RETOUR AU CAMP DE BASE
Samedi 1er juillet
Dix heures du matin. – J'ai toujours eu horreur, dans tout ce qui relève du commerce, de ce qu'on appelle les rabais, les ristournes, les remises, les bonnes affaires. Bien entendu, en vertu de cette détestation, jamais on ne m'a vu ni me verra marchander quoi que ce soit : si l'objet convoité est “dans mes prix” je l'achète ; s'il ne l'est pas, je passe mon chemin. On dira peut-être que c'est seulement parce que je souffre d'une infirmité mentale, que je ne sais pas discuter. Je pense que non, car mon rejet s'étend à ces rabais que les commerçants vous accordent sans que vous ayez seulement songé à les leur demander ; les vendeurs de voitures neuves pratiquent régulièrement cela : établissant votre contrat de vente, alors que tout semble parfaitement clair entre vous et lui, le voilà qui, avec un sourire à la fois bienveillant et gourmand, vous annonce qu'il vous accorde une remise de 5 %. Le pis est que, naturellement, parce que vous avez été correctement élevé, vous vous sentez tenu de le remercier, ce doucereux commercial, alors que vous auriez plutôt envie de lui demander de quel droit il s'autorise cette ristourne ; ou s'il pense vraiment que vous n'avez pas les moyens de payer la somme initialement demandée. Et qu'on ne vienne pas me dire que j'ai beau jeu d'adopter cette attitude, moi qui n'ai jamais eu de problèmes d'argent. D'abord, c'est faux : j'ai déjà eu, notamment dans ma jeunesse, des problèmes d'argent, ce n'est pas pour cela qu'il m'est venu à l'idée de discuter tel ou tel prix. Ensuite, je connais ou ai connu des gens dont le train de vie était au moins égal au mien et qui passaient pourtant leur vie à rechercher voire à susciter ces fameuses “bonnes affaires”. Je sais bien pourquoi : autant j'ai tendance à trouver presque inconvenant que l'on me propose spontanément un abattement, autant, eux, se sentiraient profondément ridicules et diminués s'ils devaient en venir à payer le prix marqué.
Ce
refus du rabais agit dans les deux sens. À chaque fois que nous avons
eu à vendre une maison ou une voiture – ce qui, évidemment et par
chance, ne s'est pas produit trop souvent –, j'aurais vivement souhaité
que, après en avoir fixé le plus juste prix, nous n'en bougeassions
plus. C'est évidemment impossible : à ce que j'ai compris, personne
n'achèterait aujourd'hui une maison au prix indiqué dans la vitrine de
l'agent immobilier (personne sauf moi, donc). Il faut donc se livrer à
cette simagrée ridicule, et pour tout dire humiliante, qui consiste à
gonfler son prix de vente de dix pour cent pour, ensuite, offrir à
l'acheteur la satisfaction puérile d'obtenir un rabais de dix pour cent.
Le
comble du grotesque est atteint par ces gens qui, parce qu'ils sont
allés trois fois passer leurs vacances dans des pays exotiques, pensent
qu'ils connaissent parfaitement “la mentalité de ces gens-là” et vous
assurent d'un ton docte et supérieur, qu'en payant sans discuter la
petite statuette made in Germany au prix que vient de vous lancer
le vendeur accroupi devant son misérable étal du grand marche
d'Addis-Abeba, vous le frustrez terriblement, car ce brave homme
jubilait déjà de la demi-heure qu'il allait passer avec vous en
savoureuses palabres marchandes, puisque c'est dans sa culture.
L'argument est évidemment de la crédibilité la plus haute ; et on
imagine très bien le chagrin de ce brave autochtone, contraint de
ravaler sa langue et de rentrer chez lui avec, en poche, les quarante
dollars que vous lui avez donnés pour sa statuette, au lieu des huit que
vous lui auriez payés après cet interminable marchandage dont il se
faisait un bonheur.
Lundi 3 juillet
Sept heures vingt. – Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq : je pensais le mener à bien, je l'ai mis à mal.
–
Je comptais bien, ce matin, briser le destin de Jacqueline Maillan,
mais il m'a fallu surseoir à cet acte de vandalisme : Catherine, qui
avait rendez-vous pour une échographie de la thyroïde à la clinique
Pasteur d'Évreux, ne se sentait pas en état de conduire, elle qui tient
une très petite forme depuis quelques jours. Il faut espérer que le
glandologue, que nous verrons après-demain à Neuilly, saura faire
rentrer tout cela dans l'ordre rapidement. En tout cas, nous avons agi
sagement en annulant notre périple landais, qui devait en principe
débuter demain matin : comme elle dort la moitié de la journée (au
moins), Catherine n'en aurait guère profité ; et, par contrecoup, moi
non plus.
