CAVIARDAGE
Dimanche 1er
Onze heures. – Catherine, partant pour la messe de Pâques : « Bon, je vais aller prier pour toi… » Moi, rejoignant la Case et mon travail du jour : « Eh bien,moi, je vais aller gagner tes sous… » C'est ce qu'on pourrait appeler, je suppose, un ménage bien organisé.
Mercredi 4
Deux heures.
–
[…]
La seule question que je me pose
est la suivante : en admettant que je continue, que va-t-il se passer
pour ce journal ? Il y a deux solutions : soit je n'y fais plus la
moindre allusion à ce qui, tout de même, occupe beaucoup ma tête et mes
journées ; soit, comme je suis en train de le faire, je continue
d'écrire ce qui me chante, mais je cesse de le publier. Je ne distingue,
pour l'instant, aucune troisième voie.
[…]
– Car c'est la bonne nouvelle du jour : demain matin, dès l'aube, cap sur Obernai et le mont Sainte-Odile.
Dimanche 8
Quatre heures.
– Pas écrit un mot ici durant ces trois journées alsaciennes. À cela
deux raisons, l'une médiate, l'autre immédiate. L'immédiate est que
l'hôtel Le Parc d'Obernai offrait une connexion internet “hyper simple”,
mais que, malgré cette simplicité, je n'ai jamais réussi à rejoindre
le blog où je journalise d'habitude. Cela dit, il aurait suffi
que je créasse un document Word, comme je l'ai fait souvent. C'est là
qu'intervient la raison médiate, qui peut se résumer en une question
simple : à quoi bon raconter dans un journal des événements (déjà peu
intéressants en eux-mêmes) qui ont été intégralement vécus par la seule
personne qui lira ce journal dans cinq ou six semaines, à savoir
Catherine ?
Du coup, je me dis que la cessation de
publication pourrait avoir deux effets, presque diamétralement opposés :
soit ce journal va rapidement se tarir, car privé du moteur de la
lecture publique, soit au contraire il va s'enrichir, parce que je m'y
sentirai plus libre d'y écrire absolument ce que je veux et tout ce que
je veux, ce qui n'était pas le cas jusqu'ici. On verra bien.
[…]
L'Alsace,
donc. Le trajet aller, bien que long (un peu plus de 600 km) m'a paru
se faire presque tout seul. Nous arrivions à Obernai vers quatre heures,
ce qui nous a laissé le temps, avant l'heure du dîner, de découvrir la
ville, chose assez vite faite vu la taille du “centre historique”. J'ai
profité de nos déambulations pour acheter une bouteille de single malt
: notre “suite” étant très confortable, nous avions décidé d'y prendre
l'apéritif plutôt qu'au bar de l'hôtel. Entre les deux – la promenade et
l'apéritif –, Catherine était allée faire quelques brasses dans la
piscine intérieure et profiter des bienfaits (dont je ne parle que par
ouï-dire…) du bain à remous.
La table, ce premier soir,
nous a paru un peu décevante, à l'exception des desserts, presque
parfaits. Et puis, la décoration, récemment refaite, faisait que la
salle à manger ne ressemblait plus du tout à ce que nous avions vu sur
internet, et le changement était assez nettement pour le pire. Mais, le
second soir, tout nous a paru nettement meilleur, soit parce que nous
avons eu la main plus heureuse dans le choix de nos plats, soit parce
que la présence amicale d'André et Béa nous inclinait à l'indulgence. En
revanche, rien à reprocher aux vins (meursault le premier soir,
riesling du clos Sainte-Odile le lendemain), ni à la mirabelle que nous
dégustâmes ensuite, dans le lounge du bar réservé aux fumeurs.
