dimanche 1 octobre 2023

Septembre 2023

 

 




RETOUR AU FÉODAL





Vendredi 1er

Huit heures. – La jeune héroïne des Beaux Mariages d'Edith Wharton, Ondine Spragg, a une femme de chambre prénommée Céleste : je me demande si Proust aurait apprécié ce partage domestique.

Midi. – Reçu à l'instant deux romans anglais : Zuleika Dobson de Max Beerbohm et Belchamber de Howard Overing Sturgis. Je n'avais jamais entendu parler de ces deux écrivains, et encore moins de leurs respectifs ouvrages. Mais comme Mrs Wharton prenait apparemment grand plaisir non seulement à déjeuner ou dîner avec eux mais aussi à les lire, je ne vois pas pourquoi je m'en serais privé, du moment qu'ils étaient traduits. Cela dit, ils devront patienter jusqu'à ce que j'en aie terminé avec leur prestigieuse commensale : honneur aux ladies tout de même !

Trois heures. – Il est finalement peu fréquent qu'un roman soit bâti entièrement autour d'un personnage féminin tout à fait détestable. C'est pourtant le cas des Beaux mariages que j'évoquais ce matin : cette pauvre Ondine Spragg est une authentique tête à gifles, rendue odieuse par l'alliage de sa bêtise et de son conformisme, enrobés d'un inébranlable égoïsme. Il ne pouvait sans doute y avoir qu'un écrivain femme pour tracer de l'une de ses “sœurs” un portrait aussi cruel. (Non, il y a aussi Proust, mais dans un genre et sous un éclairage tout de même différents.) Après une centaine de pages, le lecteur de Mrs Wharton commence à subodorer que son Ondine finira par payer au plus haut prix les tares dont elle est affligée et affligeantes pour ceux qui l'approchent : peut-être en arrivera-t-il à la plaindre mais, pour l'instant, il s'en réjouirait plutôt...


Samedi 2

Neuf heures. – S'il se trouve passer par ici de tout nouveaux habitants de Pacy-sur-Eure, ou de ses environs immédiats, ne sachant trop où faire leurs courses du samedi, je me permets de leur recommander le Carrefour Market à l'ouverture de huit heures et demie : ils y seront, hors quelques employés ensommeillés, à peu près seuls dans les allées et, à la caisse, seront accueillis par une jeune femme quasiment éperdue de gratitude qu'on vienne distraire son ennui. À neuf heures, ils seront de retour dans leur fauteuil, libres de raconter dans leur journal des choses consternantes d'inintérêt.

 

Dimanche 3

Neuf heures. – Le blogueur prénommé Denis, qui se trouve être également maire de son village de l'Eure, déclare solennellement dans son dernier billet que jamais il ne votera pour un candidat n'ayant pas d'enfant ou… ayant un jour fréquenté les boites échangistes. Deux observations : d'abord je vois assez mal le rapport entre les talents politiques, les capacités administratives, etc. d'un individu et le fait qu'il ait engendré ou non, que sa femme et lui se livrent ou se soient livrés à des galipettes inter-couples. Ensuite, notre bon maire ne semble pas s'apercevoir qu'il réagit exactement de la même façon impulsive, irraisonnée, “viscérale” qu'un homme qui affirmerait ne jamais pouvoir voter pour un pédé ou bien qui refuserait d'embaucher un Arabe dans son entreprise, deux choses qui susciteraient à coup sûr la vertueuse indignation du Denis en question. 

Qu'on me comprenne bien : je ne trouve absolument rien de choquant à ce qu'il refuse de voter pour un partouzard sans progéniture… de même que j'accorde volontiers à quiconque le droit de ne pas embaucher d'Arabe ou de refuser son vote à un homosexuel : chacun doit ou devrait être libre en ces domaines. Mais il me semble fort difficile de prôner la première attitude tout en se scandalisant de la seconde : question de cohérence intellectuelle et morale, pour employer les mots-qui-font-joli-dans-la-phrase.

Enfin, si j'étais d'un naturel moqueur, ce qu'à Dieu ne plaise, je ferais peut-être bien remarquer que brandir ainsi la famille et les vertus conjugales a comme un léger parfum, suranné mais pas déplaisant, de bigoterie fin de siècle (le XIXe bien entendu) : chassez les ligues de vertu par la porte du garage, elle rentreront un de ces jours par la fenêtre de la mairie.

Midi. – Finalement, parce qu'ils en avaient pris l'allure sans me demander mon avis, j'ai transformé les paragraphes précédents et un billet sur le blog-mère, pour la plus grande satisfaction des petits et des grands.

– Il y a déjà quelque temps,  j'ai acheté les Contes de Canterbury de Chaucer ; sans doute parce que je venais de lire le Décameron de Boccace : par capillarité, en quelque sorte. Le livre est resté plus d'un an à gauche de mon fauteuil, sans jamais être ouvert : il faut croire que, le temps qu'il arrive, mon envie de lui avait passé. J'ai donc, il y a un mois ou deux, fini par le ranger avec les autres Anglais de ma bibliothèque… dont il vient de ressortir, parce qu'André Maurois l'évoque plusieurs fois dans son Histoire d'Angleterre. Espérons qu'il aura plus de succès lors de ce second séjour au salon.


Lundi 4

Dix heures. – Tontine dès potron-minet (enfin, n'exagérons rien : ratiboiser le jardin me prend une demi-heure et je viens tout juste d'en finir...) afin de devancer la catastrophe climatique... euh non : la canicule... enfin disons : la chaleur estivale. Si je ne l'avais pas fait je me serais senti coupable, ce qui n'est pas recommandé lorsqu'on lit Le Temps de l'innocence.

Six heures. – Titre de Causeur : « Rentrée littéraire : vous ne passerez pas à côté de Sarkozy ! » Si, si…

– Autre titre, trouvé chez mes analphabètes cette fois : « L'été 2023 est le quatrième été le plus chaud depuis 1900 », le tout trompeté par un guignol inconnu de moi, Christophe Béchu (participe passé du verbe béchoir, aurait pu dire Victor Hugo…). Oui, et alors ? Je suis censé réagir comment ? Est-ce que je dois me mettre à trembler de frayeur comme un écolo-gauchiste de base, ou bien au contraire me rasséréner en constatant qu'il y a tout de même eu trois été plus chauds que celui qui agonise en ce moment ? Qu'est-ce qu'on essaie de me dire au juste ? 