– Parce qu'il en est longuement question dans le Paris ne finit jamais de Vila-Matas, j'ai voulu lire Paris est une fête
de Hemingway. J'avais déjà le doigt sur la touche “envoi” de la
commande, lorsqu'une petite voix m'a ordonné d'aller vérifier dans la
bibliothèque que se partagent les Russes et les Américains, si par
hasard il ne s'y trouverait pas ; en effet il y était. Pourtant, je suis
bien certain de ne jamais l'avoir lu. Le mystère des bibliothèques
serait donc double : tandis que disparaissent des livres qu'on a aimés,
souvent relus, vus en passant près d'eux des dizaines de fois, d'autres à
l'inverse apparaissent sans qu'on les ait sollicités, en une sorte de
génération spontanée. Sinon, puisqu'on en est aux livres, j'ai mis hier
un point final à la solution du même nom, en remplissant les deux
derniers cartons de promis au crématoire. il ne me reste plus qu'à
répartir les survivants dans les différents baraquements.
Mardi 4 juillet
Trois heures.
– Appel téléphonique d'André, de Strasbourg, pour nous dire que Béa et
lui partirons dimanche de chez eux pour rallier le Mont Saint-Michel où
ils doivent être lundi. Il sollicitait donc l'honneur et l'avantage de
bivouaquer en notre misérable demeure, ce qui lui fut aussitôt accordé
d'enthousiasme.
– Penser que nous devrions être depuis
ce matin dans la voiture, en route pour cinq jours de pérégrination et
de vie socialo-familiale, mais que, à la place, nous sommes ici, à la
maison, tout tranquilles, voilà qui me remplit d'aise. Je n'irais pas
jusqu'à bénir la thyroïde de Catherine pour s'être mise opportunément à
débloquer, mais enfin je n'en suis pas loin.
Samedi 8 juillet
Quatre heures et demie.
– Si la température ne se décide pas à baisser, ce journal de juillet
risque d'être aussi vide qu'un discours présidentiel car, chaque soir
depuis un moment, il fait beaucoup trop chaud dans la Case, à l'heure où
je suis accoutumé d'y venir (dans le journal) pour que j'aie envie de
m'y attarder (dans la Case). Ce qui n'est guère gênant dans la mesure où
je n'ai rien à y noter (dans le journal), passant mes journées à lire
ceci ou cela, au salon, toutes fenêtres closes dès neuf heures du matin,
pour tenter de préserver ce qui subsiste de la relative fraîcheur
nocturne. Il n'empêche que, vu les migrations insensées qui semblent
avoir lieu aujourd'hui partout en France, je suis fort content d'être
ici (dans la Case), derrière mon store baissé, plutôt que sur une route
quelconque, entre Landes et Poitou, ainsi qu'il était initialement
prévu.
– Hier, simplement parce que les volumes avaient accroché mon regard en passant, j'ai relu coup sur coup deux livres de Perec : Penser/Classer puis Espèces d'espaces. Et, dans la foulée si je puis dire, j'en ai commandé trois autres : W ou le souvenir d'enfance, Les Choses et Je me souviens.
Mardi 11 juillet
Sept heures vingt. –
La soirée de dimanche, avec André et Béa s'est fort bien passée ; il
aurait d'ailleurs été surprenant qu'il en fût autrement, dans la mesure
où, depuis presque 40 ans que nous nous fréquentons, je n'ai pas le
souvenir d'avoir jamais passé une mauvaise soirée avec eux, ni même une
soirée à demi réussie. Elle fut aussi confortablement alcoolisée, André
étant arrivé avec une bouteille de riesling dans chaque main, et moi, de
mon côté, l'accueillant avec trois montée de Tonnerre : le lendemain
matin il n'en restait plus rien, et on ne peut pas dire que les deux
femmes aient abusé de ces deux breuvages…
Hier, ils
nous ont quitté pour rallier Dol-de-Bretagne, où ils avaient rendez-vous
avec Kent et Freddie, ayant prévu tous les quatre une visite conférence
du mont Saint-Michel. André avait pris soin de réserver avec le vrai
guide, celui que nous avions eu la première fois où j'y ai emmené
Catherine, pour être sûr d'éviter la misérable greluche dont nous
écopâmes la fois suivante, avec Élodie.
