samedi 1 septembre 2018

Août 2018









Phase Terminal (3)









Mercredi 1er

Sept heures dix. – Suite à un petit commentaire qu'il a laissé sur le blog (il venait de lire mon journal de juillet dans lequel je dis que Catherine a des envies de déménagement auvergnat depuis quelque temps…), j'ai eu un bref échange de himmels avec Marco Polo – dont je reste fort déçu et totalement stupéfait d'avoir appris qu'il ne s'agissait pas de son vrai nom. Bref, c'était pour me dire que, si je voulais des renseignements sur l'Auvergne, je pouvais m'adresser à lui.  Sans doute inspiré par cette initiative, un autre lecteur, un certain Pierre,  m'a fait une proposition semblable, mais en privé. Or, il se trouve que ce Pierre-là vit précisément à l'endroit où j'avais le dessein d'emmener Catherine pour quelques jours (histoire de lui passer l'envie de quitter la Normandie…) ; à savoir à Saint-Flour, cette sous-préfecture du Cantal que le monde entier nous envie ; j'avais même déjà repéré sur internet un petit château reconverti en hostellerie qui semblait tout à fait accueillant. Au stade où nous en sommes, il est assez fortement question d'une rencontre entre nous, probablement en octobre.Peut-être en profiterons-nous pour rencontrer Marco Polo, à condition qu'il ne crèche pas à l'autre bout de la région auvergnate, ce que j'ignore encore.

– Sinon, à part cinq ou six mille signes lucratifs ce matin, journée semblable à ses sœurs aînées : chaleur, Lafuma, lecture (j'alterne en ce moment La Fin des terroirs, d'Eugen Weber et Mille ans de langue française, gros livre publié sous la direction de l'inamovible et omniprésent Alain Rey ; livres déjà lus par le passé).

– Ah, si, tout de même : livraison de fuel domestique (c'est-à-dire très gentil, bien élevé, pas sauvage du tout, répondant à son nom, n'attaquant pas les chats, etc.) : deux mille litres, mille six cents euros. En deux ans, le litre est passé de 57 à 89 centimes. Et je n'arrive même pas à m'en indigner, ce qui prouve bien que ma conscience citoyenne doit être à peu près dans le même état que mon foie.


Vendredi 3

Six heures. – Notre séjour dans le Cantal, qui au départ ne devait pas excéder deux jours,  est en train de prendre des proportions, puisque nous avons décidé d'y louer un gîte pour une semaine ; ce sera, vraisemblablement du 6 au 13 octobre (je le dis dès maintenant pour que les cambrioleurs aient le temps de se retourner). Il est d'ores et déjà prévu un dîner éventuel chez mon lecteur sanflorain, Pierre ; lequel semble tout à fait marié, si bien que nous serons quatre ; en réalité cinq si l'on compte Charlus, car je ne vois pas bien ce que nous pourrions faire de lui durant ce temps : espérons que ce lecteur-là et Madame supportent la présence chez eux d'un petit chien bien élevé (mouais…). Sinon, il nous faudra dîner en terrain neutre, ce qui après tout reste parfaitement envisageable.

– Journée encore très chaude, 35°, ce qui ne m'a pas empêché de lire dans le Lafuma presque toute la journée (à l'ombre du cerisier, en déplaçant le fauteuil à mesure que le soleil “bougeait”), à part l'heure et demie que j'ai distraite ce matin pour écrire un peu plus de quatre mille signes lucratifs (par curiosité, je viens de calculer combien m'était payé chaque signe : 4 centimes). Comme j'en avais parlé à Philippe et Dominique lors de leur récent séjour, j'ai repris La Naissance du purgatoire de Jacques Le Goff : comme dirait l'autre, c'est pas de la lecture de pédé. Je continue aussi le livre d'Eugen Weber dont je parlais avant-hier ; du moins en principe car, aujourd'hui, il n'a pas été ouvert.

