À L'HEURE HISPANIQUE
Jeudi 1er juin
Sept heures et demie. – En principe, ce mois-ci, il n'est pas prévu que nous bougions de la maison, et c'est tant mieux, au moins pour nos finances. Le prochain “échappement libre” devrait avoir lieu la première semaine de juillet, lorsque nous irons passer trois jours dans les Landes avec mon frère et sa femme (et probablement leur fille benjamine). Comme c'est très loin et que je n'ai plus envie de faire des trajets de sept cents kilomètres d'une seule traite, nous avons prévu une étape à Rochefort, à l'aller, et dans un château des environs de Poitiers au retour ; si bien que, finalement, nous serons partis six jours. Ensuite, plus aucun mouvement de troupes jusqu'à la fin de l'été, saison très propice aux pigistes en embuscade puisque, à FD comme ailleurs, la moitié de la rédaction sera absente en juillet et l'autre en août.
– Passé l'essentiel de la journée à lire La Régente : après deux cents pages (sur sept cent cinquante), il ne s'est toujours rien passé, ce qui n'empêche pas le roman d'être très prenant ; j'y reviendrai sans doute.
Vendredi 2 juin
Sept heures et demie. – Vargas Llosa a bien raison, lui qui affirme que La Régente est le meilleur roman espagnol du XIXe siècle. En réalité, mes piètres lumières en cette matière particulière ne me permettent pas d'affirmer que c'est le meilleur, mais c'est en tout cas un excellent roman. S'il n'était déjà pris, Leopoldo Alas aurait pu l'intituler Scènes de la vie de province, puisque c'est de cela qu'il s'agit : la peinture, à la fin du siècle, de la “bonne” société (y compris ses domestiques, plus quelques coups de projecteur sur les pauvres) de Vetusta, une ville de province espagnole dont on nous dit que le modèle serait Oviedo, lieu natal de l'auteur. L'Église y est évidemment très présente, elle est même, dans son ensemble, l'un des pivots de ce roman sans véritable intrigue. Notamment par la personne du Magistral, don Fermín De Pas, on lorgne du côté du Zola de La Conquête de Plassans, avec une brusque embardée, au milieu des 750 pages, vers celui de La Faute de l'abbé Mouret ; mais un Zola qui aurait hérité de l'humour d'un Dickens, avec un brin de cruauté flaubertienne. Par moment, on songe aussi à une sorte de pré-Proust que l'on aurait plongé dans un milieu fortement clérical (et, bien entendu, également anticlérical, l'un n'allant jamais sans l'autre au XIXe). C'est une lecture très agréable, facile et coulant de source, malgré une construction plus subtile qu'il n'y paraît d'abord et mettant en scène un grand nombre de personnages. On pourrait reprocher à Alas un certain statisme dans les caractères, qui semblent ne pas devoir évoluer du début jusqu'à la fin ; je dis “semblent” car, venant à peine d'atteindre la mi-roman, il est possible qu'il me réserve quelques surprises. Mais ce sont des caractères bien dessinés, parfaitement individualisés, et baignant constamment dans une sorte de tendresse malicieuse, qui pourrait bien être la marque de cet écrivain.
Samedi 3 juin
Six heures et demie. – Heure traditionnelle d'arrivée dans ce journal, les samedis soirs où la messe a lieu en l'église du Plessis : pour une raison qui, avec le temps m'échappe un peu, cela entraîne automatiquement un apéritif surnuméraire. En réalité, je sais très bien la raison : c'est que j'ai pris l'habitude, attendant le retour de Catherine, de me servir un verre en écoutant de la musique, et qu'elle se joint à moi lorsqu'elle revient. À première vue, aucun rapport avec le fait de venir plus tôt écrire ici ; mais en fait, si : comme Catherine n'arrive guère avant huit heures moins le quart (une heure de messe puis une dizaine de minutes pour ramener chez elles les trois ou quatre vieilles dames que Catherine passe prendre en voiture : ce qu'elle appelle sa “tournée des mamies”), il convient pour moi de ne pas commencer à boire trop tôt, si je ne veux pas être à demi-ivre au retour de la paroissienne ; d'où la nécessité de m'occuper. C'est ainsi que, avant de venir m'assoir devant ce clavier (ou derrière, je ne saurai jamais), je me suis taillé la barbe. (Je sens que cette entrée va battre des records d'intérêt.)
– Contrairement à ce que j'ai affirmé à Catherine, avec un aplomb dont je devrais probablement rougir si j'étais doté de la moindre trace de conscience, je n'ai même pas fait mine, aujourd'hui, de m'intéresser à la documentation qui doit m'aider à briser un dernier destin pour le hors-série en cours. À la place, j'ai poursuivi la lecture de La Régente : le roman est affligé d'un gros trou d'air d'une cinquantaine de pages, aux environ de la quatre-centième. Puis, l'auteur semble se ressaisir et l'intérêt renaît. C'est égal : si vraiment ce roman est le meilleur de tout le XIXe siècle espagnol, je comprends pourquoi on ne parle pas davantage des autres romanciers ibériques pour la période. Elle est très bien, cette Régente, mais en aucun cas elle ne saurait se mesurer avec les grands romans français, russes ou anglais de son siècle.
