vendredi 1 décembre 2023

Novembre 2023

 

 

 

 

 

 TROUS DE MÉMOIRE

 

 

 

 

 – Impayable Flaubert : dès le début de son “idylle” avec Louise Colet, il n'a de cesse de s'évertuer à la maintenir le plus qu'il peut à bonne distance de lui. Tout en jurant ses grands dieux qu'il se languit mortellement d'elle, dans de copieuses lettres où il souffle autant le froid que le chaud, souvent au sein d'un même paragraphe. On comprend que la pauvre “Muse” en perde le peu de latin dont elle dispose.


Mercredi 1er

Sept heures. – J'ai terminé le mois dernier avec le Guerre et Paix de Tolstoï, j'entame celui-ci en compagnie de Barrès et de son Roman de l'énergie nationale, roman qui en comporte en fait trois : Les Déracinés, suivi de L'Appel au soldat et enfin Leurs figures ; lesquels, à eux tous, n'occupent même pas la moitié des pages du pavé tolstoïen : 700 “seulement”. Petit bras, Maurice, petit bras...

Huit heures. – Chez Barrès, justement, au premier chapitre des Déracinés, ceci : « On met le désordre dans notre pays par des importations de vérités exotiques, quand il n'y a pour nous de vérités utiles que tirées de notre fonds. On va jusqu'à inciter les jeunes gens, par des voies détournées, à sourire de la frivolité française. Non point qu'on leur dise : “Souriez”, mais on les accoutume à ne considérer le type français que dans ses expressions médiocres, dont ils se détournent. »

Depuis un siècle et demi, nous avons fait d'immenses progrès, monsieur Barrès : nous ne pressons plus les jeunes Français de sourire d'eux-mêmes, mais de se vomir intégralement et définitivement. Leurs professeurs les y aident beaucoup, à ce qu'il semble.

– Les médecins viennent de remporter une immense et glorieuse victoire : le gouvernement leur accorde, pour chaque consultation, une augmentation... d'un euro cinquante. Ce qui revient à peu près à leur cracher à la figure.

– Revu hier soir la pellicule du très surévalué David Fincher intitulée Gone Girl : très mauvaise idée. Comme tous les films de ce monsieur (ceux que j'ai vus en tout cas), celui-ci est à la fois prétentieux dans sa facture et totalement artificiel dans son scénario et ses personnages, auxquels il est impossible de croire une seconde. Et tout ce vide s'étalant sur deux heures et demie


Jeudi 2

Sept heures. – Abandon de Barrès après une centaine de pages, lues dans un vague ennui. Ces Déracinés sont sans doute intéressants pour qui voudrait voir se dessiner un tableau (partial...) de la Troisième République, mais ce n'est certainement pas un roman, c'est-à-dire un récit pouvant et devant être abordé hors de toute référence extérieure à lui-même. Ce que j'ai lu, c'est plutôt les réflexions d'un homme – souvent dignes d'intérêt, certes, et superbement écrites –, au milieu desquelles ce même homme a jeté six ou sept silhouettes de carton pour leur donner des allures de roman. Mais quand aucune puissance n'intervient pour insuffler la vie à Pinocchio, Pinocchio est condamné à demeurer marionnette. Comme disait l'autre (mais qui, déjà ?) : Barrès s'éloigne...

Revenons à Jim Harrison, donc.

Huit heures. – Très agréable retour dans la Péninsule Nord du Michigan. D'autant que les rafales de vent qui cernent en ce moment la maison se marient à merveille à l'ambiance harrisonienne de ce Faux Soleil : j'ai presque l'impression que le lac Supérieur va d'un instant à l'autre projeter un paquet d'écume et d'embruns contre les vitres de ce salon. Et c'est le moment où je tombe sur ce paragraphe, auquel je m'arrête une minute :

« L'insomnie ouvre la porte à des souvenirs dont on a perdu la trace ; elle se moque du bon sens qui nous possède à midi ; tous les efforts que nous faisons pour canaliser nos pensées détournent notre énergie et matérialisent des visages inachevés, des corps asexués ; nous réapprenons que nos esprits sécrètent pièges, nœuds et lutins, nous retrouvons la marche à reculons de la mort, les ponts qui s'achèvent à mi-chemin et restent suspendus au-dessus du vide, ceux qui n'ont pas réussi à nous aimer, ceux qui nous ont irrévocablement blessés, volontairement ou pas, même ceux que nous avons blessés et qui poursuivent leur existence dans la prison de nos regrets. Le passé se nourrit d'une nuit d'insomnie, qu'il réduit à l'essence terrible et distordue de tous les êtres que nous avons rencontrés. »

– Et, pendant que je suis là, cette autre vérité forte, bien que d'un genre assez différent : « Pour un jeune poète du Middle West, la découverte de l'ail peut être aussi poignante que celle de Rimbaud ou de Federico García Lorca. » Je n'en doute pas une seconde.

(Le verdict “Barrès s'éloigne” a été formulé par Montherlant ; dont j'ai bien peur qu'il ne se soit également éloigné.)

Quatre heures. – Parce que Jim Harrison venait de prononcer son nom, j'ouvre la fiche wiki de l'écrivain américain Louis Bromfield ; pour découvrir qu'il est mort à 60 ans, le 18 mars 1956, soit la veille de ma propre naissance. Un peu plus avant, j'apprends également qu'il avait, dans son Ohio natal, établi un centre d'agriculture biologique, Malabar Farm, où se sont mariés deux de ses proches amis : Humphrey Bogart et Lauren Bacall. Par ailleurs, je n'ai jamais lu une ligne de Louis Bromfield.

Six heures. – Titre de presse “en ligne” : « Trop téléphoner tue la qualité du sperme, selon une étude suisse. » Ils n'ont vraiment rien d'autre à foutre de leur temps, les Suisses ? 


Vendredi 3

Sept heures. – Suite de ma mini-série concernant les noms de ville saugrenus ou simplement amusants. Dans le Michigan, à l'extrême nord du lac éponyme : Époufette.

– Nous avons, hier soir, regardé la seconde partie du Guerre et Paix de Bondartchouk. La première présentait des faiblesses de scénario et quelques longueurs ; la deuxième n'était plus que faiblesses et longueurs mises bout à bout : nous avons jeté l'éponge après une heure de visionnage morne, et je crois que nous allons nous dispenser des deux derniers volets...

– À part ça, ma retraite “cadres” a été, ce mois-ci, augmentée de 85 € : nous nous apprêtons à faire bombance comme jamais, nous livrer à des festins sardanapalesques, pour le moins.

Trois heures. – De Flaubert, dans une lettre à Louise Colet de janvier 1852 : « Les momies que l'on a dans le cœur ne tombent jamais en poussière et, quand on penche la tête par le soupirail, on les voit en bas, qui vous regardent avec leurs grands yeux ouverts, immobiles. »

– Notre Premier ministre a pris une mine de circonstance pour déclarer devant caméras et micros que le bilan de la tempête d'hier était “lourd”. Elle a fait deux morts. Rappelons que, à la louche, il meurt chaque jour en France deux mille personnes. Hier, il y a donc 1998 personnes qui ont replié leur ombrelle sans que la “tempête tragique” y soit pour rien. Leurs âmes éternelles seront sans doute un peu froissées d'apprendre qu'à elles toutes elles pèsent nettement moins lourd que les deux qui ont eu l'habileté de s'offrir une mort “dans le vent”. 


