ESCALE À SAINT-MALO
Vendredi 1er septembre
Sept heures vingt. – Je n'avais jamais lu Le Nain jaune de Pascal Jardin, lacune qui a été comblée ce matin, pour partie dans mon fauteuil habituel, pour l'autre dans l'un de ceux qui meublent la salle d'attente de la dentiste de Pacy. C'est un excellent livre, qui semble parfois s'être écrit tout seul, à la fois tendre et fort drôle, de par la personnalité de son personnage principal, Jean Jardin. Mais, en même temps, alors que l'on s'amuse énormément, on y sent une grande tristesse sous-jacente, qui ne demande qu'à s'emparer de vous, un peu comme ces rochers qui, invisibles sous la surface des eaux, vous éventre pourtant très proprement la coque du bateau imprudent. Mais pourquoi le jury du Médicis, en 1978, lui a-t-il attribué son prix du meilleur roman, alors que, manifestement, ce n'en est pas un ? Ensuite, je suis reparti avec Álvaro Mutis pour les mines d'or désaffectées de la Cordillère des Andes.
– Le gros orage qui vient de passer au-dessus de
nous, en déversant ses habituelles trombes, a envoyé les deux poules au
lit encore plus tôt que d'habitude.
Samedi 2 septembre
Sept heures et quart.
– Finalement, l'expression “se coucher avec les poules” n'est pas une
simple image : depuis quelques jours, Odette et Nana rejoignent leur
perchoir de plus en plus tôt. Ce soir, elle y sont depuis déjà un quart
d'heure, alors qu'il fait encore grand soleil.
– Grand
soleil aussi sur ma vie de lecteur, grâce aux récits de Mutis, qui me
séduit décidément de plus en plus. Au point que, moi qui n'en lis
jamais, et encore moins en traduction, je crois que je vais tout de même
commander le recueil de ses poésies complètes.
Dimanche 3 septembre
Midi.
– J'ai terminé, voilà une heure, le derniers des romans de ce que
j'appellerai le cycle de Maqroll le Gabier, lequel en comporte sept et
forme en définitive l'essentiel de l'œuvre en prose d'Álvaro Mutis. En
réalité, ce cycle comporte une sorte de “tronc” composé de trois romans
(dans l'ordre La Neige de l'amiral, Ilona vient avec la pluie et Un bel morir), auquel sont venues s'adjoindre quatre branches secondaires (mais non moins importantes : La Dernière Escale du tramp steamer ; Écoute-moi, Amirbar ; Abdul Bashur, le rêveur de navires ; et enfin Le Rendez-Vous de Bergen
: c'est ce dernier que j'ai terminé tout à l'heure. Je ressens de cet
achèvement une sorte de frustration mélancolique, tant l'envie est
grande de voir se poursuivre indéfiniment cette longue errance que
forment, pris dans leur ensemble, les romans de Mutis. La frustration
s'augmente de ce que, depuis plusieurs jours, je suis taraudé par le
désir d'écrire un long billet de blog sur cette expérience que je viens
de faire, et bien sûr les livres qui l'ont engendrée, mais que je ne me
décide pas à “y aller”, par une sorte de timidité qui me surprend un peu
moi-même, un peu comme on hésite à se plonger dans un océan froid où
l'on vient de risquer un ou deux orteils. Toutes les choses qui me
semblent devoir être dites arrivent en ordre dispersé, et je suis
presque persuadé que, malgré les efforts que je pourrais faire, elles
resteraient rétives à toute composition un tant soit peu intelligible.
En fait, disons-le : j'éprouve une telle envie de communiquer mon
enthousiasme que j'ai peur, n'y parvenant pas, de déboucher sur le
résultat inverse. En attendant que la situation se débloque, si elle
doit se débloquer, je laisse ici le himmel que j'ai envoyé hier à
Carlos, et qui pourra peut-être, dans les jours qui viennent, jouer son
rôle d'étincelle initiale. Voici donc :
Mon cher Carlos,
Comme
il arrive souvent, c’est en relisant les « scolies » de Gómez Dávila
(j’en ai marre de ces p… d’accents toniques qui m’obligent à passer sans
arrêt au clavier espagnol !) que, ricochant d’un Colombien à un autre,
j’ai eu envie d’aller voir du côté de chez Álvaro Mutis, que je n’avais
jamais lu.
(Entracte
: je me suis demandé durant quelques jours pourquoi, dans les années
70, tu ne m’avais jamais parlé de lui… avant de me rendre compte que, à
cette époque, il n’avait encore écrit que de la poésie.)