– À côté de la précédente, sans doute pour nous remettre du baume au cœur, une information qui ravira les amis des animaux : « Les sangliers d'Europe sont toujours radioactifs. » Dans un monde où tout vacille, bascule et s'écroule, il est bon que ces braves suidés nous donnent l'exemple d'une certaine stabilité.


Mardi 5

Six heures. – Comme le notait Louis XVI le 14 juillet 89 à propos de sa chasse du jour : aujourd'hui, rien.


Mercredi 6

Neuf heures et demie. – Sur le parking du Grand Frais, attendant Catherine qui est allée tâter un par un tous les fruits et légumes du hangar afin d'y dénicher les perles rares, les petits miracles de fraîcheur qui, c'est bien connu, ont toujours à cœur de se planquer derrière ou sous leurs congénères tout pourris. En l'attendant, je soigne mon optimisme foncier avec quelques pages du jovial Cioran.

Trois heures. – Stupeur et émerveillement : je viens enfin de découvrir un traducteur sachant comment on doit conjuguer le verbe départir ! Gloire et reconnaissance, donc, pour.l'honorable Blaise Briod. Cela dit, sa traduction du Belchamber d'Howard Sturgis ayant été publiée par Plon en 1951, j'ai grand peur que M. Briod ne soit plus trop en état d'apprécier le chapeau que je viens de lui tirer...


Jeudi 7

Cinq heures. – Mais qu'est-ce que je fous debout à une heure pareille ? Même Charlus a eu l'air un peu choqué de se voir réveiller si tôtivement. (Cela dit, il n'a pas refusé sa gamelle de croquettes pour autant...)

– J'ai commandé, hier ou avant-hier, un nouveau volume contenant cinq romans d'Edith Wharton. Sur les cinq, il en est deux que je possède déjà, mais vu le prix du livre, ça valait tout de même le coup. En l'attendant, je lis le Belchamber d'Howard Sturgis, ce riche Américain ayant passé à peu près toute sa vie en Angleterre : pas mal du tout (mais je suis à peine au tiers du roman).

Neuf heures. – Courses à la fraîche, et à Pacy. Obligé de “faire” les trois boulangeries de la ville pour dénicher le sachet de mini-meringues dont Catherine a besoin pour accompagner les framboises de notre jardin et que nous n'avions pas trouvé hier au Carrefour Market malgré des investigations poussées. Après cela, j'arrive au dit Carrefour, et la première chose sur quoi mes yeux tombent, bien en vue presque à l'entrée du hangar ? De superbes sachets de mini-meringues, qui m'auraient sans doute coûté deux fois moins cher que celui que je venais de trouver à la boulangerie “du pont”. Que d'aventures dès le matin...

– Par leur acharnement névrotique contre tout homme suspecté ou accusé de “violences sexuelles”, mais surtout s'il s'agit de personnages connus (Woody Allen, Luc Besson, l'insubmersible Polanski, etc.), nos sœurs féministoïdes me font de plus en plus penser aux Puritains de la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle : on sent leur appétit de bûcher croître quasiment de jour en jour. Malheureusement, il nous manque encore le Hawthorne capable, dans une nouvelle Lettre écarlate, de mettre leur véritable visage à nu. Peut-être, d'ailleurs, est-il en ce moment même attelé à cette salutaire entreprise : qu'importe que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire…


Vendredi 8

Sept heures. – Terminé hier le Belchamber d'Howard Sturgis, un peu au galop : n'en déplaise à Mrs Wharton, ce n'est pas un roman tout à fait satisfaisant, dans la mesure où il reste en quelque sorte “suspendu” ; comme si l'auteur en avait soudain eu assez de son histoire et de ses personnages, et qu'il avait brusquement décidé de s'arrêter là où il était rendu. Pour lui faire suite, j'ai commencé il y a une heure le roman de l'Anglais Max Beerbohm : Zuleika Dobson. Et me voici pour le moment dans l'Oxford de la Belle Époque...

– Tombé sur cette galimafrée chez un quelconque touitteur : « 14% de la population métropolitaine était en situation de privation matérielle et sociale. » En dehors de la grossière faute d'accord (14% était), est-ce que l'auteur se rend compte qu'en alignant des mots de cette façon il n'a strictement rien dit ? On peut décortiquer cela autant que l'on voudra : rien n'a de sens véritable, immédiatement compréhensible. On pense simplement deviner, comme au travers d'un dense brouillard, ce que l'auteur a voulu et cru dire.

– Pauvre Fredi Maque ! Depuis quelque temps, le moindre de ses billets lui attire immanquablement une interminable procession de commentaires vides, tous produits par les trois ou quatre “piliers de blog” qui ont décidé unilatéralement qu'ils étaient chez eux chez lui. À toute heure du jour, on est sûr de trouver là, vautrés dans les canapés et les pieds sur la table basse, l'inamovible Mildred, le pseudonommé Léon, implacable et pompeux phraseur, ainsi que deux ou trois autres à peine moins folkloriques, parmi lesquels un certain Bedeau et un non moins certain Realist, que je crois bien avoir déjà plus ou moins viré de mon propre blog. À cet aréopage de cirque ne manque plus qu'Élie Arié pour que la parade soit complète. Bien content d'avoir mis fin à ces pantalonnades pour ce qui me concerne. En fait, je me demande comment j'ai fait pour les endurer aussi longtemps, ceux-là et d'autres. La jeunesse, sans doute...

– Par simple curiosité, je viens de regarder la température de ce jour en une dizaine de villes françaises, judicieusement choisies “sur l'ensemble du territoire”, comme disent les présentateurs de bulletins météorologiques : avec nos actuels 34 degrés, c'est nous qui avons le plus chaud. Bien la peine d'habiter la Normandie...