Samedi 4

Huit heures. – Ce qui est bien, quand on fréquente longuement un écrivain – et plus spécialement un romancier, il me semble –, c'est qu'on ne peut jamais être vraiment déçu lors des retrouvailles. C'est comme renouer avec un vieil ami, même si ce jour-là il est dans une forme médiocre, voire franchement morose : le son de sa voix, ses façons de s'exprimer, sa “gestuelle”, la manière qu'il a d'allumer ses cigarettes, etc., tout cela fait que l'on est quand même, malgré sa grise mine, content de cette soirée que l'on passe ensemble. Même chose avec le roman moyen, ou même médiocre, de l'écrivain aimé : l'impression de se retrouver en pays familier, en face d'un visage connu, de savoir d'avance ce qu'il va vous servir à dîner, quel genre de bouteilles il va déboucher, entendre son rire et ses bougonnements rituels... Après vous être dit, au fil des pages, que non, là, vraiment, il ne s'est pas foulé, vous refermez tout de même le livre en étant heureux de l'avoir lu.

Et c'est exactement ce qui vient de m'arriver avec le Faux Soleil de Jim Harrison.

– Noms de villes amusants, suite. Dans le Wisconsin, en bordure de la Green Bay, qui est une “dépendance” du lac Michigan : Marinette.

Six heures. – « L'homme est nostalgie et quête de communion. » (Octavio Paz, dans son Labyrinthe de la solitude.)


Dimanche 5

Sept heures. – Yeats a dit quelque part (je ne sais pas où, je le découvre chez Harrison) que la vie consiste en une longue préparation à une chose qui n'arrive jamais ; ce qui me semble d'une parfaite vérité. D'autre part, qui sait s'il n'est pas préférable que la “chose” en question ne se produise pas ?

– À verser au dossier des traductions douteuses (pour rester aimable...), cette fin de phrase tirée de La Femme aux lucioles de Harrison : « [...] les conseils extérieurs compliquent simplement les choses. » “Compliquer simplement” est une notion qui me laisse perplexe.

Dix heures. – D'un personnage de Gérard Oberlé, libraire d'ancien rue Drouot : « Les bouteilles c'est comme les femmes, faut pas les lâcher avant d'y avoir vu le cul. » (J'espère qu'aucune féministe chatouilleuse ne passera par ici pour tomber sur cette notation : ce serait encore un coup à me retrouver pilorisé…)

Car, oui, ayant terminé La Femme aux lucioles, j'ai brusquement décidé de faire une infidélité momentanée à Lord Jim et j'ai ouvert Nil rouge. Mais comme Oberlé et Harrison étaient copains comme cochons – cochons rôtis, il va de soi –, ce n'est finalement qu'une demi-infidélité – presque du triolisme.

(Pendant ce temps, Catherine s'occupe à préparer le plat dont nous dînerons ce soir : une soupe à l'ail. Un détour par la cuisine qui nous ramène à Jim Harrison, grand amateur, comme l'on sait, de cette odorante et goûteuse liliacée.)

Trois heures. – Terminé à l'instant les 200 pages du Nil rouge d'Oberlé, au triple galop et distraitement tout à la fois. Si l'on me demandait de définir ce livre (ce qui m'étonnerait bien), je dirais que c'est un fort mauvais roman plein d'intérêt. En réalité, il ne s'agit même pas d'un roman. C'est au roman ce que la caricature est au portrait. Tout y est artificiel, à commencer par ce qui tient lieu d'intrigue, fil conducteur si ténu que l'auteur lui-même ne cesse de le perdre de vue. Les dialogues des personnages : ampoulés, empesés, sonnant constamment faux – des récitations à plusieurs voix.

À plusieurs voix ? Non, même pas. Les personnages sont eux aussi cruellement privés de toute vie réelle. En fait, on a presque l'impression que l'auteur a commencé par écrire d'un seul jet tout ce qu'il avait envie de dire à propos de lui-même, de ses goûts, de sa vision de l'existence et du monde, et que seulement ensuite, se souvenant qu'il était censé écrire un roman, il a découpé l'ensemble en petits paragraphes qu'il a distribués aux différentes silhouettes de carton bricolées pour l'occasion.

J'ai dit “plein d'intérêt”. L'intérêt est en fait double. D'une part celui que suscite Oberlé lui-même au travers de ses quelques avatars de fiction. Car c'est à coup sûr un homme qui mérite d'être découvert, un authentique “personnage” pour le coup. Ensuite, il y a un intérêt négatif, si je puis dire : on voit fort bien, en lisant Nil rouge, tout ce qu'il ne faut pas faire si l'on veut produire un roman réussi (ce qui ne veut pas dire qu'on y arrivera, évidemment).


Lundi 6

Neuf heures. – En français, ce qu'on appelle la “concordance des temps” est une règle qu'il convient certes de respecter, mais qui ne doit pas se muer en tyrannie : il est bon, dans certains cas, de secouer son joug. Par exemple, je viens de tomber, peu importe où, sur cette phrase : « Quand nous nous sommes dit au revoir, il m'a déclaré que la souffrance était une maladie souvent mortelle mais qui se soignait. » J'aurais, pour ma part, plutôt écrit “il m'a déclaré que la souffrance est une maladie souvent mortelle mais qui se soigne”, afin de mieux souligner le caractère immuable de la réalité énoncée. Cela dit, je sens bien, à me redire la phrase à voix basse, que quelque chose en moi – la force de l'habitude, je suppose – résiste à cette “transgression”.

Cinq heures. – Une forte pensée d'Élodie J. : « Contrairement à ce que le mot laisse entendre, le masculinisme n'est pas l'inverse du féminisme mais bien son opposé. Il prétend le combattre. » Cet opposé qui n'est pas l'inverse : voilà qui aurait peut-être, pour encore plus de clarté, mérité un petit développement… D'autre part, pourquoi reprocher au “masculinisme” de vouloir combattre le féminisme, puisque, à l'opposé (ou à l'inverse : je m'y perds un peu), le féminisme revendique de combattre le masculinisme ?

– Et puisqu'on parle des femmes, ceci de Flaubert, dans une lettre à Louise Colet d'avril 1852 :

« On leur apprend tant à mentir, on leur conte tant de mensonges ! Personne ne se trouve jamais à même de leur dire la vérité. — Et quand on a le malheur d'être sincère, elles s'exaspèrent contre cette étrangeté ! — Ce que je leur reproche surtout, c'est leur besoin de poétisation. Un homme aimera sa lingère, et il saura qu'elle est bête qu'il n'en jouira pas moins. Mais si une femme aime un goujat, c'est un génie méconnu, une âme d'élite, etc., si bien que, par cette disposition naturelle à loucher, elles ne voient pas le vrai quand il se rencontre, ni la beauté là où elle se trouve. Cette infériorité (qui est au point de vue de l'amour en soi une supériorité) est la cause des déceptions dont elles se plaignent tant ! Demander des oranges aux pommiers leur est une maladie commune. »


Mardi 7

Sept heures. – Puissante sentence de l'un des personnages du Dalva de Jim Harrison, que je dédierais volontiers à Marco Polo : « Réfléchir à Spinoza en pissant risque de vous faire rater la cuvette. » On aura compris qu'à moins d'acrobaties particulières les femmes ne sont nullement concernées par ce danger.

Trois heures. – Ce qui est bien reposant, quand j'abandonne en milieu d'après-midi les romans d'Harrison pour la correspondance de Flaubert, c'est que je ne suis plus obligé de m'interrompre toutes les dix minutes pour aller voir sur Google Maps où se situe la ville qui vient d'être évoquée. C'est fort agréable, ces écrivains qui vivent tout près d'ici et qui ne bougent à peu près jamais de chez eux.

(Il y a aussi le fait de passer d'un méchant volume 10/18 à un de la Pléiade.)

