LE SYNDIC DE FAILLITE
Lundi 1er mai
Sept heures vingt. – Passé la journée avec Kundera et son dernier roman "tchèque", L'Immortalité, dans lequel il m'a semblé que la virtuosité de construction atteignait son point limite, et même le dépassait quelque peu. De plus, à force de vouloir se libérer des contraintes et d'afficher une liberté de plus en plus grande par rapport aux conventions, Kundera en arrive, un peu paradoxalement sans doute, à sembler ici plus artificiel que, par exemple, dans L'Insoutenable Légèreté de l'être, où, pourtant, cette tendance était déjà à l'œuvre par rapport au Livre du rire et de l'oubli. Demain, j'aborderai La Lenteur, premier roman “français”.
Pendant
ce temps, les imbéciles défilaient contre le
fascisme-qui-est-à-nos-portes, quelques “antifas” mettaient le feu à un
policier et le petit Emmanuel, à grands coups de symboles grossiers et
très visiblement électoralistes, tentait de nous persuader que
l'antisémitisme est lié exclusivement à l'extrême droite (message en
creux : et n'a par conséquent rien à voir avec ces populations si
sympathiques qui vont massivement voter pour moi dans cinq jours). La
routine…
Mardi 2 mai
Sept heures vingt. –
Il commence à être temps que cette élection se conclue : je n'en puis
plus, de toute cette épaisse bêtise, docte, satisfaite, péremptoire,
vertueuse, qui s'étale partout, et notamment, bien entendu, sur les
blogs. Depuis quelques jours, les commentateurs de Sarkofrance (ce que
j'appelle la maison de retraite…) se surpassent, dans la prospective échevelée.
–
Moi, je continue à lire Kundera, alternant essais et romans, les
panachant au fil de la journée. Ses deux premiers romans français, La Lenteur et L'Identité
m'ont paru fort décevants ; pis que ratés : anodins (relativisons :
anodins par rapport aux sept romans “tchèques” qui les avaient précédés,
ce qui est quand même placer la barre assez haut). Le troisième en
revanche, L'Ignorance, commence beaucoup mieux. Du reste, je ne
pense pas, même si c'est la première explication qui vienne à l'esprit,
forcément, je ne pense pas que la cause de cette baisse soit le
changement de langue ; c'est plutôt que, comme je le notais plus ou
moins hier, en vitesse, Kundera semblait, avec L'Immortalité,
être parvenu à l'extrême limite de la voie dans laquelle il s'avançait
depuis ses débuts – en l'ayant même quelque peu outrepassée, à mon
humble avis. Les romans suivants, nettement plus courts, sont également
conçus dans un esprit radicalement différents (empruntant au langage de
la musique – il est coutumier du fait –, Kundera lui-même dit, en gros,
qu'il est passé des variations à la fugue), et c'est peut-être cette
nouvelle forme qui me séduit moins, je ne sais pas trop. Il est possible
également que, enchaînant ses livres les uns derrière les autres à une
cadence très soutenue, une certaine lassitude soit en train de poindre,
dont l'auteur ne serait nullement responsable.
– Dégât collatéral : Kundera m'a donné envie de relire Cent ans de solitude,
roman que je n'ai évidemment plus (alors qu'il a traîné dans mes
diverses bibliothèques durant au moins trente ans) et qu'il m'a fallu
racheter. Comme mes Puissances tutélaires, ce matin, m'avaient fait
gagner deux cents euros en à peine plus d'une heure, j'ai commandé le
volume la tête haute et le regard plein de défi.
Jeudi 4 mai
Sept heures vingt. –
Juste avant le dîner, je suis retombé (page 63 de l'édition
Points-Seuil) sur une phrase qui m'avait frappé lors de ma première
lecture de L'Homme sans qualités, il y a une vingtaine d'années ;
je l'avais même recopiée, et elle avait trôné derrière mon bureau, à
FD, durant quelques semaines ou mois. Cette phrase, la voici : « Il
n'est pas de plus bel exemple de l'inéluctable que celui que nous offre
un jeune homme doué se rétrécissant pour entrer dans la peau d'un vieil
homme quelconque ; sans intervention du Destin, par le simple
ratatinement auquel il était voué ! » Or, les guillemets dont j'ai
entouré la phrase ne sont pas de mon fait : on les trouve bel et bien
dans le texte original ; et je suis bien certain de ne pas les avoir
indiqués sur mon affichette de l'époque. Ce qui veut dire que ce que
j'ai pris durant des années pour une citation de Musil n'en était
nullement une – en tout cas ne pouvait lui être attribuée avec certitude
– mais seulement une exclamation d'Ulrich, son “homme sans qualités” ;
ce qui, bien sûr, n'est pas tout à fait la même chose, surtout quand on
sait que tout le roman baigne dans une ironie diffuse, parfois à peine
discernable. Le romancier était-il “solidaire” de la remarque de son
personnage ? Ou, au contraire, ne l'a-t-il notée que pour prendre ses
distances avec lui ? Ou encore un peu de ceci et un peu de cela ? Cela
me reste, au moins pour l'instant, tout à fait indécidable.
