NICOLÁS ET ÁLVARO
Mardi 1er août
Trois heures et demie. – Lecture très agréable que celle de Monsieur Croche. Dans ces chroniques, publiées au début de son siècle d'abord à la Revue blanche, puis au Gil Blas, puis encore ailleurs mais j'ai oublié où, Debussy se montre armé d'une plume volontiers sarcastique et nanti d'un jugement pour le moins tranché. Le revers de la médaille est que son ironie est tellement répandue que, quand il fait des compliments à tel chef d'orchestre ou loue le morceau de tel compositeur, on se demande toujours à quel degré il faut prendre les lauriers qu'il distribue, au premier ou au second. Pour donner une idée de sa manière, voici ce qu'il dit d'un certain Émile Sauer dont, en mars 1903, le Concert Lamoureux vient de donner un concerto pour piano et orchestre : « Cet homme qui n'a pourtant pas l'air méchant a le concerto sans pitié ; par un artifice diabolique, il paraît devoir finir, mais il recommence des petites choses folles, pas gaies du tout, où, de temps en temps, intervient une valse infernale, pendant laquelle M. Émile Sauer projette des mains d'escamoteur, de façon à inquiéter les araignées mélomanes du plafond. Notez qu'il joue fort bien du piano, qu'il a une autorité incontestable sur les diverses façons de faire les gammes ; pourquoi se croit-il obligé d'écrire des concertos ? Est-ce la conséquence d'un vœu ? Ou bien est-il né comme cela ? » Par moment, on songe à Paul Léautaud quand il revêtait l'habit de Maurice Boissard, même si Debussy n'a tout de même pas son aisance de style ni son goût parfait en la matière.
– J'ai
pleurniché ici, plus ou moins, tout le mois dernier, de ce que FD ne
faisait plus appel à mes talents et semblait même déterminé à s'en
passer définitivement. Or, depuis hier, ce sont trois articles que j'ai
écrits, pour le numéro qui est en train de se boucler, soit pas moins de
quatorze feuillets (21 000 signes). Cela ne veut pas dire, d'ailleurs,
que Philippe B. n'essaie pas de se passer de moi – et de la dépense qui
s'attache à mes services – le plus possible, mais en tout cas qu'il n'a
pas reçu, de la part de ses propres puissances souveraines,
l'interdiction formelle d'y recourir.
– Voilà Catherine tout inquiète, s'étant persuadé que, depuis ce matin, Nana tousse… Je suppose que c'est cela qu'on appelle communément une “mère poule”.
Mercredi 2 août
Quatre heures. – Suivant le conseil de Jérôme Leroy, dans Causeur, j'ai acheté l'épais roman d'un certain Jean-Pierre Martinet, intitulé justement Jérôme.
Apparemment, le Martinet en question (1944 – 1993) était une sorte de
génie méconnu qu'il importait de redécouvrir urgemment, un maître de la
noirceur absolue, à propos de qui il convenait de citer Céline et
surtout Dostoïevski. J'ai tenu un peu plus de cent pages avant
d'abandonner. Trop de noirceur tue la noirceur. À empiler les unes sur
les autres le plus d'horreurs possible, à force de se rouler soi-même
dans l'abjection, on finit par obtenir un résultat radicalement inverse à
celui que, je suppose, on visait : le lecteur se met à pouffer. Il
paraît que le malheureux auteur, mort d'alcoolisme et de frustrations
diverses, si je comprends bien, a été réellement aussi désespéré que son
improbable Jérôme : c'est possible, hélas, mais cela ne lui a pas
donné, à mon sens, la capacité littéraire d'exprimer réellement ce
désespoir. On me parle de Dostoïevski ; mais il y a, chez le Russe, des
traits de lumière fulgurants, des personnages radieux, qui par contraste
font ressortir les ténèbres dans lesquelles d'autres sont en effet
plongés. Ici, tout n'est que noirceur, on baigne dans un baril de
goudron liquide qui empêche de distinguer quoi que ce soit dans ce magma
: combat de nègres dans un tunnel. J'ai eu l'impression de lire
l'interminable imprécation d'un tout jeune homme, avide de “dire son
fait” à une société dans laquelle il n'est pas parvenu à entrer et qui
n'entend même pas ce qu'on croit lui hurler dans les oreilles. Ou encore
de voir le guerrier géant d'Astérix chez les Normands, qui se
demande “mais où est passé le barde ?”, alors que celui-ci, juché sur
ses épaules, est entrain de lui marteler le crâne, les traits déformés
par sa fureur impuissante. L'écrivain maudit a donc pris le chemin de la
poubelle à couvercle jaune, ce qui est une façon, après tout, de ne pas
faire mentir sa destinée.
