L'EURE SE JUMELLE
AVEC LA MANCHE…
Dimanche 1er
Dix heures du matin. – J'étais, il y a un instant, occupé à terminer une grille de mots croisés ; grille “muette” (d'où l'on a retiré les cases noires séparant les mots), genre qui demande plus de concentration qu'une grille “parlante”. Je tombe, en bas du 3 vertical, sur cette définition : “Abri mongol”. Comme j'avais déjà Y et O en début de mot, il n'était pas bien difficile d'inscrire la suite : YOURTE ; ce que fis. Sauf que ça ne collait pas. Notamment avec ce mot de quatre lettres en horizontale, qui, d'après la définition et le F final ne pouvait être autre chose que TURF : Ce TF que j'avais en fin de mot me chagrinait fort…
C'est alors que je pus constater,
d'abord avec stupeur puis une franche consternation, qu'au lieu de
l'innocente yourte, j'avais bel et bien écrit YOUTRE. La gomme parvint
sans problème à effacer le mot, mais pas l'espèce de culpabilité
perplexe que je développai dans l'instant : mon inconscient aurait-il
parlé ? Les Birenbaum de tous poils auraient-ils raison ? Je serais
bien, malgré que j'en aie, l'antisémite forcené qu'ils croient voir en
moi ? Pendant une poignée de secondes, le désarroi fut réel, je prie
qu'on me croie. Et il me parut que la seule solution était de venir
m'épancher ici (en effet, toute trace de honte a aussitôt disparu, et je
puis de nouveau rire au nez des Birenbaum). Le plus étrange est que le
mot que je trouvai ensuite, au 2 vertical, juste à côté de mon “youtre”
si mal venu, ce mot était GHETTO.
Sept heures et quart. –
Lorsque nous étions chez eux, le mois dernier, Christian et Roselyne
nous avaient avoué qu'après avoir vécu longtemps dans l'extrême sud de
la France (Perpignan), ils avaient du mal à s'acclimater à la Vendée où
ils sont désormais, et qu'ils regrettaient d'y être venus. Comme ils ne
sont que locataires de la maison, notre réplique, à Catherine et à moi, a
fusé : « Qu'est-ce qui vous empêche de redéménager et de repartir d'où
vous êtes venus ? » Il faut croire que la remarque a fait son chemin,
puisque, ce matin, Roselyne a annoncé à Catherine (à moins que ce ne
soit Christian, via Facebook) qu'ils avaient décidé que, l'année
prochaine, ils quitteraient la Vendée pour… la Costa Brava. S'il y a un
endroit où je ne songerais jamais à aller planter mes pénates, c'est
bien celui-là ; mais enfin, il ne s'agit pas de moi. Et puis, ça fait
plaisir à Catherine, tout excitée à l'idée de retourner en Espagne, où
elle allait régulièrement quand Adeline habitait Valence puis Barcelone.
Quant à moi, il est hautement probable que je me contenterai de
l'amener à l'aéroport de Beauvais, avant de revenir m'enfermer ici avec
Charlus et les deux matous.
Mercredi 4 (anniversaire d'Adeline : 45 ans)
Cinq heures. –
Bon, ça commence à bien faire, les romans policiers (ou noirs ou ce
qu'on voudra qu'ils soient). Comment peut-on prétendre que ceux qui en
sont les auteurs sont de “grands écrivains” ? Bien sûr, certains de ces
livres m'ont plu, m'ont fait passer un agréable moment. Mais de la
littérature ? Enfin, voyons ! Ou alors, oui, dans l'acception modernœuse
du mot. Chandler et ses petits camarades sont des écrivains au même
titre que Ferrat ou Brel sont des poètes, John Lennon un musicien ou
Plantu un dessinateur. Du reste, je ne dis pas que je vais totalement
cesser d'en lire : après tout, ce n'est pas désagréable. Mais, si j'y
reviens, ce sera uniquement pour m'accorder un moment de cerveau en roue
libre, entre deux véritables livres, rien de plus.
Du coup, j'ai rouvert Don Quichotte.
