mardi 30 janvier 2018

Décembre 2017









NOËL SOBRE 
MAIS BALZACIEN









Vendredi 1er décembre

Quatre heures. – Mon séjour chez les Desgranges, hier, a été drastiquement écourté. Nous venions à peine de finir de déjeuner lorsque la neige s'est mise à tomber ; d'abord ce ne fut qu'une voltige de petits flocons ; mais ils se sont rapidement musclés et mis à tomber plus drus. À deux heures et demie, sentant le stress monter, j'ai préféré prendre congé de mes hôtes et rentrer à la maison avant que les routes ne devinssent impraticables. Naturellement, je n'avais pas fait dix kilomètres que les nuages se dissipaient avec la foudroyance et la netteté d'une illusion de prospérité socialiste, et je fis à peu près tout le trajet sous un ciel éclatant d'azur et lumineux comme la pensée du président Macron. Tout cela méritait bien un petit apéritif, que nous prîmes en effet, quelques heures plus tard.

– J'ai enfin reçu le “Quarto” contenant dix romans de Modiano. J'ai lu le premier hier et ce matin (Villa triste) et commencé tout à l'heure le second (Livret de famille). C'est nettement mieux que ce que je craignais (le Nobel est rarement bon signe, pour un romancier), mais enfin, pour l'instant, je n'ai pas la sensation de faire une découverte bouleversante, comme ce fut le cas, par exemple, avec Álvaro Mutis. On verra ce que ça donne dans la durée.

– Sinon, sur les recommandations pressantes de Michel Desgranges, j'ai commandé hier, en rentrant de chez lui, Août 14, qui est le premier “nœud” de cette très vaste entreprise de Soljenitsyne dont le titre général est La Roue rouge (titre qui sonne affreusement en français). Michel, pour rester un peu avec lui, traverse une période vouée à l'opéra, dont, à son habitude, il achète tout ce qu'il peut trouver de version filmées. La description qu'il m'a faite de quelques mises en scène “modernes” dépasse en comique de cuistrerie tout ce que je pouvais imaginer. Les metteurs en scène semblent vraiment receler un très haut pourcentage d'imbéciles conformistes mais à posture de rebelles, comme il se doit, de nos jours, quand on est conformiste. Comme me le disait Michel en substance : « Beaucoup aiment situer l'action dans les années vingt ou trente du XXe siècle, parce que ça leur permet de fustiger le nazisme. » On n'est pas plus rebelle, n'est-ce pas ? Ce qui m'étonne, moi, c'est que chefs d'orchestre et chanteurs supportent de participer à de telles pantalonnades prétentieuses et grotesques, qui contribuent – surtout les chanteurs – à les déconsidérer. Mais le pire c'est qu'ils trouvent peut-être cela très bien, très fort.

– J'ai par ailleurs reçu ce matin deux films du Japonais Koré-Eda : je pense que je ne résisterai pas à l'envie de les regarder entre dimanche et mercredi, jours où Catherine me laissera seul ici (non : avec Charlus, Golo, Odette et Nana…) pour aller chercher Élodie à Saint-Malo, avant le départ de celle-ci pour le Québec ; départ définitif, si tant est que quoi que ce soit puisse être définitif avec Élodie. J'en serai quitte, ensuite, pour les revoir avec elle (avec Catherine).


Dimanche 3 décembre

Quatre heures. – Catherine est partie ce matin, peu avant huit heures, ainsi qu'elle l'avait prévu. Elle doit revenir mercredi, avec Élodie et son chat (la bête sera confiée à notre bonne garde, ce qui ne me sourit qu'à moitié : je crains les complications avec les autres bestiaux…). J'ai quant à moi passé la matinée avec Modiano, et l'après-midi avec moi-même, puisque je me suis enfin décidé à m'occuper de mes textes de blogs écrits depuis 2013, à les mettre en ordre de manière à former un livre à peu près cohérent, lequel s'appellera, mais je l'ai déjà dit, je crois, Retour au camp de base, sera imprimé à trois ou quatre exemplaires et pas proposé à la vente : affaire de famille, en quelque sorte. Tout cela – la mise en forme – devrait m'occuper encore une bonne partie de la journée de demain. Après cela, il faudra relire et corriger les textes un à un, aussi soigneusement que s'ils devaient être lus. Ensuite, il n'y aurait plus qu'à “importer” tout ce fatras dans un livre Blurb.