Le
vendredi, nous avons pérégriné de huit heures et demie du matin à
environ trois heures. D'abord dans Obernai de nouveau (mais sans Charlus
cette fois-ci), puis nous avons mis le cap sur le mont Sainte-Odile, où
nous avons légèrement déjeuner (au self). Catherine m'a abandonné
quinze ou vingt minutes pour aller, dans l'église, participer à
l'adoration perpétuelle, qui dure depuis 1931, pendant que je lisais La Vie et moi
de Maurice Lévy, sur un banc au soleil. Après quoi nous avons sautillé
de village en village, notamment Rosenwiller et son vaste cimetière
juif, dont la stèle la plus ancienne remonte au milieu du XVIIe siècle.
Charlus
n'a pas été un compagnon très agréable durant ces trois jours.
C'est-à-dire qu'il l'était, agréable, tant que nous étions avec lui, que
ce soit dans la chambre d'hôtel ou la voiture. Mais il se transformait
en petit monstre avide de conneries à faire, dès que nous le laissions
seul. Comme il avait trouvé le moyen de franchir le dossier des sièges
de Liselotte dans tous les sens, Catherine a imaginé, lorsque nous
sommes arrivés au mont Sainte-Odile, de l'attacher dans le coffre avec
sa laisse. Lorsque nous l'avons retrouvé deux heures plus tard, il était
sur l'un des deux sièges avant : il avait proprement rongé sa laisse
pour pouvoir s'en défaire. Et, au moment du dîner, plutôt que de le
redescendre dans la voiture comme la veille, nous avons décidé de
l'enfermer dans la salle de bains, où, d'après notre fin jugement, il ne
pouvait faire aucun dégât. Quand nous sommes remontés, il avait réussi à
attraper toutes les serviettes propres que nous pensions hors de
sa portée, et à déchiqueter un certain nombre de mouchoirs en papier.
Et je compte pour rien le fait qu'il ait pissé sur la moquette du salon,
pratiquement sous mes yeux et juste après être remonté de promenade.
D'après ma sœur, ces diverses attitudes pénibles seraient provoquées par
l'angoisse de la séparation (ou un terme approchant). De fait, dès que
nous étions avec lui, il redevenait tout à fait calme et serein.
Le
voyage du retour a été nettement plus pénible que celui de
l'avant-veille, notamment parce que cela faisait deux jours que nous
buvions de l'alcool, régime à quoi nous ne sommes plus habitués, mais
surtout parce que j'ai commencé à souffrir des reins alors que nous
avions à peine dépassé Saverne. Jusqu'à Reims tout s'est à peu près bien
passé, mais dès que nous avons quitté l'autoroute pour les nationales
(Soissons – Compiègne – Beauvais – Vernon), j'ai eu l'horripilante
impression de n'effectuer que des sauts de puce d'un rond-point inutile à
un rond-point superflu. J'ai bien regretté de n'avoir pas déjà la
prochaine voiture, dans laquelle, au moins, je n'aurai plus à passer les
vitesses.
Aujourd'hui, délicieux retour à la normale.
Lundi 9 avril
Deux heures. –
[…]
– Ce matin, à huit heures et demie, j'ai
déposé Charlus à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin, pour qu'on
lui retire ce qui, jusqu'alors, faisait de lui un petit mâle. Catherine
ira le récupérer tout à l'heure, à quatre heures et demie. Et nous
serons partis pour une huitaine de jours de collerette.
– Mis en train par la lecture du dernier numéro de L'Incorrect, qui lui consacre un dossier, j'ai ressorti Bernanos de son étagère : les deux volumes Pléiade des Essais et écrits de combat. Je suis pour l'instant occupé à lire Nous autres Français.
Mardi 10 avril
Quatre heures. –
[…]
– J'ai remisé Bernanos, d'abord parce que j'ai fini ce matin Nous autres Français,
et ensuite parce que la postière m'a apporté trois nouveaux livres,
dont deux des frères Singer : Isaac Bashevis que je connais déjà, et son
frère aîné, Israël Joshua, que je ne découvre depuis la fin de matinée ;
son roman s'intitule Les Frères Ashkenazi ; il commence fort
bien : on est en Pologne au XIXe siècle, mais difficile pour l'instant
d'être plus précis, le roman n'étant pas daté avec précision. Je dirais :
sans doute aux alentours de 1850, puisque Alexandre II de Russie est
encore roi de Pologne. Quant au troisième, il s'agit d'un roman d'un
certain Maurice Raphaël, dont j'ignorais absolument l'existence il y a
encore trois ou quatre jours. Je crois bien l'avoir découvert dans L'Incorrect, mais je n'en suis déjà plus très sûr.