– Je poursuis
mon petit voyage dans l'œuvre de Perec : après avoir lu les trois livres
commandés la semaine dernière – assez courts tous les trois –, je me
suis replongé dans La Vie mode d'emploi, en attendant La Disparition, commandé aujourd'hui et que je n'ai jamais lu.
–
Pour ce qui est de notre prochain “échappement libre”, prévu en
octobre, nous avons presque décidé, sur ma suggestion, d'abandonner
l'Auvergne, que nous connaissons déjà, au profit du lac d'Annecy. Nous
irions passer deux nuits à l'auberge du Père Bize. Prenant comme excuse
que Talloires est à plus de sept cents kilomètres d'ici, j'ai proposé
que nous scindions le trajet en deux étapes, la première se terminant, à
l'aller, chez Bernard Loiseau à Saulieu, et, au retour, en ce château
auvergnat de Codignat où nous devions initialement aller passer ces deux
jours. La proposition, quand je l'ai faite, a évidemment été adoptée
sans le moindre amendement.
Mercredi 12 juillet
Cinq heures. – On entend parfois dire – je suis sûr, en tout cas, de l'avoir lu – que c'est un vrai miracle si, avec La Vie mode d'emploi, Perec a réussi à écrire un vrai roman malgré
le nombre hallucinant de contraintes, tortueuses, complexes, qu'il
s'est imposées. Il me semble, à moi, que c'est précisément parce que ces
contraintes sont à la fois nombreuses et complexes qu'il a pu, en
effet, écrire un roman remarquable, c'est-à-dire non artificiel : en
réalité, le nombre et la complexité font que ces contraintes ne se
voient tout simplement pas ; qu'elles ne sont là que pour le bon plaisir
de l'auteur au moment de l'élaboration, et ne conditionnent en rien la
lecture du “produit fini”. Par exemple, il est tout à fait indifférent
au lecteur, et cela n'influe nullement sur la qualité du roman, que l'on
passe d'une pièce à l'autre de l'immeuble suivant la manière dont se
meut le cavalier du jeu d'échec : si Perec avait mis les 99 pièces dans
un chapeau et les avait ensuite réparties au hasard, le roman n'aurait
pas été moins bon, j'en suis bien persuadé. Seulement, lui se serait
moins amusé, probablement. Ajoutons que beaucoup de contraintes sont du
domaine de l'infinitésimal, si je puis dire. La liste qui s'intitule
“positions” par exemple : elle comprend des impératifs tels que “assis”,
“allongé sur le dos”, “le bras levé”, etc. Ensuite, ces contraintes de
positions se combinent à d'autres, selon un algorithme assez complexe
(en tout cas pour moi). Mais est-il si difficile, dans un chapitre de
plusieurs pages, de faire qu'un personnage soit assis ? D'autant que,
s'il ne l'est pas, il peut se trouver que soit pendu au mur de sa
chambre un tableau qui, lui, montre un personnage assis ; ou que la
fenêtre ait eu autrefois un chien assis, etc. Même chose pour les
citations d'écrivains, elles aussi obligatoires dans un certain nombre
de chapitres : elles ne risquent pas de gêner la lecture, tant elles
sont courtes et bien camouflées (je n'en ai, pour l'instant, repéré que
deux ; mais il faut dire que je ne les cherche pas). Je me disais
d'ailleurs qu'on pourrait pousser la logique encore plus loin, en
s'imposant des contraintes tellement minuscules qu'elles en
deviendraient totalement indétectables. Par exemple : écrire un roman
dont chaque page contiendrait un mot utilisé par Proust dans La Recherche, un dont Flaubert se serait servi pour L'Éducation sentimentale et un troisième que l'on irait chercher dans Mort à Crédit.
(Il
y a quelques années, je m'étais dit que j'allais moi aussi écrire un
roman lipogrammatique, qui serait entièrement dépourvu de la lettre W.
Et, à une époque encore bien antérieure, vers 1981 ou 82, probablement
influencé alors par ma découverte de l'OuLiPo, j'ai, pendant deux ou
trois semaines, écrit les articles qu'on me demandait sans un seul
adjectif qualificatif.)
Il reste que La Vie mode d'emploi est un roman prodigieux.
Samedi 15 juillet
Sept heures dix. – Décidément, l'Italien Garlini n'est pas un écrivain pour moi. J'avais déjà abandonné Les Noirs et les Rouges
après 400 pages (c'est-à-dire à la moitié…), je viens de faire pareil
avec le deuxième livre que j'avais acheté de lui, alléché par son titre :
Venise est une fête. Je me disais que cela pouvait constituer un intéressant triptyque, après le Paris est une fête de Hemingway et le Paris ne finit jamais
de Vila-Matas : c'est raté. Pour me remettre, et en attendant que
n'arrivent les Perec commandés hier ou avant-hier, je suis reparti pour
l'Argentine : Adán Buenosayres de Leopoldo Marechal.