Cinq heures. – Elle est très bien, cette Histoire d'Angleterre de Maurois ; en tout cas pour quelqu'un qui, comme moi, voudrait se limiter à un tableau d'ensemble, aux lignes de force, sans être enseveli sous les détails ; le tout clairement présenté, en un français vierge de tout jargon d'historien. Bref, une lecture fort recommandable... à un gros bémol près. Très régulièrement, quasiment une fois par page, Maurois nous sert une phrase mise entre guillemets, généralement un jugement, un commentaire ou une illustration de ce qui a été exposé juste avant. Et jamais, pas une seule fois, ces citations ne sont sourcées, ni en note, ni en fin de volume, nulle part. Si bien que le lecteur reste dans l'impossibilité de savoir qui a dit quoi, à quelle époque, dans quelle circonstance, etc., ce qui finit par l'irriter assez considérablement, bien qu'il soit plutôt d'un caractère égal en temps ordinaire.


Samedi 9

Huit heures. – Début d'une nouvelle de Somerset Maugham, celle qui s'intitule Le Sac de livres :

« Certaines personnes lisent pour s'instruire, ce qui est fort louable ; d'autres lisent par plaisir, et cela ne fait de mal à qui que ce soit. Mais un grand nombre de gens lisent par habitude et, à mes yeux, il n'y a là rien de recommandable ni rien d'inoffensif. Je fais malheureusement partie de cette catégorie. Je me lasse très vite de faire la conversation, les jeux de société me fatiguent également, et mes réflexions qui, paraît-il, devraient, pour un être doué de raison, constituer une intarissable source de satisfactions, ne me mènent, hélas, pas très loin. C'est pourquoi je ne tarde pas à chercher un livre, comme l'opiomanie cherche sa pipe. [...] Admettons donc, de bonne foi, que la lecture est une drogue dont, comme d'autres, je ne puis me passer : qui, parmi ces lecteurs invétérés que nous sommes, ignore dans quelle fébrilité le plonge la privation de lecture, l'angoisse et la nervosité qu'elle engendre, ignore enfin le soupir de soulagement que provoque chez lui la vue d'une feuille imprimée ? Montrons donc autant de modestie que ces malheureux esclaves de la seringue ou de la bouteille ! »

Rien à ajouter...

Onze heures. – Reçu par voie de poste, à l'instant, la correspondance d'Edith Wharton avec Henry James. D'autre part, en ayant terminé avec l'Histoire d'Angleterre, et m'étant aperçu que j'avais été surtout intéressé par la tranche temporelle allant des rois normands jusqu'à la fin des Plantagenêt, j'ai tiré de son long sommeil le volume Gallimard intitulé Féodalité, qui contient les principaux livres de Georges Duby, dont j'ai lu Le Dimanche de Bouvines il y a bien quarante ans, dans cette collection gallimardesque qui s'appelait Trente journées qui ont fait la France

– Dans la série Vikings, le personnage de Charles le Chauve est interprété par un acteur canadien dont le prénom est... Lothaire.


Dimanche 10

Sept heures. – Abandonné le roman de Beerbohm à peu près à la moitié. Par défaut d'atomes crochus, rien de plus. À la place, repris un livre d'Edith Wharton que je ne me souvenais pas de posséder, et encore moins d'avoir lu, évidemment : La Récompense d'une mère.

Onze heures. – C'est toujours un peu gênant lorsque, dans un roman, l'auteur a décidé de dévoiler un ressort capital aux alentours de la page 120 et que vous, lecteur pas plus malin qu'un autre pourtant, vous l'avez repéré dès la page 50. Cela n'arrive jamais chez Edith Wharton... mais là, oui.


Lundi 11

Onze heures. – La relecture en cours du Dimanche de Bouvines (on est lundi : j'arrive après la bagarre…) de Georges Duby m'a donné envie de lire Le Désastre de Pavie qu'a écrit Giono pour la même collection gallimardesque des Trente-six Journées qui ont fait la France. Je viens de mettre le volume dans mon p'tit panier Rakuten, mais sans passer commande : j'attends de voir si l'envie perdure, au moins jusqu'à ce que j'en aie terminé avec Bouvines.


Mardi 12

Quatre heures. – Dans sa biographie de Philippe Auguste, par ailleurs aussi plate et morne que Beauce après moisson, Gérard Sivéry, lorsqu'il a à parler des souverains anglais, écrit “les Plantagenêts”. C'est une faute, me semble-t-il : contrairement à ce qui se pratique en anglais, les noms propres, en français, demeurent invariables. Il convient donc d'écrire : les Plantagenêt. Ou les Tudor, ou les Stuart, si l'on préfère des époques moins reculées que celle des rois angevins. À moins qu'une coutume que j'ignorerais en ait décidé autrement.


Mercredi 13

Onze heures. – Abandonné à mi-parcours la biographie de l'infortuné Philippe Auguste, dix fois plus plate et morne encore que ce que j'en disais hier. J'ai sauté directement à Saint Louis (livre de Le Goff) sans passer par la case Louis VIII. J'enchaînerai sans doute avec le Philippe le Bel de Jean Favier, là encore en sautant cavalièrement par-dessus la couronne de Philippe III le Hardi.

Le Saint Louis de Le Goff est bien davantage qu'une biographie puisque la vie proprement dite de Louis IX n'en occupe que la première des trois parties, soit 300 pages sur les 900 que compte le gros volume Gallimard. Les deux parties suivantes s'intitulent respectivement “La production de la mémoire royale : Saint Louis a-t-il existé ?” et “Saint Louis, roi idéal et unique”. C'est avec un certain accablement liminaire que je me demande ce qu'il me restera de ce pavé, si tant est que j'en vienne à bout...

(Rappelons en passant que, parmi la nombreuse troupe de ses confrères à auréole, Saint Louis est le seul qui, en français, bénéficie de deux majuscules initiales – comme si Saint était devenu son prénom –, cependant que les autres doivent se contenter d'un mesquin et étriqué s minuscule.)

Midi. – Lorsqu'il évoque les souverains anglais, Le Goff accorde lui aussi Plantagenêt en nombre. Du coup, je me sens moins assuré de ce que je disais hier ou avant-hier à ce propos. (Wikimachin aussi fait l'accord... mais qui aurait l'idée de se fier à Wikimachin ?)