Depuis
une dizaine de jours, j’enfile ses brefs romans l’un derrière l’autre,
je m’en gorge, m’en pourlèche avec de sourds grognements de plaisir. Et,
du coup, je me demandais si, de ton côté, tu partageais ce mien
enthousiasme pour les aventures et quêtes de Maqroll el Gabiero.
Cette
constellation de petits récits qui, en fait, ne sont que les
différentes parties d’un seul et même roman beaucoup plus vaste, avec
son tronc, ses branches principales et ses rameaux adventices, m’a fait
penser, dans un genre évidemment tout différent, à un autre écrivain –
français et vivant celui-là : Eugène Nicole, qui, depuis une trentaine
d’années, publie lui aussi des textes relativement brefs mais qui, en
réalité, ne font qu’alimenter et grossir son œuvre maîtresse, intitulée L’Œuvre des mers,
dont le personnage principal est l’île de Saint-Pierre-et-Miquelon, et
que je t’encourage vivement à lire si ce n’est déjà fait.
Pour
en revenir à Mutis, je trouve notamment ses portraits de femmes (il y
en a un par roman, à peu près ; en tout cas un qui se détache nettement)
particulièrement réussis, ce qui n’est finalement pas si fréquent chez
ces messieurs les romanciers. Sans parler bien entendu de Maqroll
lui-même, homme fuyant et lourd tout à la fois, poursuivant comme par
lassitude intime des chimères qu’il sait dès le départ être des
chimères. Les procédés de narration aussi sont d’une belle subtilité, et
la langue – pour autant que j’en puisse juger par la traduction – apte à
faire sentir aussi bien les variations de l’âme que les touffeurs et
les froidures des différents climats rencontrés.
Bref, me voici devenu alvarophile, pour ne pas dire mutissolâtre…
Amitiés,
Didier
J'aurais
pu aussi, dans ce message, souligner mieux en quoi le rapprochement
entre Mutis et Nicole me semblait pertinent : par le rôle essentiel que
joue la mer dans leurs œuvres respectives, même si ces rôles sont très
éloignés l'un de l'autre. Alors que chez le Colombien, la mer est une
sorte d'écheveau de chemins que l'on ne peut s'empêcher de parcourir,
tout en sachant qu'ils ne mèneront qu'à la désillusion et à la
constatation que nos agitations humaines ne peuvent jamais servir à
rien, chez le Français, elle représente plutôt une sorte de cocon
entourant l'île primordiale. J'aurais dû aussi dire à Carlos – surtout à
lui qui a écrit un petit livre sur cet auteur – combien, souvent, Mutis
me faisait penser à Cervantès, par cette façon qu'ils ont tous deux de
solliciter les hasards sans que cela paraisse jamais artificiel ni
forcé. Chez l'Espagnol, les personnages ne cessent de se retrouver
“fortuitement” dans toutes les auberges perdues de la Manche, tandis que
chez le Colombien, ce sont les ports du monde entier qui jouent ce rôle
nodal.
Je crois qu'il me faut laisser un peu
reposer tout cela. Et si ça ne débouche finalement sur rien de lisible,
eh bien tant pis pour moi.
Sept heures vingt. –
Je viens juste de recevoir la réponse de Carlos à mon himmel ci-dessus.
Je trouve qu'il a toute sa place ici (moins les paragraphes plus
personnels) ; le voici donc :
Cher maître,
[…
] Mais revenons à ton sujet : Alvaro Mutis. Je partage totalement ton
enthousiasme, je le relis toujours avec passion, c'est l'un des rares
écrivains dont la lecture me donne immédiatement envie d'écrire; je ne
sais pas exactement pourquoi, peut-être parce que tout paraît juste,
élégant et simple, sa langue est magnifique. De plus j'admire sa façon
de construire, récit après récit, une sorte de monde dans lequel une
parole ou un objet d'un récit ne révèlent leur sens que dans un autre
récit. Je suis impressionné par cette maîtrise et par le fait qu'il
avait ce monde en tête, du moins sous forme embryonnaire, dès le début.
Le personnage de Maqroll apparaît dès ses premiers poèmes en 1948. Tout
le cycle romanesque est déjà suggéré, en esquisse, en germe dans ses
poèmes. Je n'ai pas vérifié si c'est traduit, mais ce doit l'être, en
espagnol le titre de l'œuvre poétique est : Summa de Maqroll el Gaviero, poesia, 1948-1997.