Mardi 18 juillet
Sept heures dix.
– À moins que je ne soit pris d'une soudaine logorrhée, ce journal de
juillet va être bien court. L'une des raisons en est que je n'aime pas
changer mes habitudes, et que l'une d'elles est d'arriver ici juste
après le dîner, soit entre sept heures et sept heures et demie. Or, en
cette période où nous sommes, il commence vraiment à faire très chaud
dans la Case, à ce moment-là, et je n'ai aucune envie de m'y attarder.
Une autre raison est que mon existence quotidienne étant de plus en plus
constituée d'absence, je ne vois pas ce que je pourrais raconter ici :
c'est, en quelque sorte, La Vie molle d'emploi. Bon, oui, aujourd'hui, par exemple, je pourrais livrer mes premières impressions à propos de La Disparition
de Perec, commencée ce matin. Seulement, aussitôt, on retombe sur la
première raison : il fait bien trop chaud ! Et puis, je me dis que, n'en
ayant lu que le tiers, j'ai tout le temps. D'ici demain ou
après-demain, ce sera bien le diable si la température ne redevient pas
chrétienne.
– J'ai, depuis deux ou trois jours une
gencive assez douloureuse (maxillaire supérieur gauche, vers le fond) ;
j'espérais, comme cela m'est déjà arrivé, que l'affaire allait se régler
d'elle-même sans faire d'histoire, mais ça n'en prend pas le chemin ;
ça emprunterait même plutôt l'inverse. Du coup, je me dis que j'ai
peut-être un joli abcès en train de s'installer et qu'il serait sans
doute bon que j'allasse consulter Mme D., ma dentologue attitrée.
Encore faudrait-il 1) qu'elle ne soit pas en vacances, 2) qu'elle
puisse me recevoir assez rapidement, ce qui est beaucoup demander, je le
crains. Je m'occuperai de ça demain matin… à moins que la douleur ne
disparaisse dans la nuit, ce que je ne crois pas du tout.
–
Hormis le dernier hors-série “Destins brisés”, voilà à peu près quatre
semaines que FD ne m'a pas demandé le moindre article : il n'a pas l'air
loin, le temps où nous allons remplacer les relais z'et châteaux par
les auberges de vieillesse…
Mercredi 19 juillet
Sept heures vingt.
– Comme de juste, non seulement la douleur dentaire, ou plutôt
gingivale, ne s'est nullement atténuée durant la nuit, mais elle a même
assez nettement empiré, au point de me réveiller une bonne vingtaine de
fois. Après trois essais infructueux, j'ai enfin réussi à joindre le Dr
D., à qui j'expose mon problème. « Venez tout de suite !, me répond
aussitôt cette excellente femme, en tout cas à onze heures et quart
dernier délai : après, il ne me sera plus possible de vous prendre, et
demain non plus… » Sauf qu'il était déjà dix heures passées… et que
Catherine venait de partir pour la piscine avec la voiture. Elle est
rentrée à onze heures moins quelques minutes : inutile de dire que je me
suis tranquillement assis sur les différentes limitations de vitesse
entre la maison et la place des Déportés où est sis le cabinet ; dans la
salle d'attente duquel je pénétrai à onze heures et dix minutes. Je
suis ressorti du cabinet, après un rapide examen qui m'a conforté dans
ce que je pensais, nanti d'une ordonnance pour six jours
d'antibiotiques, lesquels, comme il se doit, ne commenceront à produire
leurs effet que sous quarante-huit heures, ce qui veut dire que la
journée de demain va encore être grisâtre de tons. Je dois aussi aller à
Pasteur pour une radio “panoramique” de mes broyeuses : rendez-vous est
pris pour la semaine prochaine.