– Catherine n'est plus qu'à trois semaines de son départ pour Québec : inexorablement, je sens que la fièvre monte à El Pao…


Dimanche 5

10 heures du matin. – Je serais curieux de savoir ce qui m'a conduit, hier, à reprendre, à peu près au hasard,  l'un des volumes que je possède de Bernard Frank, en l'occurrence Vingt ans avant, les chroniques qu'il donnait, entre 1981 et 1985, au Matin de Paris, cet inénarrable quotidien socialiste de la rue Hérold, dans laquelle, étroit conduit séparant la rue Coquillère d'Étienne-Marcel, je tenais mes assises, en ces années, sous l'enseigne du Big Buddah, petit restaurant tenu à la va comme je te pousse par mon ami Bernard Leroy-Deval, de souche vietnamienne comme son patronyme ne l'indique nullement, et qui est d'ailleurs, si mes renseignements, déjà un peu anciens, sont exacts, bel et bien parti s'installer dans son pays d'origine, il y a déjà charmante lurette. Donc, Bernard Frank. Sans doute, comme il m'arrive finalement assez souvent, est-ce simplement le fait que mes yeux se sont par hasard posés sur ses multiples dos sagement alignés entre ceux de Revel et ceux de Houellebecq (n'y traquez aucune logique : ils sont là, ensemble, à une trentaine de centimètres du sol, et c'est tout) ; inutile de chercher plus loin.

Toujours est-il que je m'y suis replongé avec gourmandise, incapable que j'ai toujours été de résister aux façons de cet homme-chat, toujours prêt à griffer sans jamais cesser de ronronner, ni même prendre la peine d'entrouvrir les yeux plus que le strict nécessaire pour balafrer sa proie : je pourrais citer cent exemples, mais bon. Lui-même m'a donné, tout à l'heure, “à la fraîche” qui ne durera pas, l'envie de deux livres. Le premier est Résurrection, roman que, Dieu sait pourquoi (et encore, ce n'est pas sûr) je n'ai jamais lu, même à l'époque où j'étais plus tolstoïen qu'il n'est raisonnable (ou, en tout cas, que je le suis devenu dans mon vieil âge) ; je vais probablement le commander d'ici une quinzaine de jours, lorsque nous aborderons le budget culture de septembre. Le second est Dominique de Fromentin : celui-là, je viens de le trouver dans la bibliothèque qui se trouve dans mon dos et à main gauche (mon “département français”), rangé un peu à l'étroit entre André Fraigneau et Théophile Gautier. S'il est là, c'est qu'il fut lu. En son temps. En ai-je le moindre souvenir, ne serait-ce que celui de l'avoir effectivement lu ? Évidemment, non. C'est l'avantage de l'alzheimer light dont je suis désormais affligé : on peut relire sans se lasser des livres dix fois parcourus sans se lasser d'eux ; ce qui a, en outre, une excellente incidence sur le budget culture que j'évoquais à l'instant. Je vais donc, probablement, relire Dominique. À moins que, dès les premières dizaines de pages, le smog mémoriel se déchire de lui-même et que le livre me redevienne familier d'un coup ; on verra.

(Tout ce bavardage matinal n'a en fait qu'un but, difficilement avouable tant il est puéril : faire suffisamment avancer l'heure pour que, relevant le nez du clavier, je puisse sans trop de honte me dire qu'il n'est vraiment plus temps de se mettre au travail ; et que les signes lucratifs, après tout, peuvent fort bien m'attendre jusqu'à demain matin. Nous y sommes quasiment : le temps d'aller reprendre une tasse de café et ce sera bon, je pourrai retourner, l'âme à peu près en paix, à Bernard Frank.)