– Finalement, Catherine a décidé de rentrer de Saint-Malo mardi plutôt que mercredi. Ce qui fera bien plaisir à Charlus et à moi.


Mardi 5 décembre

Onze heures du matin. – Ce matin, j'ai rompu avec Renaud Camus. Tout seul, dans mon coin. Comme un gosse buté qui décide de s'enfermer dans une longue bouderie, dont aucun adulte ne s'avisera. C'est à cause du himmel que je lui ai envoyé il y a deux jours et auquel il n'a pas répondu. Bien sûr, ce n'est pas la première fois qu'un tel silence retentit. Mais disons que, à l'époque où il était écrivain et publiait trois ou quatre volumes l'an, je ne trouvais pas anormal qu'il fût suffisamment débordé par ses multiples travaux ; je considérais ses non-réponses comme le petit prix à payer pour, ensuite, pouvoir découvrir ses nouveaux livres. Les choses sont un peu différentes aujourd'hui qu'il s'est transformé en président de partis fantômes (à moins que les partis fantômes ne soient aussi chronophages que les vrais ? Je ne suis pas expert en ce domaine…) ; maintenant qu'il passe environ la moitié de ses journées sur Twitter comme n'importe quel modernœud de modèle standard, il me semble qu'il ne serait pas bien tragique de distraire trente ou quarante secondes de son temps pour écrire une courte phrase de remerciement, ou même simplement pour “accuser réception”. D'autant que je ne lui écrivais nullement pour le solliciter, lui raconter ma vie, etc. Dans les dix ou douze premiers volumes de son journal, il est énormément question du Dr Jean Puyaubert, personnage qui semble avoir été un homme brillant et original ; qui a en tout cas eu une certaine importance dans la vie de Camus, et ce jusqu'à sa mort. Or, il se trouve que dans Dora Bruder, au milieu du roman, Patrick Modiano fait soudain surgir, le temps de deux paragraphes, ce même Jean Puyaubert dans la trame de son récit. Mon mail avait donc pour objet, pensant que cela l'intéresserait, de signaler la chose à Camus, en prenant la peine de lui recopier les deux paragraphes en question. On voit que l'affaire ne nécessitait pas une bien longue réponse, quatre mots m'auraient suffi. Mais non, rien. Alors, j'ai “rompu”. C'est-à-dire que j'ai supprimé de mon “carnet d'adresses” virtuel tout ce qui se rattachait à lui, à commencer bien sûr par son foutu parti de l'in-nocence, que de toute façon, depuis quelques mois, je survolais de plus en plus haut, fatigué du radotage prétentieux de la plupart de ses intervenants (mais j'en sais tout de même deux ou trois qui méritent d'être connus). On a toujours raison de s'alléger. Est-il besoin de préciser que cette “rupture” ne m'empêchera nullement de continuer à lire les livres de Camus que j'ai aimés et que je continue à aimer ? Cela me semble aller de soi : on n'est pas Juan Asensio, le Ciel en soit loué.


Mercredi 6 décembre

Cinq heures. – Catherine et Élodie me sont arrivées hier vers six heures du soir, c'est-à-dire pile pour l'apéro, épuisées mais ravies comme le chantait Aznavour, dans une Liselotte aussi bourrée qu'un lancier polonais un jour de solde. Je ne sais pas si j'ai dit qu'Élodie, repartant s'installer à Québec dimanche, nous laissait sa chatte, bizarrement baptisée Cosmos (je suppose que, au départ, elle a dû croire qu'il s'agissait d'un mâle). Jusqu'à maintenant, la bestiole n'a pratiquement pas quitté la salle de bain, où se trouve la caisse à sable et la gamelle de croquettes. Mais Golo et elle se sont rencontrées, dans cette même salle de bain, et l'entrevue s'est déroulée sans agressivité notable. Les présentations ont également eu lieu avec Charlus, mais plus brièvement, et rien de rédhibitoire ne s'est produit.