Lundi 5 juin
Sept heures vingt. – À quoi bon m'entêter à ce journal, si c'est pour n'y plus noter que les titres des livres que je lis, assortis de deux ou trois lignes de commentaire ? Or, je ne vois pas bien ce que je pourrais y consigner d'autre, dans la mesure où – effet de la retraite ? – j'ai l'impression que mon univers se rétrécit de plus en plus – sans que je m'en plaigne d'ailleurs. Hormis nos courtes escapades ici ou là, je ne sors plus, ne vois plus que trois ou quatre personnes, et encore : de loin en loin. J'ai aussi perdu toute espèce de curiosité pour ce qu'on appelle l'actualité : le monde ne m'intéresse pas, ce qui s'y passe encore moins ; quant à la France, je la considère comme perdue de façon irréversible et, par conséquent, j'ai également cessé de m'intéresser à ce qui peut s'y produire ou non. Que reste-t-il dans ces conditions, hors les livres ? Oui, il y a aussi les petits articles que je continue à écrire pour FD (dix mille signes ce matin…) ; mais eux n'ont jamais présenté le moindre intérêt, et ce n'est pas maintenant qu'ils risquent d'en acquérir un. Du reste, je sens que cette occupation-là ne tardera guère, elle non plus, à s'interrompre.
– Eh bien, revenons donc aux fiches de lecture, si tel est mon lot. J'ai fini La Régente hier. Contrairement à ce que je disais voilà quelques jours (ici ou sur le blog ? Je ne sais plus), le roman comporte bel et bien une “intrigue”. Seulement, elle ne commence à apparaître que vers la moitié du livre, toute la première partie étant, en quelque sorte, une gigantesque exposition du cadre et des différents personnages qui s'y meuvent, ou plutôt s'y engluent. Ensuite, on assiste à la mise en place d'un classique triangle amoureux, où deux hommes se disputent les faveurs d'une femme mariée et, a priori, fidèle (la fameuse Régente) ; pas si classique que cela, d'ailleurs, ce triangle, puisque l'un des deux hommes n'est autre que le confesseur de la dame (le Magistral). C'est une mise en place très lente, très subtilement graduée, qui est l'occasion d'une plongée profonde dans le cœur et le cerveau de deux d'entre ces trois, la Régente et le Magistral. Avec, finalement, un dénouement très rapide, en forme d'explosion, ou de paroxysme brusquement dénoué – bref : d'orgasme.
Aujourd'hui, j'ai consacré tout mon temps (hormis les dix mille signes dont je parlais) à Tirano Banderas, le roman grimaçant et superbe de l'Espagnol Valle-Inclán. Demain, je vais probablement faire retour en Amérique latine, avec La Danse sacrale d'Alejo Carpentier. Au passage, je me demande bien pourquoi on a traduit ainsi le titre de ce roman, dans la mesure où l'original s'intitule Le Sacre du printemps ; c'est-à-dire l'équivalent espagnol du Sacre en question. Serait-ce une histoire de droits à payer aux héritiers de Stravinski ?
Mercredi 7 juin
Sept heures dix. – J'ai fait preuve aujourd'hui d'une activité qui m'a étonné moi-même. Notamment par ce courage que j'ai eu de m'attaquer enfin aux écuries d'Augias, à savoir ce bureau où je suis. Car l'état des rayonnages des diverses bibliothèques ne permettait plus de surseoir à un sévère nettoiement, dans la mesure où, après avoir empilé des livres devant ceux qui étaient proprement alignés, j'en suis arrivé au stade où il n'y a même plus de place pour empiler nulle part – sauf au sol, et encore : pas beaucoup. Comme je ne dispose plus nulle part de murs vacants pour y apposer de nouvelles bibliothèques, il fallait bien se résoudre à faire le vide. Cela tombe bien : je n'ai jamais fait partie de ces gens qui ne peuvent admettre de jeter un livre à la poubelle. J'ai décidé de commencer par un premier toilettage, c'est-à-dire de prendre les bibliothèques une par une et d'y opérer une sélection destinée à éliminer les livres qui ne m'ont pas vraiment plu, ou dont, même en ne les ayant pas trouvés inintéressants, je sais très bien que je ne les rouvrirai jamais. Sur les deux bibliothèques réservées aux littératures étrangères, j'en ai “épuré” une et demie. Résultat : quatre cartons de “rejetés”, dont deux sont déjà partis pour la solution finale, savoir la déchetterie. Je vais finir d'expulser les étrangers demain, avant de m'attaquer aux bibliothèques d'histoire, puis de littérature française, etc. Bien entendu, il est fort probable que la sélection sera plus sévère dans telle partie que dans telle autre, ce qui fait que, à la fin, un reclassement général sera sans doute indispensable. Je n'en suis pas là.
Comme si une telle agitation ne suffisait pas, j'ai ensuite, retour de la déchetterie, empoigné la tondeuse et ratiboisé le jardin. Juste avant, j'avais commandé deux documentations, mes Puissances tutélaires m'ayant ce matin enjoint de briser deux destins supplémentaires. Tout cela aurait mérité sans doute un modeste apéritif : j'ai eu l'héroïsme de m'en passer, je me demande encore pourquoi.
– Continué à lire La Danse sacrale, mais moins qu'escompté, pour les raisons que je viens de dire. Entretemps, sont arrivés dans la boîte aux lettres Juan Rulfo et Ernesto Sábato ; qui ont sagement pris leur tour dans la file d'attente.
