Phase Terminal (3)
Mercredi 1er
Sept heures dix. – Suite à
un petit commentaire qu'il a laissé sur le blog (il venait de lire mon
journal de juillet dans lequel je dis que Catherine a des envies de
déménagement auvergnat depuis quelque temps…), j'ai eu un bref échange
de himmels avec Marco Polo – dont je reste fort déçu et totalement
stupéfait d'avoir appris qu'il ne s'agissait pas de son vrai nom. Bref,
c'était pour me dire que, si je voulais des renseignements sur
l'Auvergne, je pouvais m'adresser à lui. Sans doute inspiré par cette
initiative, un autre lecteur, un certain Pierre, m'a fait une
proposition semblable, mais en privé. Or, il se trouve que ce Pierre-là
vit précisément à l'endroit où j'avais le dessein d'emmener Catherine
pour quelques jours (histoire de lui passer l'envie de quitter la
Normandie…) ; à savoir à Saint-Flour, cette sous-préfecture du Cantal
que le monde entier nous envie ; j'avais même déjà repéré sur internet
un petit château reconverti en hostellerie qui semblait tout à fait
accueillant. Au stade où nous en sommes, il est assez fortement question
d'une rencontre entre nous, probablement en octobre.Peut-être en
profiterons-nous pour rencontrer Marco Polo, à condition qu'il ne crèche
pas à l'autre bout de la région auvergnate, ce que j'ignore encore.
–
Sinon, à part cinq ou six mille signes lucratifs ce matin, journée
semblable à ses sœurs aînées : chaleur, Lafuma, lecture (j'alterne en ce
moment La Fin des terroirs, d'Eugen Weber et Mille ans de langue française, gros livre publié sous la direction de l'inamovible et omniprésent Alain Rey ; livres déjà lus par le passé).
–
Ah, si, tout de même : livraison de fuel domestique (c'est-à-dire très
gentil, bien élevé, pas sauvage du tout, répondant à son nom, n'attaquant pas les chats, etc.) : deux
mille litres, mille six cents euros. En deux ans, le litre est passé de
57 à 89 centimes. Et je n'arrive même pas à m'en indigner, ce qui prouve
bien que ma conscience citoyenne doit être à peu près dans le même état que mon foie.
Vendredi 3
Six heures.
– Notre séjour dans le Cantal, qui au départ ne devait pas excéder deux
jours, est en train de prendre des proportions, puisque nous avons
décidé d'y louer un gîte pour une semaine ; ce sera, vraisemblablement
du 6 au 13 octobre (je le dis dès maintenant pour que les cambrioleurs
aient le temps de se retourner). Il est d'ores et déjà prévu un dîner
éventuel chez mon lecteur sanflorain, Pierre ; lequel semble tout à fait
marié, si bien que nous serons quatre ; en réalité cinq si l'on compte
Charlus, car je ne vois pas bien ce que nous pourrions faire de lui
durant ce temps : espérons que ce lecteur-là et Madame supportent la
présence chez eux d'un petit chien bien élevé (mouais…). Sinon, il nous
faudra dîner en terrain neutre, ce qui après tout reste parfaitement
envisageable.
– Journée encore très chaude, 35°, ce qui
ne m'a pas empêché de lire dans le Lafuma presque toute la journée (à
l'ombre du cerisier, en déplaçant le fauteuil à mesure que le soleil
“bougeait”), à part l'heure et demie que j'ai distraite ce matin pour
écrire un peu plus de quatre mille signes lucratifs (par curiosité, je
viens de calculer combien m'était payé chaque signe : 4 centimes). Comme
j'en avais parlé à Philippe et Dominique lors de leur récent séjour,
j'ai repris La Naissance du purgatoire de Jacques Le Goff : comme
dirait l'autre, c'est pas de la lecture de pédé. Je continue aussi le
livre d'Eugen Weber dont je parlais avant-hier ; du moins en principe
car, aujourd'hui, il n'a pas été ouvert.
– Catherine n'est plus qu'à trois semaines de son départ pour Québec : inexorablement, je sens que la fièvre monte à El Pao…
Dimanche 5
10 heures du matin.