– De Flaubert, justement, toujours dans une lettre à la Colet, et toujours en 1852 :

« Cette manie de rabaissement est profondément française, pays de l'égalité et de l'anti-liberté. Car on déteste la liberté dans notre chère patrie. L'idéal de l'État, selon les socialistes, n'est-il pas une espèce de vaste monstre absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toute pensée, et qui dirigera tout, fera tout ? Une tyrannie sacerdotale est au fond de ces cœurs étroits. »

Et Gustave de conclure, une dizaine de lignes plus bas : « L'égalité, c'est l'esclavage. »

Au passage, on sourit un brin sarcastiquement en imaginant la tête de Louise Colet, lisant ces fulminations ; elle qui, avant d'ouvrir une lettre de son très épisodique amant, espère toujours plus ou moins qu'il va lui “dire des tendresses”, pour reprendre sa propre expression, d'une implacable niaiserie.

Ce qui ne l'est pas, niais, c'est la réjouissante sauvagerie dont fait preuve Gustave, dans sa lettre suivante à la même, pour mettre en pièces, réduire à l'état de petit bois, le discours de réception à l'Académie de ce pauvre Musset, qui n'est déjà plus, à cette époque, que l'ombre avinée de ce qu'il fut. Ce qui ne l'empêche pas, en cette même année 1852, de sauter une certaine... Louise Colet. Sauterie qui pourrait expliquer, au moins en partie, la sainte fureur de Gustave.

– Paragraphe hautement roboratif que celui où Flaubert fustige “tous ceux qui vous parlent de leurs amours envolées, de la tombe de leur mère, de leur père, de leurs souvenirs bénis, qui baisent des médaillons, pleurent à la lune, délirent de tendresse en voyant des enfants, se pâment au théâtre, prennent un air pensif devant l'Océan. Farceurs ! farceurs ! et triples saltimbanques ! qui font le saut du tremplin sur leur propre cœur pour atteindre à quelque chose.”


Mercredi 8

Midi. – Ce matin, j'étais fermement décidé à tondre le jardin dans l'après-midi, profitant de ce que je serai chassé de la maison par la femme de ménage. Grâce au Ciel et au ciel, je viens d'en être dispensé par la pluie.

– Nos deux poules adorent la semoule mais dédaignent obstinément le riz. Et je me demandais si c'était la même chose dans les poulaillers maghrébins, mais l'inverse dans les poulaillers chinois, japonais ou vietnamiens.


Jeudi 9

Six heures et demie. – Réveillé il y a une vingtaine de minutes par les lumières clignotantes du camion des éboueurs ; ce qui m'a fait instantanément souvenir de ce que j'avais oublié de sortir notre poubelle hier soir, ce qui ne m'arrive jamais : ce cher Alfred Zheimer gagne du terrain.

– Aujourd'hui, déjeuner chez les Desgranges. Si, d'ici là, je n'oublie pas de m'y rendre...


Vendredi 10

Neufs heures. – À Lisbonne, le restaurant Martinho da Arcada laisse toujours inoccupée la table que Fernando Pessoa (1888 – 1935) avait l'habitude d'occuper lorsqu'il s'installait là pour déjeuner ou écrire.

J'ai trouvé cette information (capitalissime, on me l'accordera) dans le hors-série du Figaro consacré à Lisbonne. Un feuilletage nostalgique puisqu'il me fait remonter à 1985, année qui me vit passer deux semaines de mars ou d'avril au Portugal, reçu dans la maison familiale de Tica, la femme de mon ami Jef (et mère de ma filleule Beatriz), portugaise de naissance. Et j'ai, au fil de ces pages, reconnu un certain nombre des rues et des places qu'ils m'ont fait découvrir alors.

Midi. – La logeuse de Van Gogh, à Londres, s'appelait Mme Loyer. Et alors ? Alors, rien.

Trois heures. – J'avais tout à fait oublié qu'en 2007, cette officine internationale qui s'appelle le GIEC s'était vu décerner le prix Nobel de la Paix. Une façon comme une autre, pour ces lamentables Suédois, de sombrer dans la plus irrémédiable des clowneries. Ils ont bien mérité d'engendrer une Greta Thunberg, tiens.

Six heures. – De l'influence de nos lectures sur... nos lectures. Suite au Figaro lisboète dont je parlais plus haut, je viens de rapporter au salon Le Livre de l'intranquillité de Pessoa ainsi que La Capitale, roman d'Eça de Queiros dont je crois bien avoir parlé sur le blog-mère après ma première lecture.

(Finalement, on dirait bien que non. Peut-être dans ce journal ?)


Samedi 11

Sept heures. – Comme on pouvait s'y attendre, la lecture de Pessoa s'accorde fort bien avec le silence, la nuit, et même avec la clarté restreinte des réverbères de la rue de l'Église. Également avec cette conscience encore mal assurée d'elle-même qui est la nôtre au réveil, surtout si l'on s'est levé très tôt et que l'on a cette impression sans doute absurde d'être l'unique vivant du cosmos — à part le chien.

– Apparemment, le “moteur de recherche” installé sur le blog du journal fonctionne fort mal : si j'y tape “Eça de Queiros”, il ne me renvoie qu'à ce journal de novembre, alors que je suis certain d'avoir déjà parlé de lui avant. Je me souviens même (à peu près…) de ce que je disais, et que je vais donc résumer brièvement :

Dans l'édition Actes Sud de La Capitale, la quatrième de couverture rapproche le Portugais de Balzac. Ce n'est pas faux, bien entendu, mais, personnellement, c'est surtout Flaubert qui me vient à l'esprit, en particulier par la scène d'ouverture, qui fait irrésistiblement penser à celle de L'Éducation sentimentale, quand Frédéric Moreau fait la connaissance d'Arnoux et tombe sous le charme de sa femme. Mais attendons d'en avoir lu un peu plus que trente pages…

Pour la curiosité, on notera aussi que le futur Proust – encore en culottes courtes au moment où Eça de Queiros, exact contemporain de Zola, écrit son roman – pointe comiquement et fugitivement le bout de son nez à la page 25 de la présente édition. On y voit un personnage commander ainsi un steak au restaurant : « Apportez-moi un lambeau du vieil Apis préparé selon les formules du progrès ! » N'a-t-on pas l'impression d'entendre déjà s'exprimer le Bloch de La Recherche ?

Dix heures. – Le titre bouffon du jour, trouvé dans la bauge habituelle : « Élisabeth Borne rassure les départements sur leur avenir. » Il est vrai que, de nos jours, les département ont tendance à se montrer anxieux, alors que les communes seraient plutôt stressées et les régions colériques. Quant aux cantons, grâce au Ciel, ils demeurent ce qu'ils ont toujours été : sympathiques et rigolards.

– Par ailleurs, j'aimerais bien savoir par quels vicieux méandres sont passés mes rêves nocturnes pour que je m'éveille ce matin la tête pleine de La Sérénade du pavé, chanson d'Eugénie Buffet, que reprend Piaf dans le French cancan de Jean Renoir :

Sois bonne ô ma belle inconnue

Pour qui j'ai si souvent chanté

Ton offrande soit la bienvenue

Fais-moi la charité...

Je commence à en avoir un peu assez de me fredonner cette rengaine en boucle ! Et le pire est que ça risque de me reprendre dans trois semaines, quand je relirai ce journal avant publication...

Quatre heures. – Comment peut-on s'abuser à ce point ? En juillet 1852, alors qu'il vient de terminer la première partie de Madame Bovary, Flaubert annonce à Louise Colet que le roman sera fini “dans une longue année”. Fort longue en effet puisque, en réalité, il ne posera le point final que quatre ans plus tard.