Jeudi 8 juin
Sept heures et demie. – À peine moins actif qu'hier (le “moins” vient de ce que la pelouse n'avait pas assez poussé durant la nuit pour que je la retonde, comme disait Foch en signant l'armistice) : j'ai brisé un destin en sept mille signes (celui de David Carradine, l'homme qui, suite à un défaut de prononciation, a confondu bandaison et pendaison) dès potron-minet, j'ai continué à jouer les officiers nazis en envoyant quelques dizaines de livres au crématoire (où je les ai moi-même conduits) et j'ai presque terminé La Danse sacrale de Carpentier, dont les sympathies pro-castristes ne parviennent même pas à gâter le magnifique roman. Je n'aurai pas volé ma séance de télévision. Au programme ce soir : le premier épisode de la deuxième saison de Prison break (DVD), puis deux épisodes de Westworld (TV), la série “dérivée” du film des années soixante-dix avec Yul Brynner : Mondwest. Le tout avec, à l'entracte, une coupe de fraises mûres à point, généreusement recouvertes d'une crème que Catherine vient tout juste de fouetter. La soirée devrait être supportable.
Lundi 12 juin
Sept heures dix. – En début d'après-midi, j'ai empli un grand carton avec les cent trente ou cent quarante livres “alimentaires” (on a fort bien mangé, merci) que j'ai écrits durant un peu plus de vingt ans ; tous ces livres non écrits. À la déchetterie, tandis que je les lançais par poignées de trois ou quatre dans le grand bac destiné à recevoir les œuvres mortes, j'avais l'impression d'un allègement considérable, d'une sorte de revirginisation. Nous nous sommes, eux et moi, séparés sans regrets, sans le moindre regard en arrière.
– Samedi, journée passée avec Rémi Usseil, fort agréable comme chaque fois. Il commence à songer sérieusement (je le crois, du moins) à revenir vers son domaine d'élection, l'histoire et la littérature médiévales, et à tenter de placer des articles soit dans des revues plus ou moins spécialisées, soit dans des magazines plus grand public, tels L'Express, le Nouvel Obs, etc. Il m'a semblé que les conseils que je pouvais lui donner, pour y parvenir, étaient bien minces et pauvres. Il est reparti d'ici les bras chargés de livres, ceux que j'avais mis de côté pour lui, parmi ceux que je n'entendais pas conserver, pensant qu'ils pourraient éventuellement l'intéresser. Si ce n'est pas le cas, sa mission consiste à les mettre lui-même dans une grande poubelle à couvercle jaune.
– Je n'ai rigoureusement rien à dire à propos des résultats électoraux d'hier : je crois bien que, depuis mes 18 ans, c'est la première fois que je m'en fous à ce point.
Mercredi 14 juin
Sept heures et demie. – Finalement, après des mois d'hésitations, de revirements, de tractations, il semblerait que Catherine et ses deux filles vont aller passer une semaine au sud de la Corse durant la première quinzaine d'octobre. (Elles sont passées successivement par la Grèce (projet initial), l'Espagne, le Portugal, la Crète et j'en oublie sûrement.) Du coup, il est probable que, pour me récompenser de n'avoir pas bougé d'ici durant tout l'été et d'y avoir travaillé d'arrache-pied pour FD (du moins je l'espère), nous irons, début septembre, passer tous les deux quelques jours en Auvergne, probablement ici.
– Tout à l'heure, message d'alerte de cet ordinateur : la batterie de ma souris sans fil était “très faible” et menaçait de rendre l'âme d'un instant à l'autre, si je ne la connectais pas séance tenante à son “port USB” ; port USB qui, bien entendu, ne se trouvait dans aucun des tiroirs que je fouillai aussitôt. Commander un “port” me fut facile, et je m'apprêtais à m'en glorifier lorsque, ouvrant le seul tiroir qui ne l'avait pas encore été, j'y découvris, au premier plan, n'attendant que moi, le port en question. À la même seconde, comme dans une mauvaise pièce de boulevard, Catherine faisait irruption dans la Case, brandissant un autre port exactement semblable. Il n'y avait plus qu'à annuler la commande qui venait tout juste d'être passée : chose plus facile à dire qu'à exécuter, puisque, bien entendu, j'avais oublié mon mot de passe chez Apple Store. Il a donc fallu suivre des méandres absurdes pour en créer un nouveau (que j'ai noté…), avant de pouvoir finalement annuler cette fucking commande précipitée. Il m'a semblé que toutes ces agitations idiotes méritaient que nous lichassions le fond de la bouteille de Glenlivet qui se morfondait dans l'arrière-cuisine – ce que nous fîmes.
Vendredi 16 juin
Huit heures moins le quart. – Ce qu'on a appelé la blogosphère (que j'avais, pour mon usage personnel rebaptisée la blogoboule) est en train de mourir de sa belle mort, si tant est qu'il y en ait de belles. Que ce soit à gauche ou à droite, c'est un territoire exsangue, un champ de ruines que nul n'a envie de visiter. Il ne reste plus de vraiment amusant que le blog de ce pauvre Juan, ex-Sarkofrance, qui se convulse d'autant plus frénétiquement qu'il s'agit pour lui de masquer le fait qu'il est et a toujours été “macron-compatible” ; il devait même déjà l'être avant la naissance de l'actuel président de la République. Mais, en l'occurrence, l'élément vraiment comique (et vivant : il faut le reconnaître) ce n'est pas lui, mais l'espèce de maison de retraite mâtinée d'hôpital psychiatrique que constitue l'ensemble de ses commentateurs (dont moi…), révolutionnaires flamboyants dont la moyenne d'âge doit dépasser les 70 ans.
