement moindres qu'il y a dix ou
quinze ans. Mais c'est sans doute mon mauvais esprit qui l'a
partiellement asséchée. Autre signe qui conforte notre décrypteur de
marc de café : “un mois de février étonnamment doux”. Ah, ces hommes de
progrès ! qu'il en faut peu pour les étonner ! C'est l'ennui, avec les
gens toujours tournés vers l'avenir : ils oublient qu'il gelait encore
la semaine dernière. Ils oublient aussi que, des mois de février aussi
“étonnamment doux”, on pourrait leur aligner deux douzaines depuis le
début du XXe siècle, simplement en ayant la curiosité élémentaire de
consulter les archives idoines. Mais il est vrai que, désormais,
Anastase ne travaille plus qu'à vue d'œil. Donc, foin des archives et
documents divers. Autre raison de bien voter dans quelques semaines :
“la disparition progressive des insectes”. On touche là à la
fantasmagorie pure, bien entendu : j'en veux pour preuve que, l'été
dernier, on ne pouvait pas, ici, dans l'Eure, rencontrer une personne
sans qu'elle se plaigne de la prolifération des mouches ou de la
surabondance des moucherons. Pour ne rien dire des guêpes, bourdons,
papillons, etc., qui étaient fidèles au rendez-vous annuel dans tous les
jardins alentours. Il n'empêche qu'Anastase, lui, a constaté leur
“disparition progressive” dans son arrondissement de bobo parisien :
trop fort. Il y a aussi, pour guider notre main vers l'urne prochaine,
“les orages soudain et plus violents”. Car chacun sait que, jusqu'à ces
dernières années, les orages avaient toujours été l'exemple même du
phénomène lent et progressif – ce qui les rapproche, on le notera, de la
disparition des insectes. Quand à leur violence, je ne puis rien dire :
je crois bien que, l'été dernier, nous n'en avons pas vu passer plus
d'un ou deux : trop peu pour me livrer à de savantes études
comparatives. Heureusement, Anastase n'est pas sevré de tout espoir
puisque la jeunesse, ferment d'avenir comme chacun sait, a pris
fermement les choses en main. D'abord en créant une association à but
non lucratif (il faudrait voir…), Youth for climate, ensuite en
décrétant, le 15 mars prochain, une grève mondiale pour le futur. Les
vieux ronchonneurs grommèleront qu'ils auraient au moins pu, ces jeunes
décérébrés, déclencher leur grève pour l'avenir, plutôt que pour
le futur, ce qui est s'exprimer en petit-lyonnais. À ceux-là, Anastase
et moi répondrons d'une même voix vibrante qu'on ne peut pas batailler
sur tous les fronts, sauver en même temps le climat et la syntaxe. Et
que le principal est de voter en faveur des partis “les plus radicaux
pour lutter contre le réchauffement climatique”, ainsi Anastase
l'affirme, dans sa langue qui, elle aussi, semble avoir pris un coup de
chaleur. En clair : votez pour un parti climatisé, voire réfrigéré.
Mardi 19
Deux heures. – J'en ai terminé avec Daudet : suis revenu à Renan et son Histoire des origines du christianisme. Le volume concernant les apôtres me semble, pour l'instant, assez nettement plus intéressant que sa Vie de Jésus proprement dite. Je vais tout de même attendre d'avoir fini le premier tome (il y a encore, après les apôtres, saint Paul qui m'attend…) avant de commander le second, des fois que je serais soudain envahi par une certaine lassitude néo-testamentaire.
Vendredi 22
Quatre heures. –
Hier, demi-journée chez les Desgranges. Michel est plongé, entre autres
lectures, dans le théâtre d'Anouilh, qu'il prétend fort jouissif (ce
n'est pas son mot, seulement le mien…) et qu'il m'a vivement encouragé à
découvrir – car, bien entendu, j'en ignore tout, si ce n'est le très
vague souvenir d'avoir vu, il y a bien quarante ans, une ou deux
adaptations télévisées de ses pièces. J'ai donc commandé les Pièces grinçantes et les Nouvelles Pièces grinçantes,
Anouilh ayant regroupé, pour leur publication, ses pièces par genres
qu'il nomme : Pièces noires, Pièces roses, Pièces malicieuses, etc. Tout
cela – heureuse fut ma surprise – est disponible à la Table ronde, dans
leur collection de poche qui s'appelle La Petite Vermillon ; pour des
sommes modiques, par conséquent. J'ai aussi, toujours suite aux conseils
de Michel, commandé une pièce de théâtre de Marcel Aymé, La Tête des autres, ainsi que l'un de ses romans que je n'ai jamais lu, Le Moulin de la Sourdine.