– Cioran dit que ce qui l'a poussé à soigner son style en français c'est “l'obsession cuisante de son accent”.


Jeudi 14

Huit heures. – Commencé tout à l'heure, saut du lit, un court roman d'Edith Wharton qui, en français, s'intitule Libre et légère. Ce n'est pas, assez loin s'en faut, ce qu'elle a donné de plus riche ni de plus profond. Mais quand on se rappelle qu'elle a écrit ce livre entre 14 et 15 ans, on reste tout de même quelque peu saisi par la maturité d'un esprit et par la maîtrise qu'elle possède déjà, même s'ils sont encore embryonnaires, des étonnants moyens qu'elle ne cessera de développer et d'enrichir durant les soixante années suivantes.

Quatre heures. – Saint Louis s'embarque pour la Croisade le 25 août 1248. Il atteint Chypre le 18 septembre : trois semaines de mer. Là, comme on craint le mauvais temps, on repousse le débarquement en Égypte au printemps suivant : huit mois d'attente. De nos jours, on frise l'émeute et on convoque des “cellules de soutien psychologique” si, par suite d'incidents divers, des voyageurs restent bloqués quarante-huit heures dans un aéroport. Comment pourrait-on comprendre réellement, intimement, en profondeur, nos ancêtres médiévaux, quand une chose aussi essentielle qu notre perception du temps est devenue à ce point incommensurable avec la leur ?


Vendredi 15

Huit heures. – De Cioran : « Les vieux ont raison de critiquer tout, de regretter les mœurs révolues, le style de vie de leur époque. Toujours le présent et l'avenir valent moins que le passé, lequel ne valait pourtant pas cher... »

(Écrit dans la salle d'attente du labo d'analyses médicales...)

Neuf heures. – Il y a quelques semaines, Michel Desgranges a publié un billet sur son blog pour railler la notion moderne de “présomption d'innocence”. Or je découvre à l'instant que cette même notion se trouve déjà exprimée par Saint Louis dans sa “Grande Ordonnance” de 1254... En tout cas, si l'on en croit Jacques Le Goff, et je ne vois pas pourquoi on ne l'en croirait pas.

– Au XIIIe siècle (et sans doute aussi avant et après), les sterlings anglaises s'appelaient, en France, des esterlins. Ce qui renforce mon regret de ce que nous ayons perdu cette belle habitude de franciser systématiquement les mots étrangers quand nous les adoptons. 

Trois heures. – On sait que l'on avance (ou qu'on a avancé...) en âge quand on s'aperçoit que, désormais, les morts comptent et compteront davantage pour nous que les vivants ; que la “garde rapprochée” des gisants est devenue plus nombreuse, plus attentive, et finalement plus nécessaire que celle des remuants.

– Tout de même très étonnante, presque burlesque, la façon dont le squelette de Louis IX devenu saint a été “éparpillé façon puzzle” dans toute l'Europe et jusqu'au Canada : et que je t'envoie une côte à la reine de Norvège, et que je t'expédie deux ou trois phalanges au roi de Bavière, plus un tibia à tel monastère, une mâchoire à telle cathédrale, etc. Et cette distribution de “reliques osseuses” a duré comme cela plusieurs siècles ! Cela dit, il ne me paraît pas plus absurde de croire aux pouvoirs guérisseurs du squelette royal qu'aux prédictions climatiques du GIEC ou à la protection des vaccins anti-chinois... pour ne prendre que deux exemples, choisis totalement au hasard comme il se doit.

 

Samedi 16

Dix heures. – Ce matin, avant même de passer sous la douche : tondeuse. Pas dans le jardin : sur ma tête.

Cinq heures. – Bévue étonnante de Le Goff dans son Saint Louis. Page 453 de l'édition originale Gallimard, on tombe sur ce tronçon de phrase : « De tendance guelfe, donc plutôt favorable au parti impérial qu'au parti pontifical, etc. » Or, c'est exactement l'inverse (ou alors on m'aurait odieusement et durablement trompé ?) : les Guelfes étaient bel et bien du parti pontifical, et ce sont les Gibelins qui soutenaient l'empereur. C'est pas r'lu, ça, m'sieur Le Goff, c'est pas r'lu !


Dimanche 17

Cinq heures. – De Marc Bloch : « les hommes ressemblent davantage à leur époque qu'à leurs pères. » Si c'est vrai, c'est particulièrement déprimant pour les hommes de cette époque-ci.

– Dans les Enseignements qu'il écrit ou dicte, en français, à la fin de sa vie à l'intention de son fils Philippe (le futur Philippe III) et de sa fille Isabelle, Saint Louis tutoie le premier mais voussoie la seconde.

(J'emploie voussoyer de préférence à vouvoyer non par affectation (encore que...) mais parce que la forme m'en semble la plus naturelle, en ce qu'elle utilise le s final de vous. Alors que vouvoyer ne s'est formé que par “contamination auditive”, si je puis dire, avec tutoyer, mot pour lequel il était obligé de reprendre la consonne initiale afin d'éviter un méchant hiatus (tuoyer). Cette tentative d'explication ne me mettra évidemment pas à l'abri des accusations de snobisme et de m'as-tu-vu-isme langagier - mais je m'en contre-pignole à deux mains.)


Lundi 18

Dix heures et demie. – Sur le grand parking du centre de Vernon, attendant Catherine qui se trouve chez Amplifon (fon, fon...) pour y faire régler ses oreilles (je me comprends...). Elle avait eu soin de prendre rendez-vous un lundi parce que “tous les commerces sont fermés et on peut se garer n'importe où”. Sauf que le centre de Vernon semble n'être plus qu'un gigantesque chantier (on se croirait dans un rêve de Mme Hidalgo), que la moitié des rues est barrée et qu'il n'y a plus un endroit de stationnement nulle part. Je suis sur une place “handicapés” et, donc, condamné à rester dans la voiture, au cas où surviendrait une personne réellement “en situation de mobilité réduite” mais néanmoins motorisée...