– Je serais curieux de savoir ce qui m'a conduit, hier, à reprendre, à
peu près au hasard, l'un des volumes que je possède de Bernard Frank,
en l'occurrence Vingt ans avant, les chroniques qu'il donnait, entre 1981 et 1985, au Matin de Paris,
cet inénarrable quotidien socialiste de la rue Hérold, dans laquelle,
étroit conduit séparant la rue Coquillère d'Étienne-Marcel, je tenais
mes assises, en ces années, sous l'enseigne du Big Buddah, petit
restaurant tenu à la va comme je te pousse par mon ami Bernard
Leroy-Deval, de souche vietnamienne comme son patronyme ne l'indique
nullement, et qui est d'ailleurs, si mes renseignements, déjà un peu
anciens, sont exacts, bel et bien parti s'installer dans son pays
d'origine, il y a déjà charmante lurette. Donc, Bernard Frank. Sans
doute, comme il m'arrive finalement assez souvent, est-ce simplement le
fait que mes yeux se sont par hasard posés sur ses multiples dos
sagement alignés entre ceux de Revel et ceux de Houellebecq (n'y traquez aucune logique : ils sont là, ensemble, à une trentaine de
centimètres du sol, et c'est tout) ; inutile de chercher plus loin.
Toujours
est-il que je m'y suis replongé avec gourmandise, incapable que j'ai
toujours été de résister aux façons de cet homme-chat, toujours prêt à
griffer sans jamais cesser de ronronner, ni même prendre la peine
d'entrouvrir les yeux plus que le strict nécessaire pour balafrer sa
proie : je pourrais citer cent exemples, mais bon. Lui-même m'a donné,
tout à l'heure, “à la fraîche” qui ne durera pas, l'envie de deux
livres. Le premier est Résurrection, roman que, Dieu sait
pourquoi (et encore, ce n'est pas sûr) je n'ai jamais lu, même à
l'époque où j'étais plus tolstoïen qu'il n'est raisonnable (ou, en tout
cas, que je le suis devenu dans mon vieil âge) ; je vais probablement le
commander d'ici une quinzaine de jours, lorsque nous aborderons le
budget culture de septembre. Le second est Dominique de Fromentin
: celui-là, je viens de le trouver dans la bibliothèque qui se trouve
dans mon dos et à main gauche (mon “département français”), rangé un peu
à l'étroit entre André Fraigneau et Théophile Gautier. S'il est là,
c'est qu'il fut lu. En son temps. En ai-je le moindre souvenir, ne
serait-ce que celui de l'avoir effectivement lu ? Évidemment, non. C'est
l'avantage de l'alzheimer light dont je suis désormais affligé :
on peut relire sans se lasser des livres dix fois parcourus sans se
lasser d'eux ; ce qui a, en outre, une excellente incidence sur le
budget culture que j'évoquais à l'instant. Je vais donc, probablement,
relire Dominique. À moins que, dès les premières dizaines de pages, le smog mémoriel se déchire de lui-même et que le livre me redevienne familier d'un coup ; on verra.
(Tout
ce bavardage matinal n'a en fait qu'un but, difficilement avouable tant
il est puéril : faire suffisamment avancer l'heure pour que, relevant
le nez du clavier, je puisse sans trop de honte me dire qu'il n'est
vraiment plus temps de se mettre au travail ; et que les signes
lucratifs, après tout, peuvent fort bien m'attendre jusqu'à demain
matin. Nous y sommes quasiment : le temps d'aller reprendre une tasse de
café et ce sera bon, je pourrai retourner, l'âme à peu près en paix, à
Bernard Frank.)