– Mort de Johnny H. et aucun appel de FD pour me demander quoi que ce soit. Je crois que je puis faire une croix (sauf peut-être aux périodes de vacances) sur l'hebdomadaire. Il me reste à souhaiter que les hors-série continuent, ce qui semble être prévu pour 2018. Pour ceux-ci, il n'y aurait aucun intérêt financier à se passer de mes services dans la mesure où les salariés de la rédaction exigeraient eux aussi d'être pigés pour y écrire ; il en va évidemment autrement pour l'hebdo.


Jeudi 7 décembre

Cinq heures. – Passé une partie de la journée à lire le recueil de textes de ce prêtre argentin (mort) dont j'ignorais encore l'existence il y a deux jours, Leonardo Castellani. Je dis “une partie” car, dès que Catherine et sa fille sont présente dans la maison, le fait qu'elles parlent sans presque de cesse m'empêche absolument de lire, et je suis alors contraint de me rabattre sur les mots croisés. J'ai tout de même réussi à profiter de leurs siestes respectives pour finir le livre, lequel fait regretter qu'il n'existe rien d'autre de traduit du “curé fou”, comme l'appelaient ses ennemis, lesquels étaient semble-t-il assez nombreux. Mais, au moment où j'attaquais la correspondance de Marie Noël et de l'abbé Mugnier, les siestes se terminaient… Pour me venger, je suis venu devant cet écran et j'ai commandé deux livres – en fait trois – : L'Europe au XIXe siècle de Benedetto Croce ainsi que Le Déclin de l'Occident de Spengler (deux volumes), que j'ai toujours renâclé à m'offrir en raison de son prix. Mais puisque Noël approche, n'est-ce pas… Et j'attends toujours le premier “nœud” de La Roue rouge de Soljenitsyne.


Samedi 9 décembre

Quatre heures. –  En principe, nous devrions, à cette heure, nous trouver chez ma sœur et son homme, à Ermenouville – plus exactement, nous devrions nous apprêter à en repartir. Mais comme le señor Météo nous avait annoncé de la neige (la rue de l'Église était blanche ce matin), j'ai préféré renoncer à l'expédition : je nous voyais mal rester coincés là-bas, alors qu'Élodie est censée prendre son avion pour Québec demain matin.

– Je lis depuis ce matin un roman de Patrice Jean, écrivain dont j'ignorais l'existence, L'Homme surnuméraire. C'est plutôt bien, on pense souvent à Houellebecq mais en restant tout de même, me semble-t-il, à l'étage en dessous. Sinon, Soljenitsyne et Spengler sont arrivés ensemble ce matin : deux pavés dont je me demande si je n'ai pas présumé de mes forces en les achetant…

– À partir de demain, retour à la normale, c'est-à-dire à des soirées sans alcool, ce qui ne nous fera pas de mal. J'ai d'ailleurs décidé de ne plus boire une goutte d'ici la Noël, et aussi de passer sous la barre des 90 kg avant le premier janvier (je suis remonté à 91…) : on voit que mes résolutions de début d'année restent fort modestes.


Mercredi 13 décembre

Sept heures dix. – Si je veux que ce journal continue, il va falloir que je change mes habitudes, en y venant plus tôt dans la journée : je n'ai plus, désormais, le courage ni l'envie d'y consigner quoi que ce soit à cette heure-ci, soit entre le dîner et le début de la soirée de télévision. La matinée serait peut-être le bon moment, à voir.

