lundi 1 janvier 2024

Décembre 2023

 

 

 

 

 

 

Meu nome é Pessoa 

 

 

 

 

 Vendredi 1er

Sept heures. — Commençons donc ce mois comme nous avons achevé l'autre, c'est-à-dire avec un petit verre de Pessoa matinal :

« Nulle trace en moi de sentiment politique ou social. Je possède en revanche, en un certain sens, un sentiment patriotique élevé. Ma patrie, c'est la langue portugaise. Il me serait totalement indifférent qu'on prenne ou qu'on envahisse le Portugal, à condition qu'on ne me cause pas d'ennuis, à moi personnellement. Mais j'éprouve de la haine, une haine véritable (d'ailleurs la seule que je connaisse), non pas contre les gens qui écrivent mal le portugais, qui ignorent la syntaxe ou qui écrivent selon l'orthographe simplifiée, mais bien contre la page mal écrite, que je déteste comme une personne réelle, la faute de syntaxe qui mériterait des gifles, l'orthographe négligeant les y, au même titre qu'un crachat qui lève le cœur, indépendamment de celui qui a craché. » 

Quatre heures. — Vu hier soir sur Netflisque Le Dernier Vermeer, film centré sur ce génial faussaire hollandais, Han van Meegeren, qui a peint plusieurs faux Vermeer, réussissant à pigeonner les auto-proclamés “experts” les plus assurés d'eux-mêmes, ainsi que le gros Göring, à qui il en a vendu un pour une somme coquette. D'où son retentissant procès en 1945, durant lequel il a joué – et finalement conservé – sa tête. Pas pour longtemps du reste, puisqu'il a succombé à une crise cardiaque quelques semaines plus tard. Le film est bon, bien réalisé, acteurs et décors irréprochables. Pour autant, ce n'est pas un chef-d'œuvre. Mais tourne-t-on encore des chefs-d'œuvre au XXIe siècle ?

— Pierre Nora, lui aussi, comme tant d'autres qui se piquent d'écrire, utilise la locution “rien moins que” alors que, manifestement, il en ignore le sens. À moins – bénéfice du doute... – qu'il ne s'agisse d'une erreur de composition ayant échappé aux correcteurs gallimardiques des Lieux de mémoire ?

— Et puisque nous en sommes aux bourdes langagières, voici ce qu'écrit Mme Agnès Desarthe, supposément écrivain, dans sa traduction du roman de Cynthia Ozick, Corps étrangers (c'est moi qui souligne) : « Ce dont Marvin avait besoin importait peu, au final. » Mme Desarthe est peut-être moins écrivain qu'elle ne le croit, au final. Tout juste écrivaine, et encore : avec indulgence du jury...

Six heures. — J'apprends seulement à l'instant que c'était aujourd'hui la “journée mondiale de la prostate”. Évidemment sans commentaire.


Samedi 2

Six heures. — Quelqu'un aurait-il la bonté de m'expliquer pour quelle obscure raison j'ai sauté hors de mon lit à cinq heures et quart du matin ? Même Pessoa, sur le coin de sa table basse, a l'air de trouver ça déraisonnable...

Neuf heures. — Le réchauffement climatique se montre, ce matin, d'une timidité de jouvencelle : - 4°, sibériennement Celsius. En revanche, brille depuis une demi-heure un vrai soleil d'Austerlitz, ce qui est bien le moins un 2 décembre.


Dimanche 3

Six heures. — Levé exactement à la même heure qu'hier... ce qui, du reste, ne me déplaît nullement : l'impression de chaparder du temps au temps.

— Le titre atlanticoïdal qui me laisse quelque peu rêveur : « Mais comment bien choisir son fromage à raclette ? » Je ne discuterai pas de la crucialité de la question, évidente pour tout le monde, et dont on s'étonne qu'elle n'ait pas été aussitôt reprise par tous les grands médias, nationaux et internationaux. Si je m'interroge, c'est sur le point suivant : pourquoi ce “Mais” initial ? À quelle mystérieuse et invisible crypto-phrase prétend-il soudain s'opposer ? Mes analphabètes ont parfois de ces profondeurs à flanquer le vertigo aux âmes plus mieux assurées sur leurs pieds…

Dix heures. — Film chaudement recommandé par Élodie J. ce matin : Sage-Homme. Dès le titre, une ânerie, donc, puisque le terme de sage-femme est épicène, et doit donc être utilisé même lorsque c'est un homme qui aide les parturientes à dépoter le gluant. C'est bien évidemment un film “de femme”, et tout aussi évidemment le “sage-homme” en question est joué par un godelureau impeccablement noir, comme l'est d'ailleurs, apparemment, l'essentiel de la distribution, ainsi qu'il est désormais de règle pour un film se déroulant en France. Et, en prime, il faut se farcir cette grosse dinde de Karine Viard, ce qui, même en période de Noël, reste notoirement indigeste. J'aimerais tout de même bien avoir sous les yeux le scénario et les dialogues de la daube en question : ce doit être un superbe enfilage de perles, post-modernes à s'en pisser parmi.

Je le vois d'ici, le jeune crétin tout empêtré dans ses préjugés “masculinistes” et s'ouvrant miraculeusement aux beautés sublimes de la féminité grâce à l'accoucheuse ménopausée qui l'a pris sous son aile déplumée ! Ah ! Les bennes de bons sentiments, les tombereaux de prises de conscience, les wagons d'ouverture-à-l'autre qui doivent se déverser sur la tête du malheureux spectateur fourvoyé, dont les oreilles n'ont pas fini de résonner de tous ces vagissements post-natals !

Car enfin, qui donc peut être assez maso pour s'imposer deux heures d'histoires de plomberie féminine, de cols d'utérus mal ouverts et de fœtus à peine finis pointant le bout de leur nez informe et dégoulinant de glaires mal identifiées ?

Midi. — Au départ romancier – je n'ai lu aucun de ses romans –, Jean Orieux a écrit quatre biographies, réputées magistrales. Et, en effet, les deux que je possède de lui, Voltaire et Talleyrand, le sont bel et bien. C'est Voltaire que je viens de ressortir de son rayon. Quand je vais lui faire visite, Michel en vient toujours à m'entretenir du sieur Arouet, plongé qu'il est depuis un moment dans son impressionnante correspondance. Et je me suis dit que me rafraîchir un peu la mémoire à son sujet me permettrait peut-être, la fois prochaine, de passer pour un peu moins ignorant que je ne le suis en réalité...

Mais c'est pas gagné.

Et, pour en revenir à Jean Orieux, il m'est venu à l'instant l'envie d'acheter, si je la trouve à modeste prix, sa biographie de Catherine de Médicis ; lecture qui, elle-même pourrait entraîner celles du cycle romanesque de Dumas se passant à cette époque : Reine Margot et alii.

— Voltaire est né si chétif et mal en point que la nourrice à qui il devait être confié ne lui donna pas une heure à vivre. Durant les 84 années suivantes, il montra, selon la judicieuse expression d'Orieux, “une fragilité à toute épreuve”.

Cinq heures. — Une annonce publicitaire sur un site quelconque : « Sophie Marceau revendique sa sapiosexualité. » D'après Dame Ternette, le terme désignerait les ceusses et les ceussesses qui sont sexuellement attirés par l'intelligence de leurs éventuels partenaires (on y croit vachement, hein ?). Juste à côté, un titre d'article : « Sophie Marceau : de nouveau avec Christophe Lambert » Faudrait savoir, ma fille !

— Commandé à l'instant à Herr Momosque le Catherine de Médicis d'Orieux. 850 pages pour 7 € : et on viendra me dire que la culture, c'est pour les “nantis”…

— Saisi d'une impulsion soudaine, et à la frontière du compréhensible, j'ai également mis dans mon petit panier Rakuten un coffret de 20 films d'Ozu (oui, oui : vingt !). Avant de passer la commande, prudent et bon époux, je suis tout de même revenu à la maison pour demander à Catherine son avis sur la question. Bizarrement, elle a eu l'air d'accord. Je passerai donc commande dès demain.

Quand nous aurons épuisé tous les charmes de ce coffret nippon, je le refilerai à Adrien. Par ce qui n'est qu'un paradoxe apparent, le cinéphile qu'il est et qui vit à Tokyo est privé de films japonais, ceux-ci étant bien évidemment projetés ou vendus là-bas sans sous-titres français. Par conséquent, quand il veut en voir, il lui faut grimper dans un aéroplane et venir prendre pension au Plessis-Hébert...


Lundi 4

Midi. — La question qui me lancine depuis ce matin : que deviennent les punaises de lit, censées déferler sur le pays entier ? Plus personne n'en parle, c'est louche... Que nous cache-t-on encore ?

— Dans notre boîte aux lettres, un avis nous informant qu'en raison des travaux en cours, l'eau nous sera coupée demain entre huit heures et midi. L'avis en question est signé de monsieur Untel, “directeur du petit cycle d'eau”. Je trouve à ce titre un attrait irrésistible, comme un parfum d'ancienne Cour, l'équivalent moderne d'un intendant des menus plaisir. Et l'évidence m'apparaît, aveuglante. Voilà ce que j'aurais dû faire, comme métier, au lieu d'aller barboter dans les cloaques journalistiques : directeur du petit cycle d'eau. Comme mes parents auraient été fiers de leur fils, alors !

Trois heures. — Transformé ce qui précède en micro-billet pour le blog-mère : toutes mes excuses aux condamnés à la double peine...

— J'aime cette image de Swift, à Dublin, faisant quasiment du porte à porte (mais pas de n'importe quelles maisons...) pour “placer” La Henriade de Voltaire à ses compatriotes, alors qu'elle venait tout juste de paraître chez un libraire de Londres.


Mardi 5

Sept heures. — Le Pessoa du matin : « Toute civilisation suit la ligne maîtresse de la religion qui la représente : passer à des religions nouvelles, c'est perdre cette religion première et, finalement, c'est les perdre toutes. Nous avons perdu cette religion qui était la nôtre, et toutes les autres du même coup. »

Dans la suite de cette page, Pessoa examine les diverses réactions des hommes face a cette perte : les uns font ceci, d'autres deviennent cela, etc. Et il conclut : « Mais d'autres, ô Race de la Fin, terme spirituel de l'Heure Morte, n'eurent même pas ce courage de tout refuser et de trouver refuge en eux-mêmes. S'ils ont vécu, c'est dans la négation d'eux-mêmes, l'insatisfaction et la tristesse. Mais nous l'avons vécu de l'intérieur, sans grands gestes, toujours repliés sur nous-mêmes, au moins dans notre façon de vivre, enfermés entre les quatre murs de notre chambre, et les quatre murailles de notre incapacité d'agir. »

Le texte en question est date de janvier 1932 : on ne pourra pas prétendre n'avoir pas été averti de ce qui s'avançait.