Pour revenir au Matin de Paris,
et à la rue Hérold dont il était l'un des trois joyaux (avec le Big
Buddah, précédemment évoqué, mais aussi la Caisse d'Épargne – celle de
l'écureuil, dont la façade donnait sur la rue du Louvre et qui, donc,
présentait ici son derrière, par où sortaient les employés le soir venu,
dont certains venaient écluser quelques apéritifs avec nous, en jouant à
la belote de comptoir ou au 421), je me demande, avec le recul, comment
je m'y suis pris, à cette époque, pour ne pas devenir un journaliste de
gauche, dans la mesure où ma situation de pilier de Big Buddah faisait
que j'avais fini par connaître une bonne partie du staff journaloïde,
non seulement du quotidien en question, mais aussi du Nouvel Observateur,
dont la rédaction se trouvait alors à un jet de pierre de là, de
l'autre côté de la place des Victoires. Je suppose qu'il m'a fallu faire
preuve d'un inentamable désintérêt pour tout ce qui pouvait
s'apparenter à une carrière, dans la mesure où nombre de ces brillants
soiffards à carte de presse n'auraient sûrement pas demandé mieux que de
me faire plaisir en m'introduisant dans l'une ou l'autre de ces deux
rédactions, voire les deux ensemble (car, oui, il y avait des
cumulards). Le hasard m'avait conduit au rewriting de France Dimanche
et je ne voyais aucune raison pour le contrarier, me mettre en travers
de ses plans, au risque de le froisser : il vaut toujours mieux être
bien avec le hasard. Et puis, le fait de ne travailler, dans ce digne
hebdomadaire à grand tirage (à l'époque…), que deux jours et demi par
semaine me permettait de consacrer plus de temps et de nonchalante
énergie au Big Buddah, mon second chez-moi, qui était en fait le premier
et où échouait l'essentiel de mon salaire pour s'y diluer et
disparaître dans les alcools les plus divers, mais aux effets
étonnamment uniformes.
Lundi 6 août
Six heures.
– Je ne sais si c'est un effet secondaire de la chaleur imbécile qui
règne ici d'une façon péniblement imperturbable, mais je continue mes
lectures paresseuses, nonchalantes, des chroniques de Bernard Frank,
n'ayant envie de rien d'autre. Le hasard a fait que je les lis à
rebours, ayant commencé par celles des années 80, avant d'enchaîner sur
les sixties, puis, en ce moment, ses chroniques de jeunesse de
la décennie précédente. La jeunesse en question, évidemment, le trouvait
plus combatif, davantage “rentre dedans” (ne faudrait-y pas un tiret,
là ?), ce n'est qu'en vieillissant qu'il a pris cet irrésistible côté
“gros chat somnolent” dont je parlais hier ou avant-hier.
Mercredi 8
Six heures. – Je crois bien avoir oublié de noter ici (non, évidemment, je ne crois
pas, je suis sûr ; tu penses bien, hypocrite lecteur, que je viens
d'aller vérifier) que, voilà quelques semaines, m'avisant de ce que je
n'avais jamais lu une ligne de Saint-Exupéry, hors le Petit Prince de mon enfance et sans doute quelques dictées de classes primaires, j'avais fait rentrer, comme on dit dans les grandes surfaces, Vol de nuit et Terre des hommes.
Pour voir. Pour réparer l'oubli. Pour être en règle avec ma (bonne)
conscience. Discipliné et peu imaginatif, j'ai commencé par le premier.
Quelle dégringolade ! quelle stupéfaction désolée ! quelle souffrance
incrédule, aussi, de devoir supporter cette voix à la fois pontifiante
et constamment fausse, ces figures de carton découpé, cet héroïsme
d'opérette provinciale ! Cela dit, j'aurais dû me méfier, vu le sujet :
j'ai toujours trouvé que toutes ces grandes vertus – héroïsme,
abnégation, don et dépassement de soi, mépris du danger, etc. –,
appliquées à un objet aussi dérisoire que le transport de quelques
lettres probablement stupides et inutiles, que tout cela ne pouvait que
sombrer dans le ridicule ; et c'est bien ce que cela fait sous la plume
empesée de ce si sympathique Saint-Ex, comme disaient mes amis lyonnais en parlant de leur ancien lycée. Arrivant consterné à la dernière page de Vol de nuit
(heureusement, le héros avait le souffle court et ne dépassait guère
les deux cents pages, tout en les délayant), j'ai tout de même voulu,
moi aussi, pratiquer le dépassement de soi et j'ai ouvert Terre des hommes.