– Après environ trois cents pages, je me suis résigné à abandonné Août 14, le premier “nœud” de La Roue rouge de Soljénitsyne : ces interminables chapitres de stratégie militaire ont eu raison de ma ténacité. D'autant que les quelques personnages “romanesques” esquissés durant les premières dizaines de pages semblent avoir disparu corps et bien. Je me demande combien de lecteurs, en dehors de Michel Desgranges, sont venus à bout des huit volumes de ce machin écrasant. Je dis “machin” car, vraiment, je ne sais pas comment le qualifier : si c'est un roman, il est manifestement raté ; si c'est un travail d'historien, pourquoi brouiller les pistes avec du romanesque embryonnaire ? Je suis sans doute trop conformiste… Il y a aussi, je crois, le fait que, si l'histoire récente de la Russie m'intéresse, et celle du communisme itou, elles ne me passionnent cependant pas assez pour envisager de ramer durant plus de cinq mille pages serrées. Pour effacer cette expérience avortée (ce qui me laisse toujours un arrière-goût désagréable et peu valorisant), j'ai commencé tout à l'heure L'Europe au XIXe siècle de Benedetto Croce : pour l'instant, j'ai l'impression de comprendre à peu près ce que je lis… Je dois dire que je n'ai pas beaucoup de chance avec mes lectures en ce moment. Avant Soljénitsyne, je m'étais donc farci ces deux romans français dont j'ai fait, lundi, un billet sur le blog : L'Homme surnuméraire et L'Art des interstices, qui ne m'ont emballé ni l'un ni l'autre. Encore avant cela, La Femme d'ambre de Gomez de la Serna : abandonné aux environs de la moitié. Et, ce matin, Arène sanglantes de Blasco Ibañez : abandonné avant d'atteindre sa centième page. Je crois que je vais finir par me remettre aux San-Antonio, si je continue sur cette pente descendante.


Samedi 16 décembre

Sept heures dix. – Nous sommes, depuis hier, nantis d'un enclos à poules, lequel occupe la partie droite de la maison, quand on regarde la rue, précisément entre le portail et le coin formé par l'avancée vers la haie mitoyenne de la cuisine. Cela devrait nous éviter de marcher dans leurs merdes dès que nous sortons de la maison, et à Charlus de les déguster.

– Ma période de “flottement” continue, pour ce qui est des lectures. Je ne m'en inquiète pas dans la mesure où c'est un phénomène qui se produit régulièrement depuis des dizaines d'années, et qui ne dure jamais très longtemps. En attendant que le goût me revienne des découvertes, j'occupe le terrain en relisant paresseusement quelques vieilleries : le Gustave Flaubert de Thibaudet, le Marcel Proust romancier de Bardèche… Comme disait l'autre : en période de crise, se replier sur ses minima.

– J'ai également peut-être trouvé un nouveau travail “d'appoint” : j'ai été contacté par Laurence P., connue il y a une quinzaine d'années à FD et qui a fait son chemin puisque la voilà directrice de trois rédactions, pas moins. Il s'agirait d'un nouveau journal (dont je n'ai pas compris avec certitude s'il serait sur papier ou seulement en ligne ; mais je penche pour la seconde hypothèse) ; on me fournirait la “matière brute” et ce serait à moi d'en faire de jolis petits articles attractifs. Je ne dis pas ici dans quel domaine ce nouveau magazine doit se spécialiser car Laurence m'a demandé le secret. Donc : tombeau. En tout cas, à l'heure où ma participation à FD tend à se raréfier, ce serait tout à fait bienvenu. D'autre part, comme Lagardère n'est pour rien dans l'affaire, cela me permettrait de travailler à visage découvert, sous mon nom, en tant que journaliste “encarté”, et donc de bénéficier de l'abattement fiscal forfaitaire de 7650 €, ce qui n'est nullement à négliger.

– Hier, anniversaire de ma “petite” sœur : 53 ans.


Mardi 19 décembre

Sept heures vingt. – Mon nouveau job semble se préciser : j'ai rendez-vous après-demain, en banlieue sud, au siège du groupe de presse concerné, avec la responsable du projet auquel je vais peut-être participer (mais on n'a pas encore parlé d'argent…). Même si ce déplacement n'aboutit à rien, ce sera toujours l'occasion d'aller acheter quelques produits asiatiques chez Tang puis d'aller déguster une soupe phò dans l'un des restaurants vietnamiens de l'avenue d'Ivry, assidûment fréquentée par moi entre 1985 et 1990 approximativement.

– N'ayant toujours pas le goût de me lancer dans de nouvelles lectures, j'ai repris tout à l'heure le Balzac et son monde de Félicien Marceau : je serais bien surpris, après ça, si je n'avais pas envie de relire une demi-douzaine de Balzac.