Dimanche 8
Cinq heures vingt. – L'une des choses qui rendent Don Quichotte
aussi passionnant, aussi vivant encore, c'est qu'on voit très bien que
la profonde ligne de fracture, le rift qui sépare la littérature
ancienne, médiévale, en train de s'achever, et la littérature que l'on
dira moderne, celle qui va engendrer la nôtre et surtout tout le courant
prodigieusement fécond du roman européen, cette ligne traverse le roman
de Cervantès de part en part, passant très précisément entre Don
Quichotte et Sancho Pança (j'ai du mal – force de l'habitude ancienne – à écrire Panza…). D'un côté le chevalier, encore tout entier
pris dans les fantasmagories médiévales (ou héritées de ce temps), qui
refuse de voir toute nouveauté (notamment les fameux moulins) autrement
que comme le résultat des manigances de quelque enchanteur ; de l'autre
l'écuyer, qui subit encore, pour une part, la fascination exercée par
son maître, mais qui est happé bien plus fortement encore par la vie
telle qu'elle se dessine. En somme, Don Quichotte est encore du côté des
géants de légende – tout comme l'étaient, quelques décennies plus tôt,
Gargantua et Pantagruel –, tandis que Sancho est déjà un personnage de
roman, tel qu'il va en naître et en fleurir des milliers durant les
quatre siècles qui viennent… et tel que l'était déjà, mais seulement
esquissé, lui, le réjouissant Panurge. Et il est sûrement significatif
de cette fracture que Cervantès, à mesure qu'il avance vers la fin du
roman, paraisse de plus en plus fasciné par le personnage de Pança,
abandonnant son héros officiel à la moindre occasion pour courir
rejoindre Sancho. D'ailleurs, si Don Quichotte n'est pas très différent
dans les deux parties du roman (que dix années séparent, rappelons-le),
Sancho, lui, évolue considérablement de l'une à l'autre, se complexifie,
prend de l'épaisseur, passe en “3 D”, si je puis dire. Il grandit
tellement, d'ailleurs, qu'il en devient capable de manipuler son maître.
Et s'il lui conserve toute son admiration, il arrive de plus en plus
souvent que le regard qu'il pose sur lui soit davantage paternel que
filial. Comme s'il comprenait que plus passera le temps, plus son maître
sera désarmé contre l'époque qui naît, laquelle est au contraire faite
pour lui.
Notation rapide en passant : Je me suis
étonné, dans ce journal, il y a déjà de longs mois, que Jorge Luis
Borges et Ernesto Sabato fussent tombés d'accord pour dire que la
seconde partie du roman de Cervantès est supérieure à la première. Je ne
m'en étonne plus ; non seulement parce qu'ils ont raison, mais parce
que je vois aussi très bien pourquoi Borges a exprimé cette opinion :
c'est que, dans la deuxième partie, les jeux de miroirs se multiplient
(et pas seulement à cause du chevalier aux miroirs…) entre les
personnages, l'auteur fictif (Sidi Ahmed Benengeli) et l'auteur réel, le
plus savoureux étant que, plusieurs fois, Don Quichotte et Sancho sont
reconnus et fêtés par des gens de rencontre pour la seule raison que
ceux-ci ont lu leurs aventures dans l'édition de la première partie. Si
bien qu'on ne sait plus bien qui a davantage d'existence, des héros de
papier ou des personnages réels… qui pour nous sont aussi de papier, si
bien que les autres deviennent en quelque sorte de papier “au carré”. Et
Miguel de Cervantès, quant à lui, devient de plus en plus auteur au
carré, puisqu'il fait intervenir largement Sidi Ahmed Benengeli, le
commente, le loue et parfois le contredit. Pour revenir à Borges, on
songe évidemment à sa fameuse nouvelle, Pierre Ménard, auteur du Quichotte.
Nouvelle que, bien entendu, on a soudain très envie de relire ; et que,
re-bien entendu, on ne retrouve plus nulle part dans sa bibliothèque !
Tant pis, je me passerai de Pierre Ménard : j'en ai marre de racheter
sans cesse les livres qui disparaissent de ces rayonnages, de toute
évidence sous l'action de quelque enchanteur maléfique.
Lundi 9
Huit heures et demie du matin. –
J'ai fait, il y a deux jours, sur le blog, un petit billet à propos de
Don Quichotte, dont je vais terminer la lecture aujourd'hui (il est ici).
À la suite de quoi, j'ai eu un petit échange de himmels avec Carlos,
mon quichottologue attitré, échange qui n'est d'ailleurs peut-être pas
terminé. Mais enfin, je vais retranscrire ici même ce qui peut l'être de
cet échange, c'est-à-dire ce qui concerne strictement le roman de
Cervantès :
Mon cher Carlos,
J’ai repris, da capo,
le roman de Cervantès il y a quelques jours. Je viens de faire, sur mon
blog, un court billet, dans lequel je soulève un point obscur,
concernant le chapitre 36 : j’aimerais bien que tu le lises , ainsi que
les commentaires qui lui font suite, car toi seul me parais en mesure de
dissiper le petit mystère que je soulève.