Jeudi 3 août
Sept heures vingt. –
Depuis mardi, environ quarante fois par jour, je me plante sur la
terrasse et regarde Nana. A-t-elle bougé ? Respire-t-elle mieux ou moins
bien ? Ah, elle se dirige vers l'abreuvoir ! Boit-elle ? Non, il me
semble que non… À moins que… si, peut-être… Impossible à dire, je
retourne m'assoir et lire. Et, un quart d'heure après, je recommence.
Elle a mangé ? me demande Catherine. Difficile à dire, je ne sais pas…
Mais il me semble qu'elle a bougé… Bon Dieu ! J'ai réussi à ne pas faire
d'enfant durant les quarante et quelques années qui viennent de
s'écouler : je ne vais quand même pas, maintenant, devenir le père d'une
poule malade !
– Cela dit, les Mémoires de Berlioz sont passionnants, même lus entre deux observations gallinacéennes.
Vendredi 4 août
Neuf heures et demie du matin. – La saga des poules (la sagallinacée…)
continue et même se corse salement. Dès son lever, Catherine est allée
médicamenter Nana, en lui injectant dans le bec quelques millilitres
d'eau dans laquelle est dilué le dit médicament. En revenant, elle
m'assène : « Nana a perdu un œil ! » Moi : « Comment ça, perdu un
œil ? » Et elle de m'expliquer que, d'un côté (j'ai déjà oublié
lequel), il n'y a plus qu'un trou à la place où, en principe, aurait dû
se trouver, et se trouvait effectivement au départ, un œil. Elle a bien
vu que j'avais les plus grandes difficultés à avaler une fable aussi
énorme. Cependant, à quelques dizaines de minutes de là, se rendant sur
un forum de poulolâtres, Catherine a effectivement appris que lorsqu'une
poule tombait malade (de certaines maladies précises, supposé-je), il
leur arrivait fréquemment de voir l'un de leurs yeux se nécroser, voire
les deux. Nous voilà donc avec une poule borgne… et bien évidemment
toujours malade. Je pense que si, demain, après une nouvelle journée de
traitement intensif, on ne constate aucune amélioration notable, il va
bien falloir prendre des décisions extrêmes…
Samedi 5 août
Sept heures vingt.
– Nana n'aura donc passé que peu de jours chez nous. Malgré notre
ardent désir de trouver qu'elle allait mieux, il nous est apparu ce
matin que son état, après trois jours d'antibiotiques, ne s'était
nullement amélioré. Du coup, en début d'après-midi, Catherine l'a rendue
à la jardinerie, avec l'idée d'en rapporter une autre.
(Mais,
pour des raisons n'ayant rien à voir avec cette pauvre poule, je n'ai
aucune envie de poursuivre. La raison s'en éclairera peut-être dans les
jours à venir.)
Dimanche 6 août
Deux heures.
– Je crois que j'ai un peu trop forcé, hier soir, sur l'apéritif
sabbatique… Bref, pour en revenir à Nana, elle est donc repartie pour la
jardinerie où, si son état ne s'améliore pas – et on ne voit pas
pourquoi il s'améliorerait –, elle sera très logiquement tuée. La
première idée de Catherine était de racheter exactement la même et de
revenir avec. Mais le vendeur l'en a fortement dissuadé : il valait
mieux, d'après lui, attendre de voir si l'autre, Odette, n'était pas
contaminée par le virus ; auquel cas, en lui amenant une nouvelle
compagne, nous risquions de tomber dans un cercle vicieux qui n'aurait
pas de fin (je me demande soudain si ce n'est pas justement le propre
des cercles vicieux de n'avoir pas de fin…). Conseil judicieux puisque,
ce matin, Odette a commencé à donner à son tour des signes de maladie ;
ils sont moins prononcés que dans le cas de Nana, mais c'est sûrement
parce que, depuis cinq jours maintenant, Catherine mêle l'antibiotique à
l'eau qu'elle ingurgite. Comme le traitement doit cesser demain, on
verra bien ce qui se produit. Si elle venait à mourir également, il a
été décidé que nous ne reprendrions d'autres poules qu'à la fin de
septembre, quand Catherine rentrerait de ses vacances à Saint-Malo.