— Sur ce, revenons en hâte à la vie de monsieur de Voltaire, nettement plus guillerette que celle de notre Lisboète dépressif...

Et comme la vie sans l'œuvre ressemble à un homme amputé des deux jambes, je crois bien que je vais reprendre les contes dudit, ainsi que son Siècle de Louis XIV. Pourquoi ces deux livres plutôt que d'autres ? Parce qu'ils sont déjà là.

Midi. — Le drame du poète Jean-Baptiste Rousseau, grand ennemi de Voltaire et réciproquement, son crève-cœur de tous les instants, c'est que quand on tape son patronyme seul dans Google, c'est immanquablement Jean-Jacques qui se présente à l'avant-scène. Il doit en aller de même pour Balzac (Guez de) et pour Camus (Renaud).

— « Je ne partage pas vos idées, mais je me battrai, etc. » : Il est tout de même consternant que l'on continue à faire de Voltaire l'auteur de cette vertueuse niaiserie, alors que, sa vie durant, il n'a cessé de lui opposer de cinglants, et parfois odieux, démentis.

Trois heures. –- J'ironisais hier sur l'inquiétante disparition des punaises de lit. Et voici que je tombe sur ce titre atlanticoïdal : « Punaises de lit : l'Anses alerte sur les dangers de l'insecticide Sniper, responsable de plus de 200 cas d'intoxication en 5 ans. » Je suppose que les intoxications mises en cause ne concernent nullement les dites punaises. Et je m'étonne qu'on s'étonne de ce qu'un produit baptisé Sniper puisse provoquer des “dommages collatéraux”.

— Sur le lecteur du roi Stanislas, surnommé Pampan, voire Pampichou, par Mme de Graffigny, hôte de Voltaire et d'Émilie du Châtelet à Cirey, un abbé de cour troussa ces deux vers :

Le ciel te prodigua tous les défauts qu'on aime

Tu n'as que les vertus qu'on pardonne aisément.

Voilà une époque, et un milieu, qui donnent un peu envie d'aller y habiter...


Mercredi 6

Sept heures. — Notre Pessoa du matin : « Croyez-moi : s'il ne se trouvait pas d'esprits intelligents pour désigner à l'humanité les divers maux dont elle souffre, elle ne s'en apercevrait même pas. » C'est ça, Fernando, traite-nous de brutes épaisses pendant que tu es lancé ! Cela dit, je me demande si tu n'aurais pas un peu raison... On devrait pouvoir trouver des exemples...

— Repris Candide. Passer sans transition de l'enfer confiné de Pessoa au “meilleur des mondes possibles” du bon docteur Pangloss, voilà qui vous secoue un homme ! D'un autre côté, comme Voltaire emmène rapidement son lecteur à Lisbonne, évidemment le jour du tremblement de terre, faut c'qui faut, le dit lecteur se trouve moins dépaysé qu'il n'aurait pu le craindre de prime abord.

— À la fin du dixième chapitre, fuyant Lisbonne pour Cadix, Candide et Cunégonde font halte dans une auberge de la Sierra Morena. C'est, le lecteur s'en souvient, cette même sierra qui, quelques années plus tard, servira de cadre au Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki ; roman extraordinaire que notre matinal lecteur se sent brusquement des envies de relire...

— Il m'a tout de même fallu attendre 67 ans (63, si l'on décide de ne point compter la prime enfance) avant d'apprendre enfin ce qu'était un espontondemi-pique utilisée du xvieau xixesiècle par les bas-officiers d'infanterie et par les marins lors de l'abordage des vaisseaux.

On se sent tout de suite mieux...

Midi. — Il règne ici, depuis le lever du jour, un temps parfaitement azuréen, cependant que cet imbécile de téléphone-je-sais-tout s'obstine à m'annoncer des nuages pour toute la journée. Et j'ai beau rire au nez de ce petit cuistre rectangulaire en le tournant vers la fenêtre ruisselante de soleil, il demeure obtusément impavide. 

Cinq heures. — Plaisir simple mais régulièrement renouvelé : retrouver le salon et son fauteuil, après avoir fait l'objet d'une mesure de bannissement de trois heures par la femme de ménage.


Jeudi 7

Huit heures. — On peut bien, comme je le fais sans doute trop souvent, critiquer la syntaxe ou la grammaire de tel et tel écrivain. Mais il faut se garder de la moindre critique en ce qui concerne leur ponctuation, même si elle nous fait parfois sursauter (sauf si elle est réellement et grossièrement fautive), car elle est l'élément le plus personnel du style. La ponctuation, c'est la respiration même.

Midi. — Au tout début de l'introduction de son Siècle de Louis XIV, Voltaire pose que “quiconque a du goût ne compte que quatre siècles dans l'histoire du monde”. Lesquels sont, pour lui, celui de Périclès et de Platon, en second le siècle d'Auguste, puis la Renaissance italienne, principalement florentine, et enfin, comme on devait bien s'en douter, ce siècle de Louis le Grand qu'il a pris comme sujet du livre à l'orée duquel nous nous trouvons.

Et, dès cet abord, le lecteur d'aujourd'hui sursaute, mesurant d'un coup tout ce qui le sépare de Voltaire. Celui-ci écrit, à propos de l'Italie du Quattrocento (c'est moi qui souligne) :

 « La belle architecture reparut plus admirable encore que dans Rome triomphante ;  et la barbarie gothique, qui défigurait l'Europe en tout genre, fut chassée de l'Italie pour faire en tout place au bon goût. »

Il faut bien sûr se garder de toiser avec dédain ces hommes d'il y a deux ou trois siècles, qui trouvaient barbare la Sainte-Chapelle et que Chartres était défigurée par sa cathédrale : qui sait comment les hominidés du XXIIIe siècle parleront de nos verdicts esthétiques, sans même parler des autres ? Mais tout de même : admettre que l'on ait pu – et pas n'importe qui ! – rejeter aussi violemment et complètement les splendeurs de l'architecture médiévale, voilà qui demande un très gros effort d'adaptation mentale...

Quatre heures. — Parce que Voltaire et Émilie du Châtelet venaient d'y faire une halte forcée (accident de carrosse...), je cherche Nangis dans Googles Maps. Selon mon habitude – un peu vicieuse, j'admets –, je regarde les photos s'y rapportant. Je tombe sur celle qu'a cru bon de publier un internaute en goguette, représentant sa main droite tenant un cornet de frites de chez MacDonald. Les gens sont désespérément, implacablement tarés. On ne sait plus, les découvrant dans leurs œuvres, s'il convient d'éclater de rire ou de gémir de pitié.

Le plus sage est sans doute de revenir vite fait à Voltaire et la belle Émilie.

— On savait amuser et surprendre, à la cour de Lorraine, si l'on en croit Jean Orieux : « Le roi Stanislas avait aussi un nain. Il était si petit qu'on le plaçait parfois dans un pâté en croûte et, en tranchant le pâté sur la table, on libérait le minuscule personnage qui gambadait entre les verres et les plats. » Et la ligue des Droits de l'homme-de-petite-taille ne disait rien ?


Vendredi 8

Six heures. — Le Pessoa du jour : « Nous ne sommes véritablement que ce que nous rêvons, car le reste, dès qu'il se trouve réalisé, appartient au monde et à tout un chacun. Si je réalisais l'un de mes rêves, j'en deviendrais jaloux, car il m'aurait trahi en se laissant réaliser. J'ai réalisé tout ce que j'ai voulu, dit le faible, et il ment ; la vérité, c'est qu'il a rêvé prophétiquement tout ce que la vie a fait de lui. Nous ne réalisons rien nous-mêmes. La vie nous lance en l'air comme des cailloux, et nous disons de là-haut : “Voyez comme je bouge.” »

Là-dessus, on peut commencer sa journée d'un bon pied et d'un cœur gaillard...

— On peut être séparés par la géographie mais rapprochés par l'histoire. Ainsi Marco Polo et moi, lui l'Auvergnat, moi l'Ardennais : 700 kilomètres entre nos deux régions d'origine. Seulement, il y a Turenne, le maréchal : un La Tour-d'Auvergne, dont le père était prince de Sedan, lui-même étant né dans le château de la dite ville.

— Dans les années cinquante du XVIIe siècle, l'ambassadeur du Portugal à Londres était un certain Pantaléon Sâ.

Je suis plutôt satisfait de ne pas m'être appelé Pantaléon Sâ. 

Du reste, je suis également fort content de n'avoir pas été ambassadeur. Dieu sait pourtant que les sollicitations les plus vives ne m'ont jamais manqué...

Dix heures. — Sur le blog de H16, je trouve à l'instant ceci, qui me réjouit jusqu'au sourire. Si l'on demande à la fameuse “Intelligence artificielle” comment on dit “non-binaire” en espagnol, elle répond : « Le terme “non-binaire” peut être traduit en espagnol par “no binario” ou “no binaria” selon le genre de la personne. » Finalement, elle ne manque pas de bon sens, cette IA.

— Je reçois à l'instant le Catherine de Médicis de Jean Orieux. Mais la bonne reine devra attendre que j'en ai fini avec le Voltaire du même auteur. Une non-préséance que Sa Majesté pourrait n'apprécier que fort modérément – mais je prends le risque.


Samedi 9

Neuf heures. — Le jour paraît décidé à ne pas se lever avant demain, tant le ciel est bouché et pluvieux, le temps venteux par grandes bourrasques. Comme rien ni personne ne nous appelle au-dehors, on s'en fout éperdument : je passe tranquillement le temps à gagner des batailles et enlever des places fortes dans le sillage du Grand Condé et de mon compatriote Turenne – en ayant grand soin de leur laisser faire tout le boulot, à l'exemple de Louis XIV himself.

Même les piafs semblent, ce matin, préférer jeûner plutôt que d'affronter les éléments pour rejoindre les mangeoires à graines et à boules de graisse, qui n'attendent pourtant qu'eux.

— Heureusement, les intempéries n'empêchent nullement les harpies bigotières de multiplier leurs déchaînements contre Gérard Depardieu (que je persiste, sans être capable d'étayer, à croire totalement indifférent à leurs piaillements) ; elles, mais aussi leur escouade de petits collabos du genre d'en face. ainsi, ce réalisateur de films pour bidasses en perm' qui a nom Fabien Onteniente s'est empressé de déclarer, il y a quelques heures, que jamais plus il ne tournerait avec le vilain ogre violeur. Ce doit être bien reposant, pour nos sœurs en révolte, ces mâles qui se sectionnent d'eux-mêmes les gonades avant que quiconque ait eu l'idée de leur demander quoi que ce soit.