– Ma lecture de Musil, déjà difficile en soi, a été brusquement parasitée par une sorte d'irruption de mes Exilés,
auxquels pourtant je pense de moins en moins, étant pratiquement assuré
de ne jamais les écrire. Mais, là, la pulsion était si encombrante que
j'ai dû interrompre ma lecture pour noter ce qui s'était mis à
tournicoter dans mon esprit, et en particulier une phrase qui a surgi
pour ainsi dire tout armée, telle Athéna du crâne de Zeus (l'auteur de ce journal ne souffre pas d'un excès de modestie : c'est déjà ça).
–
J'ai dû regarder environ vingt minutes du débat d'hier soir, et encore :
par quatre ou cinq tranches de quelques minutes. Il m'a semblé (comme à
la plupart des commentateurs, ai-je pu constater ce matin) qu'Emmanuel
Macron était assez mauvais, sonnant le creux les trois quarts du temps ;
mais il finissait par paraître bon tant, en face de lui, Marine Le Pen
était d'une nullité pénible, adoptant systématiquement un ton faux, des
postures déplaisantes, etc. J'ajoute que, ayant résolu de m'abstenir dès
le soir du premier tour, cette constatation m'a laissé tout à fait
serein ; d'autant plus que, face aux gesticulations résistancielles
de nos petits antifascistes de jeu vidéo, je sais sans le moindre
doute, également depuis le soir du premier tour, que Macron est d'ores
et déjà le prochain président. (Je vais avoir l'air malin, lundi matin,
si c'est Mme Le Pen qui a passé la ligne d'arrivée…)
Vendredi 5 mai
Sept heures cinq. – Décidément, non : la vie est trop courte, et la part qui reste trop petite, pour relire L'Homme sans qualités.
On reverra ça au purgatoire, si la bibliothèque de cette espèce de gare
de triage est correctement approvisionnée. Pour faire suite, sous
l'influence de Kundera qui en dit grand bien, j'ai repris Cent ans de solitude,
lu dans ma grande période sud-américaine, c'est-à-dire aux alentours
immédiats de l'année 1975. Le roman était arrivé ce matin, à point
nommé, et dans l'édition (Seuil) qui est celle où je le découvris jadis
(bizarre, cette phrase…).
– Ce matin, visite au Dr D.,
Ana de son prénom, qui est officiellement devenu mon médecin traitant,
ou référent, ou je ne sais quoi d'approchant. Je n'étais pas peu fier de
pouvoir lui brandir des analyses de sang pratiquement irréprochables.
–
Parce qu'elle en a vu un “trop mignon” cet après-midi à la clinique
vétérinaire où elle emmenait Golo (fiévreux et amorphe depuis hier),
Catherine est reprise par des envies de chien. Elle a même commencé à
écumer un peu les sites de la SPA…
Samedi 6 mai
Sept heures dix. –
Pour cause de désintérêt grandissant, et même d'ennui, j'ai abandonné
le roman de Marquez aux alentours de sa deux-centième page. Et, du coup,
je ne parviens plus du tout à comprendre ce qui a pu motiver mon
enthousiasme lors de sa découverte (il est vrai que j'avais 20 ans à
peine…), et encore moins les dithyrambes que je puis lire à son sujet,
émanant de plumes tout ce qu'il y a de plus autorisées : au sujet de Cent ans de solitude, certains (Pablo Neruda par exemple) n'hésitent pas à convoquer Don Quichotte et Pantagruel, tout de même !