– Pour rester un moment encore avec Gustave, relevons cette anodine sottise qu'il écrit, toujours à la Colet (devrait-on, pour complaire à nos viragos égalitaires, la renommer Colette ?) et toujours en 1852 :

« Puisque je ne peux pas voir demain, j'aurais voulu voir hier ! — Que ne vivais-je au moins sous Louis XIV, avec une grande perruque, des bas bien tirés, et la société de M. Descartes ! »

Louis XIV ayant commencé à régner en 1643 –  à l'âge de cinq ans... – et Descartes étant mort en 1650, vivant qui plus est depuis vingt ans dans les Provinces unies, il faudrait bien, monsieur Gustave, choisir soit l'un, soit l'autre pour vos rêveries temporelles. (Même si, stricto sensu, il fut techniquement possible de fréquenter Descartes “sous” Louis XIV.)


Dimanche 12

Six heures et demie. – De Pessoa : « J'envie le monde entier de n'être pas moi. » On peut comprendre cela, évidemment. Est-ce que, pour autant, il avait le désir d'être eux ? Je ne pense pas qu'il ait pu pousser le désespoir jusqu'à cette extrémité.

– Je m'étonne un peu, depuis quelque temps, de me réveiller, et donc de me lever, chaque matin entre cinq heures et demie et six heures. Étonnement un peu stupide : je me couche chaque soir à dix heures et m'endors quasiment dans les cinq minutes qui suivent ; comme je ne me relève presque jamais pour aller pisser, cela veut dire que je dors entre sept heures et demie et huit heures d'un seul élan. De quoi pourrais-je me plaindre ? D'ailleurs, je ne me plains pas : je le note, c'est tout.

– Je faisais hier (et encore à l'instant, dans un billet sur le blog-mère) le rapprochement entre La Capitale d'Eça de Queiros et L'Éducation sentimentale de Flaubert. Je viens de m'apercevoir que l'action du premier commençait en 1869, qui est l'année de parution du second.

– On croise, dans le roman d'Eça de Queiros, un personnage à moitié cinglé, que tout le monde est tenu d'appeler “mon amiral” (formulation incorrecte en français, où l'on dit simplement “amiral”) et qui fait irrésistiblement penser au Théodore du film de Capra, Arsenic et vieilles dentelles, celui qui donne du clairon à la moindre excitation et grimpe quatre à quatre l'escalier en criant : Chaaarge ! Le piquant – piquant pour moi – est que ce personnage répond au sobriquet de “Petit Albuquerque”, et que Albuquerque est le nom “de jeune fille” – formulation que je suppose dangereusement désuète – de Tica Loiseau.

Quatre heures. – Axiome forgé par Flaubert : « Les femmes se défient trop des hommes en général et pas assez en particulier. » J'ai l'impression qu'en aucune époque cette maxime n'a été aussi vraie qu'elle ne l'est aujourd'hui. Du reste, toute la page qui suit, et qui développe le thème, serait à citer. Mais bon : faudrait pas non plus prendre ma gentillesse pour de la faiblesse.

Six heures. – Hier soir, nous nous sommes “risqués sur le bizarre”, comme on dit chez les Tontons d'Audiard, en regardant les trois premiers épisodes d'une série belgo-hollandaise, Undercover. Comme nous les avions trouvés dignes de poursuivre l'expérience (formulation on ne peut plus boiteuse : je me mets à écrire comme un blogueur...), j'ai, ce matin, expédié un bref message à Nicolas pour lui recommander la dite production batavo-flamande. Par retour internétique, il m'informa qu'il avait regardé le premier épisode la veille, donc à peu près en même temps que nous : les grands esprits, bla bla bla.


Lundi 13

Six heures. – De Pessoa, mon compagnon des réveils obscurs depuis quelques jours, ces premières lignes du fragment 45 : « Vivre une vie cultivée et sans passion, au souffle capricieux des idées, en lisant, en rêvant, en songeant à écrire, une vie suffisamment lente pour être toujours au bord de l'ennui, suffisamment réfléchie pour n'y tomber jamais. »

– Je reviens à ce séjour portugais de deux semaines que j'évoquais brièvement dans mon billet d'hier, effectué au printemps 1985, avec Jef et Tica. J'en conserve d'assez nombreux souvenirs, mais souvent confus, brouillés, fragmentaires, entremêlés jusqu'à l'incompréhensible. Un, pourtant, se détache avec une netteté et dans une lumière particulières. Celui d'une soirée passée à trois – Tica avait laissé ses deux filles, 3 et 1 ans, à sa propre mère. Nous étions venus nous attabler dans un petit restaurant de Parede donnant sur la mer, légèrement en surplomb d'elle, où nous avons festoyé de gambas a la plancha, arrosées de vinho verde. C'est tout. Il ne s'est rien passé ni dit de notable, je crois, mais il m'en reste le souvenir de l'une des soirées les plus parfaites de ma vie. Je ne serais pas loin de dire, comme Frédéric Moreau à la toute fin de L'Éducation sentimentale : « C'est là ce que nous avons eu de meilleur ! » Pourquoi ? Impossible de le savoir. Et le mystère de cette élection en renforce encore le pouvoir luminescent.

(Je devrais peut-être arrêter de lire Pessoa de grand matin : il semble avoir sur moi des effets curieux...)

– Pendant ce temps, les tricoteuses de MoiTaussiMedia sont de nouveau vent debout contre Poivre d'Arvor. Dans les marais touitteriens de quelques dévotes, flagellées par l'envie du pénal, on vous propose des tas de jolis graphiques pour vous révéler où, quand, comment ont eu lieu les atroces forfaits du monstre télévisuel, le statut social et la profession des victimes, l'âge du capitaine, etc. Tout cela pour s'indigner, évidemment, de ce que la justice ne frappe ni assez vite, ni assez fort. On sent, derrière les piaillements, des nostalgies taraudantes de pilori. D'après ces fouquières-tinvillettes, nous en serions, al día de hoy, à plus de cent femmes concernées (mais dont une bonne moitié n'a nullement porté la moindre plainte) : encore quelques mois et PPDA aura violé ou tripoté entre le quart et la moitié de la France femelle. Quelle santé tout de même…  


Mardi 14

Dix heures. – Pourquoi Eça de Queiros n'est-il pas Balzac, ni même Flaubert, bien qu'il tiennent des deux ? Flaubert disait que ce qui fait le collier, ce ne sont pas les perles, c'est le fil. Or, si l'on trouve effectivement un certain nombre de perles dans La Capitale, le fil fait défaut. Lucien de Rubempré et Frédéric Moreau sont certes des losers, mais leur vie suit néanmoins une certaine trajectoire, qui n'est pas exempte de succès, certes provisoires, marquée par des accès de volonté, certes vite étouffés. Mais enfin, ils auraient pu réussir, leurs rêves – sociaux, amoureux, littéraires… – auraient pu se concrétiser. Et c'est ce qui fait que l'on peut aussi facilement et complètement s'intéresser à eux, à ce qu'ils pensent, entreprennent, espèrent, etc.

Rien de tel avec ce pauvre Artur Corvelo, qui, au fil des pages, fait de plus penser à un vieux bouchon de liège qu'on aurait par mégarde fait tomber à l'eau et qui ne pourrait rien faire d'autre que de se laisser balloter par les moindres micro-courants qui s'emparent un bref instant de lui. Si bien que, assez rapidement, on se désintéresse un peu de ce qui lui arrive, ou qu'il tente d'entreprendre, sachant avec certitude que tout cela va s'effondrer à deux ou trois pages de là. 

Il a pourtant d'indubitables qualités, ce roman… Mais le fil, il manque le fil !

Trois heures. – J'aime beaucoup cette affirmation du physicien Niels Bohr : « Quiconque n'est pas choqué par la mécanique quantique quand il la découvre ne l'a certainement pas comprise. » On peut aussi, j'en atteste, ne pas en être choqué le moins du monde, tout en n'y comprenant à peu près rien...