Trois heures. – Scène presque vaudevillesque, chez Joinville, lorsqu'il parle des dissensions qui existaient entre Blanche de Castille, mère un chouïa possessive, et sa bru, la reine Marguerite, femme de Saint Louis. Le mémorialiste explique que les jeunes époux aimaient particulièrement séjourner à Pontoise, où leurs deux chambres étaient juste l'une au-dessus de l'autre. Joinville écrit :

 « Et ils avaient accordé leurs affaires ainsi, qu'ils tenaient leur parlement en un escalier à vis qui descendait d'une chambre en l'autre. Et ils avaient leurs affaires arrangées ainsi, que quand les huissiers voyaient venir la reine en la chambre du roi son fils, ils frappaient la porte de leur verge, et le roi s'en venait courant en sa chambre, pour que sa mère l'y trouvât ; et ainsi faisaient à leur tour les huissiers de la chambre de la reine Marguerite quand la reine Blanche y venait, pour qu'elle y trouvât la reine Marguerite. »

On se croirait presque chez Feydeau ! Un Feydeau féodal...

– Il y a des vendeurs qui ont une nette tendance à nous prendre pour des imbéciles (peut-être n'ont-ils pas entièrement tort). Cherchant chez Dame Ternette un calendrier mural pour l'année qui se profile, Catherine en trouve un à sa convenance. Deux vendeurs le proposent, l'un à neuf euros et quelques, l'autre à vingt-et-un euros. Étonnement. Puis, explication : le second vendeur, avec son fucking calendrier, propose triomphalement un agenda “en cadeau”. Dans le même ordre d'idée, on pourrait aussi bien imaginer un calendrier à cinquante mille euros avec une bagnole neuve “offerte”.


Mardi 19

Dix heures. – Fin de mon long cycle Edith Wharton : j'ai dû lire ou relire à la file une quinzaine de romans d'elle, sans m'en lasser jamais. Pour rester dans une tonalité américaine et “féministe”, j'ai repris Joyce Carol Oates : Johnny blues : titre “français” parfaitement stupide ; mais je me demande pourquoi je prends encore la peine de noter ce genre de choses. Ah, si : parce que ça me soulage un tantinet.

Trois heures. – De même (voir supra), je viens de quitter Le Goff et Saint Louis pour Favier et Philippe le Bel.

Six heures. – Je le trouve dès l'abord irritant, ce livre de Jean Favier. Il a beau s'intituler Philippe le Bel, ce n'est nullement une biographie de ce souverain, mais plutôt une succession de chapitres thématiques sur son règne. Pour bien faire, il faudrait presque avoir lu une vraie biographie de Philippe IV avant d'aborder celui-là. C'est tout de même la première fois que j'ouvre un livre consacré à un roi, dans lequel on ne prend même pas la peine de me dire où, quand et de qui il est né. Bref, plutôt que de m'énerver tout seul comme un crétin, je crois que je vais l'abandonner sans plus d'effort et faire un saut de près d'un siècle en arrière pour revenir aux temps de Louis VIII et de son fiston sanctifié. Pour cela, j'ai l'outil qu'il me faut : Le Bûcher de Montségur de Zoé Oldenbourg, dans la collection des Trente journées… Cramer quelques dizaines d'hérétiques pénibles devrait suffire à me calmer, supposé-je.

– Le digne professeur Cingal s'interroge gravement, dans son petit cloaque touitteresque : doit-il traduire richly heterogeneous par “riche hétérogénéité” ou bien par “grande hétérogénéité” ou encore par “formidable hétérogénéité” ? Il ne lui vient pas à l'esprit une seule seconde, apparemment, que c'est surtout cet atroce “hétérogénéité” qu'il conviendrait de remplacer d'urgence. Mais, évidemment, n'ayant jamais suivi le moindre cursus universitaire de traductologie, mon avis est sans doute nul et non avenu.

(Rappelons qu'il ne faut surtout pas confondre les traductologues avec les trouductologues, lesquels d'ailleurs préfèrent se faire appeler “proctologues”, on ne sait trop pourquoi.)


Mercredi 20

Quatre heures. – Zoé Oldenbourg est un écrivain qui bénéficia au siècle dernier d'une certaine réputation d'excellence. Cela ne l'empêche pas d'écrire (dans la même page en plus !) : « les provinces avaient chacune leur évêque », puis : « les croyants jugés dignes de cet honneur n'étaient pas choisis au hasard ». Il fallait évidemment : “chacune son évêque” pour que la construction soit correcte ; correcte car logique. Quant au second tronçon de phrase, on aurait préféré “désignés”, dans la mesure où “choisir au hasard” relève plus ou moins de l'aporie.

– Cela dit, si jamais nos chères sœurs de parité avaient entendu parler d'elle et de ses livres, il n'est pas sûr que cette pauvre Zoé auraient trouvé grâce à leurs charmantes prunelles progressistes. Voici en effet ce qu'elle a l'audace d'écrire dans son Bûcher de Montségur :

« C'est là un fait constaté lors de l'apparition de toute religion nouvelle, un grand prédicateur déchaîne infailliblement une vague d'enthousiasme collectif – nous dirions presque hystérique – auquel les femmes sont plus sujettes que les hommes. »

Les femmes plus hystériques que les hommes ? Elle écrirait une monstruosité pareille aujourd'hui, la Zoé, c'est elle qui se retrouverait vite fait saucissonnée sur son bûcher !

(Je viens seulement, et par hasard, de découvrir comment obtenir de ce fucking clavier d'iBigo des tirets (–) et des guillemets français (« »). Je me fais, rétrospectivement, l'effet d'être une sorte d'idiot du village électronique, ou de e-mongo...)

– Les cathares niaient la réalité des sexes et se refusaient à consommer le moindre aliment d'origine animale. Les cathares étaient des sortes de transgenres vegans. Du coup, les bûchers sur lesquels on les a invités fermement à grimper me semblent déjà moins condamnables...