[…]
Amitiés,
Didier
Cher Didier,
[…]
Pour
ce qui est du 36ème chapitre de la 1ère partie du Quichotte, le texte
espagnol ne présente aucun mystère, d'ailleurs l'un de tes commentateurs
le cite, d'abord :"una mujer vestida de blanco" puis :"segun se puede
colegir por su habito, ella es monja o va a serlo". La seule explication
qui me vient à l'esprit pour cette "erreur" de la traduction c'est que
le mot "habito" qui désigne une tenue d'ecclésiastique ou de religieuse a
évoqué dans l'inconscient de la traductrice la couleur noire,
habituellement associée à la tenue des religieuses, - la puissance des
clichés. Le texte espagnol l'annonce habillée de blanc puis fait
allusion à sa tenue de religieuse (habito) qui doit donc être blanche
puisque dans certains ordres les religieuses étaient habillées en blanc.
Je n'ai pas mieux à te proposer....
En
ce qui concerne la femme de Sancho, elle s'appelle en effet Juana
Gutierrez ou Mari Gutierrez dans la première partie puis Teresa à partir
du chapitre 5 de la seconde partie, elle est aussi parfois nommée
Cascajo (justifié par l'intéressée elle-même : c'est le nom de son
père), Panza ou Sancha (habitude villageoise d'appeler les femmes par le nom ou le prénom féminisé du mari ). L'auteur fait ce qu'il veut.
J'ai
lu ton roman que j'ai aimé, mais je veux le relire tranquillement avant
de t'en parler, je l'emmène en vacances et t'en ferai un compte-rendu à
la rentrée. Une chose est sûre, il serait criminel que tu ne continues
pas à écrire.
Amitiés.
Carlos
Mon cher Carlos,
[…]
Il me reste à te plaindre, si vraiment tu n’as pas de meilleures lectures à emporter dans ta valise que mon pauvre Chef-d’œuvre… qui est, selon toute vraisemblance, destiné à demeurer fils unique.
À un de ces jours, et bonnes vacances,
Didier
P.S. : Avec tout ça, j’ai failli en oublier Don Quichotte !
Il y a tout de même quelques problèmes, avec cette traduction de Mme
Schulman (fort agréable à lire, au demeurant). Et d’abord le fait que,
comme le signale l’un de mes commentateurs, la bévue « habit blanc/habit
noir » se trouve déjà dans la traduction de Viardot. Ce qui amènerait à
penser que Mme Schulman l’a suivie aveuglément, cette traduction, sans se référer au texte original, ce qui semble tout de même étrange.
D’autre part, à propos de la femme de Sancho, je trouve curieux qu’elle ait conservé Juana dans la première partie mais opté pour Thérèse dans
la seconde. J’aurais accepté les couples « Juana/Teresa » ou bien «
Jeanne/Thérèse », mais, là, ça me semble manquer de cohérence. D’autant
qu’aucun autre prénom de personnage n’est francisé.
Enfin, bon : traduttore, traditore, et toutes ces sortes de choses…
Didier
Cher Didier,
[…]
Effectivement,
la traduction semble un peu bizarre si elle francise certains prénoms
et pas d'autres, je ne vois pas comment cela peut se justifier.
Quant à savoir si elle a suivi la traduction de Viardot...mystère...
Contrairement à ce que tu dis, emporter ton roman me semble une excellente idée, j'emporte aussi le Livre III des Essais de Montaigne et les Lettres à Felice Bauer de Kafka, cela fera, ma foi, un beau trio.
[…]
Amitiés
Carlos
À la suite de quoi, hier soir, j'ai envoyé à Carlos “en avant-première”, ce que je venais d'ânonner à propos de Don Quichotte et qu'on vient de lire un peu plus haut.