L'homme
Mutis était aussi intéressant, je l'ai entendu parler de son œuvre et
de l'écriture à la maison de l'Amérique latine à Paris, il y a plus de
vingt ans. Il était élégant, intelligent, brillant; revendiquant son
amitié avec Garcia Marquez et sa pensée réactionnaire; il se disait
"d'ancien régime", opposé à notre époque gouvernée par la bureaucratie
d'État, la technique, la science, le rationalisme, une époque qui
conspire contre la personne, l'individu. Il ne croyait pas au progrès et
craignait que la création finisse par disparaître. Les lectures de
Maqroll me semblent représentatives de la pensée de l'auteur : Mémoires du Cardinal de Retz; Mémoires d'Outre-Tombe;
Lettres et mémoires du Prince de Ligne; les oeuvres d'Emile Gabory sur
les guerres de Vendée; Georges Simenon, Balzac et Céline. Il a répondu à
beaucoup d'interviews dans la presse espagnole et latino-américaine
dans lesquels il exposait sa pensée réactionnaire et commentait son
œuvre, ils sont tous d'une merveilleuse intelligence. […]
Amitiés
Carlos
Mardi 5 septembre
Sept heures vingt. – Curieux comme on change, en à peine 20 ans. Je gardais un excellent souvenir de Réjean Ducharme, ce romancier québécois qui est mort il y a quelques semaines ; au moins de deux de ses livres : L'Hiver de force et Va savoir. Évidemment, plus aucune de ses œuvres ne se trouvait dans la bibliothèque, et tout aussi évidemment je ne me souvenais absolument pas de ce qu'il avait pu advenir d'elles. J'ai donc racheté les deux titres que je viens de citer, avec le ferme projet de les relire, dans la mesure où je ne connais pas d'autre manière de rendre hommage à un écrivain mort. Les deux volumes sont arrivés hier et j'ai assez logiquement commencé par le plus ancien des deux, L'Hiver de force (1973). Quelle déception ! Quel ennui que celui dégagé par cette non histoire tournant mollement sur elle-même et ces personnages dont le créateur se donne un mal de chien pour nous les faire trouver originaux, décalés ! Et je ne dis rien de cette irritante propension de l'auteur à placer tous les jeux de mots qui lui viennent à l'esprit : rien de tel pour “tuer” une page. J'ai fini le roman bride abattue, en sautant bien des obstacles. Je vais tout de même, d'ici quelques jours, lui accorder une dernière chance avec Va savoir, avant de refermer définitivement le tombeau de Réjean Ducharme. Pour me remettre, je me suis invité au sein de La Famille de Pascal Duarte, roman de l'Espagnol nobélisé et mort Camilo José Cela, qui en plus d'être un véritable écrivain a l'élégance de posséder un nom dont l'unique accent est disponible sur un clavier français. Je viens de commander deux autres romans du même : La Ruche et San Camilo, 1936.
–
La géante biélorusse nous ayant lâchement abandonnés, sous le
fallacieux prétexte qu'elle a trouvé un travail en CDI, nous allons,
demain, en début d'après-midi, voir débarquer une femme de ménage
inconnue. Avec la lâcheté qui me caractérise, il va de soi que je vais
me réfugier ici, dans la Case, et laisser Catherine affronter ce nouveau
Moloch.
Vendredi 8 septembre
Sept heures dix.
– Bien que le fâcheux mois d'août soit déjà loin derrière nous, et que,
donc, tous les joyeux plaisanciers soient censés être rentrés au port,
FD continue de m'envoyer en rafale des articles à écrire – ce dont je ne
me plains nullement, d'ailleurs, mais qui m'étonne un peu.
–
Ce matin, nous avons remis la chaudière en “mode hiver”, nous lassant
un peu de devoir, au réveil, enfiler pull sur pull. Aujourd'hui, la
température extérieure n'a pas excédé quinze degrés rigoureusement
celsius, et il a plu presque sans discontinuer. Les poules semblent se
ficher totalement de cette eau qui leur tombe dessus, au grand
abattement de Catherine, qui aimerait bien les voir, dès la première
goutte, se réfugier sous l'un des deux abris qu'elle a gentiment
confectionnés pour elles. Mais la poule est têtue par nature, et
continue de picorer sous les bourrasques.
– Depuis deux jours, ayant renoncé au deuxième roman (Va savoir)
de Ducharme après quelques pages, je ne sais plus quoi lire (« J'ai pus
rien à m'mettre ! », pleurniche la blonde devant son armoire dégorgeant
les vêtements à peine portés). Il y aurait bien la seconde partie du Quichotte,
mais quelque chose me retient d'y plonger, probablement de l'ordre du
surnaturel. Si le symptôme persiste demain, je vais sans doute relire
quelques dizaines (ou centaines, je me connais…) de pages des Mémoires d'Outre-Tombe
(je ne saurai jamais où placer des majuscules dans ce titre-là ; dans
le doute, comme on voit, j'en fous partout). À moins que, demain,
n'arrivent les deux romans de Cela commandé il y a une couple de jours.