Voyant que j'avais affaire au même clinquant raisonneur, je l'ai vite
refermé ; et les deux minces volumes ont disparu incontinent dans les
accueillantes et compréhensives entrailles de la poubelle à couvercle
jaune.
– Nous avons, ici, perdu 10° depuis hier soir,
et ce n'est pas moi qui me battrai pour qu'on nous les rende. La
chaleur, c'est peut-être bon pour les nègres et les vacanciers
plageophiles, mais ça ne vaut décidément rien aux humains normaux. Je
forme des vœux pour que, redevenu normand, l'été le demeure.
Jeudi 9
Dix heures du matin. –
Depuis sept heures et demie ce matin, la Normandie est redevenue
elle-même, du moins son coin où nous sommes : la température est
repassée sous la barre des 20° et il tombe sans discontinuer une pluie
drue et lourde, telle qu'on en avait pas vu depuis environ deux mois :
c'est extrêmement agréable, apaisant comme un retour à l'ordre naturel
des choses.
– J'ai oublié de noter ici qu'Odette, la
poule grise, est malade depuis une dizaine de jours : non seulement elle
a tout à fait cessé de pondre, mais elle ne quitte son perchoir
nocturne que pour aller se recoucher à l'ombre (à l'ombre jusqu'à hier…)
de la rangée d'arbustes qui borde leur enclos. Comme on ne s'offrira
pas le ridicule de débouler à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin
notre poule sous le bras, on attend de voir, l'abandonnant à
l'alternative qui est celle de presque tous les animaux, et fut la nôtre
durant presque tous les siècles : guérir de soi-même ou mourir. De
façon toute égoïste, je me dis que, si le trépas doit être l'issue,
j'aimerais mieux qu'il survienne avant le départ de Catherine pour
Québec (le 25), de manière à n'avoir pas à m'occuper des funérailles.
– Repris La Fin des terroirs d'Eugen Weber, interrompu quelques jours, mais sans cesser de lire Frank pour autant : panachage.
Vendredi 17
Cinq heures.
– Huit jours pleins sans une ligne ! Plusieurs choses se sont empilées
qui peuvent plus ou moins expliquer cette “désertion”. La principale est
certainement ce modeste petit bouton qui, il y a donc une semaine, a
point sur mon omoplate droit. Il ne s'est pas contenté de poindre : il a
grossi. Durant les premières quarante-huit heures, j'ai évidemment
pensé qu'il allait se comporter comme un bouton normal, un bouton civilisé
; c'est à dire qu'il allait, certes, me pourrir un tant soit peu
l'existence, m'empêchant de trouver une position confortable dans mon
fauteuil, me réveiller vingt fois par nuit, à chaque fois que je ferais
un mouvement dans mon sommeil, me coller une fièvre suffisante pour
carburer au doliprane vingt-quatre heures sur vingt-quatre et,
évidemment, me faire mal ; mais que, au bout de trois jours, ayant
atteint le maximum de son expansion boutonnière, il allait obligeamment
percer de lui-même, puis disparaître. Il n'en a rien été. Demeurant
obstinément clos, renfermé sur lui-même, presque teigneux, il n'a au
contraire pas cessé de croître et de s'étendre ; au point que, hier
matin, je me suis décidé à filer aux urgences. Là, après un délai
d'attente presque raisonnable, un chirurgien s'est chargé d'ouvrir la
bête et de la vider de ses contenus divers. Naturellement, l'affaire
s'est faite sous anesthésie locale, si bien que ses charcutages m'ont
laissé tout à fait serein. En revanche, la piqûre anesthésiante,
l'aiguille puis le liquide s'enfonçant dans une chair surinfectée, alors
ça, ce fut vraiment un moment douloureux. Mais quoi : il fallait en
passer par là. Depuis, je suis sous antibiotiques (deux différents) et
une infirmière doit passer chaque matin pour changer “mèche” et
pansement ; opération qui, je m'en suis rendu compte ce matin, n'est pas
tout à fait indolore non plus.