Du
reste, j'étais encore en dessous de la vérité du roman, lorsque je
parlais de ses “effets de miroirs”. Dans l'un des chapitres lus ce
matin, le duo, en route pour Saragosse, où Don Quichotte doit participer à
je ne sais plus quelle joute, le duo arrive dans une auberge
(évidemment…), où ils rencontrent deux gentilshommes qui sont en train
de lire la seconde partie de Don Quichotte. Bien entendu, il
s'agit de la fausse seconde partie, celle publiée un an plus tôt par
“l'usurpateur aragonais”. Naturellement, Cervantès ne se fait pas faute
d'étriller ce “fake book”, si l'on me permet. Mais ce qui est
intéressant, c'est que le lecteur se retrouve avec un duo
supplémentaire, celui formé par ces faux Quichotte et Pança mis en
circulation par l'usurpateur. Lesquels, à leur tout, influencent la vie
et les actes des vrais, puisque Don Quichotte décide alors de se rendre à
Barcelone en évitant Saragosse, simplement pour faire mentir
l'usurpateur qui a narré leurs aventures dans cette ville. C'est-à-dire
que les différents temps romanesques se brouillent et s'enchevêtrent
d'une manière qui rappelle furieusement certains romans contemporains,
notamment sud-américains. Et l'on se dit que des romanciers comme Onetti
par exemple, semblent finalement sortis tout armés du Quichotte.
Sur ce, il me faut m'interrompre : Mme Dubruel, médecin de son état, attend et espère ma visite en son cabinet pacéen…
Une heure et quart. – Oscar Wilde disait qu'il n'avait rien connu de plus triste que la mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères des courtisanes.
Eh bien, moi, c'est celle de Don Quichotte que je trouve infiniment
poignante, dans la sobriété de son renoncement à tous ses rêves ;
renoncement que les autres personnages – qui ont pourtant tout fait pour
l'en écarter – semblent finalement regretter autant que moi. Mais sans
doute est-ce Samson Carrasco, le bachelier de Salamanque, qui, dans son
oraison funèbre, a raison :
Il eut le plus grand des courages :
vivre en fol et mourir en sage.
Mais
que lire après ça ? Quel livre tiendra le coup, derrière ce prodigieux
roman ? Je crois avoir trouvé une solution qui n'en est peut-être pas
une, une sorte de chemin de traverse : lire les Nouvelles exemplaires de Miguel de Cervantès.
Sept heures dix. – Finalement, j'ai trouvé plus amusant et judicieux de remplacer mon duo par un autre tandem, et j'ai repris Jacques le Fataliste. Que je vais panacher avec les lettres de Diderot à Sophie Volland.
Mardi 10
Quatre heures. – La dernière réponse (en date) de Carlos, dans notre petit échange quichottesque :
Entièrement
d'accord avec ton analyse de DQ. En effet, sancho Panza évolue au fil
du récit, se retrouve à agir seul dans certains épisodes, devenant
personnage principal. Je pense qu'il est un anti-héros, il en a toutes
les caractéristiques. Et puisque tu évoques Borges et les jeux sur les
narrateurs/auteurs, on pourrait envisager que Sancho Panza, le témoin
unique de toutes les aventures de DQ (sauf sa première sortie), dispose
de tous les matériaux pour élaborer la chronique de DQ et que son rôle
est celui de chroniqueur....(bien plus que celui d'écuyer).
Il
est vrai que le problème des auteurs/narrateurs est passionnant; il y a
Sidi Ahmed mais son texte a été traduit, le traducteur a-t-il été
fidèle? Selon certains non (ch 44 de la 2ème partie) Il y a un premier
auteur qui fournit le matériel des 8 premiers chapitres; puis un second
auteur qui se met en scène à la 1ère personne au chapitre 9 et qui
semble être le narrateur-éditeur de l'ensemble de l'oeuvre....c'est déjà
du Borges...
Kafka a écrit un court texte qui peut être rattaché à cette idée : la vérité sur Sancho Pança.
"
Grâce à une foule d'histoires de brigands et de romans de chevalerie
lus pendant les nuits et les veillées, Sancho Pança, qui ne s'en est
d'ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des années à distraire
de lui son démon - auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte -
que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous, actes qui,
faute d'un objet déterminé à l'avance qui aurait dû précisément être
Sancho Pança, ne causaient toutefois de tort à personne. Mû peut-être
par un certain sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui était un
homme libre, suivit stoïquement Don Quichotte dans ses équipées, ce qui
lui procura jusqu'à la fin un divertissement plein d'utilité et de
grandeur." (21 octobre 1917)
Amitiés
Carlos
–
De mon côté, je viens tout juste de terminer le livre de Diderot ; et
il me semble judicieux de relire, comme en contrepoint, l'hommage que
lui rend Kundera dans Jacques et son maître. D'ici que j'en aie terminé avec lui, les Fictions de Borges devraient être arrivées ici et je pourrai donc relire le Pierre Ménard, ce qui me ramènera à Don Quichotte. Cette boucle étant alors bouclée, il sera temps de passer à autre chose.