Samedi 9 septembre
Sept heures dix. – Repris effectivement les Mémoires d'outre-tombe
(dont j'ai vérifié l'orthographe depuis hier…). Comme d'habitude, je
suppose que je vais “caler” dans le premier tiers de la troisième
partie, c'est-à-dire au début du second volume de La Pléiade.
–
J'ai également écrit près de cinq mille signes sur deux présentateurs
de la météo, mais comme même moi je m'en fous, je me demande si c'est
vraiment la peine de développer.
Dimanche 10 septembre
Sept heures vingt. –
On ne peut décidément plus se fier à rien ni à personne. Je triomphais,
hier, parce que j'avais finalement trouvé où placer les majuscules des Mémoires d'outre-tombe.
J'étais sûr de mon fait puisque m'étant abreuvé à la meilleure source :
la page de garde du premier tome de l'édition de La Pléiade. Jusqu'à ce
que je m'avise, ce matin, que, sur la couverture de ce même volume,
s'étalait le titre suivant : Mémoires d'Outre-Tombe. Refusant de
demeurer dans une aussi pénible incertitude, je viens d'aller tirer le
tome 2 de sa léthargie, comptant sur lui pour lever tous les doutes.
Peine perdue : la même discordance s'y trouve fidèlement reproduite.
Cela dit, il me semble plus logique d'écrire outre-tombe sans majuscules.
–
Pendant ce temps, à Saint-Martin, on endure un autre cyclone, purement
humain celui-ci. Les rats n'ont pas tardé à sortir des tanières pour
voler, saccager, détruire ce qui ne l'était pas encore tout à fait ; et
probablement tuer, mais ça, je suppose qu'on ne l'apprendra que plus
tard et comme par inadvertance, tant nos journalistes ont sans doute à
cœur, en ce moment, de ne rien écrire ou dire qui pourrait venir
lézarder le vivre-ensemble. On repense fatalement à la dignité simple et
sans phrase des habitants de Fukushima après leur catastrophe.
Et l'on se dit que, toutes les races étant bien entendu égales (la
preuve c'est qu'elles n'existent même pas), si jamais on devait revenir
vivre une seconde existence humaine sur cette planète – étrange punition
–, on préférerait faire partie d'une quelconque communauté
extrême-orientale, plutôt que de renaître au sein d'une tribu
caribéenne, même avec l'assurance alléchante de devenir, une fois
adulte, fonctionnaire à la Poste ou travailleur associatif.
Vendredi 15 septembre
Trois heures.
– Catherine est partie hier midi, en compagnie d'Adeline et Maléna,
pour Saint-Malo où les attendait Élodie. Auparavant, nous étions allés
chercher les deux premières citées à l'aéroport de Roissy, puisque je
m'étais héroïquement proposé comme chauffeur, de façon à épargner deux
cents kilomètres de conduite à Catherine. Ensuite, tout
traditionnellement, j'ai commencé à m'ennuyer, ne trouvant aucun goût à
ma lecture en cours. Il est vrai que les dernières pages du journal de
Matthieu Galey ne sont pas, en elles-mêmes, des plus réjouissantes,
puisque, pour l'essentiel, il se borne à noter les progrès de son
inexorable maladie de Charcot. En dehors de ça, les mille pages de ce
journal furent une très agréable redécouverte, car je ne me souvenais
pas de l'avoir autant aimé à ma première lecture, laquelle remonte à
Dieu sait quand. J'aimerais d'ailleurs bien en tirer un billet pour le
blog, de cette lecture ; mais, pour l'instant, je n'ai pas encore trouvé
le courage de m'y mettre, faute d'en avoir aperçu le fil. Et ce n'est
certainement pas l'absence de Catherine qui va me pousser au travail.
Cela dit, poussé ou non, il va bien falloir, dès demain, m'atteler au
premier des cinq articles que Philippe B. m'a demandés, en vue du
premier numéro d'un nouveau hors-série, consacré aux coups de foudre des
gens célèbres (et aussi, forcément, à l'histoire qui s'en est suivie).
Comme c'est un coup à 2500 €, j'ai bien sûr sauté sur la proposition,
mais enfin j'aurais bien aimé des délais un peu moins drastiques : le
premier papier (Céline Dion et son vieux maquereau mort) doit être rendu
dès lundi.
Côté jardin (celui des lectures), j'ai commencé ce matin La Ruche,
roman de l'Espagnol Camilo José Cela, mais j'ai très vite senti que ce
n'était pas là une lecture adaptée à ma solitude forcée. Je l'ai donc
remisée, cette ruche, pour reprendre le journal de Philippe Jullian
(1940 – 1950), en attendant le premier volume de celui de Jacques
Brenner, dont j'aimerais bien qu'il arrive ici rapidement. Bref, me
voilà très journaleux, ces temps-ci.