À cela est venue
s'ajouter la visite d'Élodie, la fille aînée de Catherine, et de son
chum, Jean. Ils venaient de Bretagne, où ils étaient moitié en vacances,
moitié pour affaires, et ils ont fait escale deux jours, en attendant
leur retour à Québec, qui a eu lieu hier matin. Jean présente la
particularité, assez exotique pour nous, d'être indien (un Indien “à
plumes” et non un Indien “à turban”…). Une particularité qui ne se
signale par aucun trait extérieur, ce qui est presque décevant. Bref,
c'est simplement un Québécois fort sympathique et agréable. Nous avons
convenablement bu, et ce furent les seules heures de ces derniers jours
où mon fucking abcès se fit un tant soit peu oublier : l'alcool a
de ces vertus. Quoi qu'il en soit, je n'ai eu, ces derniers temps, ni
trop l'envie, ni trop le temps, de venir raconter ma vie ici.
–
Je ne sais pourquoi je me suis mis à relire certains livres de
Jean-François Revel, mais c'est ainsi. Il y a moins d'une heure, je me
suis replongé dans ses mémoires : Le Voleur dans la maison vide. J'avais, auparavant, commencé par Pourquoi des philosophes ? suivi de La Cabale des dévots,
ce qui m'a fait plusieurs fois penser à Marco Polo ; lequel doit avoir,
je suppose, des quantités d'objections à opposer à ces deux livres.
Mardi 21
Onze heures et demie du matin. –
Mon existence, depuis jeudi dernier, est donc rythmée par les petites
séances de tortures matutinales que m'infligent les infirmiers (il et
elle se relaient) qui viennent quotidiennement changer mon pansement. Du
reste, le changement en lui-même n'est rien : ce qui est peu agréable
(litote), c'est ce qui intervient entre la dépose de l'ancien pansement
et la fixation du nouveau : le grattage, l'enlèvement – je ne sais
comment dire – de la fibrine, sorte de substance indésirable qui, si
j'ai bien compris, empêche par sa présence la chair saine de
“bourgeonner” et, ainsi, de combler le trou que j'ai dans le dos. En
raison du côté péniblement douloureux de l'opération, mes bourreaux en
enlèvent très peu à chaque fois, si bien que la chose menace de durer
encore. Du coup, j'en veux un peu à la femme médecin – visiblement
débutante – qui s'est occupée de moi après l'intervention du chirurgien,
aux urgences jeudi dernier, car c'est bien elle qui a laissé cette
fibrine où elle était (si j'ai bien compris, là encore), alors que,
profitant de ce que j'étais sous l'effet de l'anesthésie locale, elle
aurait pu gratter là-dedans à qui mieux mieux : dès le lendemain,
trouvant l'endroit bien dégagé et propre, les infirmiers n'auraient plus
eu qu'à changer la “mèche” et à refaire le pansement. Enfin, what is done is done,
et de toute façon, il va de soi que je ne maîtrise pas grand-chose de
ce que je raconte ici. Cela dit, j'ai plutôt moins dégusté ce matin
qu'hier : Catherine s'est avisée qu'il lui restait deux ou trois boîtes
de Tramadol, et je me suis empressé, une heure avant l'arrivée de
l'exécuteur des basses œuvres, d'en avaler une centaine de milligrammes
en plus du gramme de paracétamol que je prenais les autres jours : il
m'a semblé que le cocktail était efficace. Je veux dire : partiellement
efficace. Je compte bien m'en reprendre un petit demain matin, et aussi
les suivants : on finira bien par en venir à bout, de cette fucking fibrine, non ?
– Reçu deux livres ce matin : Les Modernes de Jean-Paul Aron (jamais lu) ainsi que la Théorie de la classe de loisir, de Thorstein Veblen, livre très chaleureusement recommandé par Revel.
Mercredi 22
Une heure et demie. – Rude déception que celle que m'ont infligée les Modernes
de Jean-Paul Aron : écriture grisâtre et néanmoins entachée de
préciosités souvent ridicules ; mais, surtout, une propension à ne
s'intéresser qu'à des gens qui, avec le recul, ne sont plus que
poussiéreux squelettes dénués de toute importance et intérêt (Lacan,
Sollers, Deleuze, Merleau-Ponty, pour n'en citer que quatre, pris au
hasard, parmi ceux dont les noms disent encore vaguement quelque chose).