C'est
en essayant de discerner ce qui, dans ce roman, pouvait bien motiver
l'enthousiasme de Kundera (hors son amitié avec l'auteur…) que je pense
avoir trouvé ce qui n'a pas tardé à m'y déplaire. Car, dans un autre
domaine, Kundera est aussi un grand admirateur de Fellini que, pour ma
part, j'ai bien du mal à supporter. Et je me suis rendu compte que
l'explication était sans doute là : il y a en effet un gros point commun
entre le cinéaste italien et le romancier colombien, et c'est ce côté
laborieusement “féérique”, ce recours systématique et obligé au
“merveilleux”, à la “magie”, choses auxquelles je suis décidément rétif.
Surtout que Marquez ne recule pas devant les ficelles les plus
visibles, poussant la volonté de “faire poétique” jusqu'au kitsch, ou
pas loin (ce qui rend, à mes yeux, d'autant plus étonnante l'admiration
de Kundera à son égard). C'est par exemple la pluie de petites fleurs
jaunes qui tombe durant toute la nuit suivant la mort de l'un des
personnages… Au fond, il n'est pas impossible que ce soit justement
cette powésie, ce féhérique généreusement dosé, qui explique le stupéfiant succès de Cent ans de solitude.
Ça plus le côté fable, à la morale suffisamment évidente pour que tout
lecteur ait la fierté de la trouver lui-même, l'allégorie bien soulignée
de l'histoire de l'Amérique latine tout entière, résumée par le village
de Macondo. Sans parler de la coquetterie consistant à brouiller
artificiellement les pistes en donnant les mêmes prénoms à tous les
Buendìa mâles, ce qui ne les rend à vrai dire ni plus ni moins
intéressants pour cela.
Comme je n'ai vraiment plus la
place de conserver les livres que je ne relirai jamais, celui-ci est
parti directement à la poubelle au couvercle jaune.
Dimanche 7 mai
Sept heures cinq. – La plupart des bureaux de vote viennent de fermer, je suppose que M. Macron, ce parfait syndic de faillite, doit être d'ores et déjà le prochain président de la République. Au fond, c'est tant mieux : lorsqu'il n'y a plus aucun remède, autant en finir le plus vite possible, dans l'intérêt même du malade. Pour les civilisations non plus, je ne suis pas favorable à l'acharnement thérapeutique.
– Après mon expérience décevante avec Cent ans de solitude, j'ai provisoirement mis un terme à mes lectures romanesques. J'ai attaqué simultanément le Du Pape
de Joseph de Maistre et le petit volume de 1739 que m'a offert Michel
Desgranges lors de ma dernière visite chez lui, qui relate un certain
nombre de causes judiciaires, soit contemporaines (contemporaines de
l'auteur, il va de soit) soit un peu plus anciennes mais susceptibles,
parce que célèbres, d'attirer le chaland. Il s'agit en fait du
quatorzième volume d'une collection qui en comporte je ne sais plus
combien : l'avocat qui a eu cette idée, de revenir sur des procès ayant
défrayé la chronique, avait trouvé un excellent filon, qui dure encore
de nos jours. Pour le moment, je me délecte des mésaventures
matrimonio-testamentaires de Mademoiselle de Kerbabu, dont le nom à lui
seul m'enchante.
Lundi 8 mai
Sept heures vingt.
– Il m'a semblé que commémorer en grande pompe la victoire de nos
grands-parents sur le nazisme était cette année tout à fait superflu,
dans la mesure où, pas plus tard qu'hier, nous avons de nouveau écrasé
le fascisme dans les urnes. (Plat du jour : l'écrasée de fascisme et sa
farandole de petits bulletins macronbiotiques.)
Mardi 9 mai
Sept heures. – La forte déconvenue qu'a entraîné ma relecture de Cent ans de solitude
m'a fait regarder avec une suspicion rétrospective un certain nombre
d'écrivains sud-américains, des romanciers essentiellement, lus pour la
plupart entre 18 et 20 ans et très admirés alors : et s'ils venaient à
subie le même rétrécissement drastique que Marquez ? Mais on pourrait
aussi imaginer que certains sortent non pas diminués mais encore grandis
de cette épreuve. Comment savoir ? Eh bien, en les relisant,
évidemment. C'est pourquoi j'ai commandé hier le roman de Vargas Llosa
intitulé Conversation à La Cathédrale (devenu dans une traduction plus récente : Conversation à La Catedral,
ceci afin de mieux faire comprendre qu'il n'est, dans ce roman,
nullement question d'un édifice religieux mais d'un bar portant ce nom, La Catedral).