Je profite
des six jours d'absence de Catherine pour arrêter de nouveau la
cigarette et reprendre la pipe, elle-même ayant décidé d'un nouveau
sevrage tabagique dès qu'elle rentrera de Saint-Malo, ville où elle
n'aura peut-être plus l'occasion d'aller, Élodie semblant avoir décidé
de partir se réinstaller à Québec. Mais enfin, les décisions d'Élodie…
Samedi 16 septembre
Onze heures du matin. – Il est vrai que j'ai tendance à m'ennuyer dès que Catherine quitte la maison pour plusieurs jours (alors même que je continue à faire strictement les deux ou trois mêmes choses que quand elle est là), mais ce n'est pas pour autant que j'ai envie que l'on vienne me visiter, c'est même tout le contraire : je ne tiens pas à être distrait de mon ennui.
– Je comptais occuper une
partie de mon après-midi en racontant sur huit mille signes le
meeerveilleux coup de foudre dionesque (je n'ose pas écrire dionisiaque…).
Mais ce pensum va finalement me distraire nettement moins que prévu
dans la mesure où, dans mes petites archives personnelles, je viens de
retrouver un article de Didier Balbec, écrit en janvier 2016, et qui
relate… le coup de foudre en question. Comme il m'a semblé que ce Balbec
écrivait bien et savait construire un article pour FD, je ne vois pas
l'intérêt d'essayer de faire différemment de lui, ce qui serait prendre
le risque de faire moins bien.
Midi et demie. –
Quand on sort tout juste de celui de Matthieu Galey, le journal de
Philippe Jullian est un peu décevant, en tout cas pour moi ; sans doute
parce qu'il est nettement plus “mondain” et qu'il fréquente nettement
moins d'écrivains. Mais enfin, il est tout de même fort agréable. Ce qui
l'est aussi, agréable, c'est que l'édition en a été faite par Ghislain
de Diesbach, dont les notes sont concises, toujours strictement
informatives mais également souvent pimentée d'humour et de petites
“piques” envers tel ou tel dont il est question dans le journal que l'on
est en train de lire. L'une d'elle, ce matin, alors que le jour
apparaissait tout juste, m'a tout de même fait sursauter, avant de me
plonger dans une sorte de tristesse découragée. À la date du 26 février
1942, Jullian vient de dire ceci : « Mon héros favori reste Anthony
Adverse. » Appel de note ; Diesbach écrit : « Héros du fameux roman
éponyme de Hervey Allen dont la traduction avait paru chez Gallimard en
1937. » Si même Diesbach, ce précieux précipité de culture et
d'élégance, si même lui en est à utiliser ce malheureux “éponyme” à tort
et à travers, alors c'est que, vraiment, tout est foutu.
Pour
ne pas rester sur cette sombre impression, une petite anecdote relatée
par Jullian, le 5 juin 1943 : « À un mariage, […] le duc de Lorge, qui a
une vocation de maître des cérémonies, règle le cortège dans ses
moindres détails, puis se dirige à la sortie vers un groupe de mendiants
sur les marches de Sainte-Clotilde, donne cent francs à chacun d'eux et
leur dit : “Messieurs, je vous remercie d'être venus.” »
Lundi 18 septembre
Huit heures du matin.
– Reçu à l'instant, par porteur spécial, diligent et matinal, les
trois livres que j'ai commandé hier après-midi chez Amazon : la rapidité
de ces gens continue à m'épater. Il s'agit d'Au temps des équipages,
mémoires d'Élisabeth de Gramont (devenue duchesse de Clermont-Tonnerre
par mariage, avant de se faire la maîtresse de Natalie Clifford Barney,
la plus célèbre gouine du temps), du livre de pastiches de Philippe
Jullian, Les Morot-Chandonneur, et enfin d'un volume réunissant quatre romans d'André Fraigneau, Les Étonnements de Guillaume Francœur.
Il est bon que tous ces livres – plus trois ou quatre autres encore en
souffrance – se mettent à arriver en rafale, car j'ai décidé que, le
mois prochain (il s'agit du “mois Carte Visa”, lequel va du 20 au 19…),
aucune commande ne devrait être faite, afin d'apurer un peu les finances
de la maison, plus ou moins mises à mal à la fois par mes achats
compulsifs et par les petites vacances de Catherine qui ont lieu en ce
moment même : elle m'a appelée vers sept heures et demie, pour me dire
que les filles et elle se trouvaient à bord du bateau qui les emmène
vers Jersey où elles doivent passer la journée. Pour ce qui est de moi,
je me suis réveillé fort satisfait d'avoir écrit dès hier mes dix mille
signes sur Johnny Hallyday et son encore jeune épouse, plutôt que de les
repousser à aujourd'hui, ce que j'étais pourtant fort tenté de faire.