–
Je suis, depuis ce matin, replongé dans le Cahier de l'Herne consacré à
Houellebecq. Par une sorte de ricochet qu'il serait fastidieux
d'expliquer, cela m'a poussé à commander deux volumes du journal de
Dantec, écrivain dont je suis rigoureusement incapable de lire les
romans. On verra.
Lundi 7 août
Cinq heures.
– E bien voilà : Odette est morte à son tour. Il ne reste plus qu'à
désinfecter entièrement le poulailler vide, de manière à ce que leurs
remplaçantes de septembre n'attrapent pas le virus (si c'est bien un
virus) à leur tour. On ne peut pas dire que notre première expérience
soit bien encourageante, mais enfin…
Vendredi 11 août
Sept heures vingt. –
C'est très intéressant, de relire, comme je le fais depuis quelques
jours, les billets de blog que l'on s'est laissé aller à publier, entre
2013 et maintenant. D'abord parce qu'on se rend compte que neuf sur dix
d'entre eux auraient gagné à n'être pas écrits. Mais, ça, je le savais
déjà, depuis que j'avais passé au crible ceux de 2008 à 2013, pour
composer En territoire ennemi. Le plus amusant est de balayer du
regard les commentaires qui font suite à chacun d'entre eux : c'est une
procession de fantômes. Certains sont encore là aujourd'hui : ils n'ont
pas changé, ils disent les mêmes choses qu'alors ; comme, suppose-t-on,
soi-même. Beaucoup ont disparu : on en regrette certains (Georges,
Marchenoir…), on se félicite de la disparition d'autres, qui publiaient
des tartines pesantes sous chaque billet, et dont on va oublier les noms
: ceux-là, à les relire, sont aussi pesants et dormitifs qu'ils
l'étaient à l'époque ; c'est leur malédiction personnelle, je suppose.
Néanmoins, les uns comme les autres prennent place dans une sorte de
temps incertain, dont on a la surprise de se retrouver un peu
nostalgique. Et, pour ceux-là qui semblent évanouis, on se demande s'ils
se sont simplement échappés dans un ailleurs ensoleillé (on n'y croit
qu'à moitié, mais on le leur souhaite quand même), ou s'il leur est
arrivé des choses plus pénibles et irrémédiables, dont personne ne nous
aurait tenu au courant. En tout cas, à la relecture, leur silence est
retentissant.
Dimanche 13 août
Sept heures dix. – Passé l'essentiel de la journée à lire Le Théâtre des opérations,
journal “métaphysique et polémique” de Maurice Dantec pour l'année
1999. C'est un invraisemblable fatras. Deux images me sont venues,
tandis que je bourlinguais entre ces pages chaotiques : d'une part celle
d'un fleuve en crue qui emporterait tout sur son passage sans
distinction ni choix, charrierait tout indistinctement jusqu'à l'océan,
et d'autre part celle d'un gigantesque vide-grenier. On sent que Dantec
n'est pas du genre à trier ce qui tombe de sa plume, ou plutôt s'écoule
de son clavier ; et comme il a des idées, souvent sentencieuses, sur
tout, cela donne cette espèce d'encyclopédie saisie de démence dont je
viens d'avaler six cents pages (en en sautant un certain nombre tout de
même). Il arrive que l'on rie, ou sourie, tant est comique sa propension
à affirmer péremptoirement des choses impossibles à étayer ; comme par
exemple son long développement à propos des complots successifs de la
CIA pour cacher l'existence de l'extraterrestre de Roswell. Ou encore
ceci : « Comme l'esclavage, le rapt sexuel fut une condition
essentielle de la survie de nombreux peuples, aux premiers âges de
l'humanité. En effet, les systèmes claniques, vivant la plupart du temps
en autarcie, se voyaient confrontés régulièrement au problème terrible
de la consanguinité. La guerre, la mise en esclavage, avec le rapt
sexuel comme finalité, devenaient alors une condition sine qua non de la
pérennité du clan. »
En effet, on imagine très bien le
chef d'un clan “aux premiers âges de l'humanité”, s'adresser ainsi aux
demi-singes de sa tribus : « Les gars, l'heure est grave : à force de
niquer toujours entre nous, on va finir par ne plus engendrer que des
petits mongos. Il va être temps d'aller diversifier nos gènes dans la
vallée voisine ! » La drôlerie atteint son paroxysme, si je puis dire,
dans les deux dernières phrases de ce paragraphe, qui se trouve à la
page 207 de l'édition Folio (c'est moi qui souligne) : « Il est probable
que les Romains des âges légendaires enlevèrent les Sabines dans le but