Jeudi 21

Huit heures. – À verser au dossier, déjà bien épais, des traducteurs pénibles. Le roman de Joyce Carol Oates, Johnny blues, se déroule à Willowsville, au nord de l'État de New York, que le traducteur qualifie obstinément de “village”. Or, dès la première ligne du roman, nous sommes informés que Willowsville compte 5640 habitants. Puis, au fil des chapitres, nous apprenons qu'on y trouve un lycée, un journal quotidien local, au moins deux cabinets d'avocats, des hommes d'affaires, une Société historique comptant 64 membres, un Country Club, un parcours de golf, des quartiers riches et des quartiers pauvres, de nombreux commerces en tous genres, etc. Comment peut-on sans sourciller nommer une telle agglomération un “village” ?

Évidemment, il faut introduire un bémol dans ce reproche : j'ignore absolument comment Oates elle-même qualifie son Willowsville. Mais je serais prêt à parier ma dernière chemise que ce n'est pas par un équivalent anglais de notre “village”.

– Autre mini-exemple d'une traduction, sinon franchement bâclée, du moins assez lourdaude : « ... dans la poche de derrière de son pantalon. » Une cascade de génitifs qui aurait fait hurler le bon Flaubert ! Est-ce que “dans la poche arrière de son pantalon” n'aurait pas été à la fois plus juste et plus élégant ?

Par ailleurs, notre traductrice semble ignorer qu'en français on circule à vélo ou à moto mais jamais en. Elle ne semble pas savoir non plus que si “convenir” se conjugue bien avec l'auxiliaire avoir lorsqu'il signifie “reconnaître” ou “admettre”, il exige l'auxiliaire être quand il veut dire “se mettre d'accord” : nous avons convenu de bonne grâce qu'il n'était pas trop tard pour sortir, et par conséquent, nous sommes convenus de nous retrouver à l'entrée du cinéma.

J'apprends chez Dame Ternette que Mme Claude Seban traduit Joyce Carol Oates depuis plus de vingt ans : il serait peut-être temps qu'elle songeât à passer la main ?

Dix heures moins dix. – Dans la salle d'attente du Dr Dubruel, moi en avance et elle en retard, c'est-à-dire conformes à nos habitudes respectives. Cioran fait ce qu'il peut pour me rendre moins long le temps, mais comme il ne semblait pas y parvenir très bien pour lui-même...


Vendredi 22

Six heures. – Sorti du lit depuis une demi-heure, je retrouve le plaisir que j'ai depuis quelques années à me lever “de nuit”, plaisir que, sauf exceptions fort rares, l'été me refuse. (J'en demande humblement pardon à mes lecteurs insomniaques, s'il s'en trouve, pour qui une telle chose est tout sauf justement un plaisir...)

– J'aimerais tout de même bien savoir par quels méandres cognitifs j'en suis venu il y a vingt minutes, buvant mon premier café sur la terrasse obscure, à penser de manière bizarrement intense à Suzanne et René, mes grands-parents maternels.

– Reprenant le roman en cours, je tombe soudain sur le mot “cohomologie”, jamais rencontré jusqu'à ce matin. Je fais aussitôt appel à Dame Ternette, laquelle me renseigne ainsi :

« La cohomologie étale est la théorie cohomologique des faisceaux associée à la topologie étale. Elle mime le comportement habituel de la cohomologie classique sur des objets mathématiques où celle-ci n'est pas envisageable, en particulier les schémas et les espaces analytiques »

Ah, ouais, quand même... On se sent tout de suite mieux...

Sept heures. – Nouvelle étrangeté dans la version française de Johnny blues, cette phrase : « John Reddy portait un jean, un blouson de cuir et des bottes de motard qui ne lui arrivaient qu'aux chevilles et le protégeaient mal de la neige. » Des bottes qui s'arrêtent à la cheville ? Et pourquoi pas des espadrilles montant jusqu'aux genoux ? Ou des sandales d'égoutier ?

Dix heures. – Contrairement à ce que le lecteur pourrait croire au lu des premières pages de Johnny blues, ce n'est pas John Reddy Heart qui en est le personnage central : c'est la ville (et pas le “village”, bordel !) de Willowsville tout entière, avec l'ensemble, ou presque, de sa population ; ce qui, du point de vue de la technique romanesque, est autrement difficile à “rendre”. John Reddy n'est que le catalyseur de  l'histoire, ce qui la rend possible.

Quatre heures. – La minute nauséabonde. Catherine, alors que nous longions le campement de Romanos à l'entrée de Saint-Aquilin : « Il me semble que si je vivais dans une caravane, je choisirais une région plus agréable que la Normandie... » Alors, moi : « Tu es drôle, toi : une fois qu'ils ont cambriolé toutes les résidences secondaires et dévasté tous les poulaillers, il faut bien qu'ils changent de secteur ! »

De retour à la maison, pour tenter de me pardonner à moi-même une remarque aussi ignoble, rappelant les heures les plus sombres de notre histoire, et même de notre préhistoire, j'ai, sur la terrasse, sauvé la vie d'une mouche qui venait de se prendre pattes et ailes dans une toile d'araignée. À l'heure qu'il est, elle doit être en train de raconter à ses congénères comment, vouée à une mort certaine, elle a été miraculeusement sauvée par l'intervention d'un dieu invisible mais tout-puissant.

Sept heures. – il s'est trouvé il y a quelques jours que je suis tombé, chez Toitube, sur un certain nombre d'émissions du Masque et la Plume, allant de la fin des années soixante jusqu'à l'orée de l'an 2000. Depuis, j'en écoute deux ou trois par jour, entre le moment de mon goûter et celui du dîner de Charlus. Dieu que ces gens pouvaient être pédants, verbeux, ennuyeux jusque dans leur jovialité de commande ; et, finalement, tristement prévisibles ! Au bout du compte, je me demande si, de cette pesante équipe de cinéphiles auto-estampillés, le plus vivant n'était pas Georges Charensol, qui tenait pourtant le rôle du “vieux grincheux de droite”, pour faire bref. Cela dit, il se dégage tout de même de ces bavardages inutiles un certain “parfum d'époque” auquel j'avoue ne pas rester tout à fait insensible. Sans doute parce que c'était aussi ma jeunesse, et que je devais être aussi pédant qu'eux, mais sans avoir la tribune correspondante ni le “bagage” cinéphilique.