En attendant tout cela, j'ai lu aujourd'hui le tout dernier livre de François Taillandier, arrivé hier, qui s'intitule François, roman
: grave déception. Il s'agit d'une sorte d'autobiographie, centrée sur
son enfance, puis son adolescence et le début de son âge adulte. Mais à
aucune moment on ne parvient à discerner ce qu'il a bien pu vouloir
faire de ce matériau qu'il semble nous proposer en vrac, faute d'avoir
pu, su, voulu, lui donner une forme – ou alors il s'agit d'une forme
trop subtile pour mon entendement, ce qui n'est pas totalement à
exclure. Tout cela, les événements qu'il expose mais aussi, plus grave,
les leçons qu'il tente d'en tirer, tout cela est d'une grande banalité,
et d'une banalité trop appliquée. Bref, la valeur Taillandier est ce
soir, à ma petite bourse personnelle, en nette baisse.
–
Demain, reprise des petits écrits lucratifs, en m'appuyant sur la
documentation arrivée hier, tandis que j'étais au milieu de mes agapes
desgrangiennes.
– Rien de plus réjouissant, ces jours
derniers, que l'affaire de la “ligue du lol”, dans laquelle on voit de
parfaits jeunes gens modernes, journalistes de gauche, sociétaux à donf,
qui se sont livrés, voilà quelques années, à des plaisanteries de
potache ciblées sur un certain nombre de jeunes femmes, entre autres, et
qui se retrouvent aujourd'hui, bien entendu, accusés de “harcèlement”,
quand ce n'est pas de torture morale ou de sadisme féminophobique. Il
est tout de même du plus haut comique de voir que ces mauvaises blagues
émanent toutes de gens qui, par ailleurs, passaient leur temps à donner à
la terre entière des leçons de morale progressiste, de féminisme, de
vivre-ensemble, etc. Muray serait aux anges : c'est vraiment, comme il
l'avait vu avant tout le monde, “Moderne contre moderne”. Bien entendu,
depuis que l'on a découvert les traits grimaçants de la bête immonde
derrière le masque de l'ange, c'est la panique dans la basse-cour
progressiste, et l'on peut voir tous les specimens de volaille de
concours, les Sarkofrance, les Birenbaum et autres gallinacés de haute
blogure, se bousculer pour être le premier à se désolidariser de leurs
anciens petits camarades, au besoin en leur renfonçant sous l'eau la
tête qu'ils parviennent déjà si peu et si mal à ressortir. Et pendant
que les poules progressistes s'écharpent du bec dans leur élevage en
batterie, les fiers coqs réactionnaires de plein air se contentent, dans
leur pré verdoyant, de ricaner avec indulgence.
Dimanche 24
Cinq heures. – En lisant Hurluberlu ou le réactionnaire amoureux, tout de suite après cette extraordinaire pièce qu'est La Grotte,
je me demandais par quelle espèce de malédiction nos professeurs de
français, au lycée, nous avaient gavés avec le théâtre de Sartre, de
Camus ou, pire encore, de Beckett, quand ce n'est pas celui de
Marguerite Duras, alors qu'ils auraient pu nous faire découvrir celui
d'Anouilh ; ou de Marcel Aymé dont je viens tout juste d'achever La Tête des autres,
cet irrésistible jeu de massacre. Ils auraient eu pour mission de nous
dégoûter à tout jamais du théâtre qu'ils n'auraient pas pu mieux s'y
prendre. Je serais curieux de savoir ce que, en matière de théâtre du
XXe siècle, les professeurs – pardon : les enseignants – d'aujourd'hui proposent à l'incuriosité de leurs élèves. À part les “incontournables” Monologues du vagin,
veux-je dire. Dans ma jeunesse, un monologue du vagin, cela s'appelait
une branlette ; ou, si on était porté sur un vocabulaire plus
argotiquement fleuri, un “solo de mandoline”.
– Avec
tout ça, comme dirait Didier G., j'ai avancé mes petits travaux
lucratifs : plus qu'il n'était à craindre, vu mon absence totale d'envie
de m'y consacrer, mais moins qu'il n'aurait fallu. C'est d'ailleurs à
peine croyable, le poids de plus en plus grand que pèsent sur ma
cervelle ces articles qui, pourtant, ne présentent à peu près aucune
difficulté.
Lundi 25
Cinq heures. – Relu le court et admirable roman d'Édith Wharton, Ethan Frome : une tragédie à la fois minuscule et implacable, écrite avec une sorte de détachement (désenchantement
serait peut-être plus juste, je ne sais pas) qui la rend plus puissante
encore. L'histoire en elle-même est d'une simplicité absolue – comme
c'est le cas pour la plupart des tragédies, du reste. (Et pendant que je
lis des livres anciens – je veux dire : déjà lus –, les nouveaux
continuent d'arriver par wagons postaux entiers…)
– Péniblement avancé dans mon pensum lucratif : il devrait être bouclé (voire crépu…) demain midi. À moins qu'un gros coup de flemme, entre aurore et marche à pied…
Mardi 26
Deux heures. – Commentaire d'Élie Arié, il y a environ une heure, sur le blog : « Avez-vous
une idée de mail que je pourrais vous envoyer pour figurer dans votre
journal de février ? Il ne reste plus beaucoup de temps... »
Je lui ai répondu qu'il n'avait qu'à se creuser un peu la tête : pour
l'instant, il semble être resté sec. Mais, dans ma grande bonté, je
viens de reproduire son commentaire pour que, de toute manière, il
figure dans ce journal de février, puisque tel était son désir exprimé.