Midi. — L'envie me titillait depuis deux ou trois jours (c'est la faute à Voltaire...) de m'intéresser de plus près à Frédéric II de Prusse. Et que découvré-je à l'instant ? Que l'excellent Pierre Gaxotte lui a, en son temps, consacré une biographie. Trouvant, chez Rakuten, l'édition Fayard à un peu moins de cinq euros, je sommai aussitôt Herr Momosque de m'expédier le volume en question, avec ce soin et cette ponctualité qui ont toujours fait la grandeur des armées prussiennes.

— Émilie du Châtelet avait coutume d'affirmer qu'elle voulait être traitée partout en homme, sauf au lit. Voilà qui devrait suffire à expliquer qu'elle ne soit pas devenue une icône féministe : ce n'est sûrement pas elle qui se serait revendiquée écrivaine...

Trois heures. — En décembre 1752, Frédéric II fait saisir par sa police la Diatribe écrite peu avant par Voltaire (et répandue en loucedé par ses soins...) contre Maupertuis, “protégé” du même Frédéric. Jean Orieux écrit : « Le livre fut condamné séance tenante à être écartelé, puis brûlé place des Gendarmes, à 10 heures du matin, le 24 décembre 1752. »

Je savais évidemment, comme tout un chacun, que l'on pouvait brûler des livres – et même qu'on ne s'en est jamais privé, jusqu'aujourd'hui inclus. Mais j'ignorais que l'on pût au préalable les écarteler tels de vulgaires humains. Je suppose néanmoins qu'on ne prenait pas la peine de les lier entre quatre chevaux, et que le “bourreau” se contentait d'en démanteler la reliure à la main avant d'en déchirer les pages. Mais allez donc savoir...

Orieux conclut ainsi l'anecdote (c'est moi qui souligne) : « Frédéric, pour consoler Maupertuis du sanglant affront que Voltaire venait de leur infliger à nouveau, lui envoya une lettre charmante et une pincée de cendres de la Diatribe. » C'était trop cool, d'être pote avec le despote...


Dimanche 10

Huit heures. — Phrase curieuse chez Voltaire : « Le prince de Conti fut le premier qui rétablit le désordre, ralliant les brigades, en faisant avancer d'autres. » D'après le ton général du paragraphe où cette phrase s'inscrit, il est évident que ce qu'a rétabli le prince c'est l'ordre, et non le désordre ; lequel, du reste, n'a jamais besoin d'un quelconque rétablissement, survenant généralement tout seul et de manière en quelque sorte spontanée. Mais peut-être le verbe “rétablir” avait-il au XVIIIe siècle un sens différent de celui d'aujourd'hui, et qui, par conséquent, échappe à l'âne sentencieux que je crains d'être.

— Une autre chose étrange, mais qu'il faut sans doute imputer aux éditeurs plutôt qu'à Voltaire lui-même : à trois lignes d'intervalle, il est d'abord question de Dantzig, puis de Dantzick...

Midi. — Frappé une fois de plus par cette étonnante ressemblance entre Proust et Voltaire qui, tous deux, ont passé l'essentiel de leur vie à se déclarer mourants. La différence est que le premier est mort à 51 ans, avalisant en quelque sorte sa longue et répétée prédiction, tandis que le second a vécu largement octogénaire. D'où la formule de son biographe : « Il fut, 84 ans durant, d'une fragilité à toute épreuve. »

Autre ressemblance entre les deux : la quantité de lettres qu'ils écrivent durant chacune de leurs agonie ; Voltaire pouvait en expédier jusqu'à 40 par jour... et Proust ne devait pas être bien loin de ce compte !

Cinq heures. — Voltaire vient de s'installer à Ferney, pour les vingt années qu'il lui reste à vivre. Et voici que se présente à sa porte le jeune Marmontel ; ce qui me donne illico l'envie de relire les mémoires d'icelui. Chaîne sans fin...


Lundi 11

Sept heures. — Vu hier soir un film de cette année, Le Monde après nous : expérience à la fois pénible et finalement fascinante. À la base du “scénario” – les guillemets ne sont pas de trop –, un couple affligé de deux ados arrive dans une maison louée pour le week-end, au bord de la mer, pas très loin de New York. Télés, ordinateurs et téléphones tombent brusquement en panne. Débarquent alors un père et sa fille, propriétaires de la dite maison. Et après...

Après, rien. Des discussions interminables et vaseuses sur la terrible catastrophe qui vient de s'abattre sur le monde (ils sont simplement en panne de téléphone...) dont on ne saura jamais rien. De temps en temps, surviennent des micro-événements ridicules en eux-mêmes et jamais reliés entre eux : un pétrolier s'échouant sur la plage, un carambolage de voitures neuves et sans chauffeurs, un troupeau de biches qui surgit dans le jardin, l'ado de la famille qui se met à perdre ses dents, des flamants roses venant squatter la piscine...

Tout cela est censé nous faire très peur, comme nous l'indiquent les mines égarées des protagonistes et comme le souligne lourdement la musique grandiloquente. Mais c'est plutôt un genre de rire nerveux qui s'empare du spectateur devant ce vide scénaristique qui, en plus d'être vide, s'offre le luxe d'être totalement incohérent et dénué du moindre semblant de rythme... tout cela pendant près de deux heures et demie !

À la dernière image, Catherine a émis le regret de voir le film se terminer “en queue de poisson”. Elle se trompait : il ne pouvait évidemment pas y avoir de queue puisqu'il n'y avait jamais eu de poisson. Ni d'aquarium, ni de rien.

Ce magnifique ratage était tant bien que mal servi par des comédiens aux noms connus, mais en voie très nette de has-beenisation, tels que Julia Roberts, Ethan Hawkes et Kevin Bacon.

— Comme, au bout du compte, la fin du monde n'a pas eu lieu hier soir, renouons avec notre Pessoa du jour, comme si de rien n'était :

« Quand les gens du peuple perdent leurs traditions, cela signifie que le lien social s'est brisé ; et quand le lien social se brise, il se brise entre la minorité et le peuple. Quand ce lien se trouve brisé, c'est la fin de l'art et de la science véritable, la fin des principaux facteurs qui engendrent la civilisation. »

Comme on voit, dès 1932, Fernando découvrait les suaves délices du futur vivre-ensemble.

— Dans la mesure où il est en ce moment mon compagnon de chaque matin, je viens de décider que le titre de ce journal serait : Meu nome é Pessoa. En français : Mon nom est personne, en jouant sur le double sens qu'a ce mot dans notre langue, mais pas en portugais, où pessoa désigne une personne, mais n'est pas l'équivalent de nobody.

Midi. — Je suis toujours étonné que des gens apparemment sains d'esprit, ou disons : pas plus déments que la moyenne de l'humanité, puissent accorder le moindre crédit aux prédictions des “voyants”. Même s'il pouvait, par miracle, s'en trouver un ou deux qui ne fussent pas de complets charlatans et se révélassent réellement capables de voir l'avenir, nous serions encore bernés, faute de connaître le contexte dans lequel se réaliseront leurs oracles. Prenons un exemple (mais je pourrais en exposer une douzaine d'autres dans le quart d'heure).

Si, vers 1770, on avait affirmé au poète académicien Le Franc de Pompignan que l'on parlerait encore de lui dans deux siècles et demi, Sa Suffisance se serait rengorgé, sa tête aurait enflé au point de ne plus pouvoir entrer sous la Coupole. Et le voyant aurait eu raison de lui faire cette juste prédiction...

Sauf que, si l'on parle encore de Le Franc dans nos livres, ce n'est nullement en raison des siens, victimes d'un naufrage à peu près total, mais parce que, adversaire tonitruant des Encyclopédistes, il fut ridiculisé par eux, et surtout étrillé sur la place publique, en vers comme en prose, par un Voltaire presque octogénaire mais au plus haut de sa forme pamphlétaire.

— Dans son avant-dernier billet, qu'il consacre à Schumann et à Menuhin, Jérôme Vallet proclame tout soudain son mépris pour ce qui relève de la musique d'opéra. C'est curieux. Il me semble bien me souvenir que, voilà une douzaine d'années, il se pâmait devant Cecilia Bartoli, pour ne rien dire d'Elisabeth Schwarzkopf. Cela dit, tout le monde a le droit de changer d'avis et de goût. De toute façon, les oukases de l'atrabilaire m'en touchent une sans faire bouger l'autre – je parle bien évidemment de mes oreilles.


Mardi 12

Sept heures. — Mon père est mort il y a dix ans, jour pour jour. J'appellerai ma mère tout à l'heure, quand on sera rentré de nos courses hebdomadaires, mais sans lui dire que c'est en raison de cet anniversaire, préférant lui laisser l'éventuelle initiative d'aborder le sujet.

Et, dans trois jours, ce sera, ou ç'aurait dû être, l'anniversaire de ma sœur. Décidément, les mois de décembre...

Neuf heures. — Je disais tout à l'heure à Nicolas, tandis que nous devisions matutinalement, que je me couchais avec les poules pour me lever avec le coq. Cela m'a fait repenser à toutes les années durant lesquelles, en exagérant un peu, je faisais quasiment l'inverse : me coucher au chant du coq et me lever (souvent péniblement…) au couvre-feu des poules.

Onze heures. — Je viens d'appeler ma mère. Durant notre conversation, elle a fait, pour tout autre chose, une allusion à mon père, sans que cela ne semble rien éveiller chez elle, à propos de l'anniversaire d'aujourd'hui. Nous irons la voir le 26, profitant de ce que Philippe et Dominique y seront aussi.

Deux heures. — À l'été 1763, Voltaire reçoit à Ferney la visite du prince de Ligne : on donnerait cher pour avoir pu être caché en un coin du salon. À défaut, on peut se contenter de relire les irrésistibles mémoires du prince en question ; ce qu'il n'est exclu que je fasse.

(En attendant, je vais plutôt me rendre chez MécaLoisirs, afin d'y récupérer ma tondeuse, toilettée de frais.)

Parlant de son hôte, de Ligne dit qu'il est “bon homme et grand homme à la fois, réunion sans laquelle on n'est jamais complètement ni l'un, ni l'autre car le génie donne plus d'étendue à la bonté et la bonté plus de naturel au génie”.