Mercredi 11
Sept heures et quart. –
Eh bien, , pour l'instant, ça me convient assez bien, d'avoir fermé ce
journal à toute lecture étrangère. Cela me fait penser, un peu, à ces
apéritifs vespéraux que Catherine et moi prenons lorsque nos hôtes de la
journée (de plus en plus rares, Dieu soit loué) s'en sont allés et que
nous nous retrouvons seuls tous les deux (chabadababa…), savourant le
silence dans lequel nous baignons à plaisir.
[…]
–
Je trouvais déjà étonnant que la famille Singer ait donné deux
écrivains, et voilà que je découvre qu'en fait ils sont trois. À Israël
Joshua et Isaac Bashevis s'ajoute Esther Kreitman, la sœur aînée, dont
je viens de commander un roman : Le Diamantaire. Dans la foulée, j'ai commandé un second roman d'Israël Joshua, La Famille Karnovski. Plus yiddish que moi, en ce moment, yapa. Ça ne devrait pas, je suppose, empêcher ce pauvre Birenbaum de me considérer comme le pire des antisémites. Enfin…
Lundi 16
Six heures.
[…]
Ensuite, deux
rendez-vous médicaux, avec la dentiste demain et la généraliste
vendredi. Entre les deux, jeudi matin, je serai allé chercher Soraya au
garage Renault, où j'abandonnerai définitivement Liselotte. […]
Histoire
de nous familiariser avec le nouveau carrosse (bonne excuse), nous
avons prévu, sur la suggestion de Catherine, d'aller passer deux jours à
l'abbaye de Fontevraud, qu'elle désire voir. Nous descendrons
probablement au château de Marçay, qui se trouve être tout près de
Beuxes, ce village de la Vienne où mon père, enfant parisien, fut envoyé
durant la guerre, et où, ensuite, ma grand-mère a passé tous ses étés
pratiquement jusqu'à sa mort. Beuxes, dont Rabelais mentionne d'ailleurs
l'existence, dans je ne sais plus quelle partie de son œuvre – que je
devrais bien relire, puisqu'on en parle.
Je la relirai
plus tard car, pour le moment, je suis toujours aux prises avec mes
Juifs, et plus spécialement avec ceux qui écrivent en yiddish,
particulièrement les frères Singer, que j'aime beaucoup tous les deux.
J'ai aussi tâté de leur sœur aînée, si j'ose ainsi m'exprimer, mais, là,
j'ai calé au bout d'une centaine de pages : son Diamantaire m'ennuyait. Du coup, je suis revenu à Israël Joshua et à sa Famille Karnovski.
Pour
ce qui est de notre expédition fontevraldienne, elle devrait avoir lieu
fin mai ou début juin. D'ici là, nous devrions être allés à Alençon, où
se déroule je ne sais plus quelle exposition que Catherine veut voir.
Mercredi 18
Sept heures. –
Aventure très inhabituelle ce matin ; sans doute unique, même, si ma
mémoire ne me trahit pas. J'arrive au laboratoire d'analyse peu après
sept heures et demie. J'avais évidemment pris la précaution d'emporter
un livre, comme il se doit : La Famille Karnovski, de Singer
l'ancien. Après le remplissage des formulaires requis, je suis invité à
m'asseoir. Deux ou trois pages plus loin, une infirmière blonde
m'appelle. Après les questions professionnelles d'usage, la première
qu'elle me pose est : « C'est quoi, votre bouquin ? » Tout en
m'installant dans le fauteuil où elle doit me perforer une veine pour y
ponctionner du sang, je lui répond assez brièvement, pensant que sa
question est de pure politesse.