Cinq heures. – Phénomène étrange : ce que je (re)lis de la physique quantique dans Notre existence a-t-elle un sens ? de Jean Staune entre souvent en résonance avec un certain nombre des réflexions que l'on trouve dans Le Livre de l'intranquillité de Pessoa. Comment ? Suivant quels itinéraires ? Quelles réflexions particulières ? Je serais bien incapable de le dire (criant défaut d'intelligence). Mais je le maintiens.


Mercredi 15

Sept heures. – Une notation de Pessoa qui me paraît assez bien résumer son “problème” ; non seulement le sien, mais celui de beaucoup de gens qui, eux, ne sont pas capables de le formuler, ni même sans doute de le percevoir : « Entre la vie et moi, une vitre mince. J'ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher. »

Onze heures. – Le 31 mai 1945, un nouvel académicien français fait son entrée officielle sous la Coupole : le prince Louis de Broglie, titulaire du prix Nobel de physique depuis 1929 (il avait alors 37 ans). Il y est reçu par son frère aîné, le duc Maurice de Broglie, lui-même physicien de haut rang. Quelques années plus tard, à la mort de Maurice sans descendance mâle, Louis deviendra à son tour duc de Broglie. C'est tout de même beau, la famille...

Trois heures. – Pour quelqu'un qui serait à demi-fou, lire un livre de vulgarisation à propos de la physique quantique est sans doute le moyen le plus sûr et rapide de le devenir complètement.

Ce qui ne va pas m'empêcher d'aller me faire réchauffer une tasse de café, sans me soucier plus que cela de ce que pourront bien maquiller entre eux les atomes du dit breuvage.

Cinq heures. – C'est tout à fait par hasard (mais le hasard existe-t-il ? On n'est plus sûr de rien…) que j'ai repris le gros livre de Jean Staune que je mentionnais hier. C'est une lecture qui menace de durer plus que je ne pensais. Notre existence a-t-elle un sens ? est divisé en trois grandes parties, consacrées respectivement à la physique quantique et sa farandole de petites joyeusetés croustillantes, puis à l'astrophysique avec son Big Bang et ses trous noirs, et enfin à l'évolution du vivant, dont je fais encore, très momentanément, partie. Or, arrivant à la fin de la première section, je me suis dit qu'il serait peut-être bon d'élargir un peu le champ de ce que je venais de lire ; c'est pourquoi j'ai passé la journée d'aujourd'hui à relire le Cantique des quantiques d'Ortoli et Pharabod. Ayant trouvé la méthode bonne, j'ai prévu de faire la même chose pour les deux parties suivantes ; et c'est dans cette optique que je viens de ressortir  La Mélodie secrète de Trinh Xuan Thuan ainsi que Le Destin de l'univers de Jean-Pierre Luminet, livre qui, si mes lambeaux de mémoire sont bons, m'a été offert il y a quelques années par le bon docteur Pluton, dont le pseudonyme se trouve être “raccord” avec le sujet traité par Luminet. Pour ce qui est du vivant et de son évolution, on verra à choisir – si je ne me suis pas lassé d'ici là – entre Stephen Jay Gould, Christian de Duve et Michael Denton, qui sont tous les trois alignés en face de ce bureau, serrés les uns contre les autres même s'ils affectent de s'ignorer.

– De Staune, justement, cette affirmation : « Si vous jouez au loto une infinité de fois, vous êtes sûr de gagner ! » Pour que ce soit juste, je crois bien qu'il aurait dû préciser : dans le cadre d'un seul tirage. Sinon, dans le cas d'une infinité de tirages successifs, il me semble qu'on doive remettre “le compteur à zéro” chaque fois. Mais bon : je ne suis pas mathématicien...


Jeudi 16

Six heures et demie. – Une histoire triste, pour bien commencer cette journée pluvieuse. Le 25 novembre 1915, sur le front russe où il est lieutenant d'artillerie, l'astronome allemand Karl Schwarzschild découvre les travaux d'Einstein concernant la Relativité générale, publiés ce même jour. Dans les six mois suivants, il envoie au dit Einstein plusieurs articles par lesquels il élabore scientifiquement le concept de ce que John Wheeler baptisera un demi-siècle plus tard du nom de “trou noir”. Schwarzschild, lui, meurt dès juin 1916, d'une maladie alors incurable, contractée au front.

– Autre anecdote, histoire de retrouver le sourire, évaporé dans les tranchées de l'Est. Un professeur d'astronomie, Fritz Zwicky, qui enseignait à Caltech dans les années 1930, qualifiait ses distingués collègues d'idiots “sphériques” (Spherical Bastards). Pourquoi cette précision ? Parce que, disait-il, de même qu'une sphère présente un aspect identique dans toutes les directions, “ils sont idiots quel que soit l'angle sous lequel on les regarde !”

– Sinon, nous sommes tombés hier soir, un peu par hasard, sur une comédie américaine intitulée Old Dads. Elle n'est pas d'une finesse exemplaire, mais savoureusement anti-woke, anti-jeuniste, anti-moderne dans ce que la modernité a d'asilaire, et les trois épouses des héros (assez pitoyables eux-mêmes, certes, mais très “Amérique d'avant”) sont de réjouissantes mégères, aussi pénibles qu'il est permis d'imaginer des épouses américaines de modèle standard. Bref, un film dont on se demande comment les abrutis netflicards ont pu se résoudre à l'inscrire à leur catalogue, tant il va à l'encontre de toutes les “valeurs” qu'ils promeuvent à tour de bras.


Vendredi 17

Onze heures. – En se basant notamment sur les travaux de la paléoanthropologue Anne Dambricourt, le paléonthologue Jean Chaline a calculé que l'arrivée d'Homo futurus, qui est la prochaine mutation dans la branche dont nous sommes momentanément le rameau le plus avancé, cette arrivée pourrait se produire dans environ huit cent mille ans.

J'ai bien hâte...

(J'ai tout à fait conscience, notant ce qui précède, que je prends le risque de réveiller M. JF Brunet et de le voir débouler la bave aux lèvres, tant les noms que je cite doivent, aux oreilles du rigide néodarwinien qu'il paraît être,  sonner comme ceux de Hitler ou Staline aux fragiles tympans d'un bisounours démocrate. Je n'ai plus qu'à espérer qu'il ne lise pas ce journal...)

Cinq heures. – Je viens d'aggraver terriblement mon cas devant le tribunal brunétien, en tirant de son rayon L'Évolution a-t-elle un sens ? du diabolique Michael Denton… Je me demande si je ne devrais pas aussi relire L'Origine des espèces de Darwin dans l'espoir d'obtenir quelques circonstances atténuantes. Sinon, je risque d'être condamné à la lecture exhaustive des œuvres complètes de Richard Dawkins, pour m'apprendre à penser droit.


Samedi 18

Sept heures. – De Pessoa, cette sentence étrange et lapidaire (datée du 25 juillet 1930) : « Je me sens aujourd'hui aussi lucide que si je n'existais pas. » Dans le même paragraphe, il dit également ceci :

« Nous n'aimons jamais vraiment quelqu'un. Nous aimons uniquement l'idée que nous nous faisons de ce quelqu'un. Ce que nous aimons, c'est un concept forgé par nous – et en fin de compte c'est nous-mêmes. Cela est vrai à tous les degrés de l'amour. Dans l'amour sexuel, nous cherchons notre propre plaisir, par l'intermédiaire d'un corps étranger. Dans l'amour distinct de l'amour sexuel, nous cherchons notre plaisir par l'intermédiaire d'une idée créée par nous-mêmes. L'onaniste est abject, mais en toute rigueur, il est l'expression parfaite de la logique amoureuse. C'est le seul qui ne trompe personne, ni autrui, ni lui-même. »

On pourrait, il me semble, rapprocher cette vision des rapports amoureux de celle que Proust avait développée quelque dix ans plus tôt. Et, pour ce qui concerne la conclusion masturbatoire, de ce que dira Woody Allen un demi-siècle après.