À quelque temps de là, arrive à Ferney l'Écossais Boswell, futur biographe de Samuel Johnson. Il tombe évidemment sous le charme du maître de maison, ce qui ne les empêche pas de discuter âprement : très croyant, Boswell veut faire admettre à Voltaire qu'il possède bel et bien une âme immortelle, ce dont celui-ci refuse véhémentement de convenir. Un peu plus tard, le même Boswell, décidément fort prêcheur, tente de persuader le père Adam, Jésuite de son état, que l'Enfer n'existe pas, ce que le bon père rechigne nettement à consentir à l'invité. Dommage que l'abbé Mugnier ne fût point encore né, il aurait pu les réconcilier : « L'Enfer existe... mais il n'y a personne dedans. »


Mercredi 13

Sept heures. — Un mini-Pessoa pour ce matin: « Les rêveurs heureux, ce sont les pessimistes. Ils modèlent le monde à leur image, et parviennent ainsi à se sentir toujours chez eux. »

— Passons maintenant à Voltaire. Dans son Siècle, parlant du comte et futur duc de Lauzun, il le dit ( c'est moi qui souligne) “rival du roi dans ses amours passagers”. Voltaire ignorait-il que le mot amour devient féminin lorsqu'il passe au pluriel ? J'ai beaucoup de mal à le croire ! Ou si ce n'était pas le cas au XVIIIe ? Ou bien ce serait une erreur des typographes qui n'aurait jamais été rectifiée par la suite ? À vrai dire, aucune de ces trois hypothèses ne me paraît plus satisfaisante que les deux autres. Alors ?

Avec tout ça, notre cafetière vient de nous lâcher…

Dix heures. — Les cafetières, c'est comme les voitures : quand on se mêle d'en acheter une neuve, on commence par ne voir que ses inconvénients par rapport à l'ancienne – en tout cas moi.

— On sait que Proust s'agaçait de ce que Saint-Simon, dans ses mémoires, évoque fréquemment “l'esprit des Mortemart” sans jamais le caractériser ni en donner le moindre exemple ; et que c'est en réaction contre sa propre frustration qu'il s'était employé – et a pleinement réussi – à créer véritablement, dans La Recherche, un “esprit des Guermantes”, principalement illustré par Oriane, duchesse de ce nom.

Eh bien, Voltaire lui-même, au début du tome second de son Siècle de Louis XIV, évoque ce même esprit si particulier des Mortemart... sans en dire davantage à son sujet que le petit duc !

S'il se trouve, l'esprit des Mortemart ne fut jamais autre chose qu'un mythe, uniquement créé pour que Proust, bien plus tard, donnât forme et vie à ses Guermantes...

Deux heures. — Un commentateur de Nicolas, qui est parfois aussi des miens, Denis, évoque – pour l'opposer à l'islam – notre “culture républicaine”. À moins d'affadir le mot culture au point de lui faire désigner n'importe quoi et son contraire – après tout, on en est bien arrivé à parler sans éclater de rire d'une “culture d'entreprise” –, je ne vois absolument pas ce que “culture républicaine” pourrait bien signifier, la république au sens moderne – laissons Platon et Aristote roupiller tranquilles – n'étant rien de plus qu'un régime politique, c'est-à-dire un état superficiel et transitoire, comme le sont la plupart des régimes politiques.


Jeudi 14

Onze heures. — J'ai la preuve, depuis ce matin, que le si bien-pensant Sarkofrance est un répugnant personnage, qui mériterait amplement le goudron et les plumes. Je ne dirai rien de la preuve en question car, en scrupuleux journaliste (aporie !) que je fus, je ne veux pas risquer de trahir mes diverses sources. Il n'empêche que, tout pacifiste bonasse que je sois, je lui cracherais volontiers à la trogne si je l'avais en ce moment devant moi.
 
– Sinon, je viens de recevoir la biographie de Frédéric II de Prusse par Pierre Gaxotte, ce qui va m'éloigner à tire-d'aile au-dessus du cloporte précédemment évoqué. 

– Excellente nouvelle : Testament, le dernier film de Denys Arcand, vient de sortir (mais apparemment pas encore en DVD malheureusement). Deuxième excellente nouvelle : le folliculaire stipendié du Monde l'a trouvé terriblement mauvais et affreusement réactionnaire. J'ai bien hâte…

Trois heures. — En principe, en ce moment même, nous devrions être quelque part dans la riante petite cité de Nogent-le-Rotrou, Eure-et-Loir, en raison de je ne sais quelle exposition que Catherine désirait voir. La dite Catherine étant à moitié malade, l'expédition a été annulée. Dieu sait que je ne suis pas du genre à me réjouir des malheurs de mon épouse. Il n'empêche que je ne suis pas mécontent du tout d'avoir coupé à Nogent...


Vendredi 15

Sept heures. — Le Pessoa du jour (que j'ai oublié hier...) : « L'ennui n'est pas une maladie due au déplaisir de n'avoir rien à faire, mais c'est la maladie, combien plus grave, de se dire que rien, en fait, ne vaut la peine. Et dans ces conditions, plus on a de choses à faire, plus on s'ennuie. »

— Comme je ne manque jamais une occasion de flétrir les faiseurs de notes lorsqu'ils s'avèrent fâcheux, il est bon que je salue, dans un esprit de justice qui, je l'espère, m'honore, le travail de Mme Hellegouarc'h et de M. Menant qui ont présidé à l'édition que j'ai (Livre de poche) du Siècle de Louis XIV : notes peu nombreuses, brèves et non jargonnantes, qui ne sont là, le plus souvent, que pour relever les erreurs factuelles commises par Voltaire, et les corriger, ou pour de succincts renseignements biographiques sur les personnages qui traversés le livre.

Bon, une petite critique tout de même, qui est d'ailleurs plus une remarque qu'une véritable critique : pourquoi déranger le lecteur par un appel de note si c'est uniquement pour lui donner l'équivalent moderne d'un mot employé par Voltaire, intervention presque toujours inutile ? 

Un exemple ? D'accord. C'est moi qui souligne. Voltaire écrit que “quelquefois, chez les Juifs et les païens, on dévoua des victimes humaines”. En note, on nous signale que, par “dévouer”, il nous entendre “immoler” : est-ce que ce n'était pas évident ? On m'objectera que de nombreuses personnes n'ont aucune notion de ce que pouvait être le français du XVIIIe siècle. Sans doute. Mais qui me fera croire que ces mêmes personnes auront un jour l'idée de s'appuyer les mille pages du Siècle de Louis XIV ?

Midi. — Quelques semaines avant sa mort, lors de son ultime et triomphal séjour à Paris, Voltaire s'offre une promenade au Palais Royal. Il aperçoit deux enfants qui jouent, sous la surveillance d'une gouvernante. L'un d'eux lui rappelle étrangement le Régent, rencontre ici même, dans ces jardins, une soixantaine d'années plus tôt. Renseignements pris, ce gamin de cinq ans, M. de Valois, est bel et bien l'arrière-petit-fils de Philippe d'Orléans ; gamin qui, cinquante-deux ans après cette rencontre, deviendra roi des Français sous le nom de Louis-Philippe. 

Voltaire tapotant la joue de Louis-Philippe : cela vous a comme un goût de “rupture du continuum spatio-temporel”, ainsi qu'aimaient dire les vieux auteurs de science-fiction.

Quelques jours plus tard, à l'Académie des sciences, ce sont deux vieillards qui tombent dans les bras l'un de l'autre : Voltaire et Benjamin Franklin.

Trois heures. — Il faut lire, à la toute fin de l'ample biographie de Jean Orieux, les invraisemblables – mais bien réelles – tribulations du cerveau de Voltaire, lequel, prélevé juste après la mort, s'est promené de-ci, de-là, passant de main en main durant un siècle avant de disparaître, sans doute à jamais.

— Cela dit, que lire maintenant que j'ai tué le seigneur de Ferney ? J'ai le choix entre deux fidélités ; ou, pour parler plus exactement, deux continuités : soit rester avec Voltaire et son temps en attaquant la biographie de Frédéric II par Gaxotte, soit poursuivre dans la compagnie du biographe de Voltaire, Orieux, et lire sa Catherine de Médicis
 
Après hésitation et balancements divers, je pense que le roi de Prusse va l'emporter sur la reine de France. J'espère qu'aucune sœur de parité ne m'en tiendra rigueur.



Samedi 16

Six heures. — J'arriverai bientôt, trois ou quatre fins de nuit, pas davantage, au bout de ce Livre de l'intranquillité. Donc, un des derniers “Pessoa du matin” : « Si j'imagine, je vois. Que fais-je de plus en voyageant ? Seule une extrême faiblesse de l'imagination peut justifier que l'on ait à se déplacer pour sentir, [...] La vie est ce que nous en faisons. Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n'est pas fait de ce que nous voyons, mais de ce que nous sommes. »

Dix heures. — Anecdote. Dans les tout premiers temps de l'Occupation, au cours d'une soirée, l'un des invités proclame fièrement : « Je suis le Maréchal aveuglément ! » Alors, Pierre Gaxotte : « Comment le faire autrement ? » Pour les attardés contemporains qui croient encore dur comme fer qu'être de l'Action française faisait automatiquement de vous un pétainiste, voire un “collabo”. Et maintenant, retournons à Potsdam où nous attend le futur Frédéric II.

Midi. — Un blogueur, présent dans la blogoliste de Nicolas (c'est une vraie mine, cette liste !), ce blogueur, donc, publie un billet pour nous informer de sa récente vasectomie. Opération volontaire : les deux récents tourtereaux, gaillardement en route vers la cinquantaine, sont déjà affligés de deux héritiers chacun et n'ont nullement envie de se remettre à la table à langer. Je le comprends, cet homme. D'autant mieux que, si j'avais 20 ans aujourd'hui, je me précipiterais  joyeusement vers la clinique la plus proche afin qu'on m'y ligaturât ces putains de canaux déférents : les femmes ayant, mine de rien (et sans surtout s'en vanter...), pris totalement le contrôle de la reproduction, il me paraît la moindre des choses de leur couper radicalement l'herbe sous le pied.

Pour revenir à notre stérilisé volontaire, la seule chose que je pourrais lui reprocher, si j'en avais quoi que ce soit à faire, c'est d'abord de présenter la vasectomie comme un moyen de contraception équivalent aux autres ; ce qu'il n'est évidemment pas puisque irréversible. Et, en second lieu, d'empoisser son petit récit d'une épaisse mélasse féministo-bienpensante, avec, en but secondaire, sous-jacent, sans doute même inconscient, celui de montrer à quel point il est doté d'une belle âme, pure et désintéressée, telle que se doit d'en posséder une tout homme de progrès, tourné vers un avenir équitable et paritaire. En quoi faisant, il ne dévoile que son parfait conformisme. À trop vouloir prouver...

Cinq heures. — Cette vie de Frédéric II par Gaxotte me paraît souffrir d'un grave déséquilibre. Qu'on en juge : alors que le livre ne compte pas plus de 430 pages (édition Fayard), il en faut près de 200 pour que le pénible Frédéric-Guillaume 1er se décide à mourir et que son fils monte enfin sur le trône. Durant ces 200 premières pages, on s'est trop souvent attardé dans des péripéties secondaires, consacrant des quatre ou cinq pages à des événements voire des anecdotes qui, à mon sens, auraient eu avantage à se régler en quatre ou cinq paragraphes. Je suis déçu, monsieur Gaxotte, je suis très déçu !