Après cela, on ira prétendre que je ne fais pas tout ce qui est
humainement possible pour satisfaire la pratique… (Paragraphe écrit en
écoutant un vieux Répliques de Finkielkraut, émission dans
laquelle il recevait Philippe Muray et Philippe Meyer. D'ailleurs, je me
demande soudain pourquoi je n'ai jamais eu l'idée d'envoyer mes livres à
ce dernier, dans la mesure où j'ai un peu connu Meyer et que je crois
qu'il m'aimait plutôt bien. Je suis décidément un vendeur au-dessous de
tout.)
Cinq heures et quart. – Je m'en retournais à la maison, pressé de reprendre la lecture du Cavalier suédois de Léo Perutz, commencé en début d'après-midi, lorsque, horreur : Catherine était en conversation sur ouate sape
avec sa fille. Or, il se trouve qu'une particularité de mon oreille, ou
de mon cerveau, fait que les voix métalliques et criardes que délivre
toujours cette invention démoniaque me sont absolument insupportables –
en tout cas fort pénibles. Je me suis donc réfugié ici derechef, afin de
pouvoir y pleurnicher tout à mon aise, dans un bienfaisant silence.
Mercredi 27
Trois heures.
– Je viens d'effectuer ma première tontine de la saison. Depuis ma plus
haute Antiquité personnelle, je crois bien que c'est la première fois
que pareille chose se produit en février. Je suppose que ce doit être la
faute du méchant réchauffement climatique, celui-là même qui chiffonne, racornit,
recroqueville, rabougrise tant et tant la grande et belle âme
écolo-durable de ce cher Anastase Sarkoff. De même, je n'ai pas souvenir
que l'on ait déjà passé un après-midi de février avec la porte de la
maison grand ouverte. Cela dit, les services météorologiques annoncent
le retour de la pluie pour demain, et il semble qu'elle soit décidée à
bivouaquer ici un certain nombre de jours.
– Terminé Le Cavalier suédois,
qui est un bien étonnant roman : paru en 1936, on le croirait tout
droit arrivé du XVIIIe siècle ; par moment, il me faisait penser au Manuscrit trouvé à Saragosse
de Potocki. Je pense que, pour me réacclimater gentiment au XXe siècle
(que, décidément, je ne vois vraiment pas l'intérêt de quitter, surtout
si c'est pour faire semblant de vivre au XXIe), je vais maintenant
m'offrir une petite pièce “grinçante” d'Anouilh.
Cinq heures.
– Cette micro-polémique autour du “hijab” mis en vente par un fabricant
d'articles de sport m'amuse beaucoup : c'est une sorte de pet furtif,
silencieux et inodore, un minuscule souffle de rien, mais qui permet aux
troupes constituées de rejouer avec un enthousiasme rajeuni leurs
vieilles scènes de prédilection, pourtant usées jusqu'à la trame : les
cohortes de l'ancienne France hurlent à l'invasion
mahométane-qui-a-encore-fait-un-pas-de-plus, pendant que, dans le
théâtre d'en face, les bataillons du monde d'après braille au fascisme
et à l'islamophobie-qui-rappelle-les-heures-etc. Tout le monde salue, le
rideau tombe, puis se relève, mais personne n'applaudit car les deux
salles sont vides. Les deux directeurs se hâtent de retirer leurs
affiches et se mettent fiévreusement en quête du prochain “scandale” qui
leur permettra de ressortir leurs quatrains fourbus.
Jeudi 28
Midi. – Reçu à l'instant un volume Gallimard contenant quatre pièces de Pirandello, dont Six personnages en quête d'auteur, ainsi qu'un roman de Marcel Aymé en livre de poche, Le Moulin de la Sourdine,
chaudement recommandé par Michel Desgranges, la semaine dernière, entre
pâté en croûte et tartelettes aux framboises. On verra à s'occuper
d'eux quand j'en aurai – provisoirement – fini avec Anouilh.
–
À propos de ce que j'écrivais hier concernant “l'affaire” du hijab
décathlonien (paragraphe finalement transformé en billet de blog), un
commentateur s'étonne de me trouver aussi “relativiste” et affirme
hautement préférer la France ancienne à celle qui exhibe de plus en plus
ouvertement son mufle. Mais moi aussi ! Seulement, ce n'était pas
vraiment mon sujet du jour. Je voulais simplement dire que, à mes yeux,
le fait de vendre aux “bonnes” musulmanes un voile sportif pour
remplacer quand elles courent leur voile ordinaire me paraissait être un
non-événement, uniquement fabriqué pour permettre à chacun, selon son
bords, d'entonner son petit couplet bien huilé. Nous terminerons donc le
mois sur ce petit malentendu.
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