(Elle ne m'en étonne
pas moins : de nos jours, très rares sont devenus les médecins qui
s'intéressent au livre avec lequel vous pénétrez dans leur cabinet (et
ils ont presque toujours plus de 50 ans) ; pour ce qui est des
infirmières, ça ne m'était encore jamais arrivé. En général, le livre
avec lequel vous arrivez quelque part est totalement inexistant.)
Je
lui réponds donc assez brièvement, pour ne pas la fatiguer. Et, voyant
qu'elle s'apprête à nouer le gros caoutchouc autour de mon bras, je
m'interromps poliment pour la laisser œuvrer tranquillement. C'est alors
qu'elle me dit : « Allez-y, continuez… » Et je me suis donc retrouvé à
donner une mini-conférence expresse sur les frères Singer, tellement
étonné moi-même de ce qui était en train de se passer dans cette pièce
exiguë, que lorsque mon infirmière a dénoué le caoutchouc de mon biceps,
j'ai cru qu'elle ne m'avait pas encore piqué ; or, tout était bel et
bien terminé.
Je me demande si elle va avoir la curiosité d'aller plus loin, de taper Singer sur internet, etc. En tout cas, ce fut un moment précieux.
Jeudi 19
Cinq heures.
– Je suis donc allé prendre livraison de Soraya (et dire adieu à Liselotte…), ce
matin à 11 heures, au grand garage Renault d'Évreux. Sur le trajet du
retour (20 km à peu près), il s'est produit exactement la même chose
qu'il y a cinq ans, lorsque j'étais allé chercher Liselotte chez Volvo :
je n'ai vu que les inconvénients, ou présumés tels, de la
nouvelle voiture, que ses défauts, ses manques, ses faiblesses par
rapport à celle que je venais d'abandonner lâchement. Tout à l'heure,
allant faire un tour avec Catherine, les choses allaient déjà un peu
mieux. Ce qui est irritant, en fait, en tout cas ce qui m'irrite moi,
c'est de ne pas maîtriser parfaitement et tout de suite les innombrables
possibilités qu'offre l'électronique, le multimédias. Évidemment, dans une semaine ou dix jours, je n'y penserai plus.
[…]
C'est d'ailleurs très curieux,
ce besoin que semblent avoir beaucoup de gens d'être rassurés quant à
leur santé, mais de l'être par des voies détournées, inédites. Une envie
de revenir aux remèdes “de grand-mère”, dont ils devraient pourtant
savoir qu'ils ne marcheront pas plus pour eux qu'ils n'ont fonctionné
pour leur mythique aïeule. D'un autre côté, si le fait d'avaler une
tisane de lierre grimpant tous les soirs ou de se frictionner le coude
avec je ne sais quelle huile essentielle leur donne l'impression d'aller
mieux, je n'y vois aucun inconvénient. Tant qu'on ne leur enjoint pas
de prendre la tisane à la place d'une visite chez leur médecin…
Samedi 21
Six heures. – Fort
agréable après-midi, passée à l'ombre du cerisier qui achève de perdre
ses fleurs. Charlus se roulait dans l'herbe drue à ma gauche, cependant
que Cosmos se risquait à venir jusqu'à mon fauteuil avant de repartir en
flèche vers la maison qu'il venait de quitter à pas précautionneux.
Tous deux, le chien et le chat, semblaient tenir pour assuré que j'étais
bien là, avec eux.
En
réalité je me trouvais, 350 ans en arrière, au milieu des steppes de
Podolie *, sous la menace des cosaques zaporogues, qui n'allaient plus
tarder maintenant à exterminer les Juifs de la région, avec la
complicité des Polonais. À exterminer les hommes et les vieillards des
deux sexes : pour les jeunes femmes, elles devaient être d'abord
violées, comme le veut la coutume, avant d'être vendues au khan pour ses
harems.