– Je ne sais si c'est
en raison de cette douleur, supportable quoique incessante, mais j'étais
aujourd'hui d'une humeur morose, et aucune lecture ne trouvait grâce à
mes yeux. Il est vrai que dévorer un livre quand on peut à peine ouvrir
la bouche… Bref, c'est en m'ennuyant assez ferme que j'ai lu les
quatre-vingts dernière pages de La Disparition, roman tour de
force, certes, mais qui aurait bien mérité d'être réduit d'un tiers, me
semble-t-il. Ensuite, j'ai repris le roman de Leopoldo Marechal, un
moment abandonné au profit de Perec, mais, là encore, parvenu aux
alentours de la page 180, je me suis rendu compte que je n'irais jamais
au bout des six cents et j'ai aussitôt abandonné. Sachant que je ne le
reprendrai jamais, il est allé finir ses jours dans la poubelle jaune
(phrase tout à fait anacoluthique…). Du coup, en désespoir de
cause, je me suis rabattu sur une valeur sûre, un Alejo Carpentier qui
patientait depuis des semaines. Mais, avec tout ça, c'était l'heure de
dîner. Et la journée va se finir d'une manière probablement aussi peu
excitante que son long commencement, Catherine s'étant mis en tête de
regarder Tarzan, film qui doit être une nouvelle mouture de celui
avec le consternant Christophe Lambert, lequel doit dater de vingt-cinq
ans, voire trente, et qui était déjà bien niais. Mon seul espoir est
que ce nouvel avatar soit suffisamment mauvais pour qu'elle jette
l'éponge au bout d'une demi-heure.
Jeudi 20 juillet
Sept heures vingt. –
Aucune amélioration notable du côté des mandibules. Il est vrai que le
traitement n'a été entrepris qu'hier à midi, et qu'il faut compter avec
l'habituel “effet retard” (je ne sais trop si l'expression est ici bien
appropriée) des antibiotiques : patience et longueur de temps, donc.
– Après avoir abandonné mon troisième livre en moins de trois jours (La Guerre de la fin du monde,
Vargas Llosa), je me suis soudain avisé que j'en avais assez,
provisoirement assez, de lire des romans. J'ai donc repris, en
“panachage”, les mémoires de Saint-Simon et le Journal d'un lecteur
d'Alberto Manguel – dont, par parenthèse, j'avais oublié qu'il parlait,
entre autres, de Machado de Assis, cet écrivain brésilien du XIXe que
j'ai découvert il y a peu. Depuis, ça glisse tout seul ! Demain ou
après-demain, selon le bon vouloir de la poste, je devrais recevoir Écrivains et Artistes,
de Léon Daudet, volume chaudement recommandé par Michel Desgranges ;
chez qui, par ailleurs, je déjeunerai jeudi prochain, si toutefois j'ai
réussi à me débarrasser de mes ennuis gingivoïdaux.
Vendredi 21 juillet
Sept heures vingt. –
Ce sans-gêne de Max Hilaire continue à prendre ses aises dans ma
bouche, mais, me semble-t-il, avec un peu moins d'arrogance depuis ce
matin : le douloureux a fait place à l'endolori.
– Le
gros livre (850 pages) de Léon Daudet est bien arrivé en fin de matinée,
et je ne l'ai plus quitté depuis. Ses portraits sont tous hautement
réjouissants, qu'il étrille ou admire, et ses avis sur les livres bien
tranchés, c'est le moins que l'on puisse dire. Si bien que, tantôt on
approuve bruyamment, tantôt on sursaute : qu'est-ce que c'est que cette
idée, de rabaisser Flaubert et de souffler dans le cul de Barbey, à
seule fin de nous faire croire que celui-ci est nettement supérieur à
celui-là ? Il y a aussi, mi-ridicule, mi-attendrissant, mi-irritant (ce
sont de toutes petites “mi”…), cette manie, dès qu'il énumère quelques
très grands écrivains, d'y glisser Alphonse Daudet ; ou, s'il s'agit de
poètes, Frédéric Mistral, qu'il met sans rougir sur le même plan que
Virgile ou Dante. Mais peut-être en va-t-il des poètes comme des maisons
: ceux que l'on a connus étant soi-même enfant peuvent paraître ensuite
beaucoup plus grands qu'ils ne l'étaient en réalité. C'est ce qui, sans
doute, conduit Daudet à mettre le Félibrige à la même hauteur que la
Pléiade. Cela dit, n'ayant pas lu les uns ni les autres depuis au moins
quarante ans, je serais bien en peine de dire en quoi ce bon Daudet a
tort.
Samedi 22 juillet
Sept heures vingt.
– Pas grand-chose à noter ici, ayant passé la journée à lire Daudet,
sur lequel je tâcherai de revenir lorsque le volume sera terminé,
c'est-à-dire probablement demain ou après-demain matin : j'ai déjà corné
quelques pages en vue d'un éventuel billet…
– Le mieux
semble se poursuivre, côté quenottes (je déteste tous ces mots en
“ote”, ne sachant jamais quel nombre de “t” ils exigent). Mais je sens
encore, de la pointe de la langue, une certaine tuméfaction vers le haut
de la joue (ou le bas de la gencive, allez savoir).