de revigorer un sang devenu trop familial. La guerre de Troie eut vraisemblablement les mêmes origines. »
Tout
en admirant la prudence de ce “probable” et de ce “vraisemblablement”,
le lecteur se dit qu'imaginer des australopithèques se préoccuper de
leur génotype, alors qu'ils ne devaient même pas avoir fait le lien
entre coït et génération, c'est pousser un peu le bouchon. Et,
justement, page 364, Dantec vous donne raison (c'est toujours moi qui
souligne) : « Ce n'est vraisemblablement qu'à un âge tardif (il y a moins de cent mille ans, sans doute
cinquante mille) que l'homme et la femme comprirent le rapport plus
qu'étroit qui unissait sexualité et reproduction. » Que ceci soit
incompatible avec cela ne semble pas du tout gêner Dantec. Qui, de toute
façon, n'est déjà plus là, mais en train de vous brosser un vaste
tableau de la décadence de Rome et des premiers siècles du Moyen Âge, à
moins que ce ne soit le séquençage de l'ADN ou la cybernétique qui s'en
vient.
On ajoutera à cela que, pour un écrivain, il
manie une langue lourdement pâteuse. Un exemple, pris à peu près au
hasard entre mille : « Qui de nos jours s'est risqué à essayer d'établir
la typologie psychologique tout à fait singulière de Jésus de Nazareth ?
De nombreuses études ont, semble-t-il, cherché à cerner la modélisation
d'une telle typologie dans les conditions sociales et culturelles de
son époque, et il serait absurde de prétendre que l'environnement
singulier dans lequel Jésus naquit et vécut, la Palestine juive
romanisée par l'Empire, n'eut sur lui aucune influence. »
Je
peux à la rigueur admettre d'un sociologue de modèle courant qu'il
puisse envisager de “cerner la modélisation d'une typologie”, mais
certainement pas d'un écrivain. De même que si je me résigne à ce que
les journalistes et les blogueurs emploient une monstruosité syntactique
comme “au final” ou utilise “éponyme” en dépit de son bon sens, je ne
le pardonne pas à Dantec, qui pourtant ne s'en prive pas.
Mais
alors, pourquoi continuer à le lire, et même envisager de lire le
second volume ? Parce que, dans cet énorme fatras, on trouve de
nombreuses pépites, tout comme les chineurs attentifs peuvent découvrir
de petits trésors dans le vide-grenier le plus bas de gamme. Pour ne pas
avoir l'air d'être injuste, il faudrait que je trouve le courage,
demain, de dire tout ce qui a pu me retenir dans ce volumineux livre
(700 pages) ; qui, d'ailleurs, fascine peut-être aussi par ses
boursouflures même.
Mercredi 16 août
Cinq heures. – Je continue ma lecture de Dantec, j'en suis aux deux tiers du deuxième volume, intitulé Laboratoire de catastrophe générale.
C'est le même fatras boursouflé que le précédent tome, souvent assez
délirant, partant dans tous les sens, rameutant tout à trac Jésus et les
cyborgs, les grandes invasions et les neurosciences, Nietzsche et
Thierry Ardisson, etc. Le tout dans une langue décidément peu agréable,
et même assez mal assurée : il semble parfois ne pas tellement savoir le
sens des mots qu'il emploie, comme par exemple lorsqu'il évoque un mur
“aussi impénétrable qu'une impasse”. Je ne voudrais pas jouer les pions,
mais enfin, il n'y a rien, à part une rue, de plus pénétrable qu'une
impasse, à ma connaissance. En fait, on a l'impression d'un homme en
perpétuelle état d'ébullition, pour ne pas dire d'ébriété, laquelle lui
fait par exemple adorer le préfixe “méta” qu'il utilise quasiment une
fois par paragraphe et à propos de tout et de n'importe quoi. (Si j'en
faisais un billet de blog, je l'intitulerais sans doute Métarobe blanche, métaceinture dorée…)
D'une manière générale, Dantec aime les préfixes “qui-font-riche” :
méta, post, infra, sub, etc. Le plus étrange, ce qui m'étonne moi-même,
c'est que, bien qu'irrité par cette lecture, bien qu'en sautant des
pages entières, je viens pourtant de commander le troisième et dernier
volume, American black box. Il doit bien y avoir une raison…
– Parallèlement, je me suis attaqué (hier) à une autre trilogie, celle de James Ellroy qui commence par American Tabloid
: roman foisonnant, parfois pénible en raison de ce style télégraphique
auquel je ne suis guère habitué, et qui, surtout, traite d'un sujet –
les Kennedy – auquel je ne suis jamais parvenu à m'intéresser. Malgré
cela, je n'envisage pas, pour l'instant, de lâcher le livre.