Samedi 23

Cinq heures. – En novembre 1215, le quatrième Concile de Latran vit arriver à Rome, outre les patriarches de Constantinople et de Jérusalem, 71 archevêques, 410 évêques et 800 abbés, sans compter les ambassadeurs et délégués des rois et des grandes cités. Comment a-t-on réussi à loger tout ce monde à peu près décemment ? Sans parler des embouteillages monstres qui devaient empêcher ces pauvres Romains d'arriver au bureau à l'heure le matin...


Dimanche 24

Sept heures. – Ce soir, à l'heure de l'apéritif (mais c'est le hasard des trains...), arrivée de Nathalie, sœur cadette de Catherine. Elles partiront demain pour Honfleur (avec ma voiture...) où elles resteront trois jours, revenant ici jeudi : Charlus et mous nous prévoyons une demi-semaine d'orgie continuelle ; sans parler des poules.

Deux heures. – Ce que j'écrivais il y a deux jours à propos de Johnny blues est à rectifier, ou plutôt à nuancer. Je disais que le sujet du roman n'était pas le personnage éponyme mais la ville entière de Willowsville. Cela reste exact, mais seulement pour la première des trois parties (laquelle, il est vrai, occupe 300 des 500 pages de l'ensemble). Pour la seconde partie, Oates réduit brusquement le champ de sa caméra pour se consacrer uniquement à John Reddy Heart et aux quatre membres de sa famille “nucléaire”. De plus, toute cette partie se déroule environ vingt ans après le fait divers autour duquel s'organise et se déploie la première. Enfin, dans la dernière partie, la romancière élargir de nouveau le champ, mais pas autant qu'au début : elle se concentre sur les hommes et les femmes qui, trente ans plus tôt (toute cette partie se déroule lors d'une grande fête destinée précisément à célébrer ce trentième anniversaire), ont fait partie de la même “promo” lycéenne que le Johnny du titre, tragique héros du fait-divers sus-évoqué. Les parties 1 et 3 sont racontées par divers narrateurs, tantôt mâles, tantôt femelles, sans que l'on sache jamais qui parle au juste ; ce qui n'est nullement gênant, au contraire : cette incertitude, cette ductilité des voix contribuent à rendre plus nette la sensation du lecteur d'être plongé au sein d'une communauté formant un tout organique, dont les membres ne sauraient exister pleinement les uns sans les autres. “Au final”, un roman très riche... et bien meilleur que dans mon souvenir. Comme quoi, on n'est jamais tout à fait à l'abri d'une bonne surprise.

Est-ce qu'on s'y perd, dans ce roman comportant des dizaines de personnages qui n'arrêtent pas d'aller et venir sous nos yeux ? Bien sûr. Mais on s'y perd comme un nouvel élève arrivant dans un lycée où tous les autres se connaissent déjà, souvent depuis l'école primaire. Ce qui, par un paradoxe qui n'est qu'apparent, renforce l'impression de vérité, la satisfaction “d'en être” que ressent le lecteur.

Cinq heures. – Terminé Johnny blues. Pour changer radicalement d'ambiance et d'univers, mais en restant fidèle au même écrivain, repris Bellefleur.


Lundi 25

Dix heures. – Catherine et Nathalie sont parties voilà une demi-heure pour Honfleur. Depuis, il règne dans cette maison un silence presque irréel. Même Charlus a l'air d'en être un peu décontenancé...

– Je commence à en avoir vraiment assez de voir utiliser, presque systématiquement le mot “mappemonde” pour désigner un globe terrestre : une mappemonde est une carte du monde plate, bordel ! (Arrête de t'énerver comme ça, c'est mauvais pour ta tension, vieux maniaque décati...)

Cinq heures. – Je viens de revoir sur Netflisque le premier épisode de Makanai, la mini-série conçue par ce superbe cinéaste qu'est Kore Eda. J'ai failli conseiller à Nicolas d'y aller voir lui aussi, mais me suis finalement abstenu : regarder en doublage français une série japonaise se déroulant dans le milieu “hyper-nippon” des geishas et des maikos (apprenties geishas), ce serait vraiment un massacre passible de la Cour pénale internationale.

Sept heures. – Quel plaisir, que celui de s'alcooliser doucement (et en terrasse s'il vous plaît !), seul, sans parler et, surtout, sans entendre parler ; et en écoutant, pour la dix-millième fois depuis cinquante ans, Ferré enflammant Bobino (1969), c'est-à-dire des gens qui, pour beaucoup je suppose, doivent être déjà dans leur tombes – ou réduits en cendres dans leurs fours post-modernes.

– Cela dit, la chanson de Ferré dédiée à sa guenon, Pépée, continue à me mettre mal à l'aise (elle passe en ce moment).


Mardi 26

Huit heures. – Cette monumentale ânerie que l'on nomme pompeusement “appropriation culturelle”. Si l'on en suivait vraiment les stupides préceptes, il faudrait interdire aux musiciens blancs de jouer du jazz, cette musique indubitablement noire. Mais, d'un autre côté, il faudrait aussi interdire aux jazzmen noirs d'utiliser pianos, trompettes, saxophones, etc., ces instruments indubitablement blancs. Heureusement pour les mélomanes, la dite appropriation n'est prohibée que dans un seul sens, et toujours le même bien entendu.

Une heure. – La sottise des traducteurs, nouveau chapitre. Dans Bellefleur, JCO nous apprend la mort de l'un des membres adultes de la famille éponyme, mort survenue à la suite d'un accident de toboggan. Revenu de ma surprise première, et malgré ma connaissance toute embryonnaire de l'anglais, j'ai compris qu'il devait s'agir d'un accident de luge ; ou à la rigueur de traîneau. Mais pourquoi Mme Rabinovitch, dont c'est semble-t-il le métier, ne s'en est-elle pas avisée comme moi, et avant moi ? A-t-elle sérieusement cru à un accident de toboggan, en pleine forêt américaine ? Ou bien si elle pensait à autre chose à ce moment-là ?