Jeudi 12
Neuf heures du matin. – Finalement, je n'ai pas relu Jacques et son maître,
m'étant aperçu que ma précédente lecture de cet “hommage à Diderot”
(c'est ainsi que Kundera qualifie sa pièce, et c'est en effet ce qu'elle
est) était tout de même trop récente. En revanche, puisque j'avais le
volume de la Pléiade entre les mains, et qu'il venait, au cours de
l'échange qu'on a pu lire plus haut, d'être question entre Carlos et moi
de Cervantès et de Kafka, je me suis trouvé à relire les essais du même
Kundera qu'il consacre essentiellement au roman (mais aussi à la
musique) : L'Art du roman, puis Les Testaments trahis et, en ce moment même, Le Rideau.
(Je viens de m'apercevoir que, s'il acceptait sans discuter l'orthographe Cervantès, le correcteur de cette foutue machine me rappelait sévèrement à l'ordre si je m'aventurais à choisir la véritable, à savoir Cervantes. En revanche, il reste d'une prudence de sioux – sans doute inspirée par l'ignorance – et refuse de se prononcer entre Léopardi et Leopardi,
tous les deux dûment soulignés d'un implacable pointillé rouge : dans
le monde merveilleux de l'informatique, Leopardi – ou Léopardi, qui
aurait plutôt ma préférence – a tout bonnement cessé d'exister.)
Quatre heures.
– Une dizaine d'auteurs de romans noirs ou policiers attendaient
sagement dans mon panier Amazon que je clique sur “passer la commande”,
ce qui ne pouvait être fait avant le 20 du mois, car je suis fort
respectueux des budgets que j'ai moi-même établis. Je viens de tous les
envoyer à l'abattoir, m'étant soudain rendu compte (en lisant Kundera)
que j'étais trop vieux et qu'il me restait trop peu de temps pour en
perdre à ces sottises.
Vendredi 13
Dix heures du matin. – Sous la pernicieuse influence de Kundera, j'ai repris Les Somnambules
d'Hermann Broch (ou doit-on écrire : “de Hermann”, en raison du H
allemand aspiré ?), lus il y a… il a longtemps, mais du diable si je
serais capable d'être plus précis. À la louche, je dirais quinze
ans, mais ce serait avec une incertitude de plus ou moins cinq ans,
alors… Du reste, on s'en fout, comme disait Paul Valéry pour interrompre
ses propres monologues. Je ne sais pas trop si je parviendrai au bout
de ces sept cent et quelques (et, là, de nouveau une interrogation :
dois-je mettre un S à cent sous prétexte que j'ai cité un nombre “rond”,
ou dois-je au contraire l'omettre (ainsi que je l'ai fait) en raison du
“et quelques” qui suit et qui désarrondit le nombre ?) pages écrites petit et serré, mais c'est au fond sans grande importance.
–
J'ai oublié de noter que, rasé presque à la peau il y a quelques jours,
Charlus a tellement changé d'aspect physique qu'il nous semble (nous semblait
les deux premiers jours suivant la tonte…) un autre chien ; mais à qui
le véritable Charlus aurait, avant de mystérieusement disparaître,
appris à répondre à son nom, ainsi que les coutumes les plus basiques
de la maison.
Samedi 14
Quatre heures vingt.
– Je me demande bien pourquoi a brusquement resurgi à ma mémoire une
fugitive chanteuse d'il y a longtemps, Danielle Messia : j'étais à demi
allongé sous le cerisier, somnolant sur les Somnambules de Broch,
lecture qui, a priori, n'incite guère à ce genre de réminiscences
inopinées (à part peut-être le titre du roman lui-même). Je me suis
souvenu qu'elle avait été lycéenne à Orléans dans les mêmes années où je
l'étais moi-même (phrase boiteuse) ; mais je ne l'ai jamais rencontrée,
en tout cas je n'en ai aucun souvenir. Je me rappelle aussi qu'elle en
avait justement fait une chanson, qui s'intitulait Souvenirs de lycée,
que j'aimais bien à l'époque (1981 ou 1982). Je me souvenais aussi,
mais très vaguement, qu'elle était morte jeune, et que c'est Philippe
Bernalin qui me l'avait fait découvrir, pas très longtemps après notre
sortie du CFJ. J'apprends par sa fiche Wikipédia qu'en effet le cancer
l'a tuée à 28 ans, c'est-à-dire au même âge que Bernalin. On y dit aussi
qu'elle était née Danielle Mashiah, à Tel-Aviv, la même année que moi,
mais sept mois plus tard. Et environ sept mois aussi avant la naissance
de ce même Bernalin. Depuis (il y a une heure environ de cela), je ne
cesse de penser à elle. Je suppose que l'on doit trouver de ses chansons
sur Youtube, mais je ne crois pas avoir très envie d'y aller.