En le lisant, j'avais de plus en plus le sentiment que l'auteur devait
sans doute écrire un “premier jet” compréhensible, peut-être même
élégant, puis repasser dessus pour y ajouter une couche d'obscurité, un
rideau de fumée, afin de faire le malin.
Parce qu'Aron le cite plusieurs fois, au long de ces pages, j'ai repris les Tristes Tropiques de Lévy-Strauss.
–
J'ai récupéré mon infirmière des trois premiers jours, tout à fait
charmante ce matin dans sa petite robe d'été jaune. Mais, évidemment, le
plaisir de l'œil était fortement contrebalancé par la perspective toute
proche des tortures qu'elle allait me faire subir. Or, pas du tout. Je
n'irais pas jusqu'à dire que ce fut un plaisir, mais enfin, elle ne m'a
infligé aucune douleur qui ne fût tout à fait supportable.
Vendredi 24
Sept heures.
– Demain, départ pour Roissy à huit heures, afin de déposer Catherine
au terminal 3 de Charles-de-Gaulle, d'où elle doit prendre un vol pour
Québec, où elle restera deux semaines. Ce matin, l'infirmier (sa
collègue est en week-end…) à qui j'annonçais cela, lui disant que, en
conséquence, il allait falloir changer l'heure où il vient
habituellement refaire mon pansement – soit entre neuf heures et demie
et dix heures, le plus souvent –, m'a répondu sans ciller ni s'émouvoir
d'aucune autre manière : « Pas de problème : si vous n'y voyez pas
d'inconvénient, je peux être chez vous avant votre départ ; disons vers
six heures et demie… » Et c'est ce qui a été convenu : ces gens-là ont
vraiment une vie très active.
– Jean-Paul Aron
n'est décidément pas un auteur selon mon cœur ni mon esprit : je
tâcherai d'y revenir dans les prochains jours, puisque aussi bien je
n'aurai rien d'autre à faire, l'absence de Catherine ayant depuis
toujours, on le sait, cet étrange pouvoir de me transformer en
semi-légume ; et quand je dis semi…
Dimanche 26
Dix heures du matin. – Me voilà donc seul, depuis hier matin et pour deux semaines. Les trajets aller et retour pour emmener Catherine à Roissy et en revenir se sont déroulés aussi bien que possible : parti de la maison quelques minutes avant huit heures, j'y étais revenu à onze heures moins dix. Avant cela, l'infirmier s'était présenté au portail à six heures et demie, exactement comme annoncé. Depuis…
Eh
bien, depuis, comme prévu, j'ai commencé à m'emmerder. (La différence
avec avant, c'est que, justement, j'ai l'impression de commencer de plus
en plus tôt : l'avion de Catherine devait encore être sur la piste de
Charles-de-Gaulle que je contemplais déjà les deux semaines à venir
comme un immense désert qu'il m'allait bien falloir traverser, bon gré,
mal gré. Heureusement, ce ne sera pas un désert de la soif, vu que je ne
compte pas me priver d'apéritifs vespéraux. Mais je sais par expérience
que, au bout de quelques jours, ces libations perdent leur côté
“transgressif” pour devenir machinaux et, donc, aussi emmerdants que
les journées qui ont conduit à eux ; si bien que, en principe, je cesse
assez rapidement de me soumettre au rite qu'ils impliquent. Tout à
l'heure, après la visite de l'infirmier (lequel, demain et après-demain,
cédera la place à l'infirmière : il s'en passe des choses, dans ma vie
de célibataire !), pour me donner l'illusion de faire quelque chose,
j'ai vaporiser du désherbant sur toutes les pousses sauvages qui
colonisent insidieusement dalles et allées. Demain, si le temps le
permet, je passerai la tondeuse, bien qu'il n'y en ai guère besoin :
c'est pathétique, j'ai l'impression de me transformer en Roberta (surnom
que nous avons donné à notre très industrieuse voisine), de m'inventer
des travaux à faire uniquement pour meubler vaguement mes journées.