J'avoue
qu'il m'ont bien déçu, ces cosaques zaporogues, qui trônaient assez
haut dans mon estime, depuis que j'avais pris connaissance, chez
Apollinaire, de la fin de non-recevoir, superbe d'impertinence et de
santé, par eux adressée au sultan de Constantinople :
Bourreau de Podolie amant
Des plaies des ulcères des croûtes
Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments
Comme
quoi, il n'est pas toujours très judicieux de se fier à une première
impression ; surtout dès qu'il est question de cosaques.
* Sholem Asch, La Sanctification du nom, dans le volume intitulé Royaumes juifs, trésors de la littérature yiddish, Robert Laffont, Bouquins.
Dimanche 22
Neuf heures du matin.
– Hier, après avoir terminé le très bon roman de Sholem Asch dont je
parlais, j'ai décidé de faire une pause dans mes lectures juives,
yiddish ou non, pour me tourner vers quelques Italiens (je ne sais
pourquoi je n'ai quasiment jamais eu la moindre curiosité pour la
littérature italienne ; pas plus que pour l'allemande d'ailleurs). Afin
de me ménager une transition en douceur, j'ai commencé par Moravia,
demi-juif par son père. J'enchaînerai ensuite avec son épouse, Elsa
Morante.
L'Ennui serait à coup sûr un
remarquable roman si Proust n'avait jamais existé ; mais, là, il me
semble que l'Italien souffre un peu de la comparaison, vu la proximité
entre leurs deux sujets (je parle, dans le cas de Proust, de tout ce qui
concerne la jalousie, celle de Swann envers Odette et, bien sûr, du
narrateur avec Albertine). Mais enfin, même en tenant compte de l'ombre
immense de l'oncle Marcel, cela reste un bon livre, même si je ne suis
pas certain que j'aurai envie, ensuite, d'en lire d'autres du même
auteur.
– Il règne ici, depuis quatre jours maintenant,
un temps tout à fait estival et seuls les arbres fruitiers et les lilas
en fleurs rappellent qu'on est seulement au printemps. Tout devrait
rentrer dans l'ordre météorologique dès demain ou mardi, si j'en crois
Catherine.
– Appris hier que divers journaux
appartenant à Lagardère, dont FD, allaient probablement être vendus à un
groupe de presse tchèque (je ne savais même pas que ça existait, les
groupes de presse tchèques). J'ai aussitôt expédié un himmel à Philippe
B., pour lui demander s'il considérait cela comme une bonne ou une
mauvaise nouvelle. Et j'en ai profité, au passage, pour lui faire offre
de mes services, si jamais les circonstances redevenaient favorables à
une mienne collaboration […]. Il m'a répondu que c'était une bonne
nouvelle, ce qui ne veut pas dire grand-chose : il pourrait tout
bonnement s'agir d'une bonne nouvelle pour lui, dans la mesure où la
vente lui serait une occasion de quitter le groupe avec un joli petit
paquet d'indemnités. Mais enfin, je n'en sais rien.
Cinq heures. – Eh bien ! mon séjour chez les Italiens n'aura été qu'une visite éclair. Après avoir fini L'Ennui de Moravia (avec de moins en moins d'enthousiasme, et même plus d'enthousiasme du tout), j'ai empoigné La Storia
de Morante. Cet épais roman s'ouvre par une sorte de prologue
historique, où sont sélectionnés et résumés les événements ayant eu lieu
entre 1900 et 1941, date à laquelle semble s'ouvrir le récit proprement
dit. Et j'ai vu, dans ces trois ou quatre pages, toute la crapulerie
falsificatrice et simpliste des communistes de la grande époque. Un
romancier devant, pour moi, se tenir au plus près de la vérité, qu'elle
soit historique ou autre, j'ai refermé le volume et suis allé le laisser
négligemment choir dans la poubelle à couvercle jaune. Du coup, je suis
revenu vers mes Juifs : Cynthia Ozick, écrivain américain dont je n'avais jamais entendu parler, mais dont le roman, Un monde vacillant, démarre fort agréablement.