Mercredi 18 juillet
Neuf heures et demie du matin.
– Comme je l'ai dit sur le blog, en un court billet parfaitement dénué
de tout intérêt autre qu'informatif, j'ai repris hier (ou avant-hier ?
Mon Dieu, comme le temps passe…) la lecture des Versets sataniques
de Salman Rushdie, lus à l'époque de leur sortie et beaucoup aimés
alors. Après 150 (sur près de 600) pages, je suis moins
enthousiaste qu'à l'époque, ayant l'impression que le roman part un peu
dans tous les sens et que son auteur aurait comme une tendance à “nous
la faire à l'épate” (un peu, toutes proportions gardées, comme Marquez
dans Cent ans de solitude). Mais, évidemment, étant tout juste au
quart de l'ouvrage, je vais attendre un peu avant de prononcer ma
petite fatwa personnelle. Du reste, ça “se” lit très bien, et même un
peu mieux que ça.
En fait, je m'aperçois que, lors de
mes relectures de romans découverts il y a quelques dizaines d'années,
ma réaction la plus courante est une déception plus ou moins aiguë. D'où
cette question “à double tranchant” : suis-je devenu un vieux con
désabusé, ou bien, au contraire, fus-je, en ces époques lointaines, un
jeune con prompt à s'émerveiller de n'importe quoi, à prendre des
vessies rabougries pour de flamboyantes lanternes ? Dans un cas comme
dans l'autre, on le voit, je ne m'en sors pas indemne ; d'autant que,
quelle qu'en soit la raison, le résultat est le même : déception,
désenchantement, désillusion. Si je continue sur cette pente, je vais
finir ma vie devant la télévision du matin au soir, à regarder des
séries idiotes sur Netflix.
– Mon frère, sa femme et
leur fille débarquent dans trois jours de Dubaï pour leurs vacances
annuelles. (En réalité, non : si j'ai bien compris ce que Catherine m'a
expliqué, seul Philippe arrive directement de son hypermarché entouré de
sable, Dominique et Gabrielle étant, elles, en Angleterre depuis une
semaine ou deux.) Ils resteront ici jusqu'à mercredi prochain, moment où
ils partiront pour Fontaine-le-Dun afin de passer quelques jours chez
ma mère.
Hier, par Facebook interposé, je crois, Nicolas a suggéré que Catherine et moi pourrions venir passer
quelques jours à Loudéac durant la première quinzaine d'août (période où
il y sera lui-même, ai-je finement déduit). La chose était assez
tentante, mais entre la visite dont je viens de parler, le départ de
Catherine pour Québec fin août et, entre les deux, quelque part, la
visite d'Élodie et de son ami huron, notre besoin de vie social se
trouve déjà largement satisfait (voire un peu au-delà…). Par conséquent,
comme le dit Nicolas fait de fréquents séjours en Bretagne, il nous a
semblé préférable de remettre ce petit projet à l'automne. D'autant que,
même si Loudéac est à l'intérieur des terres, la Bretagne en août ne me
dit vraiment rien qui vaille.
– Nouveau prurit de
déménagement chez Catherine : cette fois, c'est l'Auvergne qui tient la
corde. Très sagement, ou très lucidement, elle m'a dit hier : « Allons y
faire un court séjour, cela suffira peut-être à m'en passer l'envie. »
J'espère bien.
Jeudi 19 juillet
Neuf heures du matin.