– Ma souris sans fil a retrouvé une impeccable jeunesse, je n'en suis pas peu fier : j'ai un peu l'impression d'être son père.
– Pour ce qui est du feuilleton de Catherine et ses filles, il semble que l'on se dirige vers une semaine dans un hôtel du Pays basque espagnol. J'ai hâte d'être à l'option de demain.
Dimanche 18 juin
Sept heures vingt. – Rapide passage ici, uniquement pour y noter que je n'ai rien à y noter : je ne vais tout de même pas parler chaque jour de ce que j'ai lu depuis le matin, tout de même ! Cela étant, la trilogie romanesque de Sábato est vraiment remarquable, excitante, étrange. Du coup, je viens de commander deux autres livres de lui, l'un étant un long entretien avec Borges. Curieux, d'ailleurs, quand on y songe, l'idée de cette rencontre entre l'écrivain aveugle et l'auteur du Rapport sur les aveugles, destiné lui-même à le devenir quelques années plus tard.
– Désintérêt complet pour ces élections législatives en train de s'achever. Il va sans dire que je ne suis pas allé voter ; Catherine non plus, d'ailleurs, alors qu'elle s'était rendue à la mairie dimanche dernier. « Il fait trop chaud… », fut sa motivation politique, ou en tout cas son explication.
Mercredi 21 juin
Sept heures vingt. – Je ne sais plus à la suite de quelle tortueuse association d'idées, je me suis retrouvé sur la page Amazon consacrée à En territoire ennemi. Toujours est-il que j'y découvre alors que l'ouvrage en question, au lieu des six qu'il a depuis environ trois ans, possède désormais sept commentaires. Naturellement, c'est avec une avidité certaine que je me suis précipité sur le nouvel arrivant ; et j'ai lu ceci, dû à la plume d'une certaine Leslie Grunberg : « Livre incroyablement complet, fouillé. Que l'on aime ou pas le tango, c'est un livre romanesque tant les occurrences font rêver. Bravo aux 3 auteurs !!!! » Certes, je ne nie pas qu'En territoire ennemi soit complet et fouillé : j'aurais mauvaise grâce. J'admets volontiers que l'amour qu'on éprouve ou non pour le tango ne devrait pas influer sur le jugement de ses lecteurs. Je suis en outre tout prêt à reconnaître que ses occurrences font rêver. L'alternative qui m'angoisse est la suivante : cette brave et enthousiaste Leslie a-t-elle chroniqué un livre tout en en ayant lu un autre, ou bien suis-je réellement trois auteurs à moi seul ? Je crois qu'il va être temps d'arrêter les romanciers sud-américains.
– Je lis depuis hier La ville et les chiens, de Vargas Llosa, qui m'enthousiasme moins que Conversation à La Catedral. J'ai aussi rapidement feuilleté le livre reproduisant plusieurs entretiens de 1974 entre Jorge Luis Borges et Ernesto Sábato : l'ensemble est rien moins que passionnant (le volume est parti directement dans l'enfer de la poubelle jaune), mais j'y ai appris avec un léger sursaut que les deux écrivains étaient d'accord pour placer la seconde partie de Don Quichotte assez nettement au-dessus de la première : choc pour moi, qui, lors de mes trois ou quatre tentatives, n'ai jamais réussi à aller au-delà de cette première partie. J'ai donc ressorti le volume, en me promettant de retenter l'aventure, cette fois sans relire la première partie (mais, en écrivant cela, je me demande si ce n'est pas déjà ce que j'ai fait la dernière fois, et sans succès).
– J'avais encore deux ou trois bricoles à noter ici, mais ce bureau est en train de virer au sauna et je vais m'interrompre avant d'être totalement liquide. En tout cas, la dénomination habituelle de La Case n'aura jamais été aussi méritée que depuis ces derniers jours, où le thermomètre dépasse les 35° chaque après-midi : j'ai l'impression de me transformer en écrivain africain ; en scribe de brousse ; en nègre au carré.
Jeudi 22 juin
Sept heures vingt. – Contrairement à celle du chômage sous François II, la courbe des températures s'est brusquement inversée en milieu d'après-midi : au lieu de 37° hier, nous avons à peine franchi la barre des 30, et il souffle désormais un petit vent à l'agréable fraîcheur, qui permet d'aérer rapidement toutes les pièces de la maison, en en ouvrant les fenêtres et laissant les portes ouvertes. Bref : d'africaine qu'elle était depuis cinq ou six jours, l'atmosphère est redevenue civilisée.
– J'ai abandonné au bout de 300 pages La ville et les chiens de Vargas Llosa, roman un peu trop ennuyeux pour ses 560 pages, et, pas découragé, commencé La maison verte, du même. En réalité, j'avais inauguré ma matinée avec le prologue et le premier chapitre de la seconde partie du Quichotte, mais je me suis interrompu pour demander par himmel à Carlos s'il ne pourrait pas me conseiller une traduction un peu plus moderne que celle des sieurs Oudin et de Rosset, qui sent un peu beaucoup son XVIIe siècle, même toilettée par Jean Cassou pour la Pléiade. Ce n'est pas qu'il s'agisse d'une langue désagréable, au contraire ; mais elle finit par faire plus ou moins écran entre le texte et son lecteur du XXIe siècle. De plus, je soupçonne ces deux personnages d'avoir adapté Cervantès au fameux “goût français”, sans trop craindre de s'éloigner de son original. On va voir ce que Carlos m'en dira.