– Hier soir, tout avait été prévu et organisé par moi pour regarder sur Arte la version longue d'Apocalypse now, laquelle commençait quelques minutes avant neuf heures. De six à sept, j'ai regardé un épisode de la série que j'ai en cours, The Strain
(de moins en moins convaincante, du reste) ; de sept heures à huit
heures moins le quart, apéritif léger (léger au regard de mes critères
personnels…) ; puis dîner sur le pouce et dans la cuisine ; de nouveau
un épisode de The Strain, et enfin le film de Coppola. Seulement,
j'étais éveillé depuis sept heures du matin et, malgré un dosage pour
enfant de chœur, le Ricard a commencé à produire ses effet somnifères
aux alentours de dix heures. Je ne m'endormais d'ailleurs pas vraiment,
mais sentais tout de même mes paupières s'alourdir quelque peu. J'aurais
tenu sans problème s'il était, à ce moment-là, resté une
demi-heure ou trois quarts d'heures de film. Mais constater que c'était
encore deux heures de projection qui m'attendaient a suffi pour
me décourager : j'ai éteint la télé et suis allé me coucher. Et je n'ai
même pas vu Marlon Brando.
Mardi 19 septembre
Dix heures du matin.
– C'est assez curieux, tout de même, cette différence qu'il y a entre
les apéritifs pris avec Catherine et ceux que je m'accorde seul, quand
elle n'est pas là. À deux, nous parlons de choses et d'autres, de livres
et d'écrivains, des petits projets qui surgissent entre nous Dieu sait
pourquoi et comment, des menues tâches à accomplir dans les jours qui
viennent, des corvées auxquelles on ne pourra échapper, etc. En somme,
le réel gagne à tous coups, et je suis comme maintenu au sol par
l'existence même de notre duo. Quand je suis seul, bien sûr que la
première différence est le silence qui s'installe, uniquement troublé
par la musique que j'ai choisie ce soir-là. Mais, très vite, parfois
avant même que l'alcool ne produise un commencement d'effet, le salon se
peuple de nombreux fantômes, ceux que d'ordinaire je tiens en lisière.
Dès le premier verre, ils resurgissent, fidèles, attentifs, parfois avec
une nuance de reproche mais sans acrimonie. Ils viennent rarement tous
ensemble, c'est plutôt une sorte de procession : l'un se présente, puis,
avant de se fondre à nouveau, il en appelle un autre, qui à son tour,
etc. C'est une expérience d'une agréable mélancolie.
– Dans ses mémoires (Au temps des équipages), Élisabeth de Gramont évoque les “races dorées de l'Asie”.
Quatre heures.
– Je viens de terminer un “six mille” pour un nouveau hors-série de FD :
on ne brise plus les destins, on magnifie les coups de foudre ! C'est
le troisième article (après deux “dix mille”) que j'écris depuis que
Catherine est partie en goguette, jeudi dernier. Ce qui m'amuse, c'est
de penser qu'elle et les trois filles sont probablement en train de
dépenser l'argent à Saint-Malo à peu près à la vitesse où je le gagne
ici. C'est ce qu'on appelle, je suppose, la circulation de la monnaie.
Mercredi 20 septembre
Midi et demie. –
Nana a pondu son premier œuf ce matin. Et Catherine, sauf anicroches,
sera ici dans environ cinq heures. Journée fertile en événements
heureux, donc.
Jeudi 21 septembre
Sept heures vingt.
– Repris des habitudes et des horaires conformes à la normale.
Aujourd'hui, pas hier : Catherine est arrivée peu après cinq heures,
fourbue par les près de cinq cents kilomètres qu'elle venait d'avaler,
depuis la Vendée, avec arrêt à Nantes pour y déposer, au train, sa fille
et sa petite-fille. Bien évidemment, j'ai, sur les coups de six heures,
débouché une Montée de Tonnerre, puis une autre, que nous avons à peine
entamée : à sept heures (avant les poules !), Catherine a déclaré
forfait et est allée se coucher. J'ai quant à moi repris un verre en
écoutant Le Condamné à mort chanté par Marc Ogeret, puis rapide sandwich, et à huit heures j'étais également couché.
–
Aujourd'hui, en dehors de quelques courses de premières urgences, ma
journée a été entièrement occupée par le cahier de L'Herne consacré à
Joseph Roth, puis par un recueil de chroniques d'André Fraigneau, C'était hier, tous deux arrivés ce matin au courrier.
Vendredi 22 septembre
Quatre heures.
– Depuis deux heures, je sens gonfler en moi la colère, heureusement
tempérée, freinée, jugulée par un accablement tout aussi exponentiel. Je
tente de lire le Cahier de L'Herne consacré à Joseph Roth, reçu hier.