– Dans mon examen de la peu glorieuse alternative qui se présentait à
moi hier (laissez vos yeux remonter de quelques lignes…), j'ai
inopinément reçu un soutien de poids, celui de Gide. (Car, en fin de
journée, désirant me sécher du merveilleux que Salman Rushdie déversait sur moi à pleins flots, j'ai repris le volume pléiadisé de ses essais et critiques.) Voici ce qu'il écrit, en 1941 (dans la série de ses Interviews imaginaires), alors qu'il vient de dire que Guerre et Paix
le plongeait dans un morne ennui : « C'est un aveu, que je vous fais là
: un aveu craintif ; mais si je crois bon au temps de la jeunesse de
forcer son admiration sans trop écouter son goût propre et d'apprendre à
aimer ce qui mérite d'être aimé, et que l'on n'aimerait peut-être pas
suivant sa pente, il n'est sans doute pas mauvais, parvenu à mon âge [Gide a alors 72 ans],
d'oser avouer, à soi-même et aux autres : non, tout compte fait et
refait, décidément je n'aime pas cela. Et de tâcher de s'expliquer
pourquoi. »
Eh bien, “tout compte fait et refait”, j'ai abandonné Les Versets sataniques
peu avant leur deux-centième page, fatigué de tout ce merveilleux
ostentatoire que j'évoquais il y a un instant ; c'est-à-dire, en effet,
pour les mêmes raisons à peu près qui m'ont fait, il y a quelques mois,
abandonner Cent ans de solitude. Et je me demande si, à l'époque
de mes premières lectures de ces deux romans, ce n'est pas justement ce
même merveilleux qui m'avait fait les aimer, jouant alors le rôle d'une
sorte de poudre aux yeux m'empêchant de voir, dans un livre comme dans l'autre, tout ce qu'il pouvait y avoir de fabriqué en eux.
Mais,
comme je ne suis pas encore guéri des romans, je me demande, depuis
tout-à-l'heure, si je ne vais pas retenter ma chance avec Le Quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell, lu il y a environ un quart de siècle.
Vendredi 20 juillet
Dix heures du matin.
– Je viens de passer la première commande “culturelle” du mois (du mois
“carte magique” qui va du 20 au 20…). Au menu, les œuvres d'Augustin
Cochin concernant la Révolution française et celles de Rabelais translatées
en français moderne. Il y a déjà un petit moment que je veux revenir à
Rabelais (la pernicieuse influence de Kundera, probablement), mais
j'avoue que franchir à nouveau la barrière de la langue me rebutait
quelque peu. (Lors de ma première lecture, plutôt ancienne, je me
souviens qu'il m'avait fallu près d'une centaine de pages pour
m'acclimater et commencer à prendre intérêt à ce que je lisais, pour que
cette lecture devienne autre chose qu'un simple (et lent…)
déchiffrage.) Or, j'ignorais totalement qu'il existât des versions
modernes. J'aurais d'ailleurs dû m'en douter, puisqu'il y en a pour
Montaigne, pourtant plus aisément abordable, du point de vue de la
langue, que Rabelais.
Il reste que, s'il s'ébruite, du
côté des In-nocents, que je lis Rabelais et Montaigne en “traduction”,
ce n'est pas ça qui va me débarrasser de mon image de guignol surfait.
Car c'est, dans ces coins-là, un péché majeur, un crime contre l'esprit,
etc., dont personne, fors moi-même, ne songerait une seule seconde à se
rendre coupable.
Du reste, ce que j'aimerais connaître
c'est l'endroit exact où ces chers puristes placent leur
infranchissable frontière. En effet, si on considère comme
blasphématoire le fait de lire Rabelais autrement que dans sa langue,
qu'en est-il de Chrétien de Troyes ? Pourquoi celui-ci et pas celui-là
aurait le droit d'être traduit ? Parce qu'enfin combien de gens, à
l'exception de quelques lettrés du genre de Rémi Usseil, peuvent se
vanter de lire la Chanson de Roland (par exemple) dans le texte ?
Et on peut continuer ainsi à remonter dans le temps, jusqu'à vouer aux
gémonies tous ceux qui ne lisent pas couramment le latin, c'est-à-dire
pratiquement tout le monde.
D'un autre côté, je serais
le premier à m'indigner si, demain, et il n'y a pas de raison que ça
n'advienne pas, quelqu'un se mêlait de simplifier la langue de Bossuet,
de récrire les alexandrins de Racine façon rap ou slam. Donc, moi non
plus, je ne saurais où placer cette maudite frontière.