–
Pendant ce temps, tout ce que nos pays en phase terminale comptent de
joyeux progressistes s'est levé comme un seul homme pour s'alarmer du
raz-de-marée nazi qui, dans une ville du sud des États-Unis, a tué… une
personne. Ils sont tellement occupés, ces gentils nounours en guimauve, à
reformer les cohortes sacrées pour aller combattre l'hydre, qu'ils
n'ont plus une seconde à eux pour enregistrer les voitures qui, en
France, foncent droit sur les devantures des cafés, en tuant un homme
par-ci, une fillette par-là. Il est vrai que ces véhicules-là ne sont
pas conduits par des gestapistes mais par de simples “déséquilibrés”,
naturellement plus à plaindre qu'à blâmer. D'ailleurs, avec un minimum
d'effort conceptuel, nos angéliques racaillolâtres devraient réussir à
établir que si, chez nous, certains malheureux en sont réduits à foncer
sur les terrasses de bistrots pare-choc en avant, c'est parce qu'ils ont
été littéralement rendus fous de terreur par la remontée du nazisme
américain : coup double gagnant.
Face à leurs envolées
avortées de poules caquetantes, dont chaque paragraphe est une insulte à
l'intelligence, on perd jusqu'à l'envie d'argumenter, par exemple en
faisant remarquer que rien ne serait arrivé à Charlottesville si les
pressions conjuguées des gauchistes décervelés et des noirs vociférants
(on pourra sans dommage inverser les deux adjectifs) n'avaient conduit
au déboulonnage de cet homme remarquable que fut le général Lee ; et si,
d'autre part, ces mêmes gauchistes décerférants et vocivelés, ne
s'étaient pas lancés dans “contre-manifestation” qui n'était rien
d'autre qu'une invitation pressante à la baston générale. À quoi bon
discuter, objecter, contredire ? Affronter la bêtise à front de taureau
armé de la simple muleta du verbe, voilà qui allait bien quand on était
jeune. Aujourd'hui, les taureaux s'étant faits rhinocéros, il nous reste
le rire qui finira bien par dissoudre leur corne ; et à passer loin
d'eux pour éviter de marcher dans leurs bouses.
Samedi 19 août
Sept heures et demie. –
J'aimerais que l'on nous voie, Catherine et moi, depuis quelques jours,
entre six et sept heures du soir, lorsque nous nous asseyons sur la
terrasse, un verre en main, et que nous nous mettons à faire la
conversation à Odette et Nana, dont c'est le moment où elles se sentent
aventureuses (sinon, elles passent l'essentiel de leurs journées sous le
millepertuis, n'en sortant que pour rejoindre leurs deux gamelles,
celle à graines et celle à eau). Nous devons être particulièrement
croquignolets, avec nos “Poulettes ! Poulettes ! ” , et les dialogues
que nous entamons, d'une voix stupidement guillerette, avec ces deux
volatiles qui, la tête sans cesse en mouvement, nous guettent de leur
œil parfaitement vide. Les vieux ont de ces amusements…
– Passé la journée à lire le recueil d'articles et de préfaces de Guy Dupré, Je dis nous.
Il semble particulièrement marqué par la guerre de 14 et par l'affaire
Dreyfus. À propos de cette dernière, je crois qu'il ferait pousser des
cris d'horreur à nos gentils progressistes, si ces derniers avaient
connaissance de son existence ; heureusement, leur totale inculture nous
préserve de leurs criailleries vertueuses.