Et, tout à l'heure, j'ai acheté un gros volume d'Alejo Carpentier, que
j'ai choisi parce que, sur les quatre romans qu'il propose, se trouve Le Partage des eaux,
livre qui m'avait fort impressionné il y a quarante ans, notamment par
son espèce de luxuriance profuse (si je me souviens bien, cela va sans
dire). J'ai failli commander aussi L'Obscène oiseau de la nuit, de José Donoso ainsi que La Vie brève
de Juan Carlos Onetti ; puis, je me suis dit qu'il était inutile de se
précipiter. En attendant que Vargas Llosa et Carpentier n'arrivent ici,
je vais sans doute reprendre Marelle de Cortazar, roman assez bizarre, lu également à cette époque lointaine.
Pour aujourd'hui, je me suis délecté de Moi qui ai servi le roi d'Angleterre, roman remarquable à plus d'un titre de Bohumil Hrabal, dont je tenterai de tirer un billet de blog demain.
–
Ce matin, après trois ou quatre jours passés sans manger et à dormir
tout le temps, Golo semblait aller un peu mieux, ce qui nous a laissé
supposer que les antibiotiques que Catherine lui fourre dans la gueule
matin et soir ont commencé à produire l'effet que l'on attendait d'eux.
–
Je m'aperçois que je n'ai pas parlé des mésanges bleues qui sont venus
établir leur nichée dans la petite maisonnette fixée au mur ouest de la
Case. Durant des jours et des jours, comme c'est l'habitude, nous avons
vu les parents s'épuiser en aller-retour entre la maternité et le bois
voisin afin de nourrir leurs petits. Samedi, brusquement, tout s'est
arrêté, si bien que nous en avons très logiquement conclu que les jeunes
avaient dû quitter le nid de bon matin. Sauf que l'un des deux parents
(ou les deux alternativement) a continué à venir de temps en temps, avec
une chenille au bec, jusqu'à l'entrée du nichoir, mais sans jamais y
pénétrer. Elle repartait jusqu'au cerisier voisin, revenait, etc., comme
si elle cherchait – avons-nous pensé – à attirer hors du nid un ou deux
retardataires en l'appâtant avec une “friandise”. Comme ce manège a
complètement cessé hier, cet après-midi j'ai grimpé à l'échelle et
ouvert le nichoir : tous les oisillons, encore assez loin de leur taille
adulte, étaient morts. Évidemment, on ignore pour quelle raison. J'ai
bien songé à emporter les petits cadavres à la clinique de Saint-Aquilin
pour une autopsie, mais bon.
Pour l'instant, le couple de charbonnières qui a élu domicile dans le nichoir du cerisier continue de nourrir activement.
Jeudi 11 mai
Sept heures et quart. – Rien fait d'autre, hier et aujourd'hui, que de relire le Marelle
de Cortazar, ce roman qui ressemble à un grand gymkhana (il s'écrit
comment, ce putain de mot ?) : même s'il est loin d'être parfait, s'il
sent tout de même son époque (début des années soixante) par son côté
“invention formelle”, il m'a semblé qu'il passait fort bien la rampe,
contrairement à Cent ans de solitude ; en tout cas, je n'ai
ressenti aucune déception par rapport au souvenir que j'en conservais,
ce qui n'est déjà pas si mal. Du coup, pour attendre sans trop de hâte
Vargas Llosa et Carpentier, j'ai ressorti de son rayonnage le très gros
volume Gallimard qui contient la totalité des nouvelles écrites par le
même Cortazar entre la fin des années trente et le début des années
quatre-vingt : le roman polonais reçu ce matin attendra que la vague latina soit passée.