Avec tout ça,
comme dirait Didier G., j'ai failli oublier de noter que ma tentative
auprès de Lawrence Durrell a fait long feu, puisque j'ai remisé le
volume après moins de cent pages : trop peu d'enthousiasme de ma part
pour un si gros volume de la sienne. Si encore il avait écrit un Duo d'Alexandrie plutôt que son quatuor, j'aurais peut-être tenté de m'accrocher. Mais là, franchement…
Dimanche 29 (anniversaire de Catherine)
Deux heures et demie.
– Eh bien ! Presque dix jours sans venir ici : je crois bien que c'est
ma plus longue absence depuis que ce journal tente d'exister,
c'est-à-dire depuis 2010. Mon frère, sa femme et leur fille sont arrivés
ici le 21 et sont repartis le 25. Philippe arrivait directement de
Dubaï, où ils vivent, et Dominique et Gabrielle d'Angleterre. Leur
séjour s'est fort bien passé, nous avons eu de longues discussions,
animées, inutiles et alcoolisées, ce qui a suffi, ajouté à la chaleur
atmosphérique, à pomper le peu d'énergie que je puis avoir
naturellement, et donc à me passer l'envie de venir babiller en ce
journal. Depuis leur départ, nous avons été terrassés par des chaleurs
de nègres, lesquelles m'ont rendu aussi nonchalant qu'eux ; et il n'y a
guère que d'hier que je suis redevenu à peu près normal. Mais, dans
l'intervalle, l'habitude de ne pas venir écrire ici était prise (au point que, en ce moment même, je me demande ce que je suis venu y foutre).
Ces
journées “sociales” furent aussi presque vides de lecture et totalement
vierges d'écriture lucrative : j'ai remis bon ordre à cela hier matin.
Il ne me reste plus qu'à rétablir mes trois quarts d'heure de marche
quotidienne et tout sera redevenu normal. Mais c'est sans doute à ce
moment-là que Catherine m'abandonnera pour aller passer deux semaines au
Québec, me plongeant dans une nouvelle et complète désorganisation. (Ah
! non : avant, il y aura eu la visite d'Élodie et de son chum indien – Indien de Québec, pas de Calcutta ; c'est-à-dire plutôt à plumes qu'à turban…)
Mardi 31
Dix heures du matin.
– Et terminons le mois sur une minuscule grande nouvelle : ce matin, à
six heures, après des ténèbres de plusieurs mois, les réverbères
(réverbères ou lampadaires ? Je ne saurai jamais…) de la rue de l'Église
ont fait donner toute leur lumière. Cela a duré le temps que j'aille
porter aux poules leur gamelle de pain humide et que je revienne me
remplir un gobelet de café ; soit environ quatre minutes. Mais enfin,
c'était le signe tangible que nous sommes bel et bien en marche vers
l'automne et que n'est donc pas vain notre espoir de sortir un jour de
cette saison maudite et stupide qu'est l'été.
– À
propos de saison stupide, nous sommes entrés, avec un jour d'avance,
dans sa phase aiguë, qui dure approximativement du 1er au 20 août : ce
matin, peu après sept heures, j'ai pu constater que sur toute la partie
gauche de la principale rue de Pacy (nommée Isambard), les trottoirs
étaient entièrement défoncés, pour cause, ai-je appris chez la marchande
de fruits et légumes, de remplacement (ou rénovation ou je ne sais
quoi) du réseau électrique : il y en a pour un mois. Arrivant juste
après à notre habituelle boulangerie (celle dite “de la mairie”), j'ai
dû constater qu'elle refuserait tout service à sa clientèle jusqu'au 22
août inclus. Plein d'espoir, j'ai donc rebroussé chemin, sur le trottoir
encore praticable, vers l'autre boulangerie, celle dite “du pont” :
comme elle n'avait pas ouvert de tout juillet, on pouvait espérer que.
En effet, les rideaux opaques étaient levés, et la porte coulissante a
gentiment coulissé à mon approche. À l'intérieur, vide de clients et de
boulangères, on se serait cru dans une boulangerie soviétique après
trois semaines de rupture d'approvisionnement en farines : à l'exception
d'une sorte de chariot empli de baguettes, posé sur ses roulettes
derrière le comptoir, tous les présentoirs à pains et à gâteaux étaient
rigoureusement vides. Je suis ressorti sur la pointe des pieds, anxieux
que la vendeuse surgisse et me demande ce que je voulais. Heureusement,
il me reste un tiers de pain “meunier” dans le congélateur. Mais je sens
que, comme chaque année, août va tenir toutes ses désolantes promesses.
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