Dimanche 20 août
Sept heures vingt. –
Ce soir et avant-hier, nous avons mangé du chou-fleur (faut-il un trait
d'union ?) ; avant-hier, recette indienne : sauce au curry et œufs durs
; ce soir, le reste en gratin. J'aime bien manger du chou-fleur, car
cela me ramène systématiquement à la maison de La Ferté et me rend mes
parents jeunes (moi aussi, par la même occasion). J'ai passé les trente
premières années de ma vie à détester (ou au moins à n'aimer pas) le
chou-fleur. Cela n'empêchait pas, évidemment, ma mère d'en cuisiner, et
les dîners où ce fucking légume était servi m'étaient évidemment
pénibles, d'autant que j'avais alors un appétit gargantuesque qui s'en
trouvait fort frustré (je me rattrapais plus avant dans la nuit, après
lecture, lorsque je redescendais de ma chambre, vers trois heures du
matin, pour engloutir les trois quarts d'un pain garni d'un camembert
entier…).
Je me suis mis à aimer le chou-fleur (et les
légumes en général) lorsque j'ai commencé à vivre avec Catherine et que
j'ai compris que l'on n'était pas obligé de cuire ces choses durant des
heures, jusqu'à ce qu'ils perdent tous goût et texture (penser à
supprimer ce paragraphe quand j'imprimerai ce journal pour ma mère…). Il
n'empêche que, depuis une paire de décennies, chaque fois que que je
mange du chou-fleur, me vient l'image de ma mère tentant de me persuader
que j'ai vraiment tort de n'aimer pas ça ; et aussi, dans la cuisine de
La Ferté qui se reconstitue instantanément, telle qu'elle est dans le
chapitre 5 de mon Chef-d'œuvre, la présence de mon père au bout
de la table, dos à la fenêtre dont les volets de bois sont fermés, avec
le chat du moment qui se prélasse sur la table à repasser, et la huche à
ma droite, puisque de tout temps c'est à moi qu'il appartient de
trancher de pain pour tout le monde, autour de cette table de fantômes.
Mardi 22 août
Sept heures vingt. – À cause de (ou grâce à) Michel Desgranges, je me suis mis à relire Barbey d'Aurevilly : en alternance Les Diaboliques
et ses articles de journaux. Pour ce qui est du premier recueil cité,
c'est effectivement très bien. Mais de là à trouver ça supérieur à
Flaubert, je persiste à ne pas être d'accord.
Quant à
ses articles de critique littéraire, il y a en effet une certaine
flamboyance, y compris dans la mauvaise foi, laquelle est réjouissante
quand elle rejoint la mienne (par rapport aux Misérables de Hugo,
par exemple). Néanmoins, il me semble qu'il a une tendance à tourner
indéfiniment autour du pot avant d'entrer dans le vif de son sujet. Dans
les moins bons de ses articles, on a presque l'impression d'une sorte
de Juan Asensio, mais qui, évidemment, écrirait dans un français
étincelant au lieu de produire le magma bourbeux de l'autre zouave. Il y
a aussi que, à cette époque, il convenait de réduire Zola en miettes
selon les mêmes arguments convenus à base de scatologie, comme le
faisaient les Goncourt, Daudet et quelques autres, et comme on en
retrouve la trace jusque chez Kléber Haedens qui, ce jour-là, aurait
mieux fait de reprendre un verre et de se taire. On reconnaît le
critique à courte vue de la fin du XIXe siècle à ceci qu'il ne comprend
rien à Zola, lequel reste, en dépit de ses faiblesses, l'un des quatre
ou cinq grands romanciers de son siècle.
Mercredi 23 août
Onze heures du matin. – Décidément, James Ellroy et moi-même ne vieillirons point ensemble. Après avoir abandonné American Tabloid au bout d'environ 300 pages, j'ai voulu lui offrir une seconde chance, en relisant Le Dahlia noir,
découvert à sa sortie en France, quelque part dans la seconde moitié
des années quatre-vingt : je viens de le lâcher à son tour, après 150
pages ; toute cette littérature “efficace” m'emmerde au plus haut point
: poubelle jaune pour tous les deux. Je vais aller de ce pas me plonger
dans le Volupté de Sainte-Beuve : comme je n'en attends à peu près rien, je ne m'expose qu'à de bonnes surprises.
Cinq heures. –
Baptême du feu pour Odette et Nana, qui n'ont que très modérément
apprécié le vacarme de la tondeuse à gazon fonçant droit sur elles ou
peu s'en faut : elles se sont carapatées au fin fond du jardin de
Catherine, se sont blotties derrière la haie, au plus profond qu'elles
le pouvaient, et n'en sont toujours pas ressorties à l'heure où nous
mettons sous presse. J'espère ne pas les avoir traumatisées à vie, ni
avoir transformé en omelette rancie leur hypothétiques futurs œufs.