–
Je suis de plus en plus tenté de déserter le blog et de reporter dans
le corps même de ce journal les petites choses que je suis accoutumé d'y
écrire. Comme le journal n'est
plus accessible à ses anciens lecteurs, cela reviendrait, au moins vu
de l'extérieur, à entrer dans le silence. C'est une voie très
séduisante, mais serai-je capable de m'y tenir ? Je me méfie de moi-même
comme de la peste, notamment sur le plan des résolutions. Mais vraiment
l'envie est forte. Ce n'est d'ailleurs sans doute pas par hasard si,
hier, j'ai recopié ici le billet que j'avais publié là-bas quelques
heures plus tôt.
Lundi 23
Midi moins le quart.
– M. Chronopost vient de m'apporter les œuvres complètes de Paul-Jean
Toulet, commandées il y a deux jours. Évidemment, la tentation est
grande de m'y plonger sans attendre, ce qui serait idiot puisque me
plaît beaucoup le roman de Cynthia Ozick dans lequel j'ai bien avancé ce
matin, même si je me suis levé scandaleusement tard par rapport aux
autres jours : six heures moins vingt-cinq au lieu de cinq heures moins
dix. Je crois que je vais tout de même lire l'introduction, histoire de
“m'appâter” un peu.
– Sinon, ma matinée s'est écoulée
sans m'en apercevoir, en un échange de himmels divers, avec […] les gens de FD d'autre part, c'est-à-dire Brice et Nathalie.
Apparemment ni elle ni lui n'envisage de quitter le journal à la faveur
de la cession ; il est vrai que, d'après Nathalie, il se pourrait que
les salariés ne puissent pas faire jouer la fameuse clause de cession,
suite à une jurisprudence née de la récente vente de VSD : tout cela me
paraît bien bizarre. À l'un comme à l'autre, j'ai demandé de me tenir au
courant. Par ailleurs, Brice me dit que le côté positif serait (en cas
de vente effective) d'être racheté par un véritable groupe de presse et
non par un quelconque guignol subitement désireux de jouer les magnats.
Notons que le milliardaire tchèque destiné à devenir peut-être leur
patron s'appelle Kretinsky, ce qui est presque trop beau pour être vrai.
Sept heures vingt. – Je viens de mettre en ligne, sur le blog, le poème En Arles
de Toulet ; parce qu'il m'a semblé que c'était une jolie manière de
prendre congé, de m'effacer discrètement. Et, d'un autre côté, si je ne
tiens pas ma résolution, ce qui me ressemblerait hélas assez, nul ne
pourra dire que je me parjure, puisque nul engagement explicite n'est
contenu dans cette publication. En revanche, je m'avise que je devrais
aller fermer les commentaires illico. J'y vais.
Mardi 24
Quatre heures. –
J'ai fait mieux que fermer les commentaires, j'ai également supprimé mon adresse himmel qui trônait en devanture du blog. De cette façon, me
voici injoignable… sauf pour ceux qui m'ont déjà écrit et donc la
messagerie a gardé mon adresse en mémoire (nous allons, un de ces jours,
crever de trop de mémoire électronique, alliée à une perte dramatique
de mémoire humaine).
[…]
Jeudi 26
Huit heures du matin.
– Curieux rêve, cette nuit, dont il ne me reste d'ailleurs que le fait
saillant : j'y ai fait la connaissance d'André Gide. Il est entré dans
la pièce où je me trouvais (ainsi que quelques autres personnes dont il
ne me reste rien) ; je suis allé au-devant de lui dans le but de lui
dire combien j'étais heureux, mais aussi impressionné, de le rencontrer.
Je ne sais plus ce que nous nous sommes dit, mais je me souviens qu'il
était d'humeur diserte, très camarade, presque enjoué. Ensuite il
n'était plus là, et c'est alors que s'est imposée à moi la question :
comment se fait-il que je vienne de rencontrer André Gide, alors qu'il
est mort en 1950 ? J'ai retourné cette question – qui, d'ailleurs, ne me
semblait pas particulièrement incongrue : c'était juste un petit
problème à résoudre – durant un moment assez long (à l'échelle
temporelle du rêve qui, bien entendu, n'en comportait aucune), sans
trouver de réponse satisfaisante. Et le rêve s'est perdu dans les sables
du réveil.