Samedi 24 juin
Sept heures vingt. – J'échange depuis deux jours des zimmels avec mon ami “historique” Carlos. Comme nous y parlons beaucoup de ces écrivains sud-américains que j'ai découverts grâce à lui et que je relis depuis quelques semaines, il m'a semblé qu'il pourrait être intéressant de reproduire cet échange ici ; avec son plein accord bien entendu et en y supprimant les quelques passages plus personnels qui ne concernent que lui et moi.
Mon cher Carlos,
Je
lisais hier, dans les entretiens enregistrés en 1974 par Borges et
Sábato (qui, entre parenthèses, m’ont semblé bien décevants) que tous
les deux étaient d’accord pour trouver la seconde partie du Quichotte
supérieure à la première : pour un lecteur de mon acabit, qui a dû lire
trois fois la première partie mais n’est jamais venu à bout de la
seconde (sans d’ailleurs être capable de dire pourquoi), il y avait là
un défi !
J’ai
donc ressorti mon vieux volume de Pléiade, avec la ferme intention de
m’attaquer sérieusement à cette maudite deuxième partie qui me résiste
depuis trente ans (au moins). Et, après avoir lu le prologue et le
premier chapitre, je me suis soudain demandé si je ne devrais pas, pour
mettre toutes les chances de mon côté, laisser tomber la traduction
classique Oudin/Rosset au profit d’une plus « moderne ». C’est pourquoi
je me tourne vers le spécialiste que tu es : penses-tu qu’il vaille la
peine d’acquérir une autre traduction que celle-là, et si oui laquelle ?
Sinon,
comme tu l’auras peut-être vu si tu continues à fréquenter mon blog, je
me suis lancé dans une vaste relecture de tous les grands
Sud-Américains que j’ai découverts grâce à toi, il y a de cela quarante
ans. Cela m’a valu une mauvaise surprise (Cent ans de solitude) et plusieurs bonnes, en particulier tous les romans d'Alejo Carpentier et la Conversation à La Catedral (nouvelle orthographe du titre en français…) de Vargas Llosa. Mais aussi la Marelle de Cortázar ou encore La Vie brève d’Onetti.
Pendant
que j’y étais, j’ai élargi le cercle avec Sábato (sa « trilogie
romanesque »), dont je crois bien n’avoir rien lu du tout à l’époque, et
fait une rapide incursion en Espagne, en relisant Tirano Banderas,
ainsi qu’un romancier dont je crois bien n’avoir jamais entendu parler,
ni par ton père ni par toi (mais qui peut être sûr ?) : Leopoldo Alas,
dont j’ai lu La Régente avec beaucoup de plaisir et d’intérêt.
Tout cela pour en revenir aux fondations essentielles, c’est-à-dire au Quichotte : je le mets de côté en attendant ton avis éclairé…
Amitié,
Didier
Cher Maître,
commençons par répondre à la question posée : il existe une traduction du Quichotte,
contemporaine et qui traduit le texte, ce qui n'était pas le cas des
anciennes qui le transposaient, le coupaient, le mettaient au goût du
lecteur français, etc. C'est la traduction d'Aline Schulman, publiée au
Seuil, c'est en poche, point-Seuil. J'ai eu l'occasion de la lire et de
travailler dessus l'année où le Quichotte était au programme des
Math-Spé. Je trouve qu'elle se lit bien, ne trahit jamais le texte et en
rend bien le "ton". C'est, pour moi, la seule traduction acceptable en
français.
Je
lis évidemment régulièrement ton blog, et cela m'a amusé de te voir te
replonger dans les auteurs latino-américains parce que c'est exactement
ce que j'ai fait l'année dernière ; un critique quelconque prétendait
dans El País qu'on ne pouvait plus relire Marelle de
Cortázar, que c'était complétement dépassé ; comme j'en avais un bon
souvenir je l'ai relu et ai trouvé que le critique était un crétin, j'ai
eu grand plaisir à la relecture et ai enchaîné sur Onetti, Carpentier,
José Donoso, Sábato et García Márquez dont Cent ans de solitude m'est tombé des mains au bout de 50 pages... Pour la Régente,
mon père l'avait lu et l'aimait beaucoup, mais en Espagne on appelle
l'auteur par son surnom (pseudo pour la presse, je crois), Clarín, si
mon père en a parlé il a forcément parlé de Clarín et pas de Leopoldo
Alas. Son deuxième roman, Le fils unique, est pas mal aussi, mais un peu décevant après La Regenta.
Si
tu veux continuer à dépenser ta maigre retraite en compagnie de
latino-américains, tu devrais aller voir du côté de Augusto Monterroso
(guatémaltèque réfugié au Mexique et maintenant décédé), récits courts
d'un humour anglo-saxon, et mes trois préférés du moment : Juan Villoro
(Mexique); Ricardo Piglia (nouvelles et romans, et surtout son Journal
qu'il a publié comme s'il s'agissait du journal d'un personnage qui
apparait dans quelques-uns de ses romans : on y suit, de l'intérieur, la
vie intellectuelle et politique de l'Argentine de la fin des années 50
aux années 90) et Sergio Pitol dont on vient de traduire un choix de
nouvelles : La panthère et autres contes, édition de la Baconnière (2017), certaines me semblent d'une qualité à faire pâlir Cortázar ; voir aussi de lui L'art de la fugue et Le voyage....