Samedi 13 mai
Sept heures dix. – Depuis hier, ayant provisoirement abandonné Cortazar et ses nouvelles, je suis plongé dans le volumineux roman de Vargas Llosa, Conversation à La Catedral, qui, à mon sens, après 380 pages sur 620, mérite amplement qu'on lui consacre plusieurs jours, à l'exclusion de toute autre occupation (ce qui tombe bien : je n'ai rigoureusement rien à faire d'autre et m'en porte à merveille). Deux images me viennent, à propos de sa construction : celle du Big Bang et celle de la tasse de thé proustienne. De quoi s'agit-il ? D'un homme dans la trentaine, Santiago, journaliste de base dans un quotidien de Lima, qui, rentrant chez lui pour déjeuner, apprend de sa compagne que leur caniche a été littéralement kidnappé par les employés chargés de débarrasser les rues de ses chiens errants (pour cause d'une campagne contre la rage dont Santiago est l'un des propagateurs…). À la fourrière, il tombe sur Ambrosio, le géant noir qui, 12 ou 15 ans plus tôt, servait de chauffeur à son père ; c'est la première fois qu'ils se revoient. Après que le journaliste a récupéré son chien, les deux hommes vont prendre une bière dans une sorte de cantine populaire, La Catedral. Ils y passent finalement quatre heures, à se saouler plus ou moins et, imagine-t-on, à évoquer leurs souvenirs. Mais, de leurs propos, l'auteur ne nous dit rien. Le temps qu'ils passent à La Catedral occupe à peine cinq pages et on ne nous parle que des impressions que reçoit Santiago, de l'endroit où il se trouve, des gens qu'il y voit, etc. Après s'être séparé d'Ambrosio, il rentre chez lui avec le chien, et sa femme, mi-ironique, mi-tendre, l'envoie se coucher pour cuver ses multiples bières. Je le répète : tout ce que je viens de relater n'occupe pas plus d'une douzaine de pages.
Mais, de ces
quelques paragraphes, les 600 pages suivantes vont jaillir, tel
l'univers du Big Bang, telle Combray de la tasse de thé : c'est tout le
Pérou des années cinquante qui sort brusquement de ces quatre heures de
conversation entre le fils de famille devenu échotier et l'ancien
chauffeur tombé dans une semi-misère. Le récit va alors proliférer entre
plusieurs lignes, qui s'entrecroisent et s'enchevêtrent, la plupart des
personnages appartenant presque tous à au moins deux de ces lignes.
Dans de nombreux chapitres, ce sont parfois trois ou quatre événements
qui progressent en même temps – presque toujours sous forme de dialogues
–, comme les couches d'un millefeuille, l'auteur nous faisant sans
arrêt passer de l'un à l'autre, puis revenir, etc. À noter que ces
récits “polyphoniques” ne se déroulent pas forcément à la même époque,
et même que deux récits peuvent avoir un personnage en commun… mais pas à
la même période de sa vie. De plus, régulièrement, dans de très brèves
incises dialoguées, Santiago et Ambrosio surgissent dans tel ou tel
récit, pour y préciser une chose mais surtout pour rappeler au lecteur
que le temps “réel” du livre est bien ces quatre heures que les deux
hommes passent ensemble à La Catedral.
Évidemment,
succinctement exposé comme cela (et encore, j'ai simplifié…), cela
paraît impossible à lire. C'est tout l'immense talent de Vargas Llosa de
faire en sorte que cela ne le soit pas, mais que, à l'inverse, cette
façon de briser les lignes, spatiales ou temporelles, renforce encore
son roman et le rendent véritablement passionnant. Il faudrait
évidemment évoquer le contenu du livre, les multiples personnages qui
s'y croisent et s'y entrechoquent, de la dictature militaire qui sert de
toile de fond (mais pas seulement), de la lâcheté, de l'abaissement, de
la figure du père, etc. Mais ce sera pour un autre moment : là, c'est
assez discouru.
Tout de même, une dernière remarque :
il est tout à fait possible que la nouvelle traduction, dans laquelle je
relis le roman, soit meilleure que l'ancienne, dans laquelle je l'avais
découvert il y a quarante ans. Mais je suis au moins certain d'une
chose, c'est que changer Conversation à La Cathédrale en : Conversation à La Catedral est une ânerie. Le titre original est : Conversacìon en La Catedral.
Il est donc évident que Vargas Llosa a joué sur l'ambiguïté du mot,
laquelle était à peu près rendu par la première traduction. Je comprends
que le scrupule des nouveaux traducteurs les ait poussé à respecter
l'orthographe espagnole de tous les noms propres, y compris celui
du boui-boui en question. Mais, en l'occurrence, ils auraient pu mettre
un bémol à cette fidélité-là, ce qui leur aurait évité une infidélité
bien plus grande, aux intentions de l'auteur, et accessoirement ce titre
qui sonne comme une incongruité, une double faute de français qu'un
éditeur négligent aurait incompréhensiblement laissée passer.