Pour revenir au Matin de Paris, et à la rue Hérold dont il était l'un des trois joyaux (avec le Big Buddah, précédemment évoqué, mais aussi la Caisse d'Épargne – celle de l'écureuil, dont la façade donnait sur la rue du Louvre et qui, donc, présentait ici son derrière, par où sortaient les employés le soir venu, dont certains venaient écluser quelques apéritifs avec nous, en jouant à la belote de comptoir ou au 421), je me demande, avec le recul, comment je m'y suis pris, à cette époque, pour ne pas devenir un journaliste de gauche, dans la mesure où ma situation de pilier de Big Buddah faisait que j'avais fini par connaître une bonne partie du staff journaloïde, non seulement du quotidien en question, mais aussi du Nouvel Observateur, dont la rédaction se trouvait alors à un jet de pierre de là, de l'autre côté de la place des Victoires. Je suppose qu'il m'a fallu faire preuve d'un inentamable désintérêt pour tout ce qui pouvait s'apparenter à une carrière, dans la mesure où nombre de ces brillants soiffards à carte de presse n'auraient sûrement pas demandé mieux que de me faire plaisir en m'introduisant dans l'une ou l'autre de ces deux rédactions, voire les deux ensemble (car, oui, il y avait des cumulards). Le hasard m'avait conduit au rewriting de France Dimanche et je ne voyais aucune raison pour le contrarier, me mettre en travers de ses plans, au risque de le froisser : il vaut toujours mieux être bien avec le hasard. Et puis, le fait de ne travailler, dans ce digne hebdomadaire à grand tirage (à l'époque…), que deux jours et demi par semaine me permettait de consacrer plus de temps et de nonchalante énergie au Big Buddah, mon second chez-moi, qui était en fait le premier et où échouait l'essentiel de mon salaire pour s'y diluer et disparaître dans les alcools les plus divers, mais aux effets étonnamment uniformes.


Lundi 6 août

Six heures. – Je ne sais si c'est un effet secondaire de la chaleur imbécile qui règne ici d'une façon péniblement imperturbable, mais je continue mes lectures paresseuses, nonchalantes, des chroniques de Bernard Frank, n'ayant envie de rien d'autre. Le hasard a fait que je les lis à rebours, ayant commencé par celles des années 80, avant d'enchaîner sur les sixties, puis, en ce moment, ses chroniques de jeunesse de la décennie précédente. La jeunesse en question, évidemment, le trouvait plus combatif, davantage “rentre dedans” (ne faudrait-y pas un tiret, là ?), ce n'est qu'en vieillissant qu'il a pris cet irrésistible côté “gros chat somnolent” dont je parlais hier ou avant-hier.


Mercredi 8

Six heures. – Je crois bien avoir oublié de noter ici (non, évidemment, je ne crois pas, je suis sûr ; tu penses bien, hypocrite lecteur, que je viens d'aller vérifier) que, voilà quelques semaines, m'avisant de ce que je n'avais jamais lu une ligne de Saint-Exupéry, hors le Petit Prince de mon enfance et sans doute quelques dictées de classes primaires, j'avais fait rentrer, comme on dit dans les grandes surfaces, Vol de nuit et Terre des hommes. Pour voir. Pour réparer l'oubli. Pour être en règle avec ma (bonne) conscience. Discipliné et peu imaginatif, j'ai commencé par le premier. Quelle dégringolade ! quelle stupéfaction désolée ! quelle souffrance incrédule, aussi, de devoir supporter cette voix à la fois pontifiante et constamment fausse, ces figures de carton découpé, cet héroïsme d'opérette provinciale ! Cela dit, j'aurais dû me méfier, vu le sujet : j'ai toujours trouvé que toutes ces grandes vertus – héroïsme, abnégation, don et dépassement de soi, mépris du danger, etc. –, appliquées à un objet aussi dérisoire que le transport de quelques lettres probablement stupides et inutiles, que tout cela ne pouvait que sombrer dans le ridicule ; et c'est bien ce que cela fait sous la plume empesée de ce si sympathique Saint-Ex, comme disaient mes amis lyonnais en parlant de leur ancien lycée. Arrivant consterné à la dernière page de Vol de nuit (heureusement, le héros avait le souffle court et ne dépassait guère les deux cents pages, tout en les délayant), j'ai tout de même voulu, moi aussi, pratiquer le dépassement de soi et j'ai ouvert Terre des hommes. Voyant que j'avais affaire au même clinquant raisonneur, je l'ai vite refermé ;  et les deux minces volumes ont disparu incontinent dans les accueillantes et compréhensives entrailles de la poubelle à couvercle jaune.