Le même Pessoa affirme aussi qu'il faut organiser son existence de telle façon que “ceux mêmes qui nous connaissent le mieux nous méconnaissent seulement de plus près que les autres”. Ce qui semble nous ramener au “cache ta vie” d'Épicure – mais je ne suis pas spécialiste...

– De Pessoa encore : « Comme tous les êtres doués d'une grande mobilité mentale, j'éprouve un amour organique et fatal pour la fixité. Je déteste les nouvelles habitudes et les endroits inconnus. » Je suis, hélas, rien moins que certain d'être doué d'une “grande mobilité mentale” ; mais, pour le reste, je contresigne volontiers. En me faisant toutefois la remarque que l'expression “nouvelles habitudes” a un peu des allures d'aporie. Cela dit, il me semble que, sans doute, le plus sûr moyen de supporter sans trop en être dérangé les changements qui surviennent dans notre existence, même minimes, c'est encore de les baptiser “habitudes” le plus vite que l'on peut, justement pour leur ôter leur pénible aspect de “nouveautés”.

Onze heures. – Le côté déprimant d'Internet : les “moteurs de recherche” vous orientent systématiquement vers ce qui existe de plus bas ; ou, si l'on choisit d'être très gentil, vers ce qu'il y a de plus “populaire”. Exemple : je commence à lire, dans Portrait du scientifique en rebelle, le court essai que Freeman Dyson a consacré à un certain Thomas Gold, dont j'ignore tout. Avant de m'engager pour de bon dans le texte en question, je me dis qu'il serait bien d'avoir au moins un aperçu du sujet. J'empoigne donc l'iBigo et commence par taper “Thomas”. Qui me propose alors l'appareil ? Thomas d'Aquin ? Thomas Jefferson ? Thomas Mann ? Non point : Thomas Dutronc ! Je finis de taper le nom entier, Thomas Gold. Et, au lieu du physicien attendu, c'est un jeune “DJ” allemand qui apparaît glorieusement sur le podium ! Et il en va toujours ainsi. C'est évidemment prévisible, mais ça m'agace chaque fois...

Quatre heures. – Pierre de Fermat était un mathématicien français du XVIIe siècle ; Enrico Fermi, un physicien italien du XXe. On pourrait les réunir en une devinette : Fermi et Fermat sont dans un bateau...

(Même pas honte !) 

Six heures. – Rapporté au salon le livre du physicien Kip S. Thorne qui s'intitule Trous noirs et distorsions du temps. Il y a peut-être des Polonaises qui le lisent au petit-déjeuner, mais enfin, d'après le souvenir que j'en garde, c'est plutôt une lecture d'homme...


Dimanche 19

Huit heures. – Je commence à relire Sur la sciences et au-delà, ultime livre de Christian de Duve, vicomte belge et prix Nobel de médecine. 

Ultime, il l'est au plein sens du terme. Il s'agit d'un long entretien entre de Duve et Jean Vandenhaute, spécialiste de génétique moléculaire. Quelques jours après en avoir remis le manuscrit à son éditrice, Odile Jacob, Christian de Duve mit fin à ses jours dans sa 96e année, comme il avait annoncé qu'il le ferait. Le livre se conclut par un message adressé aux jeunes générations, que de Duve, symboliquement, a daté du 4 mai 2013, jour de sa mort.

Deux mois plus tard, son co-auteur, âgé, lui, de 72 ans, se donnait la mort à son tour.


Lundi 20

Sept heures. – Nuit assez étrange. D'abord, moi qui, d'ordinaire, “fais ma nuit”, j'ai dû me lever deux fois. Mais là n'est pas le plus bizarre. À mon premier lever, le réveil indiquait quatre heures et demie ; et, la fois suivante, trois heures moins le quart. Comme je suis, depuis hier, plongé dans la lecture de Thorne, qui me saoule de trous noirs et de distorsions du temps, on concevra que j'aie pu, sommairement éveillé, connaître quelques instants de flottement... Ensuite, yeux mieux ouverts et vessie vidée, ne voyant pas l'intérêt de basculer dans la folie pour si peu de chose, j'ai sagement décidé que, la première fois, les aiguilles du réveil devaient marquer minuit vingt plutôt que quatre heures. Il m'en reste pourtant dans l'esprit quelques lambeaux d'une brume imperceptiblement inquiétante.

– De Pessoa : « Qu'est-ce que voyager, et à quoi cela sert-il ? Tous les soleils couchants sont des soleils couchants ; nul besoin d'aller les voir à Constantinople. Cette sensation de libération, qui naît des voyages ? Je peux l'éprouver en me rendant de Lisbonne à Benfica, et l'éprouver de manière plus intense qu'en allant de Lisbonne jusqu'en Chine, car si elle n'existe pas en moi-même, cette libération n'existera pour moi nulle part. » Ce qui nous ramène à Pascal et, plus anecdotiquement, à Xavier de Maistre.

Une heure. – C'est sans doute très puéril de ma part, mais l'idée que, dans ce salon où je me tiens, le temps s'écoule plus lentement au niveau du plancher qu'à celui du plafond, cette idée me rend tout guilleret.

– Question comme ça : ces corps célestes que les astrophysiciens nomment “naines blanches”  ne devraient-ils pas être rebaptisés “étoiles de petite taille non racisées” ?

Trois heures. – Bon, c'est très joli, les trous noirs, on ne s'y ennuie pas une seconde... Mais enfin, après quelques heures, on ressent tout de même le besoin de respirer en des endroits un peu moins confinés ; et, donc, d'en sortir, même si les physiciens nous certifient la chose impossible. Pour m'y aider, j'ai choisi le premier volumes des Lieux de mémoire de Pierre Nora. Pourquoi ce livre-là plutôt qu'un autre ? Je serais bien en peine de le dire.

– Dans son introduction générale, Nora évoque notre “être-ensemble” (c'est lui qui met le mot entre guillemets). Il me semble que c'est lorsque cet être-ensemble a commencé sérieusement à partir en lambeaux que de bonnes âmes ont forgé l'actuel vivre-ensemble ; lequel, avec le recul de quelques décennies, apparaît de plus en plus comme la négation du premier, ou son envers obscur : le vivre-ensemble est un non-être-ensemble. Et c'est sans doute aussi, à terme, un non-vivre.

Cinq heures. – Je lis le “lieu de mémoire” consacré au calendrier républicain. On devrait pouvoir établir sinon un parallèle du moins des correspondances entre la volonté de tabula rasa des criminels de 1792 et les lubies de nos malfaisants d'aujourd'hui, qui prétendent éradiquer l'homme “ancien” – et la femme aussi, bien entendu –, l'annuler, pour en bâtir un totalement neuf, sans tenir le moindre compte de ce que j'appelle les “soubassements anthropologiques” ; lesquels, contrairement à ce que ces zombis semblent croire, changent à peine plus facilement et vite que les données géologiques de la terre qui les porte. Ils devraient se souvenir – mais l'ont-ils seulement jamais su ? – que le dit calendrier, marqueur d'une aube radieuse et d'une ère nouvelle, n'a vivoté que durant une douzaine d'années, avant de sombrer aussi sûrement que s'il n'avait jamais été institué.


Mardi 21

Sept heures. – C'est une excellente habitude que celle qui consiste à lire quatre ou cinq pages de Pessoa presque au réveil (presque, car seulement après avoir, dans cet ordre, nourri Charlus, vidé le lave-vaisselle et bu ma première tasse de café) : cela me revigore pour la journée. C'est en quelque sorte ma version personnelle, comiquement sophistiquée, voire prétentieuse, du populaire “Y a plus malheureux qu'nous”.