–
Ce matin, à cinq heures et demie, le thermomètre extérieur affichait
glorieusement 6,5° implacablement Celsius ; et l'intérieur ne dépassait
pas 16° ; j'ai donc instantanément remis le chauffage central en route :
je ne vois pas pourquoi, en plus de m'ennuyer, je devrais grelotter,
sous prétexte que l'on est en août.
– Malade depuis
près d'un mois maintenant, j'ai l'impression qu'Odette est entrée dans
une phase assez nettement agonisante (très belle anacoluthe, en
passant…) : l'ayant vue hier après-midi recroquevillée sous la haie
mitoyenne (celle qui nous sépare de Roberta…), je l'ai retrouvée ce
matin exactement au même endroit, ce qui veut dire qu'elle n'a même pas
tenté de rejoindre le nichoir pour la nuit, mais surtout qu'elle n'a,
selon toute vraisemblance, ni mangé ni bu depuis au moins 24 heures. À
ce rythme, elle ne devrait plus en avoir pour bien longtemps. Et je me
demande si, après sa mort, je devrai laisser Nana toute seule (il paraît
que les poules dépriment rapidement lorsqu'elles se retrouvent seules)
jusqu'au retour de Catherine, ou bien prendre l'initiative d'aller
chercher un nouveau spécimen pondeur à la jardinerie… en prenant le
risque d'acheter une poule différente de celle que Catherine aurait
choisie. Comme on voit, j'ai des préoccupations à la hauteur de ma
réputation d'intellectuel.
Lundi 27
Onze heures du matin.
– Tout à l'heure, comme Odette n'avait toujours pas bougé de sa haie
(au bout de plus de deux jours tout de même), je suis allé la sortir de
là, en la tirant par les pattes : elle n'a esquissé aucun mouvement de
défense, étant déjà aux trois quarts agonisante. Je n'ai plus eu qu'à
noyer ce qui restait d'elle dans le bac où se recueillent les eaux de
pluie : là encore, à part deux ou trois soubresauts à peine perceptibles
au moment où ses poumons se sont emplis d'eau, elle n'a eu aucune
réaction. J'ai ensuite fait un himmel à Adeline pour lui demander de
demander à sa mère (Catherine, donc : suivez un peu…) si je devais aller
acheter une nouvelle poule ou bien si cela pouvait attendre son retour
(cette seconde solution ayant nettement ma préférence, comme bien l'on
se doute). J'aurai la réponse quand elles seront réveillées, supposé-je.
– Sans doute parce que, dans son Mangeur du XIXe siècle
(livre à la fois très intéressant et assez irritant, en raison de la
préciosité de sonb écriture, des tarabiscots qui se prétendent style),
Jean-Paul Aron fait quelques citations de quelques-uns de ses romans, je
me suis, hier, replongé dans Zola, en commençant par La Curée, dont je n'avais pas beaucoup de souvenirs. Je vais sûrement enchaîner avec Son Excellence Eugène Rougon, puisque aussi bien le personnage apparaît déjà dans La Curée. Ensuite, peut-être L'Argent, si je ne suis pas lassé d'ici là.
C'est
d'ailleurs curieux, de constater à quel point j'ai peu de souvenirs de
ces Rougon-Macquart, en dehors de quelques-uns, qui sont d'ailleurs les
plus célèbres. L'Argent, par exemple, je serais incapable de dire, même en deux mots, de quoi il est fait : le vide total.
(Non.
En fait, je viens de reprendre la liste complète des romans de la
série, et je me rends compte (avec une certaine satisfaction) que ceux
dont je me souviens bien sont nettement plus nombreux que les oubliés.)
Mercredi 29
Quatre heures.