Et
je garde le meilleur pour la fin : j'ai acheté ton roman.... j'attends
pour le lire d'avoir l'esprit libre et le temps pour le lire sans
interruption et ce n'est guère le cas car […]
Tu
excuseras les fautes d'accents, mais je suis parti trois jours à
Barcelone pour souffler un peu et je tape sur un clavier espagnol.
A très bientôt
Amitié
Carlos
Mon cher Carlos,
Mon
œil avait été attiré par la traduction de Mme Schulman, je suis donc
bien aise que tu confirmes ce choix : je vais commander le second tome,
c’est-à-dire celui de la partie que je veux lire. En passant, j’aimerais
bien savoir si tu souscris au jugement de Borges et Sábato, lorsqu’ils
disent que la seconde partie est littérairement supérieure à la première
: après tout, c’est toi, le quichottologue…
Je
trouve non seulement amusante mais tout à fait satisfaisante cette
concordance entre nous à propos de nos “grands Sud-Américains”. Si j’ai
fait montre d’un peu plus de résistance que toi avec Cent ans de solitude (150 pages au lieu de 50), je te rejoins tout à fait au sujet de Marelle :
je craignais de trouver très artificiel et un peu vain le découpage si
particulier du roman, mais j’y ai pris un très grand plaisir, peut-être
plus profond que lors de ma lointaine première lecture. En revanche, pas
plus que la première fois, je n’ai été capable de lire L’Obscène Oiseau de la nuit,
dont je n’ai pas dû dépasser la cinquantième page : voilà un roman qui
se refuse absolument à moi, dirait-on. Pour ce qui est de Carpentier, je
me souvenais d’avoir été fort impressionné par Le Partage des eaux, et je l’ai de nouveau été cette fois-ci. Par contre, tout en sachant que je les avais lus, il ne me restait à peu près rien du Siècle des lumières ni du Recours de la méthode, qui sont pourtant, dans leurs genres respectifs, d’aussi grands romans que le premier cité.
Celui qui, en ce moment même, me pose un problème, c’est Vargas Llosa : là encore, je n’avais lu de lui, à l’époque, que Conversation à La Catedral,
et j’en gardais un souvenir très flou mais tout à fait positif, qui m’a
poussé à le relire : éblouissement ! Emporté par l’enthousiasme, j’en
ai aussitôt acheté trois autres ; et, là, mon enthousiasme est retombé.
Pour ce qui est de La Ville et les Chiens,
j’ai jeté l’éponge au bout de 300 pages (sur plus de 500), le trouvant
artificiellement compliqué dans sa construction, dans ses sautes
syntaxiques, etc. Ne voulant pas m’avouer vaincu, j’ai commencé hier La Maison verte,
et je sens déjà, après environ 80 pages, que celui-là non plus je ne le
terminerai sans doute pas, pour des raisons à peu près identiques.
Sinon,
je me suis empressé de noter les noms des trois ou quatre autres
écrivains que tu me jettes en pâture et irai voir un peu de quoi il
retourne dès que j’en aurai terminé avec ce himmel, ce qui ne devrait plus tarder, rassure-toi.
À
propos d’Augustin Goux, sauf erreur de ma part, il n’est pas de ma
famille. Mais au fond, qui sait ? Après tout, mon grand-père, Maurice
Goux, était né à Charenton, ce qui faisait de lui un parisien. Or, je
crois savoir qu’il n’était pas fils unique. En revanche, lui venait du
Doubs et non d’Alsace. Quant à mon pauvre roman, si jamais tu le lis, tu
auras l’insigne honneur de devenir membre du club le plus fermé qui
soit : celui des gens… qui ont lu mon roman. Cela étant, je serais bien
aise de recueillir ton avis à son sujet (un vrai avis, bien entendu :
pas des louanges convenues…), mais ce n’est nullement une obligation
évidemment.
Sur ce, je vais aller commander quelques livres, à commencer par le Quichotte.
Amitiés,
Didier
P.S. : Dans la mesure où notre échange s’insère parfaitement dans mon “paysage intellectuel” de ce mois-ci, j’aimerais, avec ta permission, le joindre à mon journal de juin. Il va de soi que 1) je supprimerais les paragraphes “intimes” ; 2) je te rajouterais tes accents manquants.
Didier
Cher Maître,
en
effet, il est est curieux – mais peut-être pas tant que cela – que nous
retrouvions plaisir aux mêmes lectures et laissions tomber les mêmes, je
n'ai pas relu, non plus, Donoso jusqu'au bout. Vargas Llosa est un
autre problème, Conversation m'avait intéressé à l'époque, ainsi que Tante Julia et le scribouillard,
pour des raisons différentes, mais je n'arrive pas à lire ou relire
Vargas LLosa : impression d'une écriture figée, trop calculée et qui ne
m'apporte ni plaisir esthétique ni plaisir intellectuel ; tout le
contraire de Carpentier dont tout me procure du plaisir.
Je ne sais pas si je préfère la deuxième partie du Quichotte
à la première, mais il est vrai qu'elle me semble littérairement plus
élaborée, plus subtile, avec des interactions entre le personnage, le
narrateur, l'auteur et le lecteur qui sont d'une étonnante modernité.