– Nous avons, ici, perdu 10° depuis hier soir, et ce n'est pas moi qui me battrai pour qu'on nous les rende. La chaleur, c'est peut-être bon pour les nègres et les vacanciers plageophiles, mais ça ne vaut décidément rien aux humains normaux. Je forme des vœux pour que, redevenu normand, l'été le demeure.


Jeudi 9

Dix heures du matin. – Depuis sept heures et demie ce matin, la Normandie est redevenue elle-même, du moins son coin où nous sommes : la température est repassée sous la barre des 20° et il tombe sans discontinuer une pluie drue et lourde, telle qu'on en avait pas vu depuis environ deux mois : c'est extrêmement agréable, apaisant comme un retour à l'ordre naturel des choses.

– J'ai oublié de noter ici qu'Odette, la poule grise, est malade depuis une dizaine de jours : non seulement elle a tout à fait cessé de pondre, mais elle ne quitte son perchoir nocturne que pour aller se recoucher à l'ombre (à l'ombre jusqu'à hier…) de la rangée d'arbustes qui borde leur enclos. Comme on ne s'offrira pas le ridicule de débouler à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin notre poule sous le bras, on attend de voir, l'abandonnant à l'alternative qui est celle de presque tous les animaux, et fut la nôtre durant presque tous les siècles : guérir de soi-même ou mourir. De façon toute égoïste, je me dis que, si le trépas doit être l'issue, j'aimerais mieux qu'il survienne avant le départ de Catherine pour Québec (le 25), de manière à n'avoir pas à m'occuper des funérailles.

– Repris La Fin des terroirs d'Eugen Weber, interrompu quelques jours, mais sans cesser de lire Frank pour autant : panachage.


Vendredi 17

Cinq heures. – Huit jours pleins sans une ligne ! Plusieurs choses se sont empilées qui peuvent plus ou moins expliquer cette “désertion”. La principale est certainement ce modeste petit bouton qui, il y a donc une semaine, a point sur mon omoplate droit. Il ne s'est pas contenté de poindre : il a grossi. Durant les premières quarante-huit heures, j'ai évidemment pensé qu'il allait se comporter comme un bouton normal, un bouton civilisé ; c'est à dire qu'il allait, certes, me pourrir un tant soit peu l'existence, m'empêchant de trouver une position confortable dans mon fauteuil, me réveiller vingt fois par nuit, à chaque fois que je ferais un mouvement dans mon sommeil, me coller une fièvre suffisante pour carburer au doliprane vingt-quatre heures sur vingt-quatre et, évidemment, me faire mal ; mais que, au bout de trois jours, ayant atteint le maximum de son expansion boutonnière, il allait obligeamment percer de lui-même, puis disparaître. Il n'en a rien été. Demeurant obstinément clos, renfermé sur lui-même, presque teigneux, il n'a au contraire pas cessé de croître et de s'étendre ; au point que, hier matin, je me suis décidé à filer aux urgences. Là, après un délai d'attente presque raisonnable, un chirurgien s'est chargé d'ouvrir la bête et de la vider de ses contenus divers. Naturellement, l'affaire s'est faite sous anesthésie locale, si bien que ses charcutages m'ont laissé tout à fait serein. En revanche, la piqûre anesthésiante, l'aiguille puis le liquide s'enfonçant dans une chair surinfectée, alors ça, ce fut vraiment un moment douloureux. Mais quoi : il fallait en passer par là. Depuis, je suis sous antibiotiques (deux différents) et une infirmière doit passer chaque matin pour changer “mèche” et pansement ; opération qui, je m'en suis rendu compte ce matin, n'est pas tout à fait indolore non plus.