Onze heures. – Je viens de commander deux livres chez Amazon : La Cause du peuple de Patrick Buisson ainsi que L'Avenir de l'intelligence et autres textes
de Charles Maurras (éditions Bouquins). Ce n'est encore pas avec ça que
je vais réussir à faire croire au plus grand nombre que je me suis
enfin converti au progressisme…
Vendredi 27
Dix heures du matin.
– Hier, décision unilatérale avait été prise de tondre le jardin.
J'avais oublié que, lors de la dernière tonte, j'avais bien cru ne pas
pouvoir terminer, la machine s'étant mise à hoqueter de façon
inquiétante. Comme les tondeuses à gazon sont, ainsi que mainte chose,
soumises à l'entropie, la mienne m'a, hier, refusé toute collaboration.
Il fallait donc, ce matin, que je portasse la récalcitrante chez MécaLoisirs, à Pacy, pour qu'ils lui fissent entendre raison. Et qu'ils m'en
prêtassent une des leurs afin que je pusse tondre aujourd'hui. Assez
légère contrariété, mais qui a suffi à me pourrir la première partie de
ma matinée, tant est grandissante mon horreur de toute perturbation de
routine.
Premier accroc : Soraya étant d'une moindre
carrure que ne l'était Liselotte, il m'a fallu trouver comment on
repliait la poignée de la tondeuse afin de pouvoir la loger dans
l'habitacle ; ce qui n'a pas contribué à améliorer la morositude de mon humeur. Sur place, tout s'est bien passé. J'ai accessoirement appris que tout cela était de ma faute, dans la mesure où on ne doit jamais
utiliser l'essence de la saison précédente, ce que j'ignorais et ai
toujours fait sans dommage jusque-là. Passons. J'ai eu ensuite la bonne
surprise de constater que la tondeuse qu'on me prêtait, et qui avait
pourtant l'air bien moins pimpante que la mienne, était d'un maniement
nettement plus aisé, aussi simple que pouvait le désirer un handicapé de
ma sorte. Le responsable de Méca Loisirs m'a averti que, en ce moment,
leurs délais étaient “énormes”, mais qu'il pourrait me prêter de nouveau
leur tondeuse dès que mon herbe l'exigerait. Durant le trajet de
retour, la pensée m'effleura qu'il serait tout de même beaucoup plus
simple d'abandonner là ma tondeuse récalcitrante et d'en acheter une
neuve, en veillant à choisir un modèle à l'utilisation simplissime ; je
la chassai aussitôt, la jugeant par trop déraisonnable.
Naturellement
quand, à la maison, Catherine suggéra spontanément que je ferais bien
mieux (« puisqu'on est pété de thunes ! ») d'acquérir un engin neuf, je
cessai immédiatement de résister. Son argument fut de ceux qu'on ne
discute pas : « Après tout, on vient bien de s'acheter une voiture neuve
uniquement pour se faire plaisir : pourquoi pas une tondeuse ? »
Pourquoi pas en effet… Donc, en principe, cet après-midi, une fois le
jardin ratiboisé, je rapporterai l'engin emprunté et ferai l'achat d'un
tout rutilant.
Bref, la vie est aussi belle en ce milieu de matinée qu'elle était grisâtre aux aurores.