Sept heures.
– Les D. sont des voisins parfaits. (Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi
je ne leur donne pas leur nom entier : il est si courant qu'ils
seraient bien incapables de se retrouver ici, si jamais ils le tapaient
dans la fenêtre Google.) Ils vivent juste de l'autre côté de la rue de
l'Église, en face, depuis exactement 15 ans (phrase tout à fait manquée :
eux vivent là depuis bien plus longtemps, et c'est nous qui sommes
arrivés voilà 15 ans). Nous n'avons aucune idée d'à quoi ressemble
l'intérieur de leur maison, vu que nous n'y avons jamais été invités.
Lui (l'homme) sait à quoi ressemble le nôtre, d'intérieur, puisque nous
lui avons vendu deux épaves de voitures, et qu'il lui a bien fallu venir
ici pour signer les papiers de vente. Mais cela ne l'a jamais conduit à
nous inviter chez lui, ce dont je lui sais infiniment gré, car,
l'aurait-il fait, nous nous serions sentis obligés de dire oui et d'y
aller. Les D. sont une famille attendrissante. Ils ont deux fils, que
nous avons connus, l'un à 17 ans, l'autre trois ou quatre années de
moins. Leur mère les engueulait volontiers, d'une voix perçante qui nous
distrayait beaucoup. Puis, l'aîné est parti, s'est marié, a fait deux
enfants. Il revient régulièrement ici et, en ce moment, l'aînée (car
c'est une fille) est sous la garde de ses grands-parents, lesquels
semblent raisonnablement gâteux de cette gamine blonde. Quant au fils
cadet, il n'a pas quitté la maison, bien qu'il travaille : c'est
peut-être une sorte de Tanguy, mais qui semble heureux de vivre encore
chez ses parents, et eux qu'il soit encore là, avec eux. Il leur arrive,
comme ce soir, de se chamailler, mais on sent dans tout cela une forme d'amour qui a bien l'air indestructible.
Vendredi 25 août
Sept heures vingt.
– Je ne sais déjà plus, bien que ça ne remonte qu'à cet après-midi,
pourquoi j'ai ressorti de leur rayonnage les deux volumes que je possède
de Nicolas Gomez Davila (et merde pour ses trois accents
toniques ! Je les les lui rajouterai peut-être à la relecture…).
Toujours est-il que, le relisant, j'ai décidé d'imiter ces imbéciles
antichrétiens qui se croient pourtant obligés de marquer le dimanche
d'un sceau spécial, celui-ci en publiant une “pensée” (généralement une
pure imbécillité émanant d'un politicien n'en ayant jamais eu aucune),
celui-là en proposant une ritournelle stupide, généralement
anglo-saxonne, etc. Il m'a semblé que la plus efficace méthode pour leur
mettre le nez dans leur merde fadasse était encore de feindre de les
imiter, mais en proposant des choses scandaleusement intelligentes. À
partir d'après-demain, donc, je vais mettre en ligne chaque dimanche,
sur le blog, douze aphorismes du Colombien, et cela s'appellera Nos dimanches Davila.
À cette fin, j'ai commencé à le relire – avec un plaisir extrême – et à
entourer d'un petit cercle de crayon les pensées que je vais infliger à
mes lecteurs.
– Sinon, au bout d'une centaine de pages, j'ai compris pourquoi on ne lisait plus Volupté
de Sainte-Beuve, et j'ai également remisé le fatras que constitue le
troisième volume du journal de ce pauvre Dantec, qui en plus de se
prendre pour un prophète omniscient, écrit un français presque aussi
pâteux que celui de Juan Asensio, à qui ce pavé est plus ou moins dédié.
Néanmoins, comme pour les volumes précédents, je suis allé jusqu'au
bout, parce qu'on découvre dans ce magma assez fortement délirant un
certain nombre de pépites qui méritent qu'on s'y arrête. Ce qui fait la
différence essentielle entre Dantec et l'Asensio déjà nommé, lequel n'a
jamais rien produit qui fût simplement lisible.
Il n'empêche : revenir à Davila après Dantec (je ne parle même pas de l'autre) donne une impression d'évidence, de clarté et de sérieux.
Car ce qui reste de la lecture des deux mille pages du journal de
Dantec, c'est une irrépressible envie d'éclater de rire et de reprendre
un verre. Voilà encore un prophète dont il ne restera rien ; dont il ne
reste déjà rien.