À cela est venue s'ajouter la visite d'Élodie, la fille aînée de Catherine, et de son chum, Jean. Ils venaient de Bretagne, où ils étaient moitié en vacances, moitié pour affaires, et ils ont fait escale deux jours, en attendant leur retour à Québec, qui a eu lieu hier matin. Jean présente la particularité, assez exotique pour nous, d'être indien (un Indien “à plumes” et non un Indien “à turban”…). Une particularité qui ne se signale par aucun trait extérieur, ce qui est presque décevant. Bref, c'est simplement un Québécois fort sympathique et agréable. Nous avons convenablement bu, et ce furent les seules heures de ces derniers jours où mon fucking abcès se fit un tant soit peu oublier : l'alcool a de ces vertus. Quoi qu'il en soit, je n'ai eu, ces derniers temps, ni trop l'envie, ni trop le temps, de venir raconter ma vie ici.

– Je ne sais pourquoi je me suis mis à relire certains livres de Jean-François Revel, mais c'est ainsi. Il y a moins d'une heure, je me suis replongé dans ses mémoires : Le Voleur dans la maison vide. J'avais, auparavant, commencé par Pourquoi des philosophes ? suivi de La Cabale des dévots, ce qui m'a fait plusieurs fois penser à Marco Polo ; lequel doit avoir, je suppose, des quantités d'objections à opposer à ces deux livres.


Mardi 21

Onze heures et demie du matin. – Mon existence, depuis jeudi dernier, est donc rythmée par les petites séances de tortures matutinales que m'infligent les infirmiers (il et elle se relaient) qui viennent quotidiennement changer mon pansement. Du reste, le changement en lui-même n'est rien : ce qui est peu agréable (litote), c'est ce qui intervient entre la dépose de l'ancien pansement et la fixation du nouveau : le grattage, l'enlèvement – je ne sais comment dire – de la fibrine, sorte de substance indésirable qui, si j'ai bien compris, empêche par sa présence la chair saine de “bourgeonner” et, ainsi, de combler le trou que j'ai dans le dos. En raison du côté péniblement douloureux de l'opération, mes bourreaux en enlèvent très peu à chaque fois, si bien que la chose menace de durer encore. Du coup, j'en veux un peu à la femme médecin – visiblement débutante – qui s'est occupée de moi après l'intervention du chirurgien, aux urgences jeudi dernier, car c'est bien elle qui a laissé cette fibrine où elle était (si j'ai bien compris, là encore), alors que, profitant de ce que j'étais sous l'effet de l'anesthésie locale, elle aurait pu gratter là-dedans à qui mieux mieux : dès le lendemain, trouvant l'endroit bien dégagé et propre, les infirmiers n'auraient plus eu qu'à changer la “mèche” et à refaire le pansement. Enfin, what is done is done, et de toute façon, il va de soi que je ne maîtrise pas grand-chose de ce que je raconte ici. Cela dit, j'ai plutôt moins dégusté ce matin qu'hier : Catherine s'est avisée qu'il lui restait deux ou trois boîtes de Tramadol, et je me suis empressé, une heure avant l'arrivée de l'exécuteur des basses œuvres, d'en avaler une centaine de milligrammes en plus du gramme de paracétamol que je prenais les autres jours : il m'a semblé que le cocktail était efficace. Je veux dire : partiellement efficace. Je compte bien m'en reprendre un petit demain matin, et aussi les suivants : on finira bien par en venir à bout, de cette fucking fibrine, non ?

– Reçu deux livres ce matin : Les Modernes de Jean-Paul Aron (jamais lu) ainsi que la Théorie de la classe de loisir, de Thorstein Veblen, livre très chaleureusement recommandé par Revel.


Mercredi 22

Une heure et demie. – Rude déception que celle que m'ont infligée les Modernes de Jean-Paul Aron : écriture grisâtre et néanmoins entachée de préciosités souvent ridicules ; mais, surtout, une propension à ne s'intéresser qu'à des gens qui, avec le recul, ne sont plus que poussiéreux squelettes dénués de toute importance et intérêt (Lacan, Sollers, Deleuze, Merleau-Ponty, pour n'en citer que quatre, pris au hasard, parmi ceux dont les noms disent encore vaguement quelque chose). En le lisant, j'avais de plus en plus le sentiment que l'auteur devait sans doute écrire un “premier jet” compréhensible, peut-être même élégant, puis repasser dessus pour y ajouter une couche d'obscurité,  un rideau de fumée, afin de faire le malin.