Six heures. – Titre chez mes analphabètes : « Violences sexuelles : une tribune dénonce “l'omerta” dans le monde de la voile. » Et le monde de la vapeur, alors ? Personne n'y pense, au monde de la vapeur ? Je vais de ce pas proposer à la présidente Élodie J. de créer dès demain un MeTooVoile et un MeTooVapeur, dont je deviendrai le double président. On va voir ce qu'on va voir…

– Même chose qu'hier (les habitudes reviennent vite !) : un verre en terrasse, ciel lumineux, pas de vent, température estivale, et toujours Léo ; mais, cette fois, chantant Verlaine et Rimbaud : Je fais souvent ce rêve, étrange et pénétrant...

Et le plaisir simple de voir les poules vaquer à leurs occupations picoreuses, tandis que Charlus gambade mollement autour d'elles, sans les inquiéter le moins du monde. Impression de paix, d'ultime havre...

Huit heures. – Je viens de regarder exactement 16'38 du film de Christopher Nolan intitulé Tenet : pris d'un genre de fou-rire nerveux devant une chose aussi prétentieuse qu'imbécile (en plus d'être parfaitement incompréhensible), j'ai bien été obligé de mettre fin à l'expérience.


Mercredi 27

Sept heures. – Hier soir, après ma pénible expérience avec les prétentieuses pitreries de Nolan, les hasards netflixiens m'ont amené jusqu'à La Ballade de Buster Scrugges, sorte de western “à sketches” des frères Coen. J'en ai regardé une petite heure – avant que le Ricard pris juste avant ne m'expédie autoritairement au lit... – qui m'a totalement réconcilié avec le cinéma (mais je n'étais pas fâché très sérieusement). Je compte bien regarder ce soir la seconde moitié de ce très bel hommage au western.

Midi. – Quand tu essaies de te couper un morceau de parmesan, tu te demandes comment on arrive à faire un truc aussi dur uniquement avec du lait.

– Sinon, lassé de Bellefleur, j'ai repris De Marquette à Veracruz de Jim Harrison : après de nombreuses semaines passées dans la compagnie de Joyce Carol Oates et d'Edith Wharton, ça fait tout de même du bien de se retrouver un peu entre hommes.

Sept heures. – En vérité, si Léo Ferré n'avait jamais rien fait d'autre que mettre en musique Rutebeuf, il aurait mérité d'exister. 


Jeudi 28

Huit heures. – En principe, Catherine et Nathalie doivent me revenir en début d'après-midi, après une halte au IKEA de Rouen, où elles se gaveront un peu masochistement de nourriture scandinave et où Catherine doit acheter je ne sais plus quoi.

Six heures. – Les deux sœurs sont arrivées à une heure. Ensuite, il n'y avait plus qu'à vider la voiture de toutes les cochonneries achetées par Catherine chez IKEA, puis à attendre l'heure de l'apéro ; laquelle n'est plus très loin…


Vendredi 29

Dix heures. – Sur le parking du musée de Giverny, que je commence à bien connaître (pas le musée où je n'ai jamais mis les pieds : juste le parking...). J'en ai pour deux “bonnes” heures avant de voir revenir les filles. Ensuite, direction la gare de Vernon pour y déposer Nathalie, et retour à la vie normale.

– À force de lire Joyce Carol Oates, dont beaucoup de romans se déroulent à l'extrême nord de l'État de New York, puis Jim Harrison, qui a tendance à placer les siens dans la Péninsule Nord du Michigan, j'ai l'impression – fausse évidemment – de fort bien connaître la région des Grands Lacs ; comme si j'y avais passé toutes mes vacances pendant au moins dix ans.

Onze heures et demie. – Après une heure et demie passée sur ce parking, on devient persuadé que le monde entier n'est peuplé que vieillards blancs et de jeunes Japonais en troupeaux plus ou moins denses.

Trois heures. – Phrase piquée à Jim Harrison, ou plus exactement à son narrateur de True North (en français : De Marquette à Veracruz) : « Les jeunes gens de moins de trente ans manquent cruellement d'expérience face à la mort probable d'un ami ou d'un être aimé ayant leur âge. » Je confirme.


Samedi 30

Midi. – Dans son village franc-comtois, Nathalie, la sœur de Catherine, a sa maison rue des Petits-Souliers : c'est presque trop charmant pour être vrai.

– Il existe aux États-Unis, dans la région des Grands Lacs, plusieurs petites villes, ou villages, qui se nomment Presque Isle, ainsi orthographié : souvenir évident de l'époque où cette partie de l'Amérique était française.

– Une dernière bévue de traducteur, pour bien finir le mois. D'après ce que je viens de lire chez Dame Ternette, le mot anglais canteen peut avoir les mêmes sens que notre “cantine”, mais peut en plus désigner notre “gamelle”, détail que semble ignorer Brice Matthieussent, traducteur attitré de Jim Harrison ; ce qui le conduit à écrire ceci sans sourciller : « Elle a ensuite volé la cantine en fer-blanc de son oncle qu'elle a gardée sur sa table, à côté de ses stylos, de ses pierres porte-bonheur et de ses billes. » On espère pour cette pauvre gamine qu'elle disposait d'une très grande table.

Six heures. – Je voudrais, pour clore septembre avec panache, dénoncer bien haut un véritable scandale ; que dis-je ? Une ignominie. Une nouvelle adaptation des Trois Mousquetaires va sortir ces jours-ci sur vos écrans. Or, que viens-je de constater, en en croyant à peine mes yeux ? Que sur les quatre acteurs choisis pour interpréter le célèbre quatuor de ferrailleurs… pas un seul noir ! Pourtant, Omar Sy en Athos, ç'aurait eu de l'allure, non ? Pire encore : aucun nain non plus pour camper Porthos, pas la queue d'un transgenre dans la peau d'Aramis. Et l'actrice choisie pour être Milady De Winter – l'irrésistible Éva Green – n'est même pas en surcharge pondérale ! Que fait la police ?

Cela dit, je ricane, je ricane, mais il est réellement ridicule, ce casting. Dans le roman de Dumas, Aramis a à peine plus de vingt, et seul Athos, le plus “vieux” des quatre frise la trentaine. Donc, choisir Romain Duris (49 ans) et Vincent Cassel (56 ans) pour endosser leurs capes est assez risible : pourquoi pas Gérard Depardieu et Pierre Arditi pendant qu'on y est ?



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