–
Bonne surprise ce matin, lorsque Catherine a constaté en ouvrant sa
boitamel que FD lui avait payé deux factures d'un coup, hier soir à
minuit. La seconde, de 1300 €, était parfaitement dans les temps,
puisque émise le 19 mai, mais la première, de 750, traînait depuis la
fin de mars, et nous finissions par craindre qu'elle ne fût vraiment
perdue, ce qui aurait contraint à la renvoyer dans le circuit et, donc, à
l'attendre encore deux mois – au moins. Bref, nous avons, durant toute
la matinée, nagé dans une bienheureuse opulence ; ensuite ça s'est
tassé, notamment lorsque je me suis avisé que cette manne serait
entièrement engloutie, d'ici une semaine, lorsque seraient présentées
les cartes bleues du mois écoulé. Il n'empêche : nous aurons eu deux à
trois heures de félicité financière, et ce n'est nullement à négliger.
–
Notre vieille voisine, Mme G., a dit à Catherine, hier, que nos
voisins “de gauche”, songeraient à vendre la moitié du verger qui jouxte
notre jardin, afin de le transformer en terrain à bâtir. Nous avons
aussitôt décidé de leur dire que, si vraiment ils faisaient cela, nous
nous nous porterions acquéreurs ; non pas pour y faire construire quoi
que ce soit, mais au contraire pour empêcher un fâcheux quelconque de
venir le faire. Évidemment nous n'avons pas le premier sou pour une
telle transaction : il faudra alors voir avec ma mère si 1) elle dispose
de la somme qui sera requise ; 2) elle accepte de nous la prêter. Si
elle acceptait, il me semble évident que je n'aurais jamais de quoi la
rembourser et que, en fait, cela reviendrait à dépenser par avance mon
hypothétique part d'héritage. (Je dis “hypothétique” car, ma grand-mère
ayant vécu jusqu'à 103 ans, je ne considère pas déraisonnable l'idée que
je puisse mourir avant ma mère.) En tout état de cause, le plus simple
serait évidemment que les voisins ne vendent rien du tout : cela nous
éviterait un endettement pour acheter un terrain dont nous n'avons nul
besoin.
Lundi 24 juillet
Sept heures.
– Rendez-vous était pris à la clinique Pasteur d'Évreux pour trois
heures et quart cet après-midi : radio “panoramique” de mes distinguées
mandibules. J'avais bien entendu emporté un livre, Une histoire de la lecture,
d'Alberto Manguel : j'ai à peine eu le temps d'en lire une demi-page.
Arrivé à trois heures cinq, j'étais ressorti à trois heures vingt, radio
en main ; laquelle radio a ensuite été déposée au cabinet dentaire du
Dr D., qui est censée me téléphoner s'il y a un problème quelconque
nécessitant sa prompte intervention : jusqu'à présent, elle ne s'est pas
manifestée.
– Toujours aucun travail à faire pour FD ;
cela fait au moins quatre semaines que cela dure, alors que, en
principe, en ce temps de vacances, je devrais crouler sous les articles à
écrire. Tout cela ne sent pas très bon, j'vous l'dis. D'un autre côté,
comme je m'en fous…
– J'en ai fini avec Daudet, dont la lecture est décidément bien pourléchante. Je suis donc, comme indiqué plus haut, revenu à Manguel. Ensuite, je m'attaquerai probablement à l'Histoire de la Révolution française
de Gaxotte, arrivée ce matin en même temps que le roman d'un vieil
Argentin (fin du XIXe), qui m'était tellement inconnu que je me suis
empressé d'oublier son nom ; mais ça me reviendra. Après quoi, si mon
appétit de roman est réactivé, je plongerai sans doute dans un
mini-cycle nord-américain, avec Philip Roth, dont j'attends quatre ou
cinq romans (en un seul volume) dans les jours prochains, ainsi que
Thomas Pynchon, abordé sans grand succès il y a une quinzaine d'années (Mason et Dixon,
abandonné à moins de la moitié) ; et peut-être un timide retour à
Faulkner, si les deux précédents ne m'ont pas trop désabusé de la
littérature yankee.
Mardi 25 juillet
Sept heures vingt.