Parce qu'Aron le cite plusieurs fois, au long de ces pages, j'ai repris les Tristes Tropiques de Lévy-Strauss.

– J'ai récupéré mon infirmière des  trois premiers jours, tout à fait charmante ce matin dans sa petite robe d'été jaune. Mais, évidemment, le plaisir de l'œil était fortement contrebalancé par la perspective toute proche des tortures qu'elle allait me faire subir. Or, pas du tout. Je n'irais pas jusqu'à dire que ce fut un plaisir, mais enfin, elle ne m'a infligé aucune douleur qui ne fût tout à fait supportable.


Vendredi 24

Sept heures. – Demain, départ pour  Roissy à huit heures, afin de déposer Catherine au terminal 3 de Charles-de-Gaulle, d'où elle doit prendre un vol pour Québec, où elle restera deux semaines. Ce matin, l'infirmier (sa collègue est en week-end…) à qui j'annonçais cela, lui disant que, en conséquence, il allait falloir changer l'heure où il vient habituellement refaire mon pansement – soit entre neuf heures et demie et dix heures, le plus souvent –, m'a répondu sans ciller ni s'émouvoir d'aucune autre manière : « Pas de problème : si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je peux être chez vous avant votre départ ; disons vers six heures et demie… » Et c'est ce qui a été convenu : ces gens-là ont vraiment une vie très active.

– Jean-Paul Aron n'est décidément pas un auteur selon mon cœur ni mon esprit : je tâcherai d'y revenir dans les prochains jours, puisque aussi bien je n'aurai rien d'autre à faire, l'absence de Catherine ayant depuis toujours, on le sait, cet étrange pouvoir de me transformer en semi-légume ; et quand je dis semi


Dimanche 26 

Dix heures du matin. – Me voilà donc seul, depuis hier matin et pour deux semaines. Les trajets aller et retour pour emmener Catherine à Roissy et en revenir se sont déroulés aussi bien que possible : parti de la maison quelques minutes avant huit heures, j'y étais revenu à onze heures moins dix. Avant cela, l'infirmier s'était présenté au portail à six heures et demie, exactement comme annoncé. Depuis…

Eh bien, depuis, comme prévu, j'ai commencé à m'emmerder. (La différence avec avant, c'est que, justement, j'ai l'impression de commencer de plus en plus tôt : l'avion de Catherine devait encore être sur la piste de Charles-de-Gaulle que je contemplais déjà les deux semaines à venir comme un immense désert qu'il m'allait bien falloir traverser, bon gré, mal gré. Heureusement, ce ne sera pas un désert de la soif, vu que je ne compte pas me priver d'apéritifs vespéraux. Mais je sais par expérience que, au bout de quelques jours, ces libations perdent leur côté “transgressif” pour devenir machinaux et, donc, aussi emmerdants que les journées qui ont conduit à eux ; si bien que, en principe, je cesse assez rapidement de me soumettre au rite qu'ils impliquent. Tout à l'heure, après la visite de l'infirmier (lequel, demain et après-demain, cédera la place à l'infirmière : il s'en passe des choses, dans ma vie de célibataire !), pour me donner l'illusion de faire quelque chose, j'ai vaporiser du désherbant sur toutes les pousses sauvages qui colonisent insidieusement dalles et allées.  Demain, si le temps le permet, je passerai la tondeuse, bien qu'il n'y en ai guère besoin : c'est pathétique, j'ai l'impression de me transformer en Roberta (surnom que nous avons donné à notre très industrieuse voisine), de m'inventer des travaux à faire uniquement pour meubler vaguement mes journées.