Après ce petit verre de cordial lusitanien, je suis mûr pour replonger dans les trous noirs de Mr Thorne.

– Si une réaction physique quelconque me permettait de faire fusionner ma lecture du matin sur les trous noirs avec celle de l'après-midi concernant les lieux de mémoire, le résultat serait “trous de mémoire” : tout à fait moi... Du reste, ce pourrait être le titre de ce journal lorsqu'il paraîtra.

– Tout à l'heure, quand Catherine sera prête, la totale : Grand Frais + Biocop + Picard, le tout dans la zone commerciale d'Évreux. Un autre genre de trou noir...

Dix heures. – Phrase de Bernard Frank, ma lecture “de parking” : « De quoi s'agissait-il ? Rien moins que de retrouver le secret d'un langage, etc. » Il dit là exactement le contraire de ce qu'il voulait exprimer. Il aurait dû écrire : « Rien de moins que... » La différence peut sembler minime, mais elle ouvre un abîme.

Deux heures. – La belle récompense qui m'est offerte lorsque, en début d'après-midi, je passe des trous noirs aux lieux de mémoire : celle de comprendre presque tout ce que je lis.

Quatre heures. – J'ignorais tout à fait que, dans les années post-thermidoriennes et pré-brumairiennes – durant le Directoire, en un mot –, on eût produit d'assez nombreuses variations de La Marseillaise, adaptées à telle circonstance ou à telle autre. Comme celle jaillie du cerveau d'un ministre de l'Intérieur à l'occasion d'une fête de l'Agriculture :

Aux armes, laboureurs, poussez vos aiguillons,

Marchez, marchez, qu'un bœuf docile ouvre un large sillon.

Pas à dire : ç'a de la gueule ! On devrait pouvoir en trousser d'autres, adaptées à notre époque asilaire terminale : on verra quand j'aurai un moment...

– Et pendant ce temps, le pauvre Élie Arié continue à m'expédier une trentaine ou une quarantaine de commentaires par semaine, et autant chez Nicolas, alors que lui et moi les mettons systématiquement à la poubelle – moi, de surcroît, sans les lire au-delà des trois premiers mots, toujours suffisants pour identifier cette espèce de vieil oiseau mazouté. Pitoyable.


Mercredi 22

Huit heures. – Je me demande s'il est bien logique de dire que la résolution de tel ou tel problème a été excessivement difficile (je viens de rencontrer la formule à l'instant chez Thorne, ou plus exactement chez son traducteur) : il me semble qu' excessivement doit signifier “trop” et non pas “très” ou “beaucoup”. Par conséquent, si j'ai raison – mais je n'en suis pas vraiment sûr –, un problème “excessivement difficile” est un problème dont on ne parviendra pas à trouver la solution.

(Peut-être aurais-je intérêt à arrêter les trous noirs dès le matin...)

– Les petites facéties de la traduction. Dans les années soixante, les astrophysiciens déterminent qu'une étoile, quelle que soit sa forme de départ, ne peut (éventuellement) donner naissance qu'à un trou noir parfaitement sphérique. Ce que l'un d'eux, John Archibald Wheeler résume en une formule imagée : Black holes have no hair

Formule un peu trop imagée pour nous autres, dans la mesure où la formule de Wheeler peut certes se traduire par : les trous noirs n'ont pas de chevelure, mais aussi bien par : les trous noirs n'ont pas de poils, ce qui peut prêter à sourire, ou à s'offusquer selon l'humeur. Apparemment, rien que l'appellation “trou noir” avait déjà rencontré en France ce type d'objection liée au double sens (notre esprit excessivement “gaulois” ?). Si en plus, maintenant, on se mettait à discuter de ses poils...

Du reste, le double sens choqua aussi les Anglo-Saxons : au début, Simon Pasternak, directeur de la Physical Review, refusa d'accueillir dans ses colonnes les articles contenant une telle obscénité...

Deux heures. – Un titre de presse : « Punaises de lit : un homme meurt après l'utilisation d'un insecticide. » Et les punaises de se gondoler, dans les replis du drap de dessous…

Six heures. – Sur un marque-page arrivé ici je ne sais comment, la publicité d'un éditeur pour l'un de ses livres (peu importe lesquels) : « Une nouvelle obsédante, à l'orée du mystère et de la beauté de la folie. » Un alignement de mots n'ayant rien à faire ensemble et, par conséquent, ne signifiant rien... mais trahissant fort bien la cuistrerie de son auteur.


Jeudi 23

Six heures (du soir…). – Le titre bouffon du jour : « Finlande : Frontex annonce un déploiement de 50 fonctionnaires à la frontière avec la Russie. » Face à une telle démonstration de force – songez donc : 50 fonctionnaires déployés d'un coup ! et finlandais, en plus ! –, on se demande où Vladimir Poutine a trouvé l'insensé courage de ne pas se retirer immédiatement d'Ukraine.


Vendredi 24

Midi. – Pour Dawkins et Dennett, les Laurel et Hardy de la sélection naturelle, L'Origine des espèces c'est du Darwin-win.

Trois heures. – Je viens d'aller chercher, au “locker” de Saint-Aquilin, Pluche ou l'amour de l'art, roman de Jean Dutourd recommandé par Michel Desgranges lors de la dernière visite que je lui fis, alors qu'il venait tout juste lui-même de le découvrir. On s'attaquera à lui ( au roman, pas à Michel...) dès demain matin. En quelque sorte, je vais me retrouver de corvée de Pluche


Samedi 25 (Sainte-Catherine)

Six heures. – Nous avons revu hier soir le film Interstellar de Christopher Nolan. Malgré quelques incohérences mineures, il supporte très bien ses deux heures cinquante ; ce qui, après tout, n'est pas si fréquent. M'a amusé le fait que le conseiller scientifique de Nolan pour ce film fut Kip S. Thorne, dont je suis justement occupé à (essayer de) lire le Trous noirs et distorsions du temps.

Huit heures. – Catherine, à l'instant, émergeant tout juste de la chambre : « Tout à l'heure, en me réveillant, j'ai pensé que tu étais vraiment le mari idéal ! » Moi, aussitôt : « Tu ne devais pas être vraiment réveillée... »

Dix heures. – Je viens de réinstaller la cabane à graines dans le cerisier et mettre des boules de graisse dans le forsythia. Il n'a pas fallu plus de cinq minutes pour que l'une et les autres soient repérées par la gent ailée...

Du coup, Catherine a décidé de mettre également des boules sur le petit balcon du salon, afin de voir les oiseaux de son fauteuil. Moi : « Comment tu vas faire pour les accrocher ? » Elle : « T'inquiète : je vais patenter un truc ! » Ah, dans ce cas...

– Si le temps ensoleillé et très légèrement venteux se maintient, je compte procéder cet après-midi à la dernière tontine de l'année ; et, cette fois, ce sera vraiment la dernière !

– J'aime bien cette notion, forgée par les scientifiques, de résultat “même pas faux” ; c'est-à-dire n'ayant même pas atteint le niveau où l'on pourrait le qualifier de faux.

– Richard Dawkins, le Grand Inquisiteur du néodarwinisme, affirme que si une personne commence à émettre devant lui une critique du darwinisme, il lui demande d'abord si elle croit en Dieu. Si la réponse de son interlocuteur est affirmative, il cesse immédiatement de l'écouter, sa critique étant rejetée a priori. Il aurait donc, très logiquement, refusé de discuter avec... Charles Darwin.

De quoi l'on peut conclure que Richard Dawkins est un savant doublé d'un imbécile.