Vendredi 22 décembre

Sept heures vingt. – J'ai dû noter, plus haut dans ce journal, que je m'avouais vaincu face au nouveau logiciel “Blurb” et que je renonçais à imprimer désormais tout livre. Tout de même, j'ai demandé à Catherine – plus maligne ou moins sotte que moi en ces matières – de voir si elle ne pouvait pas me débloquer. Elle a tenté sa chance ce matin et n'est parvenue à rien. Néanmoins, elle a eu la phrase magique : « Pose une question auprès du service d'aide, ils répondent toujours. » J'ai obéi docilement et, ce faisant, on m'a proposé un certain nombre d'articles “débloquants”, qui m'ont en effet débloqué : après y avoir passé l'essentiel de l'après-midi, mon Retour au camp de base (suite de En territoire ennemi, qui ne sera pas pas mise en vente) est presque achevé. Cela va donner un livre de format “poche” d'environ 350 pages, que je ferai imprimer dès demain à quatre ou cinq exemplaires.

– Côté Balzac, je suis en passe de finir le livre de Félicien Marceau et, bien entendu, l'envie de relire Balzac lui-même s'est faite impérieuse : j'ai ressorti de son rayonnage Le Cabinet des antiques qui sera probablement commencé demain matin, et que j'alternerai avec le volume de Gide en Pléiade consacré à ses articles et essais critiques, reçu avant-hier.

– J'ai passé, hier, une pure “journée de merde” : trois quarts d'heure d'entretien au siège banlieusard de ce grand groupe de presse européen qui sollicite mes services rémunérés, contre quatre heures d'embouteillages, pour y aller et en revenir. La cerise sur ce gâteau malodorant a été de retourner ensuite à Évreux pour y récupérer Liselotte, laquelle se faisait coquettement changer le pare-brise. On subodore que tout cela a entraîné un apéritif non prévu, et on a raison de le subodorer. Il faut noter tout de même que l'entretien lui-même a été plutôt positif et laisse espérer que, dans l'année qui se profile, quelques dizaines de milliers d'euros tomberont dans mon escarcelle. Mais enfin, rien n'est fait. Au plus fort de l'énervement (parti une heure trop tôt, je suis finalement arrivé à mon rendez-vous avec six ou sept minutes de retard, ce dont j'ai horreur), j'éprouvais une certaine forme de jouissance, à me dire que j'étais désormais, sauf cas exceptionnel comme aujourd'hui, dispensé de plonger dans ce cloaque qu'est la région parisienne.


Dimanche 24 décembre

Onze heures du matin. – Quel bonheur de revenir à Balzac ! C'est une sorte de joie tranquille, apaisante, de type de celle que l'on éprouve, après une absence longue et agitée, à se retrouver chez soi. Je savais de quel Balzac j'avais envie : celui des Scènes de la vie de province. Après quelque hésitation, j'ai piqué droit sur Alençon, pour y retrouver le Cabinet des antiques. J'avais en grande partie oublié à quel point le  personnage central de cette histoire n'est pas le marquis d'Esgrignon, ni sa sœur Armande, ni même ce plat crétin de Victurnien : c'est Chesnel, le notaire dévoué jusqu'à l'aveuglement à la vieille famille d'Esgrignon, dont la faute majeure, aux yeux de Balzac, est de s'obstiner à vivre comme si l'on était encore en 1788 alors que nous sommes, au début de l'histoire, en 1822. C'est d'ailleurs cette obstination à ne pas voir les réalités et les changements du monde qui fournissent le terreau où vont germer, puis grandir et proliférer, les catastrophes provoquées par le pâle Victurnien, qui est une sorte de Rubempré n'ayant même pas l'excuse d'un vague petit talent littéraire. Ce fat dandy n'est en fait que l'étincelle qui permet à Balzac d'enflammer Alençon et de mettre en mouvements les nouveaux mécanismes sociaux et économiques, dans les rouages desquels le vieux marquis d'Esgrignon ne peut qu'être broyé, sans même s'en rendre compte : personnage à la fois comique et attendrissant. Le notaire Chesnel est, lui, une figure tragique en ceci qu'il se retrouve écartelé entre deux mondes et qu'il en souffre affreusement : d'un côté l'ancien domestique de la maison d'Esgrignon, qui est prêt à se jeter dans le feu pour n'importe lequel des membres de cette famille qu'il révère ; de l'autre, le notaire prudent et avisé qui comprend parfaitement le monde nouveau, mais se trouve frappé d'impuissance dès qu'il s'agit de sauvegarder les intérêts de ses anciens maîtres, quitte à s'opposer à eux, même de manière déférente. Quant à Victurnien, c'est un brillant jeune homme, excellemment éduqué, mais aveuli par une enfance d'enfant gâté, et surtout par une enfance où il a manqué une mère (on se souvient que Lucien Chardon, lui, a vécu une enfance sans père, ce qui a produit chez lui des résultats à peu près similaires). Dès que j'en aurai fini avec ce Cabinet, je quitterait Alençon par la route d'Orléans, où je ne m'arrêterai pas, piquant droit sur Issoudun où m'attendent La Rabouilleuse et le répugnant Philippe Bridau – qui, on s'en souvient, est le frère aîné du peintre Joseph Bridau : encore deux garçons élevés sans autorité paternelle, si ma mémoire ne me joue pas de tours.