– Ce matin, à cinq heures et demie, le thermomètre extérieur affichait glorieusement 6,5° implacablement Celsius ; et l'intérieur ne dépassait pas 16° ; j'ai donc instantanément remis le chauffage central en route : je ne vois pas pourquoi, en plus de m'ennuyer, je devrais grelotter, sous prétexte que l'on est en août.

– Malade depuis près d'un mois maintenant, j'ai l'impression qu'Odette est entrée dans une phase assez nettement agonisante (très belle anacoluthe, en passant…) : l'ayant vue hier après-midi recroquevillée sous la haie mitoyenne (celle qui nous sépare de Roberta…), je l'ai retrouvée ce matin exactement au même endroit, ce qui veut dire qu'elle n'a même pas tenté de rejoindre le nichoir pour la nuit, mais surtout qu'elle n'a, selon toute vraisemblance, ni mangé ni bu depuis au moins 24 heures. À ce rythme, elle ne devrait plus en avoir pour bien longtemps. Et je me demande si, après sa mort, je devrai laisser Nana toute seule (il paraît que les poules dépriment rapidement lorsqu'elles se retrouvent seules) jusqu'au retour de Catherine, ou bien prendre l'initiative d'aller chercher un nouveau spécimen pondeur à la jardinerie… en prenant le risque d'acheter une poule différente de celle que Catherine aurait choisie. Comme on voit, j'ai des préoccupations à la hauteur de ma réputation d'intellectuel.


Lundi 27

Onze heures du matin. – Tout à l'heure, comme Odette n'avait toujours pas bougé de sa haie (au bout de plus de deux jours tout de même), je suis allé la sortir de là, en la tirant par les pattes : elle n'a esquissé aucun mouvement de défense, étant déjà aux trois quarts agonisante. Je n'ai plus eu qu'à noyer ce qui restait d'elle dans le bac où se recueillent les eaux de pluie : là encore, à part deux ou trois soubresauts à peine perceptibles au moment où ses poumons se sont emplis d'eau, elle n'a eu aucune réaction. J'ai ensuite fait un himmel à Adeline pour lui demander de demander à sa mère (Catherine, donc : suivez un peu…) si je devais aller acheter une nouvelle poule ou bien si cela pouvait attendre son retour (cette seconde solution ayant nettement ma préférence, comme bien l'on se doute). J'aurai la réponse quand elles seront réveillées, supposé-je.

– Sans doute parce que, dans son Mangeur du XIXe siècle (livre à la fois très intéressant et assez irritant, en raison de la préciosité de sonb écriture, des tarabiscots qui se prétendent style), Jean-Paul Aron fait quelques citations de quelques-uns de ses romans, je me suis, hier, replongé dans Zola, en commençant par La Curée, dont je n'avais pas beaucoup de souvenirs. Je vais sûrement enchaîner avec Son Excellence Eugène Rougon, puisque aussi bien le personnage apparaît déjà dans La Curée. Ensuite, peut-être L'Argent, si je ne suis pas lassé d'ici là.

C'est d'ailleurs curieux, de constater à quel point j'ai peu de souvenirs de ces Rougon-Macquart, en dehors de quelques-uns, qui sont d'ailleurs les plus célèbres. L'Argent, par exemple, je serais incapable de dire, même en deux mots, de quoi il est fait : le vide total.

(Non. En fait, je viens de reprendre la liste complète des romans de la série, et je me rends compte (avec une certaine satisfaction) que ceux dont je me souviens bien sont nettement plus nombreux que les oubliés.)