– Je ne sais déjà plus qui (mais je le retiens, celui-là) en disait
grand bien, de ce livre, au point que je l'ai illico commandé. Reçu ce
matin et lu cet après-midi, j'en suis fort désappointé. D'abord parce
qu'il y a nette tromperie sur la marchandise : intitulé Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?
il ne traite à peu près pas de la question. D'autre part, je
m'attendais à un petit ouvrage piquant, drôle, inventif, voire
sarcastique tout en étant pertinent ; je me suis retrouvé à ingérer de
pesantes tartines, façon explications de textes pour étudiants en grande
difficulté, dans lesquelles la légèreté et le second degré attendus ont
été remplacés par un imperturbable sérieux. Et, en plus, sans le
moindre attrait de style : poubelle jaune. Wikipédia nous assure que
l'auteur fait preuve d'un “certain sens de l'humour absurde” : c'est un
certain sens que je ne dois pas posséder, à l'évidence. Toujours sur
Wiki, j'apprends aussi que Pierre Bayard, l'auteur donc, est professeur
de littérature à l'université et psychanalyste. Je me disais aussi…
Du coup, j'ai commencé la Révolution française de Gaxotte.
Mercredi 26 juillet
Sept heures dix. – « Si si, Alphonse Daudet est un très grand écrivain, et un romancier bien supérieur à Flaubert. » Voilà
ce que m'assénait, hier ou avant-hier, Michel Desgranges, en
post-scriptum d'un himmel, et sans doute en réaction à ce que j'écrivais
dans mon billet de blog précédent. J'ai fait un saut, comme dirait Catherine. Daudet supérieur, et même bien supérieur, à Flaubert ? Allons donc ! Il est loin d'être mauvais, Alphonse, j'en conviens, et Tartarin sur les Alpes
reste d'une lecture réjouissante… mais tout de même ! Pour ne pas en
rester là, j'ai ressorti ce matin le volume “Omnibus” que je possède, et
qui contient entre autres Sapho, roman que je n'ai jamais lu et
que, à plusieurs reprises dans ses articles, Léon Daudet élève au
pinacle, ou pas très loin. Ce n'est pas mal, en effet ; sans doute un
peu mieux que pas mal même ; mais grand écrivain ? Bien supérieur à
Flaubert, dont on sent par ailleurs l'influence en de nombreux
paragraphes ? Non et non ! Je ne le trouve même pas supérieur à Zola, à
vrai dire, auquel il fait souvent penser également. Daudet est un peu
trop sage, un peu trop appliqué à lécher les “scènes à faire”. Et ses
personnages manquent cruellement de relief, de contours nets. Supérieur à
Goncourt ou à Vallès, d'accord. Mais pas à Flaubert, ça non ! Il va
falloir que Michel, chez qui je déjeune demain, s'explique un peu
là-dessus…
Vendredi 28 juillet
Sept heures dix.
– Excellente demi-journée, hier, chez les Desgranges, comme chaque fois
que je vais chez eux. J'ai eu la surprise de découvrir un Michel barbu,
si bien que ses allures habituelles de vieil aristocrate normand, façon
La Varende, prenaient tout à coup des reflets dostoïevskiens. Il m'a
offert l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien (celui qui a trouvé
la mort lors de l'éruption du Vésuve de 81), dans une très élégante
édition, en deux volumes cartonnés présentés sous coffret, que les
Belles Lettres ont publiée l'année dernière. Les deux tiers de chaque
page sont occupés par la traduction de Littré, et le tiers du bas, en
plus petits caractères et en rouge, par le texte latin. Du coup, depuis
ce matin, je suis plongé dans la lecture de la cosmogonie de Pline, qui
est parfois assez ébouriffante. Pour cette fois – je reviens à ma visite
desgrangienne –, nous n'avons qu'assez peu parlé de littérature, mais
surtout de séries télévisées et de musique, Michel ayant depuis peu
replongé dans la musique classique. Dès ce matin, j'ai commandé les Mémoires de Berlioz et le Monsieur Croche de Debussy. Côté télé, ont été également commandées la troisième saison de Penny Dreadful, série horrifique anglaise, ainsi que les deux premières saisons d'une autre série d'horreur, américaine celle-là : The Strain,
dont j'ignorais tout à fait l'existence. Les deux occuperont mes
soirées en septembre, lorsque Catherine m'abandonnera lâchement pour
aller festoyer durant une semaine avec ses filles et sa petite-fille, à
Saint-Malo.
– Depuis ce matin, le cercle de famille
s'est agrandi de deux poules, une rousse et une grise, que Catherine est
allée acheter à la jardinerie des hauts de Pacy. Pour l'instant on ne
les voit pas, le vendeur ayant expressément recommandé de les enfermer
dans leur poulailler (monté par Catherine hier) jusqu'à demain afin de
leur laisser le temps de se “déstresser”. À compter de demain matin,
elles auront droit au petit enclos grillagé qui prolonge le poulailler ;
et ce n'est qu'après-demain qu'elles pourront librement vaquer dans le
jardin. Comme il s'agit de poules de demi-luxe, nous les avons baptisées
Odette et Nana ; celle-ci étant bien entendu la rousse.