Dimanche 14 mai
Dix heures du matin. – Il y a une chose que j'ai omis de noter hier (en fait il y en a deux, mais pas du même ordre), à propos du livre de Vargas Llosa. La première c'est que le roman ne s'articule pas autour d'une conversation – celle à La Catedral, entre Santiago et Ambrosio – mais de deux. La seconde concerne toujours Santiago, mais cette fois il dialogue avec un autre personnage appelé Carlitos. Celui-ci est évoqué dès les premières pages du premier chapitre : c'est lui aussi un journaliste “bas de gamme” (il y en aurait d'autres ?), qui se trouve actuellement à l'hôpital, suite à une crise de delirium tremens provoquée par son alcoolisme (quand on l'a “ramassé”, il courait nu dans la rue en hurlant, à cause des araignées énormes et des scorpions qui le poursuivaient…). Avant de rejoindre sa compagne puis de se rendre à la fourrière, Santiago se promet d'aller lui rendre visite. Tout cela n'est pas très clair (ou bien si un détail crucial m'avait échappé ?), mais je suppose que c'est bien à l'hôpital que se déroule la conversation seconde, et donc après celle qui a lieu à La Catedral.
La
deuxième chose qu'il faut souligner, c'est l'extraordinaire puissance
vivante des dialogues de Vargas Llosa, ainsi que leur variété suivant
qui s'exprime. La troisième partie (sur les quatre que compte le roman)
est essentiellement consacrée à un coup d'État manqué (des généraux qui
veulent destituer et remplacer le général actuellement au pouvoir : un
classique de la politique sud-américaine, au moins en ces époques-là).
Tout le récit de ce pronunciamiento raté est fait par des
dialogues serrés, entre des personnages multiples : l'effet obtenu est
saisissant, on sent le grouillement, l'affolement, les initiatives
partant un peu dans tous les sens, chacun tirant à hue ou à dia selon
ses petits intérêts personnels, et tout cela dans une parfaite clarté
d'exposition. Vargas Llosa s'offre des scènes dépassant les vingt ou
trente pages sans que l'intérêt fléchisse à aucun moment, au contraire.
Une
sentence prononcé par l'un des personnages (Carlitos, je crois) : « Le
journalisme n'est pas une vocation, c'est une frustration. »
Lundi 15 mai
Sept heures dix. –
Journée vaguement agitée, puisqu'il fallait préparer le départ de
demain matin, aller faire quelques courses, tondre le jardin, emmener
Golo chez le vétérinaire pour une piqûre ; tout cela tandis que notre
peintre habituel passait portail, rampes et balustrade au Kärcher, avant
de se mettre à les repeindre : il en a, en principe, jusqu'à vendredi,
jour où nous serons, toujours en principe, de retour de La Baule.
J'ai
terminé le roman de Vargas Llosa peu de temps avant le dîner, ce qui
m'évitera d'avoir à l'emporter : cela aurait été se charger inutilement
car l'expérience nous enseigne qu'on ne lit jamais lors de ce
type d'escapade ; en tout cas, ni Catherine ni moi. Néanmoins, comme il
est inenvisageable de s'en aller sans lecture, j'ai embarqué le roman
d'un Polonais contemporain, dont je suis pour l'instant infoutu de
retenir le nom, recommandé par Kundera. Je suis un peu méfiant tout de
même car, la dernière fois que j'ai suivi ses conseils, je me suis
retrouvé à lire le roman d'un Islandais nommé Bergsson (mais au prénom
évidemment impossible, un truc se terminant en ur, avec plein de
syllabes avant), qui m'a fermement ennuyé et que j'ai abandonné sans
regret à mi-parcours : poubelle jaune. J'espère avoir plus de chance
avec mon Polonais.
Pour demain, le départ a été fixé
(par moi-même) à huit heures, de façon à arriver à Vitré – escale prévue
– aux alentours de l'heure du déjeuner.
Mercredi 17 mai
Cinq heures.