– Ce soir, petit apéritif dîniforme, avec homard, caviar et pouilly – et champagne pour Catherine, qui a la faiblesse d'aimer cette stupide et prétentieuse boisson gazeuse.


Lundi 25 décembre

Quatre heures. – Notre petite sauterie d'hier soir fut aussi réussie que brève (réussie parce que brève ?) Catherine avait préparé le homard de deux manières, “asiatiques” l'une comme l'autre : sous forme de rouleaux de printemps, froids donc, et sous forme de nems, chauds ; j'ai trouvé que les seconds rendaient davantage justice au crustacé. Nous avions fait sauter les bouchons vers six heures et demie, deux heures après tout était consommé, et nous nous retrouvions devant la télévision ; un épisode de Dexter plus tard nous étions au lit.

– J'ai terminé tout à l'heure La Rabouilleuse, roman aussi riche que dans mon souvenir, sans doute davantage même, et j'ai aussitôt commencé Les Employés… avant de m'endormir dessus. Quand je me suis éveillé de cette pourtant courte sieste, cet animal de Charlus avait trouvé le moyen, et le temps, de pisser et de chier dans la salle à manger. C'est d'autant plus bizarre que, désormais, je trouve la maison propre en me levant matin, alors qu'il vient d'y passer toute la nuit. Comme il aura quatre mois demain, j'espère tout de même que nous sommes proches de la disparition complète de ce genre de petits “accidents”.


Mercredi 27 décembre

Sept heures vingt. – Je poursuis, sans essoufflement, mon ascension de divers sommets du massif balzacien. Depuis hier : L'Interdiction puis Le Contrat de mariage. Et, tout à l'heure, j'ai commencé Une ténébreuse affaire, laquelle risque de le rester encore pour moi : lors de mes deux précédentes lectures, je me souviens de n'avoir à peu près rien compris à ce roman qui fait partie, comme on sait, des Scènes de la vie politique. On verra si j'ai plus de chance cette fois-ci. Quand j'en ai assez de Balzac, je reste avec Balzac, en relisant, avec plus ou moins d'attention, c'est selon, des livres écrits autour de lui : après celui de Félicien Marceau, qui a déclenché ce retour l'écrivain, les différents textes qu'Alain lui a consacrés tout au long de sa vie, puis l'essai de Curtius – un poil emmerdant – et demain, sans doute, les écrits de Michel Butor. Une chose me semble déjà certaine : je me lasserai de ces gloses avant d'être rassasié de Balzac lui-même. Cela dit, après Le Curé de village, qu'Alain m'a donné envie de relire, j'essaierai d'en rester là car deux Américains sont arrivés ce matin : Joyce Carol Oates (trois romans d'un coup…) et John Updike (un seul) ; je ne les ai jamais lus, l'un ni l'autre.