Samedi 29 juillet (anniversaire de Catherine)
Cinq heures.
– Normalement, suivant les recommandations du poulologue patenté,
Odette et Nana auraient dû passer cette seconde journée chez nous sans
encore sortir de l'enclos grillagé qui fait office de narthex à leur
asile de nuit (et de ponte, espère-t-on). Seulement, ce matin, lorsque
Catherine a ouvert le petit abattant de bois du dit poulailler (je
dormais encore), Golo s'est précipité sur l'enclos. Du coup, les deux
malheureuses se sont agitées inconsidérément, et, on ne sait trop
pourquoi (je suppose, comme chantait Brassens, qu'on avait dû la fermer
mal), la petite porte de l'enclos s'est ouverte ; voilà Odette et Nana
dans le jardin. Contrairement aux craintes de Catherine, elles ont par
la suite, après un petit tour d'inspection, très bien retrouvé le chemin
de leur home, où se trouvaient eau et nourriture, auxquelles
elles ont fait largement honneur. Depuis, le chat s'est complètement
désintéressé d'elles et elles semblent tout à fait acclimatées à ce qui
sera leur résidence jusqu'à ce qu'elles meurent de vieillesse (ou de
maladie), car il ne saurait bien entendu être question que nous les
zigouillassions pour les manger.
– Jeudi, Michel
Desgranges et moi-même nous demandions s'il ne vaudrait pas la peine de
lire (pour moi) ou de relire (pour lui) quelques romans de Pierre
Benoit, dont nous avions pu constater tous les deux que Léon Daudet
disait grand bien. Pour le savoir, j'ai commandé, reçu et lu Mademoiselle de La Ferté : c'est un roman très bien construit, fort honnêtement écrit mais tout à fait dispensable.
J'ai eu l'impression de me trouver face à une sorte de sous-Mauriac, ou
d'infra-Green. La seule chose qui y retient un tant soit peu
l'attention, c'est la manière fort subtile dont l'auteur suggère
l'attirance homosexuelle qui naît entre Anne de La Ferté et la jeune
veuve anglaise de l'homme qu'elle aurait dû épouser ; c'est bien peu. Je
crois bien que mes amours avec Pierre Benoit ne dureront pas plus que
cette journée.
Lundi 31 juillet
Sept heures et demie.
– Philip Roth m'emmerde. Voilà deux jours qu'il m'occupe, et il
m'emmerde : trop verbeux. Et son fameux humour me laisse assez froid. La
prochaine fois que j'aurai envie de lire un Roth, je reviendrai à
Josef. Poubelle jaune. Du coup, je suis passé à Debussy et à son Monsieur Croche, reçu ce matin.
–
Il y avait donc un mois que je n'avais rien écrit pour FD, et je
pensais vraiment que c'en était fini de cette collaboration. Or,
aujourd'hui, six feuillet pour enterrer Jeanne Moreau, et, demain matin,
quatre feuillets supplémentaires pour également enterrer un comédien de
télévision dont je n'ai que très vaguement entendu parler, et en tout
cas jamais vu jouer : Jean-Claude Bouillon. Les affaires reprennent,
donc.
– Hier, comme je m'étais mis, Dieu sait pourquoi,
à relire quelques vieux billets de mon blog, je me suis dit que, ma
mère n'ayant pas internet, mais “aimant beaucoup ce que je fais”, je
pourrais procéder pour la période 2013 – 2017 comme je l'ai fait pour
2008 – 2013, c'est-à-dire à une sélection des moins mauvaises de mes
petites productions, que je tâcherais ensuite d'ordonner de façon à en
faire un livre à peu près cohérent. Comme le premier s'appelait En territoire ennemi, ce second volet du diptyque pourrait s'intituler Retour au camp de base,
un titre qui implique d'éliminer la plupart de mes textes “polémiques”,
évidemment. Je pourrais toutefois en conserver quelques-uns, que je
regrouperais sous un sous-titre du genre : Escarmouches d'arrière-garde, ou quelque chose d'approchant.
Évidemment,
si je m'obstine dans cette idée, il n'est pas question que je présente
le produit fini aux Belles Lettres, à qui j'ai assez fait perdre
d'argent comme cela, avec mes deux précédentes et malheureuses
tentatives. Je me contenterai d'une ordinaire blurberie, que je ferai tirer à trois quatre exemplaires sans même mettre le livre en vente publique, et ça ira très bien comme cela.
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