[…]
Sans
aucun rapport : il est prévu que j'aille cet été au Canada, Felisa a
fait un échange d'appartements à Montréal et à Toronto.
A bientôt
Amitiés
Carlos
Cher grand voyageur,
Pour parler d’autre chose, j’ai reçu tout à l’heure au courrier La Panthère et autres contes, du señor Pitol. J’ai aussi acheté La Ville absente, de Piglia ; dont il semble bien, en revanche, que son journal n’ait pas été encore traduit.
Il me reste à te souhaiter un bon voyage canadien !
Amitiés,
Didier
P.S. : tu ne me dis pas si tu m’autorises à reproduire notre échange dans mon journal de ce mois-ci…
– Après avoir beaucoup aimé sa pentalogie, La Grande Intrigue, et plus encore peut-être la trilogie de L'Écriture du monde, je vais maintenant de déception en déception avec François Taillandier. D'abord à cause des Nuits Racine, qui m'a paru inabouti, mais avec des parties intéressantes, et plus encore aujourd'hui avec Anielka, roman très ennuyeux et raté (ce n'est pas un pléonasme : il y a des romans réussis et ennuyeux, et d'autres qui sont ratés mais passionnants). Ces deux derniers viennent d'ailleurs de subir l'enfer de la poubelle au couvercle jaune.
Dimanche 25 juin
Onze heures (du matin…). – Les gens qui se révèlent plus cultivés que soi, et même très nettement plus cultivés, ne sont pas forcément des personnes ayant lu davantage (même si c'est souvent le cas, néanmoins) : ce sont d'abord des gens qui ont mieux compris, et surtout plus retenu, ce qu'ils ont lu – ceci étant sans doute la conséquence directe de cela.
– J'ai reçu hier le premier des trois auteurs sud-américains dont Carlos (voir l'échange ci-dessus) m'a révélé l'existence : Sergio Pitol. J'ai commencé par lire la copieuse préface d'Enrique Vila-Matas, sorte de faux journal où il parle de ses rencontres, réelles et épistolaires, avec l'auteur – rencontres qui pourraient tout aussi bien être fictive, ou au moins “réinventées”. Du coup, je me suis aperçu que, tout en ayant assez souvent entendu parler de lui, je n'avais jamais rien lu de ce Barcelonais, qui écrit et publie pourtant depuis plus de quarante ans. J'ai donc adressé un nouvel himmel à Carlos, pour lui demander ce qu'il en pensait, et s'il pouvait éventuellement me suggérer un titre ou deux par quoi commencer. C'est-à-dire que, à quarante ans d'intervalle, je me suis retrouvé exactement dans la situation où nous étions alors, lycéens puis étudiants (fort peu étudiant, en ce qui me concerne…), quand il m'initiait aux diverses littérature hispaniques : j'en ai souri.
– Ce qui ne me fait pas sourire, et même m'agace dans des proportions si démesurées qu'on frise le ridicule, c'est de constater la mutation typographique qui s'est produite dans ce journal, depuis que j'y ai inséré les zimmels de Carlos et les miens. Heureusement, le mois est bientôt terminé.
(On pourra constater, en relisant les deux précédents paragraphes, que le mot que j'ai forgé à mon usage exclusif pour désigner les courriers électroniques, himmel, a un pluriel tout à fait irrégulier, et même étrange, puisque, se multipliant, il perd son H initial au profit d'un Z, dont à la réflexion je trouve le surgissement vaguement inquiétant.)
Lundi 26 juin
Trois heures et demie. – Je crois savoir ce qui me différencie de Renaud Camus, pour ce qui est de ce Grand Remplacement, que par ailleurs je persiste à trouver mal nommé, peu heureux dans sa formulation ; mais qu'importe. Cela m'a sauté aux yeux en repensant à cette sentence de Fernando Pessoa, qui m'a tellement frappé quand je suis retombé sur elle que j'en ai fait le nouvel exergue du blog : « Je ne suis pas pessimiste, je suis triste. » Notre différence est là, je crois : Camus est pessimiste et je suis triste. Le pessimiste pense que les choses vont mal tourner, qu'elles sont en train de mal tourner, tandis que l'autre est triste de ce qui est déjà advenu et contre quoi on ne peut plus rien puisque nul ne peut faire revivre ce qui est mort. Autrement dit, par comparaison entre eux deux, parce qu'il pense qu'il y a encore place pour le combat, même si les chances de vaincre s'amenuisent un peu chaque matin, le pessimiste fait quand même preuve d'une certaine forme d'optimisme, par rapport à celui qui est entré dans une large tristesse grise, étale. Bien entendu, le pessimisme n'empêche nullement la tristesse, mais d'une certaine façon il la contient, l'empêche de se propager trop vite et de tout submerger. Maintenant, il faudrait voir si la tristesse dont je parle ici ne s'accompagnerait pas, en dessous, d'une espèce de soulagement lâche (puisqu'il n'y a plus rien à faire, restons chez nous et fermons les yeux en attendant la mort, ou quelque chose d'approchant).