Vendredi 29 décembre

Sept heures et demie. – Je continue mes “panachages” balzaciens. Le matin, Balzac lui-même (aujourd'hui Le Député d'Arcis ; demain Le Curé de village) et, l'après-midi – entre deux siestes… – des livres écrits autour de Balzac ou sur lui, ou sur son œuvre. C'est ainsi que je me suis replongé dans le Balzac romancier de Bardèche, dont j'avais tout à fait oublié que je le possédais. Tout ce qu'il montre des débuts de Balzac, du Balzac d'avant Les Chouans, de la façon dont il est en quelque sorte sorti de la littérature de l'époque de sa jeunesse (c'est-à-dire de l'Empire), tout cela est à la fois très éclairant et un peu ennuyeux ; ce qui peut paraître paradoxal, voire aporétique, mais je me comprends. Dans mon enthousiasme sénile, j'ai également tenté de relire le Balzac et le réalisme français de Georg Lukàcs, mas, ça, ce n'est vraiment pas possible : cette phraséologie marxiste, qui consiste à ne pas pouvoir écrire dix lignes sans y fourrer au moins une fois les mots “bourgeois” et “capitalisme”, c'est devenu illisible. Encore Lukàcs passe-t-il pour l'une des lumière du marxisme critique : on se demande dans quels abîmes pouvaient bien grenouiller tous les autres qui ne le valaient pas. On referme le livre au bout d'une cinquantaine de pages, en éprouvant une vague pitié pour son auteur, et surtout pour les générations de lobotomisés universitaires qui se sont ingurgité sans broncher des tartines aussi bourratives. On imagine assez bien Balzac, les deux mains sur sa généreuse panse, éclater de ce rire dont ses contemporains affirment qu'il était particulièrement communicatif ; avec, en arrière-plan, en contrepoint, le ricanement de Flaubert.

– Sinon, après avoir tout transporté dans un document Word (sauf décembre), j'ai commencé à relire mon journal de l'année qui se termine après-demain, afin, as usual, d'en faire un livre Blurb pour l'auteure de mes jours. Il devrait avoisiner, ce cru 2017, les cinq cent mille signes. Mais comme je ne me souviens nullement à combien j'arrivais les années précédentes, je ne puis en tirer aucune conclusion.

– Regain d'activité du côté de FD, probablement à cause des vacances de fin d'années : je vais avoir écrit trois articles pour le prochain numéro, alors que voilà des mois (depuis la fin des vacances d'été, en fait) qu'on ne me demandait plus rien pour l'hebdomadaire.

– Je ne sais plus si j'ai noté ici que, d'un commun accord spontané, Catherine et moi avons décidé de zapper le réveillon de dimanche prochain, trouvant que celui de Noël était bien suffisant. On devient d'un raisonnable qui ferait presque peur.


Samedi 30 décembre

Quatre heures. – Je me suis sans doute montré trop sévère (trop partial ?), hier, avec mon critique marxiste : son petit livre sur Balzac est émaillé de vues originales, d'idées pertinentes, d'observations justes, etc. Mais tout cela est alourdi, rendu indigeste par l'épais badigeon marxiste à quoi il est, j'imagine, tenu. C'est comme dans les restaurants médiocres, où il faut longtemps et beaucoup touiller la sauce pour découvrir les morceaux de poisson qui s'y dissimulent.

– Plongé dans Le Curé de village depuis six heures ce matin : admirable. Du coup, je n'ai pas écrit le premier des deux articles que je dois à FD (mais j'ai tout de même “dépouillé” la documentation et schtroumpfé un petit plan…). Heureusement, j'ai un sursis jusqu'à lundi soir.


Dimanche 31 décembre

Sept heures dix. – Nous avons déjà vécu des réveillons de nouvel an fort sommaires, commencés tôt et terminés pareillement ; mais pas de réveillon du tout, sans même un verre de quelque chose à peu près buvable, je crois bien que c'est la première fois en 27 ans. En plus, volontairement et sans le moindre regret. Ça sent quand même un peu le début de la fin. Pour ce qui est de mes lectures, je clos l'année avec Eugénie Grandet, ce qui n'est pas si mal.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.