– Une sorte de routine, comme chaque fois, s'est installée. Je sais
qu'elle durera vaille que vaille jusqu'à deux ou trois jours avant le
retour de Catherine, quand je commencerai à m'impatienter de la voir
arriver. Mais, pour l'instant, je suis dans la phase finalement pas
désagréable. Il ne se passe tellement rien dans mes journées que la
visite de l'infirmière chargée de refaire mon pansement (ça n'en finit
pas, cette histoire) fait figure d'événement central, de pivot autour
duquel s'organise tout le reste du jour. Le reste du temps, c'est
lecture (je poursuis ma relecture de Zola, pour l'instant sans grande
passion) et télévision : j'en suis à la quatrième saison d'Oz,
cette remarquable série HBO, qui semble d'abord traiter de la vie en
prison, mais dont le véritable sujet, me semble-t-il, serait plutôt la
damnation et la rédemption, avec des personnages (gardiens tout autant
que prisonniers) qui titubent sans cesse sur la ligne de crête séparant
les deux. J'ai d'ailleurs failli en faire, tout à l'heure, un billet sur
le blog, mais y ai finalement renoncé : plus très envie d'écrire
là-bas.
Quant à mes soirées, on n'est pas plus
raisonnable : après le repas de Charlus (six heures), je m'autorise
trois Ricard faiblement dosés (faiblement par rapport à ma norme
personnelle, cela dit…), puis je dîne sur le pouce – pain et fromage,
debout dans la cuisine –, avant de retourner à Oz, deux épisodes. Et, à neuf heures et demie, tout le monde au lit, humain et animaux !
–
Pour l'instant, Nana ne semble pas trop souffrir de la disparition
d'Odette. Mais, évidemment, il est assez difficile de savoir avec
précision et certitude ce qui se passe à l'intérieur d'un cerveau de
poule…
Jeudi 30
Trois heures et demie.
– Fichtre, quelle journée active ! J'ai commencé par descendre à Pacy
pour y chercher du pain, dès sept heures et quart (même à une heure
aussi tôtive, ces andouilles n'avaient plus la moindre croûte
pour cette pauvre Nana : je vais être obligé de partager mon pain du
jour avec elle…). Ensuite, pause lecture (L'Argent, de Zola)
jusqu'à l'arrivée de l'infirmier ; lequel, d'ailleurs, reste de moins en
moins longtemps, vu que ma dorsale plaie béante est en voie de
refermement (?). Après ça, balade avec Charlus (l'animal a besoin de
courir) jusqu'au bout du petit bois, ce qui, évidemment, ne dira rien à
personne. Puis, déjeuner. Sitôt le café avalé : Super U, afin d'en rapporter force provisions pour survivre jusqu'à lundi. Nouvelle pause d'une petite heure : un épisode d'Oz.
Enfin, juste avant de venir à ce clavier, tonte du jardin, ce qui,
sécheresse aidant, ne m'était pas arrivé depuis le début du mois de
juillet. Je pense que ça suffira pour aujourd'hui, et que je vais
pouvoir, la conscience en paix, retourner à Zola jusqu'à l'heure de
l'apéritif. En parlant d'apéritif, j'ai mis fin à celui d'hier au bout
du deuxième Ricard : si ça continue à ce train, Catherine va
retrouver un mari abstinent, ce qui risque de lui faire un choc aux
conséquences imprévisibles.
– Il y a une dizaine de
minutes, alors que je racontais à Catherine, par himmel, que Nana avait
réussi, Dieu sait comment, à sortir de son enclos, j'ai dans la foulée trouvé le nom de notre prochaine poule : Ninon, évidemment.
– J'ai une petite pensée de soutien pour mes amis professeurs qui, si j'ai bien compris, ont repris le collier aujourd'hui.
Vendredi 31
Cinq heures.
– Sur les coups de midi, m'en allant arpenter le petit bois en
compagnie de Charlus, je suis hélé par le voisin d'en face, qui
retournait un bout de jardin, juste de l'autre côté de la clôture nous
séparant. C'était pour me demander, d'un air grave, des nouvelles de
Catherine. Il a eu l'air réellement soulagé quand je lui ai dit qu'elle
passait deux semaines aux Québec avec ses filles. Durant une seconde ou
deux, je me suis demandé pourquoi, puis l'explication est venue : « Ah !
tant mieux ! Vous comprenez, comme on ne la voyait plus, et avec
l'infirmière qui passe tous les jours chez vous… » Je n'avais pas pensé,
en effet, qu'ils pourraient faire ce rapprochement-là. Durant une
minute, ayant repris ma promenade, je m'en suis senti tout attendri.
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