– « Mais, bon Dieu, qu'est-ce qu'on fout ici ? » Telle est la question
qui m'a sauté à l'esprit, ce matin, en m'éveillant dans cette chambre du
Castel Marie-Louise, laquelle et lequel sont par ailleurs tout à fait
dignes d'éloges. Cette manie du déplacement, de la découverte, des
visites en tous genres, etc. m'est apparue clairement comme stupide,
privée de sens et d'objet, en tout cas pour moi. Pourtant, la journée
d'hier a été, dans son genre, parfaite. Le voyage s'est déroulé
agréablement, sans bouchon automobile ni problème d'aucune sorte, et il
faisait un temps estival lorsque nous sommes arrivés à La Baule, quatre
heures passées de quelques minutes. La rapide découverte de la ville peu
après ne peut même pas être qualifiée de déconvenue, dans la mesure où,
trouvant toutes les stations balnéaires laides, je m'attendais à ce que
celle-ci le soit particulièrement ; je n'ai donc pas été déçu. Nous
avons ensuite pris un apéritif nonchalant au jardin de l'hôtel, en
écoutant le bruit des vagues et en observant pigeons et merles picorant
la pelouse. Ensuite, le dîner fut sans fausse note aucune, le chablis de
chez Fourcheaume pareillement. Et comme, vers neuf heures, il faisait
encore jour et très doux, nus retournâmes au jardin pour un digestif,
rite auquel nous ne sacrifions presque plus.
Ce matin,
le ciel s'était couvert, mais la matinée fut tout de même agréable,
occupée par une balade le long de la côte, du Pouliguen à Piriac, en
passant par Batz et Le Croisic, où je n'étais jamais revenu depuis le
mois de vacances que la famille Goux y passa, en 1964 : inutile de
préciser que je n'ai rien reconnu. C'est lorsque nous passâmes les
portes de Guérande que tout de gâta, avec l'arrivée d'une pluie qui n'a
guère cessé depuis. Quant au ciel, il n'était plus couvert mais
franchement emmitouflé. Finalement, alors que, tout de même, nous
roulions vers Pornic, que j'avais inscrit ce matin à notre programme, au
milieu de trombes d'eau et d'embruns qui ne devaient rien à l'océan
tout proche sur notre droite, nous avons décidé que cela suffisait comme
ça et que nous allions rentrer à la maison dès demain au lieu de
vendredi. Ce qui ne devrait pas nous empêcher de savourer sans
arrière-pensée notre dîner de tout à l'heure. Voilà en tout cas une
région de France où je ne remettrai plus les pieds, sauf sous la
contrainte.
Samedi 20 mai
Sept heures dix.
– Jeudi, nous avons fait tout le voyage de retour sous une pluie
presque continuelle et souvent battante. Bien entendu, dès le lendemain
il faisait de nouveau très beau, ce qui tendrait à prouver soit que Dieu
n'existe pas, soit qu'il a décidé d'externaliser son service
météo vers une officine particulièrement vicelarde. Cela dit, nous n'en
avons pas fini avec les hôtels, puisque, en principe, nous devons
repartir pour deux jours dès la semaine prochaine : le carreleur qui
doit refaire la terrasse et l'escalier qui y conduit sera là et ses
travaux nous interdiront l'accès à la maison durant 48 heures. Cette
fois, nous irons au château d'Audrieu,
qui m'a eu l'air, “sur le papier”, tout à fait accueillant ; à
condition qu'il ait une chambre de libre car, bien entendu, il ne
saurait être question de réserver avant d'être sûr que le carreleur
viendra bel et bien, et qu'il nous ait précisé les jours exacts durant
lesquels notre absence sera requise.
– J'ai repris mon cycle de lectures sud-américaines avec Le Partage des eaux d'Alejo Carpentier, terminé il y a moins d'une heure, en panachage avec L'Orgie perpétuelle, livre que Mario Vargas Llosa a consacré à Flaubert et Madame Bovary
: si le roman du Cubain est aussi remarquable que le souvenir que j'en
avais gardé, l'essai du Péruvien est plutôt décevant, au moins dans sa
seconde partie ; et comme celle-ci occupe les deux tiers au moins de
l'ouvrage…
Je vais dès demain soit descendre vers l'Uruguay (La Vie brève de Juan Carlos Onetti), soit monter vers le Guatemala (Monsieur le président de Miguel Angel Asturias) : ce sera à l'inspiration. Et, il y a quelques minutes, j'ai commandé L'Obscène Oiseau de la nuit
du Chilien Donoso ; ensuite, ce sera un retour vers l'Argentine
d'Ernesto Sabato et peut-être une pointe vers le Mexique avec Juan
Rulfo. Après ça, je crois que je pourrai revenir à des choses moins
exotiques : Christine Angot ou Yann Moix, par exemple.