Dimanche 17

Huit heures moins le quart. — Pourquoi personne ne m'a-t-il averti que, le dimanche, la boulangerie n'ouvrait qu'à huit heures et non à sept heures et demie comme en semaine ? Et c'est comme ça qu'on se retrouve à faire le pied de grue dans Pacy déserte, à regarder, au tableau de bord, les minutes s'étirer autant que si l'on se déplaçait à des vitesses proches de celle de la lumière...

Dix heures. — Ciel pur, soleil radieux, vent absent : aucune excuse pour ne pas emmener le chien en promenade…

Cinq heures. — Ressorti de son rayon le volume “Bouquins” contenant La Reine Margot et sa suite La Dame de Monsoreau (le troisième volet, Les Quarante-cinq, occupent un autre volume ; normal : ils sont nombreux…). Ce, en prévision du jour, maintenant proche, où j'aborderai la biographie de Catherine de Médicis par Orieux. Que je compte faire suivre, si je ne me lasse pas avant, par le Sur Catherine de Médicis de Balzac (ce qui est jouer un jeu dangereux, en tout cas lourd de conséquences, car je sais ce qui se passe d'ordinaire, quand j'aventure un orteil dans La Comédie humaine…).

— L'information la plus drôle du jour, si ce n'est de la semaine : « Turquie : À cause de l'inflation, la patronne de la Banque centrale retourne vivre chez ses parents. » Et si les taux d'intérêt grimpent trop haut, elle sera privée de loukoums.


Lundi 18

Cinq heures et quart. — Mais qu'est-ce qui me prend, d'être debout à une heure pareille ? Je sais bien que j'étais au lit avant dix heures hier soir, mais tout de même...

— Rien de tel qu'un petit paragraphe de Pessoa pour se remettre d'aplomb ; paragraphe qui, d'ailleurs, sera probablement le dernier car j'arrive au bout de ce voyage à la fois tourmenté et immobile. Donc, voici :

« Tout être vivant vit parce qu'il change ; il change parce qu'il passe ; et parce qu'il passe, il meurt. Tout être vivant se transforme perpétuellement en autre chose, et c'est constamment qu'il se refuse et se dérobe à la vie. La vie est donc un intervalle, un lien, une relation, mais une relation entre ce qui est passé et ce qui passera, un intervalle mort entre la Mort et la Mort. »

On se sent tout de suite plus gaillard, non ?

Neuf heures. — Je viens d'abandonner le livre de Gaxotte aux deux tiers de sa lecture ; en partie pour la raison que je donnais il y a un jour ou deux (défaut de proportions), mais surtout parce que j'ai soudain pris conscience (non mais quel choc !) que ce pauvre Frédéric, en fait, ne m'intéressait pas plus que ça – qu'il était même en train de me devenir vaguement antipathique. Bref, je me suis aussitôt lancé dans mon cycle “XVIe siècle”, en ouvrant la biographie de Catherine de Médicis par Jean Orieux.

— On vient de nous couper l'eau sans prévenir, ainsi qu'il arrive régulièrement depuis le début des travaux de remplacement des vieilles conduites. Comme les ouvriers sont de braves gens, ils ont fait cela exactement entre la fin de ma douche et le début de celle de Catherine…

— Demain, selon la formule consacrée : journée Desgranges.


Mardi 19

Neuf heures. — Il ne pleut ni ne neige, et le soleil paraît décidé à ne point se montrer : temps idéal, donc, pour franchir au volant de Soraya les quelque 90 km qui me séparent de l'oasis desgrangienne. Je me mettrai en route, as usual, vers dix heures et demie, afin d'apparaître en même temps que les douze coups de midi. Comme je supporte de moins en moins de conduire de nuit – moi qui ai pourtant adoré cela durant plusieurs décennies –, je repartirai de là-bas dès quatre heures, quatre heures et demie au plus tard. Et, tout aussi as usual, Agnès et Michel s'étonneront de me voir les quitter si vite...

— Une des difficultés lorsque, comme moi ces temps derniers, on saute de siècle en siècle (et en plus à rebours...), passant de celui de Voltaire à celui de Louis XIV (écrit par Voltaire) avant de sauter à pieds joints en pleine Renaissance : on retrouve les mêmes noms de grandes familles, les mêmes puissants lignages, mais ce sont chaque fois des personnages différents qui les portent, les illustrent ou les déshonorent. Cela demande d'incessantes “mises au point”, au sens optique du terme, si l'on tient à se faire et à conserver une idée à peu près juste des gens que l'on rencontre.


Mercredi 20

Dix heures. — Je découvre seulement à l'instant, pour désigner les écolodéments façon Guillaume Cingal, le terme de Gaïatollah : en voilà un que j'aurais aimé forger moi-même, tant il me semble bien venu.

Midi. — Commencé à lire le dernier numéro d'Éléments – celui du cinquantenaire de la revue –, rapporté hier de chez les Desgranges. Dans un article hommage consacré à Jacques Julliard, Alain de Benoist rapporte la confidence que lui fit l'éminent collaborateur du Nouvel Observateur, lors de l'une de leurs rencontres : « Vous savez que Jean Daniel n'écrivait aucun de ses éditoriaux ? Il se contentait de les relire et de les signer ! » Si la chose est vraie, elle me fait grand plaisir, moi dont l'admiration pour le cuistre en question fut toujours très chichement mesurée.

– Autre constat de Julliard, rapporté par Benoist : « Chaque fois que je me suis trouvé majoritaire quelque part, je me suis demandé quelle connerie j'étais en train de faire ! » Une prudence (une “auto-méfiance” ?) qui me paraît tout à fait saine.

— J'apprends, grâce à mes pithécanthropes de presse habituels, que “les lieux de travail sont de plus en plus ségrégués” (c'est moi qui souligne). C'est dans des moments pareils, face à des informations aussi stressantes, que l'on est vraiment content d'être en retraite.

— Depuis hier apparemment, la volaille wokiste couine sur Twitter, hurle au fascisme, au racisme, au pétainisme, à je-ne-sais-quel-isme encore. Pourquoi ? Un coup d'État militaire ? Les troupes de Jordan Bardella ont pris d'assaut l'Assemblée nationale, mitraillette à la hanche ? Ah, non : c'est simplement parce que les députés ont voté une “loi immigration” qui aura autant d'effets que peut en avoir un Canada Dry sur le cerveau d'un alcoolique. Cela dit, leurs piaillements ne sont pas sans me réjouir…

Quatre heures. — Mercredi 20 décembre 2023. Je sors de la Case pour tirer quelques bouffées de pipe. Levant la tête vers le ciel nouvellement dégagé, je vois une vingtaine de corneilles au-dessus des sapins proches ; elles tournoient un moment avant de disparaître en direction de l'église. La pensée alors me traverse que, peut-être, le 20 décembre de l'an 1023, un paysan normand illettré se tenait à l'exacte place où je suis et que, levant la tête, il put voir le même vol de corneilles que moi. Ce court moment de fraternité temporel ayant suffi pour que s'éteigne ma pipe, je suis rentré me remettre au chaud.

Six heures. — Voici comment, désormais, écrit un journaliste de la “grande presse” – en l'occurrence Libération : « Près de 29 800 lits ont été supprimés d'hospitalisation sur la période fin 2016-fin 2022, correspondant en majorité à la présidence d'Emmanuel Macron. »

Donc, reprenons calmement et dans l'ordre. Passons sur le fait que “près de 29800” sonne bizarrement. C'est un peu comme écrire “Il pèse pas loin de 78,5 kg” ou encore “J'ai parcouru environ 9,240 km”.

Plus étrange : à quoi peut bien ressembler un lit que l'on a “supprimé d'hospitalisation” ? Et pourquoi l'avoir fait sur la période plutôt que pendant ?

Enfin, comment une période peut-elle correspondre en majorité (puisqu'elle est toute seule) plutôt que pour l'essentiel ou encore presque totalement ?

E tout cela en un seul touite

– Et une expression qui, me semble-t-il, peint assez bien l'époque. Je l'ai trouvée chez Élodie J., mais je ne pense pas qu'elle en soit l'inventeur. Lorsqu'une femme a porté plainte pour viol contre un homme connu, un PPDA, un Depardieu, etc., on sait qu'il s'en trouve immédiatement deux douzaines d'autres pour imiter l'initiatrice et épaissir le dossier du mâle féroce. Ces suiveuses deviennent alors des “sœurs de plainte”. Cela pourrait d'ailleurs fournir un excellent slogan, en cas de manifestation publique de soutien à telle ou telle : « Nou, nou, nou ! Nous sommes toutes des sœurs de plainte ! »

En tout cas, le bouc du jour semblant bien être Poivre d'Arvor, ça va permettre à Depardieu de souffler un peu. (Et je vois que les gars Cauet et Beigbeder tentent de profiter du brouhaha pour se faufiler vers la sortie…)


Jeudi 21

Neuf heures. — Plongé en plein XVIe siècle, je me demande si les huguenots de cette époque n'étaient pas un peu l'équivalent des islamopithèques de notre temps : fortement minoritaires mais agressifs et très bruyants...

Sur cette forte pensée, m'en vas aller boire un petit café — sous l'auvent de la terrasse, vu qu'il pleut comme si on était en Normandie.

— À propos de Diane de Poitiers, dans le temps où ses amours avec le futur Henri II viennent de passer du “chevaleresque” au charnel, un chroniqueur parisien écrit : « Elle se sentit grande chaleur et fortes démangeaisons au corbillon ainsi que grande envie de se faire mijoter le tétin. »

Rappelons qu'un corbillon était une petite corbeille utilisée par les boulangers. Je suppose que notre “main au panier” (conduisant désormais directement aux galères celui qui s'y risquerait) est de même origine. “Corbillon” est d'ailleurs employé par Villon dans l'une de ses ballades (Épître à mes amis), où il fait rimer le mot avec son propre nom (Le laisserez là, le pauvre Villon ?).

Signalons aussi que la belle Diane avait vingt ans de plus que son royal amant : les époux Macron n'ont innové en rien.

— Mais revenons à Catherine de Médicis, la bientôt reine. Certes, je ne suis ni gynécologue, ni obstétricien ; mais enfin, c'est tout de même étonnant, cette femme qui reste stérile pendant les dix premières années de son mariage et qui va donner naissance à dix enfants durant les onze années suivantes.

Elle n'a d'ailleurs pas enfanté pour rien puisque, sur ces dix rejetons, il y eut trois rois de France — François II, Charles IX et Henri III —, une reine d'Espagne — Élisabeth, épouse de Philippe II — et une reine de France, la fameuse “reine Margot” d'Alexandre Dumas, mariée quasiment de force à Henri de Navarre, futur Henri IV.