Mercredi 29

Quatre heures. – Une sorte de routine, comme chaque fois, s'est installée. Je sais qu'elle durera vaille que vaille jusqu'à deux ou trois jours avant le retour de Catherine, quand je commencerai à m'impatienter de la voir arriver. Mais, pour l'instant, je suis dans la phase finalement pas désagréable. Il ne se passe tellement rien dans mes journées que la visite de l'infirmière chargée de refaire mon pansement (ça n'en finit pas, cette histoire) fait figure d'événement central, de pivot autour duquel s'organise tout le reste du jour. Le reste du temps, c'est lecture (je poursuis ma relecture de Zola, pour l'instant sans grande passion) et télévision : j'en suis à la quatrième saison d'Oz, cette remarquable série HBO, qui semble d'abord traiter de la vie en prison, mais dont le véritable sujet, me semble-t-il, serait plutôt la damnation et la rédemption, avec des personnages (gardiens tout autant que prisonniers) qui titubent sans cesse sur la ligne de crête séparant les deux. J'ai d'ailleurs failli en faire, tout à l'heure, un billet sur le blog, mais  y ai finalement renoncé : plus très envie d'écrire là-bas.

Quant à mes soirées, on n'est pas plus raisonnable : après le repas de Charlus (six heures), je m'autorise trois Ricard faiblement dosés (faiblement par rapport à ma norme personnelle, cela dit…), puis je dîne sur le pouce – pain et fromage, debout dans la cuisine –, avant de retourner à Oz, deux épisodes. Et, à neuf heures et demie, tout le monde au lit, humain et animaux !

– Pour l'instant,  Nana ne semble pas trop souffrir de la disparition d'Odette. Mais, évidemment, il est assez difficile de savoir avec précision et certitude ce qui se passe à l'intérieur d'un cerveau de poule…


Jeudi 30

Trois heures et demie. – Fichtre, quelle journée active ! J'ai commencé par descendre à Pacy pour y chercher du pain, dès sept heures et quart (même à une heure aussi tôtive, ces andouilles n'avaient plus la moindre croûte pour cette pauvre Nana : je vais être obligé de partager mon pain du jour avec elle…). Ensuite, pause lecture (L'Argent, de Zola) jusqu'à l'arrivée de l'infirmier ; lequel, d'ailleurs, reste de moins en moins longtemps, vu que ma dorsale plaie béante est en voie de refermement (?). Après ça, balade avec Charlus (l'animal a besoin de courir) jusqu'au bout du petit bois, ce qui, évidemment, ne dira rien à personne. Puis, déjeuner. Sitôt le café avalé : Super U, afin d'en rapporter force provisions pour survivre jusqu'à lundi. Nouvelle pause d'une petite heure : un épisode d'Oz. Enfin, juste avant de venir à ce clavier, tonte du jardin, ce qui, sécheresse aidant, ne m'était pas arrivé depuis le début du mois de juillet. Je pense que ça suffira pour aujourd'hui, et que je vais pouvoir, la conscience en paix, retourner à Zola jusqu'à l'heure de l'apéritif. En parlant d'apéritif, j'ai mis fin à celui d'hier au bout du deuxième Ricard : si ça continue à ce train, Catherine va retrouver un mari abstinent, ce qui risque de lui faire un choc aux conséquences imprévisibles.

– Il y a une dizaine de minutes, alors que je racontais à Catherine, par himmel, que Nana avait réussi, Dieu sait comment, à sortir de son enclos, j'ai dans la foulée trouvé le nom de notre prochaine poule : Ninon, évidemment.

– J'ai une petite pensée de soutien pour mes amis professeurs qui, si j'ai bien compris, ont repris le collier aujourd'hui.


Vendredi 31

Cinq heures. – Sur les coups de midi, m'en allant arpenter le petit bois en compagnie de Charlus, je suis hélé par le voisin d'en face, qui retournait un bout de jardin, juste de l'autre côté de la clôture nous séparant. C'était pour me demander, d'un air grave, des nouvelles de Catherine. Il a eu l'air réellement soulagé quand je lui ai dit qu'elle passait deux semaines aux Québec avec ses filles. Durant une seconde ou deux, je me suis demandé pourquoi, puis l'explication est venue : « Ah ! tant mieux ! Vous comprenez, comme on ne la voyait plus, et avec l'infirmière qui passe tous les jours chez vous… » Je n'avais pas pensé, en effet, qu'ils pourraient faire ce rapprochement-là. Durant une minute, ayant repris ma promenade, je m'en suis senti tout attendri.

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