Dimanche 27 août
Sept heures vingt.
– Comme tous les ans à cette période, je commence à en avoir marre de
l'été (en réalité, j'en ai marre dès son commencement ; disons que,
maintenant, je commence à en avoir sérieusement marre) : ça ne va
pas bientôt finir, ces journées trop longues et trop chaudes, ces
commerçants fermés, ces abrutis hilares et en shorts, ces bonnes femmes
exhibant leur graisse dans des choses fluo coupées au plus près des
bourrelets ? Est-ce qu'on ne va pas bientôt renvoyer tous ces enfants
bruyants dans les locaux de la Garderie nationale sous la surveillance
de leurs moniteurs à diplômes ?
– Repris les Considérations sur la France, de de Maistre. Et commandé deux romans d'Álvaro Mutis, sans doute à cause de Gómez Dávila.
Mardi 29 août
Cinq heures.
– J'ai été requis dès dix heures du matin, hier, pour envoyer les
traditionnelles pelletées de terre sur la dépouille encore chaude de
cette pauvre Mireille Darc ; que, pour ma part, j'ai toujours trouvée
absolument délicieuse, au moins quand elle faisait l'actrice chez
Audiard, Lautner et Cie : la réalisatrice de documentaires sur “nos
sœurs les femmes-qui-souffrent” m'attirait déjà moins, forcément.
– Sinon, voilà deux jours que je passe en compagnie d'Alvaro Mutis (et fuck
l'accent tonique !), écrivain sud-américain qui, je crois bien, m'avait
totalement échappé dans les années soixante-dix. Il est vrai – je m'en
avise en écrivant – que, à l'époque, il n'avait encore publié que de la
poésie ; or, je ne lis que rarement des vers (mais à l'époque si) et jamais
de vers traduits. Toujours est-il que si on tient absolument à lire un
romancier colombien, on aura intérêt à délaisser Marquez (et re-fuck
pour…) au profit de celui-là. De plus, voilà un homme qui avait le
savoir-vivre d'écrire bref : aucun des quatre romans composant le cycle
de Maqroll le Gabier, son héros récurrent, ne dépasse les cent cinquante
pages, dans la collection des Cahiers rouges de Grasset. Le premier
roman du cycle s'intitule La Neige de l'Amiral ; il s'agit d'une
sorte de quête dont l'objet perd de son intérêt, et même finalement
toute pertinence, à mesure que l'on remonte avec Maqroll le fleuve
amazonien enserré par la jungle et barré par la Cordillère. On pense
évidemment au Partage des eaux d'Alejo Carpentier, bien que les deux livres soient radicalement différents. Le second volet de la tétralogie a pour titre Ilona vient avec la pluie
: on y sillonne la mer des Caraïbes pour, au tiers du roman, arriver à
Panama ; où je suis bloqué à l'heure de mettre sous presse. Et je n'ai
pas encore fait la connaissance d'Ilona, alors qu'il pleut déjà à
torrent ; mais j'ai bon espoir.
– Odette et Nana
semblent se porter à merveille et, au bout de quinze jours ici, ont pris
possession, petit à petit, de la totalité du jardin, avec une
préférence assez marquée pour le potager de Catherine.
Mercredi 30 août
Sept heures vingt.
– Mon enthousiasme pour Álvaro Mutis croît à mesure que j'avance dans
son œuvre (qui, heureusement pour ma bourse, est assez peu abondante).
Je lui ai consacré l'entièreté de ma journée, finissant Ilona vient avec la pluie avant d'enchaîner directement sur Un bel morir,roman
à la fin duquel meurt le héros récurrent, Maqroll le Gabier (mais j'ai
cru comprendre qu'on le retrouvait tout de même dans les cinq autres
livres de Mutis que je viens de commander, ou au moins dans deux ou
trois d'entre eux). Rien que pour cette découverte que j'y ai faite, je
suis content de m'être replongé dans les scolies de Gómez Dávila.
Jeudi 31 août
Sept heures dix.
– Rien à noter ici, en dehors du fait que je suis bien aise de voir ce
stupide mois d'aout disparaître enfin. (Disparu aussi, le petit curseur
vertical qui permet de savoir où l'on en est dans la progression de sa
phrase, ce qui est assez pénible, mais heureusement ne dure jamais bien
longtemps : espérons qu'il sera de retour en septembre.)
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