Cette fécondité record doit beaucoup à la belle et impérieuse Diane. Régulièrement, alors que Henri est déjà occupé à se déshabiller au pied du lit de sa maîtresse, celle-ci l'expédie autoritairement dans la chambre de la pauvre Catherine, avec un argument sans réplique : « Il le faut ! Vous êtes dauphin, vous devez donner des héritiers à la reine ! » On ne peut retenir un petit sourire en se représentant le futur roi ramassant ses chausses et filant accomplir en maugréant un devoir conjugal qui ne le tentait que fort peu.

— François 1er. Homme fort attachant, doublé d'un personnage flamboyant, protecteur des arts, bâtisseur de châteaux, etc. Mais hélas, roi souvent médiocre, empêtré dans son obsession italienne et par trop soumis, politiquement, à sa favorite, la funeste et pénible Mme d'Étampes.

Midi. — Dans le petit billet publié il y a deux ou trois jours sur le blog-mère, dans lequel je clamais mon “désir de XVIe siècle” (désir parfaitement irréel...), je me faisais naître en 1510 et, trois lignes plus bas, croiser Léonard de Vinci dans les rues d'Amboise : Léonard étant mort en 1519, la rencontre aurait été assez improbable, en tout cas peu fructueuse...


Vendredi 22

Huit heures. — Nous avons, il y a deux soirs, repris une série, Suits, que nous avions abandonnée naguère au mitan de sa seconde saison (il y en a neuf...), sans que je parvienne à me rappeler pourquoi cet abandon. Si nous y sommes revenus, c'est parce que, mardi, Agnès et Michel Desgranges m'ont dit être occupés à la regarder, et à le faire avec plaisir. Il s'agit d'une série “judiciaire” centrée sur un grand cabinet d'avocats new-yorkais.

Effectivement, la première saison est plaisante, assez drôle, très bien rythmée, même si les “intrigues” proprement judiciaires font à peine semblant de vouloir être crédibles. Mais je vois déjà pourquoi, cette fois encore, très probablement, nous lâcherons l'affaire bien avant la fin des quelque cent trente épisodes.

C'est à cause des personnages. Ils n'existent pas. Ou fort peu. Ce sont des silhouettes dessinées une fois pour toutes, en deux dimensions et, de ce fait, incapables de porter l'ensemble bien loin. Suits me semble être une preuve supplémentaire, mais une preuve a contrario, de ce qu'une série ne peut se maintenir dans la durée que grâce à des personnages d'une certaine “épaisseur d'humanité” et, de ce fait, capables d'évoluer, de nous surprendre. Si ce n'est pas le cas, et si en plus les histoires qu'ils sont chargés d'animer sont plates, voire caricaturales, l'intérêt du spectateur faiblit rapidement, passé le charme de la découverte, jusqu'à disparaître complètement après une quinzaine ou une vingtaine d'épisodes — ce qui nous est sans doute arrivé lors de notre première tentative.

— À part ça, j'ai un mal fou à me persuader que nous sommes bien en pleine période de Noël... Il est vrai que je n'ai aucune raison de me donner ce mal, qui reste tout rhétorique.

— Je trouve curieux, et même un peu choquant, que Jean Orieux, lorsqu'il a à évoquer le duc de Guise et son frère, le cardinal, disent “les Guises” : je crois savoir qu'en français, et contrairement à l'anglais, les noms propres demeurent toujours invariables. Ou on m'aurait odieusement trompé ?

Pourtant, la preuve que je dois avoir raison contre Orieux m'est donnée quelques pages plus avant, et par Orieux lui-même, qui parle "des Châtillon” sans s. Ce qui ne l'empêche pas d'écrire “les Bourbons” avec s. Bref, c'est du grand n'importe quoi : encore un à qui il a manqué un rewriter de talent et bourrelé de conscience professionnelle...

Midi. — Nous savons, par le catéchisme féministoïde, que, désormais, toute parole de femme est sacrée et ne saurait, à ce titre, être mise en doute le moins du monde, à plus forte raison par un mâle blanc ayant largement dépassé la cinquantaine.

Donc, quand une représentante du sexe, Carole Bouquet en l'occurrence, affirme que Gérard Depardieu est incapable de faire du mal à une femme, je suis censé la croire sur parole, ou bien il y a “dérogation” dans son cas ? On patauge en plein double bind, là…

Quatre heures. — Quelle femme étonnante, tout de même, que cette Catherine de Médicis ! Fort loin de la “reine sanglante” que l'on nous a peinte en classe. Voilà une figure que les officines féministes seraient bien avisées de revendiquer, par exemple ! Encore faudrait-il, évidemment, qu'elles la connussent. C'est égal : j'ai bien hâte de (re)voir ce qu'en ont fait, chacun de son côté, Balzac et Dumas. Ce sera pour l'après-Orieux : j'avais d'abord pensé panacher ces trois lectures, mais je me suis avisé que ce serait multiplier inutilement les risques de tout mélanger, l'avéré et le romanesque. Il faut que j'apprenne à tenir compte de ma mémoire en loques...

Par ailleurs, je me demande s'il ne serait pas utile que je complétasse (à thé...) ces lectures “Renaissance” par celle des Commentaires de Monluc. Il faudra, le moment venu, que je demande à Michel Desgranges — qui bien entendu les a lus... et s'en souvient — si ça vaut la peine que je m'y lance.

Six heures et demie. — En attendant l'heure du dîner — un chili con carne (et aussi con poivron, con maïs et con tomate…) qui, déjà, embaume toute la maison —, je remplis une grille de mots croisés “muets” (dont on a enlevé les cases noires) en écoutant une improvisation au luth arabe par l'Algérien Alla.  Putain d'Adèle ! Jusque dans ma discothèque, c'est le Grand Remplacement...


Samedi 23

Six heures. — Ouvrant l'iBigo, je tombe sur un sms ainsi rédigé : « Hello papa ! Peux-tu m'appeler à ce numéro ? » On a beau être sûr de s'être toujours tenu soigneusement à l'écart de toute paternité malencontreuse, ça fait tout de même un petit choc à l'épigastre ! Heureusement, dissipant tout vestige de crainte irrationnelle, j'ai aussitôt découvert un second message, qui m'interpellait de la même exacte façon, mais avec un numéro de téléphone différent : la vie pouvait reprendre son cours, simple et tranquille...

— Il est amusant de constater que le “transgenrisme” qui a affecté le mot comté, passé du féminin au masculin, n'a pas touché la vicomté, demeurée imperturbablement fidèle à son sexe d'origine.

— J'avais tout à fait oublié que c'est à Catherine de Médicis que l'on devait de commencer l'année le premier janvier — c'est-à-dire à date fixe— et non plus à Pâques, date mobile, comme jusque-là.

— En 1564 et 1565, Catherine entraîne son fils, Charles IX (ainsi qu'une impressionnante suite de plusieurs milliers de personnes) dans un immense périple à travers toute la France, profondément déchirée par les luttes religieuses. Plus tard, le roi révélera quel est le meilleur souvenir qu'il conserve de cette longue et prodigieuse découverte de son royaume : c'est la bataille de boules de neige qu'il organisa sous les remparts de Carcassonne avec son frère cadet, le futur Henri III, et leur cousin, le futur Henri IV. Comme quoi...

Quatre heures. — Charles IX à l'amiral de Coligny, venu une fois de plus lui présenter de nouvelles exigences de ses coreligionnaires : « Aujourd'hui vous voulez être nos égaux, demain vous voudrez être nos maîtres et nous expulser du royaume. » Décidément, ces calvinistes de haute époque ressemblent de plus en plus à nos adule-coran. Mais je doute que nous ayons encore la santé d'une Saint-Barthélémy : pour les descendants post-modernes des Guise, Saint-Barth' ne doit plus rien évoquer d'autre que des vacances de bulot sous un cocotier.

— Du même, parlant des mêmes : « Leur damnée entreprise veut établir et constituer en ce royaume une autre principauté souveraine pour défaire la nôtre ordonnée de Dieu et diviser par tels artifices nos bons sujets de nous-mêmes... par l'exercice de leur religion, assemblées qu'ils font sous couleur de prêches et de cènes auxquelles ils font collecte de deniers, enrôlements d'hommes, serments, associations, conjurations... et font actes d'ennemis mortels. » 

Non, vraiment, on s'y croirait ! À la différence que, désormais, nous avons en plus la courtoisie de financer nous-mêmes les “enrôlements d'hommes, serments, associations, conjurations” de l'ennemi mortel. Lequel, dans ses rares moments de détente, doit bien se rire de nous.

— En 1568, lorsque les huguenots s'emparent d'Angoulême, ils y massacrent prêtres, femmes et enfants. Peu après, la ville de Pons se rend sans combattre, à condition que les quatre cents hommes de leur garnison soient épargnés. Les calvinistes promettent... et égorgent les hommes. Un peu plus loin, le bon amiral de Coligny a trouvé un moyen original de divertir sa troupe : quand il a pris un monastère d'assaut, il oblige les moines à se pendre mutuellement. Rires et applaudissements garantis dans la vertueuse assistance huguenote.

La palme revient pourtant aux joyeux compagnons de Guillaume d'Orange, qui se confectionnent de jolis colliers faits d'oreilles de nonnes, et des baguettes de tambour avec leurs os, après les avoir soigneusement écartelées.

À côté de ces réjouissances, les barbus du Hamas feraient presque figure de simples moniteurs d'une colonie de vacances un peu turbulente. Et après ça, on continue, près de cinq siècles plus tard, à nous chipoter pour une malheureuse Saint-Barthélémy ! Y a vraiment des arquebusades qui se perdent, j'vous jure...

Six heures. — Un titre atlanticoïde (à peu près en français, étonnamment) : « Fêtes de fin d'année : de plus en plus de Français déposent leurs anciens aux urgences pour le réveillon. » Voilà au moins une chose qu'aucun musulman ne ferait. Finalement,  parvenus à ce point d'abjection festive, je me demande si nous n'avons pas amplement mérité ce qui est en train de nous arriver — à savoir : disparaître.


Dimanche 24

Neuf heures. — Quand l'amiral de Coligny fait enfermer les habitants d'un village dans leur église et que ses sbires incendient l'ensemble des maisons du bourg, église comprise, il se montre un inventif précurseur d'Oradour-sur-Glane. Ce qui permet à Philippe Erlanger (l'inventeur du festival de Cannes, ce qui n'a rien à faire ici...) d'écrire à son propos : « Les atrocités commises pendant la campagne de 1570 obligent l'Histoire à le ranger parmi les pires vandales du siècle. » On continue pourtant à pleurnicher sur son assassinat par les méchants catholiques...