C'est consternant : en dehors de quelques textes et lettres de
l'écrivain lui-même, le reste, l'immense reste de 400 pages, n'est qu'un
grouillement de professeurs d'université, qui alignent avec un sérieux
imperturbable leurs pauvres lieux communs, pensant sans doute que
personne ne détectera leurs misérables supercheries, et que les
tarabiscots de leur verbiage abscons suffiront à dissimuler le vide de
leurs textes filandreux et vides. On en arrive, au détour d'une d'une
page, à ressentir un véritable soulagement coloré de gratitude, parce
qu'on vient de laisser un moment derrière soi l'armée des cuistres et
des pédants au profit d'un texte de… Pierre Assouline. Ce qui est un
comble. Plutôt que de commander cette grosse et pâteuse merde, j'eusse
mieux fait de laisser tomber mes 39 euros dans la sébile d'un mendiant
quelconque, si j'en avait trouvé un entre la rue Isambard et le Super U.
Pour tenter de me remettre d'aplomb, j'ai refermé le Cahier trois fois maudit et saisit en son rayon le Job de Roth ; roman qui, Dieu sait pourquoi, dans l'ancienne traduction que j'ai, se nomme Le Poids de la grâce.
Samedi 23 septembre
Sept heures vingt.
– Je me suis plus ou moins réconcilié, en fin de journée, avec ce
maudit Cahier de L'Herne consacré à Roth : dans le troisième tiers, les
pompeux cuistres que je stigmatisais hier cèdent la place aux
articles d'écrivains, témoignages de proches et d'amis (Zweig,
Morgenstern…), aux extraits de correspondances, etc. De toute façon,
j'étais redevenu d'une humeur d'ange, ayant passé la fin de l'après-midi
d'hier et l'essentiel d'aujourd'hui à relire L'État de grâce (autre titre pour Job, roman d'un homme simple),
qui est certainement le meilleur des romans du Joseph Roth juif. Demain
(et les jours suivants), je m'intéresserai au Roth austro-hongrois, en
relisant La Marche de Radetzky (une Marche qu'il serait dommage de manquer…) puis, sans doute, La Crypte des capucins,
qui en est la suite logique. Ensuite, si mon appétit rothien n'est pas
comblé, on verra : j'ai encore de la réserve, sur le rayonnage
germanique.
– Il ne se passera pas beaucoup de jours
avant que je sois de nouveau contraint d'allumer la lumière dans cette
pièce, à l'heure où j'y reviens pour le journal.
Lundi 25 septembre
Sept heures.
– Terminé le Cahier de L'Herne consacré à Maurice Sachs, et enchaîné
aussitôt avec le premier des cinq tomes du journal de Jacques Brenner,
arrivé justement ce matin ; tout en poursuivant la lecture de La Marche de Radetzky.
On comprend que je n'ai guère bougé de mon fauteuil ! Et comme je n'ai
strictement rien à dire sur les élections d'hier, qu'elles soient
allemandes ou sénatoriales, on ne m'en voudra pas trop d'en rester là
pour ce soir.
– Demain, il va falloir que je m'extirpe
une dizaine de milliers de signes à propos de Jean-Pierre Pernaut,
présentateur de journal télévisé que je crois bien n'avoir jamais vu,
mais que la détestation dont le poursuivent les progressistes de toutes
obédiences me fait a priori trouver sympathique.
Mardi 26 septembre
Onze heures et demie du matin.
– Dans son journal – c'est-à-dire dans le premier tome, celui de son
extrême jeunesse –, Jacques Brenner emploie régulièrement la locution
(?) à cause que, laquelle, chaque fois que je la rencontre, me
provoque un léger sursaut, comme si, dans une bibliothèque silencieuse,
quelqu'un venait de péter juste à côté de moi.
– Si je
suis “au” journal à cette heure inhabituelle, c'est que notre nouvelle
femme de ménage règne sur la maison depuis neuf heures. Or, si elle est
efficace dans son travail, elle est aussi à fuir absolument, étant
incapable de ne pas parler et le faisant d'une voix désagréablement
criarde, rendue encore plus pénible peut-être par l'enjouement exagéré
qu'elle donne au plus anodin de ses propos. Mais enfin, encore un quart
d'heure et ce sera la délivrance…
Jeudi 28 septembre
Sept heures dix. – Terminé tout à l'heure le Chateaubriand
de Ghislain de Diesbach : excellent livre, comme tous ceux de cet
auteur (tous ceux que j'ai lus…), très bonne biographie, dans laquelle
le biographe trouve la juste distance vis-à-vis de son modèle (c'est le
plus difficile), celle d'une admiration lucide qui, souvent, n'exclut
pas la discrète ironie lorsque, vraiment, François-René exagère dans le moi-je-isme,
ce qui lui arrive plus souvent qu'à son tour. J'ai tout de même trouvé
que Diesbach plaçait vraiment trop bas le dernier livre de
Chateaubriand, sa Vie de Rancé, que je tiens, moi, pour son livre restant le plus lisible (hors Mémoires d'outre-tombe bien entendu). Le plus lisible et même, il faut bien le dire, quasiment le seul, avec l'Itinéraire de Paris à Jérusalem.