Midi. – Tronçon de phrase amusant, dû à la plume de Jean Staune : « [...] la plupart du temps, chaussés de lunettes darwiniennes ne permettant de regarder que dans une seule direction, nous refusons d'entendre ces voix. » Curieux phénomène, que ces lunettes qui interdisent d'écouter ! Sont vraiment diaboliques, ces darwiniens...

Trois heures. – Jardin tondu, propriétaire satisfu ! À présent, revenons, l'âme sereine, à nos trous noirs...


Dimanche 26

Huit heures. – De Pessoa : « Les occultistes, ou du moins certains d'entre eux, assurent qu'il est des moments suprêmes de l'âme où elle se remémore, par le jeu de l'émotion ou d'une partie de sa mémoire, un moment, un aspect ou une ombre d'une incarnation antérieure. Revenant alors à une époque plus proche que l'instant présent de l'origine et du commencement des choses, elle éprouve, en quelque sorte, une sensation d'enfance et de libération. »

On n'est pas très loin, là, de Proust, celui des pavés inégaux de l'hôtel de Guermantes, de la serviette empesée et de la fameuse madeleine. Sauf que, chez Proust, cette “incarnation antérieure” est contenue dans la vie elle-même de l'individu qui fait cette expérience d'une sorte de dédoublement.

– De Léautaud (phrase extraite de son journal et mise en exergue par Dutourd au chapitre V de son Pluche ou l'amour de l'art) : « Je crois que j'aurais très bien vécu en prison, à condition d'avoir de quoi écrire et fumer. » Si l'on ajoute “de quoi lire”, c'est un point de vue que je puis tout à fait comprendre. Et à condition de se voir attribuer une cellule individuelle...

Trois heures. – Du père Raimondet, brocanteur du XIVe arrondissement dans le roman de Dutourd, qui a l'habitude de déjeuner seul au fond de sa crasseuse échoppe en lisant des quotidiens ayant au moins 25 ans de bouteille : « Les vieux journaux, c'est plein de philosophie. Notez, au moment où ils paraissaient, ils étaient pleins de conneries, comme aujourd'hui. Mais vingt ou trente ans passent dessus, et la connerie se change en philosophie. » Et le père Raimondet de conclure : « Qu'est-que j'en ai à foutre des journaux d'aujourd'hui ? Quand il se passera quelque chose de vraiment sérieux, un voisin viendra me le dire dans le quart d'heure. »

La sagesse même, comme on voit. Une sagesse que je dois sans doute partager, moi qui n'ai jamais lu un quotidien de ma vie, tout au plus feuilleté rapidement, et de très loin en très loin, ceux qui par hasard venaient à rencontrer ma main. C'est même un peu curieux, quand on songe à ce qui a été mon “métier” – un mot que je ne peux me résoudre à écrire sans guillemets dès lors qu'il s'applique à moi – durant près de quarante ans : je me fais un peu l'effet d'être un genre de boucher végane, ou de proxénète puceau.


Lundi 27

Six heures. – Pessoa dit que la banalité est un foyer et que le quotidien est maternel. Il en conclut qu'il est sage, ou du moins raisonnable, de savoir s'en contenter, « laissant le reste à ceux qui escaladent les montagnes, pour ne rien faire une fois là-haut ».

Midi. – Degas préconisait de rattacher le budget des Beaux-Arts à l'Assistance publique, au lieu, disait-il, “d'encombrer, par des commandes faites aux artistes, les places publiques et les musées de province”. Aujourd'hui, il lui faudrait y ajouter les ronds-points et les stations de métro.

– Les deux premiers chardonnerets de la saison viennent de se présenter à la cabane à graines du cerisier.

– Terminé à l'instant le roman de Dutourd. Michel a eu raison de me le recommander, il est excellent. Demain, je le ferai suivre d'un autre du même : Mémoires de Mary Watson, également recommandé par la maison Desgranges.


Mardi 28

Huit heures. – De Pessoa : « Je voudrais que la lecture de ce livre vous laisse l'impression d'avoir traversé un cauchemar voluptueux. » Un cauchemar, je veux bien : ce Livre de l'intranquillité en a souvent l'allure, en effet. Mais voluptueux ?

Midi. – Définition de l'adultère selon Dutourd qui, dans ses Mémoires de Mary Watson, l'attribue (à tort ? À raison ?) à Réjane : The wrong man in the right place.


Mercredi 29

Sept heures. – Nous nous sommes, hier soir, “risqués sur le bizarre”, comme on dit chez les Tontons : Hunger, film thaï de deux heures et demie... Eh bien, nous n'avons eu qu'à nous féliciter de cette audace. Il s'agit d'un film “culinaire” : une jeune fille faisant la cuisine dans un restaurant de rue assez boui-bouiesque, va se placer sous l'autorité d'un “chef” prestigieux et, comme il est de règle, tyrannique. Thème assez banal, mais dont le réalisateur – son nom évidemment m'échappe – tire quelque chose d'original, suffisamment maîtrisé pour que les deux heures et demie passent sans s'en apercevoir, bien que le rythme du film n'ait rien de trépidant.

Une chose m'a surpris. Bien évidemment, vu le thème, on passe dans ce film pas mal de temps à table. Et l'on a pu constater que les Thaïs semblent utiliser plus volontiers la fourchette que les baguettes, dont je pensais qu'ils faisaient un usage exclusif.

Par ailleurs, je viens d'apprendre par Dame Ternette que, depuis l'année dernière, Bangkok ne s'appelait plus Bangkok mais... Krung Thep Maha Nakhon ! Peuvent toujours se brosser, les Thaïs, pour que j'adopte jamais un nom pareil. Ils veulent flinguer le tourisme, ou bien ?


Jeudi 30

Sept heures et demie. – De Pessoa : « Être un major à la retraite, voilà à mes yeux le sort idéal. Quel dommage de n'avoir pu être, éternellement, un simple major en retraite. »

J'ai beau fouiller ma mémoire, ou ce qu'il en reste, je ne me souviens pas d'avoir jamais aspiré à être un major retraité. Encore une expérience qui m'aura manqué.

Ce qui ne doit pas m'empêcher de quitter ce fauteuil et d'aller dans la chambre passer un pantalon pour descendre à Pacy et en rapporter un pain au levain. Ce qui, en y réfléchissant ne doit pas être très éloigné du genre de petits devoirs que s'impose certainement un major en retraite.

– Désirant me remettre à lire des romans autres que dutourdiens, après mon intermède “scientifique”, j'ai réveillé en sursaut l'Américaine Cynthia Ozick. Pourquoi elle précisément ? Il m'a semblé que passer des trous noirs à ses Corps étrangers serait, d'une certaine manière, rester dans la tonalité.

Trois heures. – Apparemment, nos jeunes subversifs n'ont rien inventé, leurs audaces transgenrissimes ne datent pas d'hier matin. Dans son roman, Cynthia Ozick évoque une représentation d'Othello, dans un théâtre d'avant-garde du Village new-yorkais au début des années cinquante (c'est moi qui souligne) :

« Le principe de ce genre d'endroits était de faire dans l'inattendu (le mot clé étant “subversif”) : le Maure interprété par une femme blanche au visage noirci, vêtue d'un pantalon bouffant, poitrine comprimée par un large bandeau de soie ; Desdémone jouée par un jeune Nègre barbouillé de rouge à lèvres et arborant une perruque blonde. »

Travestisme, transgenrisme, transracialisme : tout y est déjà ! Sauf que, de nos jours, je pense que la “jeune femme blanche” interprétant Othello n'aura sans doute pas intérêt à se noircir le visage sous peine de se prendre des tomates bio dans sa tronche négrifiée. Du reste, impeccablement conditionnée, elle n'y songerait même pas.

Six heures. – Les informaticiens, ces nègres de la modernité qui ont l'algorithme dans la peau.

 

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