Tout cela, fort heureusement pour elle, n'empêche pas la future “reine Margot” de se taper le jeune duc de Guise, au grand déplaisir de sa mère mais aussi de ses deux frères, plus ou moins incestueux dans un passé récent. Déplaisir si vif que l'on peut voir alors Catherine de Médicis et Charles IX jeter la dévergondée à terre, la rouer de coups et lui arracher les cheveux. Juste avant la scène, Henri de Guise, l'amant, s'était prudemment évaporé de la chambre en sautant par la fenêtre : du Feydeau avant l'heure.

— Le 26 novembre 1570, le bon roi Charles IX épouse l'archiduchesse Élisabeth d'Autriche ; le mariage a lieu à Mézières, point encore réunie à Charleville : en tant que Sedanais de souche, j'aurais pu y faire un saut en voisin...

Midi. — Dans l'affaire des palinodies depardivines, il semble qu'Élisabeth Lévy ait fait, hier, à un micro quelconque, des remarques similaires aux miennes, à propos de Freud et des enfants “sexualisés”. Comme il s'agit d'évidences relevant du simple bon sens, cette coïncidence n'est en rien surprenante. Cela n'empêche nullement certaines bonnes âmes de m'accuser d'avoir “copié”, de manquer de personnalité, de n'être qu'une pâlichonne “voix de son maître”, etc. Si ça les amuse...

— Je viens de voir passer, chez Dame Ternette, la pitoyable intervention publique du dérisoire François Hollande, dans le cadre des bouffonneries depardivines. Tout le monde, je suppose, aura compris que l'ancien fantôme de président doit se foutre éperdument de toute l'affaire, qu'il s'en est seulement emparé dans le but d'ennuyer un peu son ennemi intime Macron. Tout le monde sauf les harpies féministoïdes qui, toutes humides de ce renfort inattendu, ont brusquement transformé l'épouvantail joufflu en une sorte de nouveau saint laïque, de Croisé de la bonne cause. Lequel, sans désemparer, parle des “victimes” de Depardieu, alors qu'il ne s'agit, jusqu'à preuve du contraire, que de plaignantes : un distinguo sans doute trop subtil pour un ancien président de la République...


Lundi 25

Six heures et demie. — Nous étions, hier, au lit à dix heures, comme n'importe quel jour. Seule trace d'un fantomatique réveillon : je nous avais acheté, sur la suggestion de Catherine, deux petits gâteaux chacun à la boulangerie ; lesquels furent mangés devant la télé et se révélèrent fort bons. Et nous avons prévu un programme tout aussi décoiffant pour le 31. En revanche, journée “agitée” demain, puisque nous sommes attendus à midi chez ma mère, à Fontaine-le-Dun, où, si j'ai bien compris, Philippe, Dominique et Gabrielle doivent arriver dès cet après-midi. Je nous ai réservé une table au restaurant local, dont le nom m'échappe pour le quart d'heure.

— Ainsi qu'ils sont, par contrat cosmique, tenus de le faire, les jours ont commencé à rallonger : d'après l'iBigo, le soleil se couchera aujourd'hui à 17 h 01 au lieu de 16 h 59 avant-hier. Voilà qui valait la peine d'être noté, je crois.

Onze heures. — Charlus ayant, cet dernières semaines, pris les allures olfactives d'un putois de haut lignage, nous venons de lui administrer un vigoureux shampoing : il ne s'agirait pas qu'il nous collât la honte demain, à Fontaine...

— D'après l'un de ses commentateurs stupides (chacun a les siens...), Nicolas ferait partie de la gauche “suffisante”. Or, je connais peu de gens — surtout à gauche... — qui le soient moins que lui, suffisants. Je lui ai signalé en commentaire que la gauche, c'était comme la grâce au XVIIe siècle : il y a la nécessaire et la suffisante. Soit une gauche janséniste et une gauche jésuitique. Et c'est ainsi que le bon Nicolas se retrouve, malgré qu'il en ait, disciple de Loyola.

Midi. — Les noms amusants, suite. On croise la route, dans le livre d'Orieux, d'un avocat toulousain s'appelant Innocent Gentillet ; dont Orieux nous assure qu'il était, au rebours de son nom, “perspicace et agressif”.

— L'esprit parisien. Quand on apprit que, plutôt que de s'occuper des affaires du royaume, pourtant fort mal en point, Henri III s'était remis à l'étude du latin, on commenta : « Le roi décline... »

— Je continue à éprouver une fascination malsaine pour tous ces abrutis qui se croient tenus de photographier leurs diverses assiettes et de publier le résultat, pour édifier et ravir la terre entière. Certains y ajoutent un bref commentaire, lequel, souvent, vient renforcer l'idée que l'on s'était faite de leur intelligence. Celui-ci par exemple écrit : « Excellentes pizzas même pour mes enfants qui étaient en forme de lapins. » À part ce qui regarde la longueur des oreilles, je n'imaginais pas qu'un âne graphomane pût engendrer des rejetons en forme de léporidés. 


Mardi 26

Huit heures. — Évidemment, c'est l'engrenage habituel. À force de voir Henri de Navarre aller et venir, tantôt en fond de scène, tantôt sur son devant, on n'en a pas encore tout à fait fini avec Catherine de Médicis et son royal rejeton que, déjà, on sent poindre l'envie de s'intéresser à Henri IV, ne serait-ce que pour ne pas quitter l'époque trop abruptement, en laissant en plan les affaires du royaume, plutôt mal en point en ce début des années quatre-vingt du siècle... Coup de chance : “on” possède déjà une copieuse biographie du roi en question.

— Il est une chose dont le lecteur moderne doit faire un effort constant pour la garder présente à l'esprit, sous peine de voir se fausser sa perception, et donc son appréciation des événements : l'écoulement différent du temps. Quand, par exemple, Catherine expédie un émissaire auprès de Philippe II d'Espagne, avec mission de l'avertir dès que le roi se montrera prêt à, etc., il ne faut jamais perdre de vue que ce “dès” représente des jours, voire des semaines, le temps d'aller, même à bride abattue, de l'Escorial au Louvre. Et autant pour en revenir. Ainsi pour tout. Lorsque l'on est mis au courant d'un événement ou d'une décision, il a pu se produire déjà un événement contraire, une annulation de la décision première, et ainsi de suite.

J'ai l'air d'énoncer des évidences. C'est vrai, mais ce sont des évidences que les usagers du téléphone et d'Internet que nous sommes oublient très facilement et dont ils auront, je suppose, de plus en plus de mal à appréhender les conséquences pratiques.

Cinq heures. — Rentré à l'instant de chez ma mère. Rien de particulier à signaler. Le restaurant était tout à fait honorable (La table du Dun) ; et vraiment pas cher... puisque ma mère a insisté pour inviter toute la tablée : bien qu'ayant initialement prévu de nous partager l'addition, ni mon frère ni moi n'avons eu le cœur de la priver de ce plaisir, en excellents fils que nous nous flattons d'être.


Mercredi 27

Huit heures. — Je viens de tuer cette infortunée Catherine de Médicis. Mais, passant de Jean Orieux à Honoré de Balzac, je m'en vas illico la ressusciter. En lui donnant un tout autre visage, très probablement.

— J'ai toujours été persuadé que Les Chouans (1829) était le tout premier livre de Balzac à faire partie de sa Comédie humaine. Or, je m'aperçois à l'instant, ouvrant le volume, que Sur Catherine de Médicis est daté de janvier 1828. Il est vrai qu'il a été repris par la suite, corrigé, remanié, ainsi qu'en atteste, dans les premières pages, une allusion à des événements survenus en 1830. Et, un peu plus avant, Balzac pose cette simple question : « Qu'est-ce que la France de 1840 ? »

— Décidé à redresser l'image que ses contemporains se font de son héroïne historique, Balzac frappe fort et juste dès son paragraphe d'ouverture :

« On crie assez généralement au paradoxe, lorsque des savants, frappés d'une erreur historique, essayent de la redresser ; mais pour quiconque étudie à fond l'histoire moderne, il est certain que les historiens sont des menteurs privilégiés qui prêtent leurs plumes aux croyances populaires, absolument comme la plupart des journaux d'aujourd'hui n'expriment que les opinions de leurs lecteurs. »

Nous voilà prévenus, et bien en condition de plonger dans les quelque quatre cents pages qui vont suivre...

— Je reviens à la question que posait Balzac : « Qu'est-ce que la France de 1840 ? » Il donne aussitôt sa propre réponse, qui est pour nous, naufragés du XXIe siècle, saisissante :

« [...] un pays exclusivement occupé d'intérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience, où le pouvoir est sans force, où l'Élection, fruit du libre arbitre et de la liberté politique, n'élève que les médiocrités, où la force brutale est devenue nécessaire contre les violences populaires, et où la discussion, étendue aux moindres choses, étouffe toute action du corps politique ; où l'argent domine toutes les questions, et où l'individualisme, produit horrible de la division à l'infini des héritages qui supprime la famille, dévorera tout, même la nation, que l'égoïsme livrera quelque jour à l'invasion. »

Dix heures. — Hier, sur la route menant chez ma mère, je m'arrête dans un village de Seine-Maritime, dont le nom m'échappe, pour y acheter un paquet de cigarettes. Achat fait, je demande à la femme qui venait d'encaisser mon bon argent de m'indiquer les toilettes de son établissement ; ce qui me vaut cette réponse, formulée sans aménité superflue : « Monsieur, les toilettes sont réservées uniquement aux consommateurs ! » Comme je n'étais qu'un client, donc une sorte de sous-homme à ses yeux, supposé-je, j'ai quitté son bouge la vessie pleine. Ce n'est pas demain qu'on me verra remettre un orteil chez ces Thénardier.

— Habituée à converser, internétiquement, avec sa sœur et sa fille, Catherine jongle depuis quelques jours avec les fuseaux. Ainsi, en ce moment même, il est six heures du soir pour Nathalie qui se trouve chez son fils Adrien à Tokyo, et seulement deux heures du matin pour Adeline à Québec. Bref, je suis le prince consort d'une épouse nantie d'un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais.

Deux heures. — Le bon Renépol fait de l'ironie sur le dos des naïfs qui croient aux multiples bienfaits du cristal de roche. Il a parfaitement raison, mais il serait plus crédible si, jouant les esprits forts ici, il ne s'obstinait par ailleurs à prendre le piteux guignol élyséen pour le sauveur de la France, quasiment un saint laïque. Sa dévotion macronienne est telle qu'on le sent tout près de croire que son idole de président est capable de guérir les écrouelles d'un simple contact digital.