Samedi 28
Deux heures. – Je lis depuis hier La Cause du peuple,
de Patrick Buisson. C'est d'abord un récit du quinquennat de Nicolas
Sarkozy, et je me demande bien pourquoi les opposants rabiques à
l'ex-président (dont le type achevé est le pontifiant et bien pensant
Juan dit Sarkofrance) n'en ont pas fait leur livre de chevet, tant
celui-ci en ressort en lambeaux. Le livre est évidemment, pour une part
assez large, un plaidoyer pro domo, mais il n'est pas que cela
(il serait illisible, en tout cas par moi, s'il n'était que cela), grâce
à de nombreuses échappées “par le haut” qui le rendent tout à fait
intéressant à lire. Le jeu de massacre auquel il se livre, évidemment
contre la gauche et ses soutiers, mais pratiquement autant contre la
droite et ses hérauts, est on ne peut plus réjouissant. Par ailleurs,
Buisson sait avoir du style, même s'il tombe, de ce point de vue, dans
un certain nombre d'ornières (les sempiternels “au final” et “initier”,
que je vais finir par ne même plus relever, tant ils sont désormais
généraux, y compris sous les meilleures plumes, la preuve).
– C'est un plaisir indéniable, depuis trois jours, chaque matin, d'ouvrir ma boitamel et de n'y trouver aucun
message, du fait de la fermeture du blog. En disant “aucun” je triche
un peu car j'en ai toujours un ou deux, émanant de lecteurs me demandant
comment faire pour faire partie des “lecteurs invités” : je suis obligé
de leur répondre que, de lecteurs invités, il n'y a point, que le blog
est tout bonnement fermé. En leur précisant que la dite fermeture n'est
peut-être pas définitive, puisque je n'en sais rien moi-même. Ce qui est
sûr c'est que, pour l'instant, le fait de n'avoir plus de “tribune” ne
me manque nullement.
Cinq heures. – Je viens de commander deux livres de Pasolini, que je n'ai jamais lu : Écrits corsaires et Lettres luthériennes.
–
Le fait de n'avoir plus de blog où “m'exprimer” me procure pour
l'instant deux sensations dont je discerne mal la compatibilité.
D'abord, j'ai l'impression d'avoir mis fin à une imposture, dans la
mesure où j'ai toujours été persuadé que ce que je pouvais y écrire ne
méritait ni les éloges ni les insultes (parfois) que ces petits textes
me valaient ; et encore moins la réputation, soit trop flatteuse, soit
exagérément noire, qui s'ensuivait. Ensuite, j'ai l'impression de
m'offrir des vacances ; ou, plus exactement sans doute, de faire l'école
buissonnière : comme si, désormais, lorsque je lirai un livre, je serai
dégagé de l'obligation de donner mon opinion à son sujet, et même d'en
avoir une (je suis sûr que mes accords verbaux, dans cette phrase, sont
défectueux, mais j'ai la flemme de sortir la boîte à outils…). Sans
parler du fait que, si je voulais, je pourrais me mettre à dire pis que
pendre d'un tas de gens, y compris de certains qui m'aiment bien ou font
mine de. Mais je ne le ferai probablement pas, pour la simple raison
que “les gens” ne m'intéressent plus assez pour en penser quoi que ce
soit. Peut-être, à seule fin de délassement, m'autoriserai-je de temps
en temps à quelques petits exercices d'ironie.
Lundi 30
Cinq heures. – La palinodie n'aura pas duré longtemps : j'ai rouvert le blog hier. Ainsi que les commentaires, tant qu'à y être.
La faute en revient à Élie Arié qui, à la suite d'un assez long
commentaire que je venais de poster chez Juan ex-Sarkofrance, où je
parlais du livre de Buisson, m'a fait remarquer que, si c'était pour
venir mettre mes billets de critique ici, je ferais peut-être aussi bien
de rouvrir mon blog. Comme il n'avait pas tort, j'ai suivi le conseil.
Mais une part de moi le regrette un peu.
[…]
– J'ai lu aujourd'hui une quarantaine de
pages des textes autobiographiques qui ouvrent le volume Maurras. Ils
m'ont donné envie de reprendre ceux de Léautaud, de retrouver leur
inimitable liberté de ton, au lieu de de ce beau-style-pour-dictée. (Je
suis trop ironique : ça ne vaut pas rien, ce style. Mais enfin, on sent
un peu la poussière du temps ; poussière dont les pages de Léautaud sont
absolument exemptes.)
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