Jeudi 29 juin
Sept heures et demie. –J'ai commencé ce mois avec des lectures nettement hispaniques (je viens d'aller vérifier), je le termine avec Taillandier, Boèce et Éginhard, ce qui n'était nullement prévu à mon programme, si tant est que j'aie un programme. J'ai terminé en début d'après-midi La Croix et le Croissant, deuxième volume de la trilogie de l'Auvergnat (Taillandier est de Clermont-Ferrand, comme Renaud Camus), qui va des débuts de la catastrophe mahométane à la mort de Charles Martel. Avant de commencer le troisième, situé à l'époque de l'empire carolingien, j'ai ouvert La Vie de Charlemagne d'Éginhard, dont j'ai lu environ la moitié (c'est très court : pas plus d'une cinquantaine de pages) ; quant à Boèce, j'ai lu ces jours derniers les trois premiers livres de sa Consolation, et il n'est pas impossible que j'en reste là. Ensuite, je vais probablement retourner vers mes hispaniques puisque, sous l'impulsion de Carlos, j'ai deux ou trois “Sudam” sous le coude, ainsi que l'Espagnol Vila-Matas. Après cela, j'aurai le choix entre l'Angleterre, avec Trollope (recommandé par le père B.) et un Italien contemporain dont le nom m'échappe totalement, qui a écrit un gros roman sur les années de terrorisme en Italie, mais – si j'ai bien compris – suivies du point de vue d'un “méchant”, d'un fachisse.
– Je n'ai pas noté que, samedi matin, j'ai dû conduire Catherine à la clinique Bergouignan, plus exactement aux urgences de cardiologie, et ce sur les conseils de la pharmacienne qu'elle était allée consulter : depuis deux ou trois jours, elle ressentait des tremblements spasmodiques dans les jambes, et, ce jour-là, son cœur s'était mis à battre très vite, elle s'essoufflait rien qu'en faisant dix pas et présentait des points rouges sur les paumes des deux mains – bref, il y avait alerte… rouge.
Examens et prise de sang effectués, il s'est avéré que son cœur fonctionnait parfaitement. En revanche, le cardiologue en bois d'ébène qui était de permanence lui révéla (et à moi qui étais là) qu'elle avait très probablement un problème de tyroïde (comment s'écrit-elle, cette putain de glande ? Avec une H peut-être ?). Depuis, c'est la ronde des rendez-vous : généraliste, labo, endocrinologue… La première conséquence a été de nous faire renoncer au petit séjour landais que nous devions faire la semaine prochaine, pour y retrouver mon frère, sa femme et leur benjamine. Trouver rapidement un glandologue dans l'Eure s'est évidemment révélé une gageure et, après deux ou trois essais infructueux, nous nous sommes rabattus sur Neuilly, où nous en avons trouvé un avenue de Gaulle, qui verra Catherine le 6 juillet. Du coup, j'ai pris rendez-vous le même jour avec le bon Dr Jobbé-Duval, mon cardiologue depuis 14 ans, puis annulé celui pris en novembre dernier avec un praticien d'ici. Quand j'ai annoncé ma défection à sa secrétaire, elle m'a dit que c'était un peu ennuyeux car elle ne pouvait pas me proposer d'autre rendez-vous avant juillet de l'année prochaine. J'ai franchement ri et lui ai fait comprendre que, son rendez-vous, elle pouvait en faire une cocotte en papier, et que je comptais en rester là de mes relations avec son patron.
Vendredi 30 juin
Sept heures vingt. – J'ai oublié de noter, hier, que j'avais passé la deuxième partie de la matinée à briser le destin de Louis de Funès en douze ou treize mille signes. Ce matin, je comptais faire subir le même sort à Fernand Raynaud (le comique qui ne m'a jamais arraché un sourire, même de son vivant et même quand j'étais très jeune), ce qui aurait dû me prendre encore moins de temps, vu qu'on me demandait de ne pas dépasser dix mille signes, voire de ne pas tout à fait les atteindre. Malheureusement, juste avant de m'y mettre, en prenant mon “café d'échauffement” sur la terrasse, il m'est venu une idée : comme cet ivrogne s'est tué au volant de sa voiture, alors qu'il fonçait vers sa ville natale, Clermont-Ferrand, pour y donner un gala d'adieu (il s'était mis en tête d'arrêter la scène et de changer de vie : le syndrome Brel, quoi), pourquoi ne pas construire l'article façon “les choses de la vie” ? C'est-à-dire en écrivant une petite nouvelle plutôt qu'un article ? On commence en montrant Raynaud au volant de sa Rolls, à quelques kilomètres du village où il s'est tué, et on le termine à sa mort, une poignée de minutes plus tard. entre les deux, on le fait repenser à des tas de choses, celles qui doivent nourrir l'angle “destin brisé”. Pas mal, pas mal… sûrement plus amusant à faire que le sempiternel article…
Plus amusant, c'est sûr, mais nettement plus délicat et prenant. Le résultat est qu'au bout d'une heure et demie, je commençais à fatiguer un peu, alors que je n'avais écrit que trois mille signes, soit le tiers de la chose. Comme rien ne me pressait (ce n'est certainement pas demain ni dimanche que les maquettistes vont mettre ça en page), j'ai décidé d'en rester là et de remettre la suite à demain matin, pendant que Catherine sera partie faire bonne du curé. Le pire est que je ne suis même pas tout à fait sûr que mon initiative soit appréciée par mes Puissances tutélaires. Elles ont intérêt, cependant : il ferait beau voir qu'elles me fissent refaire l'article ! Ce serait des coups à leur coller ma dem', comme on dit dans les salles de rédaction, et à entamer une vraie vie de petit pauvre. Pauvre mais digne, évidemment.
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