Quatre heures. — Quelqu'un pourra-t-il m'expliquer un jour, de façon convaincante, pourquoi tant de gens prennent le comptoir du pharmacien pour un confessionnal, et se croient dès lors autorisés, presque tenus d'y raconter longuement leur vie et ses déboires, sans le moindre souci des pauvres retraités de la presse parisienne qui trépignent d'exaspération dans la file d'attente de plus en plus considérable ?

— Une petite règle de grammaire trop souvent ignorée : les adjectifs de couleurs qui s'accordent en genre et en nombre cessent de le faire dès lors qu'ils sont soit qualifiés soit associés entre eux. Par exemple, on dira que telle personne a les yeux bleus, ou bien qu'elle a les yeux bleu nuit. Que les feuilles sont vertes, ou qu'elles sont vert pâle. De même, si je parle d'une meute de chiens noirs et blancs, on devra comprendre que cette meute est composée de chiens tout blancs et de chiens tout noirs. Si au contraire je veux faire savoir qu'ils sont tous tachetés, je devrai parler d'une meute de chiens noir et blanc.

Si bien que quand, dans sa chanson Made in Normandie, Éric Charden parle des “vaches rousses, blanches et noires, sur lesquelles tombe la pluie”, il nous laisse dans une cruelle incertitude : parle-t-il de trois sortes de vaches monocolores, ou bien de vaches bariolées mais au prix d'une faute de langue ? On pourra toujours se rasséréner en se disant qu'au moins on est sûr qu'elles ont toutes été également trempées.

Cinq heures. — J'avais oublié à quel point Balzac, quand il est emporté par une description, est capable de se mettre à écrire n'importe quoi ou à peu près. Ainsi, lorsqu'il silhouette son personnage de Christophe Lecamus : « Son nez pointu trahissait une finesse populaire, comme sa physionomie annonçait une intelligence capable de se bien conduire sur un point de la circonférence, sans avoir la faculté d'en embrasser l'étendue. »  Je donnerais gros pour savoir d'où sort cette mystérieuse circonférence. Et aussi ce qu'elle entoure.


Jeudi 28

Sept heures. — Hier soir, saisis par une témérité sans doute rehaussée d'une bonne dose de masochisme, nous nous sommes lancés sur un film polonais de 2 h 20 ; bien persuadés que nous allions jeter le gant au bout d'un long quart d'heure d'ennui... Eh bien, pas du tout ! Le Remède à l'oubli, tel en était le titre français, s'est avéré être, sinon un impérissable chef-d'œuvre, du moins un excellent film, bien construit et joué, élégamment filmé dans des décors soignés (l'action se passe entre 1920 et 1935), et pas ennuyeux une seconde. Comme quoi on a parfois raison d'agir à l'encontre de ses préjugés.

Cela étant dit, revenons à Balzac et à Catherine (de Médicis : l'autre est encore au lit...).

— À propos de Balzac, ayant à évoquer le connétable du Guesclin, il l'appelle du Glaicquin, ce qui me surprend un peu : malgré quelques recherches rapides auprès de Dame Ternette, je n'ai trouvé cette graphie nulle part. Ce qui, reconnaissons-le, ne signifie pas grand-chose.

Dix heures. — Le pitre universitaire Saint-Graal répercute un touitte de la consternante folliculaire Ariane Chemin, laquelle reproche vertement à Patrick Buisson, qui vient de mourir, d'avoir refusé, en mars 1962, de saluer la mémoire de je ne sais plus quel écrivain algérien, prétendûment assassiné par l'OAS. 

En mars 1962, le dit Buisson avait 12 ans…

Deux heures. — On m'apprend que Jacques Delors est mort : je m'en fous complètement et l'aurai oublié avant d'avoir eu le temps de refermer derrière moi la porte de la Case.

— La bouffonnerie du jour : une (in)certaine Laurene Marx, “autrice et comédienne non binaire” annonce que, contrairement à ce qui était prévu, elle n'ira pas exhiber sa binette et sa non-binarité dans le théâtre de Charles Berling, coupable d'avoir signé la pétition de soutien à Depardieu. Tout(e) fierot(e) de ce renoncement, l'humanoïde en a même publié l'annonce officielle… truffée de fautes de français que je ne faisais déjà plus à neuf ans ; laquelle annonce est relayée d'abord par l'inénarrable Marie Coquille, qui ne laisse jamais passer une occasion de se ridiculiser un peu plus, puis par Saint-Graal le bien-en-chaire. Et tout ce petit monde de s'agiter, sous l'œil bienveillant des infirmiers de garde.

— De Jean-Pierre Babelon, vénérable historien, dans la préface de son volumineux Henri IV que je viens de tirer de son rayon : « [...] la cour des Valois ne brille plus que comme une planète morte. » Cher monsieur Babelon, ce sont les étoiles mortes qui, éventuellement, brillent ; les planètes, jamais.

— Un phénomène curieux, dont j'aimerais bien que l'on me fournît une explication convaincante (elle doit forcément exister) : en histoire, que l'on s'intéresse à n'importe quelle époque comprise entre le XVe siècle et la fin du XVIIIe, on peut être certain que l'une des sources privilégiées des historiens concernés sera l'ambassadeur de Venise, plus exactement les lettres qu'il expédie vers la place Saint-Marc. La cité des doges peut changer ses représentants autant qu'elle le veut au fil du temps, ils écrivent tous aussi abondamment ! Et, apparemment, davantage que tous les autres ambassadeurs réunis, ce qui paraît pourtant peu probable. Alors ?


Vendredi 29

Sept heures. — Le fait que, de temps à autre, j'y rencontre une page non coupée semble indiquer que, contrairement à ce que je pensais, je n'ai jamais dû lire Sur Catherine de Médicis, à l'époque — il y a quarante ans — où j'ai acheté cette Comédie humaine dans la collection que proposait alors Michel de l'Ormeraie ; ce qui ne laisse pas de m'étonner de ma part.

Neuf heures. — En fait, non, ça ne m'étonne pas tant que ça. Le roman de Balzac est extrêmement touffu et dense, la trame complexe, aux fils multiples : je ne m'y retrouve à peu près aujourd'hui que parce que je sors tout juste de la biographie de Catherine de Médicis par Orieux ; n'ayant pas fait cette lecture il y a 40 ans, j'ai dû couler à pic dès les premières dizaines de pages et jeter le gant.

— Catherine, lisant un article chez Dame Ternette : « Les acouphènes seraient dus à une hyper activité du tronc cérébral... » Moi : « C'est bien la seule hyper activité dont tu ferais preuve ! »

— Balzac, à un moment de son récit, le suspend pour établir un parallèle, plutôt convaincant, entre Calvin et Robespierre. Et c'est pour, finalement, dans le registre de l'ignominie tyrannique, attribuer la palme au premier des deux.

— Les petites aberrations de Balzac. Il écrit (c'est moi qui souligne) : « [...] cet homme assez gras marchait avec lenteur et difficulté, ne posant un pied qu'après l'autre et non sans douleur [...]. » Je défis n'importe quel marcheur, fût-il le plus aguerri, d'avancer en posant les deux pieds en même temps.

— Cela étant, dans un souci d'équité qui, je l'espère, m'honorera, portons au crédit du même Balzac qu'il sait conjuguer le verbe “se départir” et qu'il écrit “les Guise” sans s, contrairement à l'ami Orieux. Ça fait du bien de se sentir soutenu dans ses justes combats...

... En revanche, maître Babelon m'énerve lorsque, parlant de Jeanne d'Albret et de son père Henri, il écrit “les Albret”, alors qu'il devrait savoir que leur particule est in-a-mo-vi-ble — tout comme celle des d'Ormesson, des d'Entraigues, des d'Artois, des d'Orléans, etc.


Samedi 30

Sept heures. — « Quel écrivain eût été Balzac s'il avait su écrire ! » Cette exclamation de Flaubert est certes exagérée, en tout cas discutable. Néanmoins, qui, à part Balzac, écrirait sans sourciller des choses comme “Pour qui voudra se figurer cette grande figure...” ? On comprend le sursaut de Gustave !

— Voici la prédiction que fait à Charles IX le mage florentin de Catherine de Médicis, Laurent Ruggieri (c'est-à-dire Balzac lui-même...) : « L'Europe en est aujourd'hui à la Religion, demain elle attaquera la royauté. [...] Quand la religion et la royauté seront abattues, le peuple en viendra aux grands, après les grands il s'en prendra aux riches. Enfin, quand l'Europe ne sera plus qu'un troupeau d'hommes sans consistance, parce qu'elle sera sans chefs, elle sera dévorée par de grossiers conquérants. »

Ç'a pris un peu de temps, mais nous y sommes.

Dix heures. — Passage de la tondeuse. Pas dans le jardin : sur ma tête.

— Voilà une dizaine de jours, chez lui, Michel Desgranges me faisait observer que, pour les hommes des siècles classiques, l'orthographe des noms propres semblait n'avoir eu aucune importance, ni même de réelle existence. Comme en confirmation de cette remarque, Jean-Pierre Babelon rappelle, dans son Henri IV, qu'Agrippa d'Aubigné écrivait son propre nom sous trois orthographes différentes.

En outre, à rebours de notre temps, nos aïeux ne se gênaient nullement pour franciser les noms étrangers qui leur venaient sous la plume ou sur le bout de la langue. On connaît l'exemple célèbre, notamment grâce à Tallemant des Réaux, de Buckingham devenant Bouquinquan, mais il en est d'autre. Ainsi le plus illustre maître d'équitation du second XVIe siècle était un Breton nommé François de Kernevenoy : “importé” à Paris, il y est aussitôt devenu Carnavalet.


Dimanche 31

Sept heures. — En ce dernier jour, j'attaque la première page de la trilogie “Renaissance” du père Dumas. Irai-je au bout de ces deux mille pages serrées ? Pas sûr du tout : il me semble me souvenir que, lors de ma première lecture, j'avais flanché avant la fin des Quarante-cinq ( j'avais dû jeter l'éponge après le 38e, quelque chose comme ça...). Je vais toujours marier la Reine Margot et massacrer quelques huguenots dans la foulée : on verra bien ensuite.

(Et un de plus : Dumas écrit “rien moins que” au lieu de “rien de moins que”, si bien qu'il dit l'exact contraire de ce qu'il avait en tête. On ne peut vraiment se fier à personne, toutes les autorités vacillent...)

Cinq heures. — Pour terminer l'année sur un sourire, je laisse la parole à un blogueur… que je ne nommerai pas, par charité de dernière minute. Jouant les Madame Irma regardant 2024 dans sa boule de cristal, il écrit : « […] l'élection américaine laisse planer de sérieux doutes sur son issue. »

T'as raison, mon grand, t'as raison. Les “sérieux doutes” quant au résultat, c'est même le principe de base d'une élection. Mais c'est tout de même bien gentil à elle de les laisser planer.

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