Mais je défie quiconque, s'il n'est pas un tâcheron universitaire (ou
s'il n'a pas été payé par un éditeur pour écrire cinq cents pages sur
Chateaubriand…) de lire de bout en bout Les Martyrs, l'Essai sur les révolutions, Le Génie du christianisme, pour ne rien dire des impayables Natchez. Même René et Atala n'ont guère pour eux que d'être fort brefs. En revanche, la Vie de Rancé
reste un livre étonnant, et c'est précisément son côté “bric-à-brac”
que stigmatisait Sainte-Beuve qui en fait le prix – disons : une partie
du prix.
Vendredi 29 septembre
Sept heures. – J'ai repris avec un certain plaisir Une histoire de la littérature française de Kléber Haedens. Si je ne craignais pas les lieux communs journalistiques, je dirais qu'elle se lit comme un roman.
Bien sûr, on sursaute souvent : à chaque fois que l'auteur ne place pas
un écrivain à l'exacte hauteur où le lecteur souhaiterait qu'il fût.
Mais c'est aussi, cette partialité, une grande partie de ce qui fait le
charme de cet épais volume. Du reste, la couleur est annoncée
honnêtement dès le titre ; qui n'est pas : Histoire de la littérature française, mais bien : UNE histoire de la littérature française ; procédé que, de son propre aveu, Lucien Rebatet a repris à Haedens pour son propre livre, Une histoire de la musique (ces vieux collabos, c'est rien que des voleurs sans vergogne…).
–
Catherine me racontait tout à l'heure que, lorsque ses filles et elle
étaient à Jersey, elles s'étaient, pour leur goûter, acheté un
assortiment de muffins dans un genre (j'imagine) de salon de thé.
À peine avaient-elles déposé leur chargement sur leur petite table de
terrasse que, tel un Stuka en piqué, un pigeon est venu leur rafler un
gâteau sous le nez, sans qu'aucune ait le temps de la moindre réaction.
Et j'imaginais une horde de pigeons cernant le moindre bistrot de l'île,
immobiles au sommet de chaque poteau disponible, attendant la moindre
occasion de razzia, tels des vautours du désert arizonien dans un album
de Lucky Luke.
– J'ai eu, cet après-midi, la curiosité
de faire l'addition des sommes gagnées grâce à FD depuis que je suis en
retraite ; sommes déjà encaissées ou “à venir”. Pour onze mois de
travail, j'arrive à un total de 27 750 €, soit un peu plus de 2500 par
mois ; argent qui a bien entendu disparu tout aussi vite qu'entré, en
travaux divers dans la maison, en achat de meubles, ainsi que dans deux
ou trois Relais et Châteaux (et je ne compte pas les livres et les
nombreuses séries télévisées en DVD ou Blu-ray). Si, demain, la pompe à
phynance se fermait brusquement, il y aurait un sérieux travail
d'adaptation à faire pour arriver à vivre uniquement de nos retraites.
En attendant, puisque la pompe reste ouverte…
Samedi 30 septembre
Sept heures dix.
– Catherine traîne toujours cette sale petite fièvre qui ne la lâche
pas depuis une semaine. L'ennui est que son médecin, consulté il y a
deux ou trois jours, ne lui a rien trouvé d'anormal ; ce serait donc,
sans doute, sa thyroïde qui fait des siennes, ce qui arrive paraît-il
fréquemment en début de traitement. La parade, en général consiste à
arrêter le médicament responsable, avant d'établir un nouveau diagnostic
(enfin, quelque chose comme ça). Mais, comme les analyses ont révélé
que le taux de……… le diariste avoue ici à la fois son ignorance et son
manque de mémoire……… était satisfaisant, l'endocrinologue, consulté par
téléphone, a préconisé de ne pas arrêter le dit médicament. Sauf que,
aujourd'hui, Catherine s'est mise à tousser sans discontinuer. Donc, je
pense qu'octobre va être inauguré par une nouvelle visite chez le
médecin, lundi, voire aux urgences demain si le phénomène s'aggrave
cette nuit.
Pour le moment, le chat, les poules et moi nous portons à peu près bien.
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