–
J'ai aussi distrait un peu de mon temps, ce matin, pour expédier six
mille signes à propos d'une chanteuse rousse nommée Mylène Farmer, dont
je ne sais même pas si j'ai jamais ouï la moindre ritournelle. Ou bien
j'ai oublié.
Jeudi 25 mai
Six heures et demie.
– Fichtre ! Je ne pensais pas être resté si longtemps sans venir ici :
mauvais signe pour ce journal, si je cesse même de penser à lui…
–
Depuis quelques jours (mais pas aujourd'hui pour cause d'Ascension),
nous avons ici un carreleur, comme je le signalais lors de la précédente
entrée. Il a quasiment fini la terrasse, ne nous laissant qu'un étroit
passage permettant d'aller de l'escalier à la porte de la maison et
vice-versa. Demain, il doit la terminer, et nous devrons nous livrer à
d'autres contorsions, pour accomplir le même trajet, en passant sur les
dalles posées depuis hier et en évitant soigneusement les nouvelles
venues. Lundi ou mardi – ce sera selon le bon vouloir de Madame la pluie
–, il s'occupera des marches, si bien que, alors, nous ne pourrons plus
accéder à la maison (ou en sortir s'il nous a piégés à l'intérieur) ;
d'où notre départ, lundi matin, pour le château d'Audrieu, retour
mercredi dans la journée, en espérant qu'il n'aura pas plu durant nos
deux jours d'absence car, sinon, tout sera à recommencer et nous aurons
dépensé mille cinq cents euros (estimation sans doute exacte) en pure
perte.
À propos d'euros, j'en ai gagné six cents
aujourd'hui, en brisant les destins de deux pauvres garçons, tellement
insignifiants qu'ils ne valent même pas d'être nommés. De toutes façon,
malgré mes agissements coupables, ils se portent au mieux.
– Poursuivi mes lectures latinas avec des bonheurs divers. Si le Cubain Carpentier m'a conquis (ou plutôt reconquis), aussi bien avec son Partage des eaux qu'avec Le Siècle des lumières, Le Recours de la méthode ou encore Concert baroque (et j'attends La Danse sacrale qui devrait arriver la semaine prochaine), j'ai abandonné Monsieur le Président du Guatémaltèque Miguel Angel Asturias au bout d'une centaine de pages ; quant au Chilien José Donoso, son Obscène Oiseau de la nuit m'a découragé en moitié moins. Il me reste encore à tenter ma chance avec l'Uruguayen Juan Carlos Onetti et sa Vie brève.
Après quoi, il serait sans doute sage que je revinsse à des lectures
plus septentrionales ; peut-être en ne quittant pas encore l'Amérique et
en retentant ma chance avec Faulkner : on verra. Si lui aussi
m'emmerde, je bouderai un moment et ne lirai plus rien d'autre que les
fables de La Fontaine et les Mémoires d'outre-tombe. C'est vrai, quoi…
–
Tout à l'heure, à la suite d'une panne de cerveau qui m'a atteint
moi-même, Catherine s'est levée de son canapé à sept heures moins le
quart en disant qu'elle allait préparer le dîner ; une demi-heure plus
tard il l'était, prêt, et nous sommes passés à table ; c'est seulement
en nous asseyant que je me suis avisé qu'il n'était pas sept heures et
quart mais six heures et quart. Comme les assiettes étaient devant nous
et leur contenu fumant, nous avons mangé sans désemparer, comme des gens
se situant bien au-dessus des pauvres contingences temporelles.
Samedi 27 mai
Sept heures et quart. – Passé l'essentiel de la journée à plonger avec délices dans le roman d'Onetti, La Vie brève,
dont j'ai d'ailleurs rapidement parlé sur le blog, en chute du billet
destiné à informer mes innombrables lecteurs de notre départ,
après-demain, pour le château d'Audrieu (et il a encore fallu que
j'aille vérifier son nom, que je ne parviens pas à me fourrer dans le
crâne). Du reste, la chaleur n'incitait guère à bouger excessivement.
Elle devrait être semblable demain, mais il faudra néanmoins que je
m'agite un peu, ne serait-ce que pour passer l'aspirateur dans la
maison, qui a une fâcheuse tendance, avec l'irruption de la chaleur, à
se transformer en cimetière de mouches, guêpes, et autres insectes
volants malaisément identifiables. Je n'y couperai pas, dans la mesure
où, avant-hier, en voulant faire la jeune fille et jardiner comme la
solide gaillarde qu'elle n'est plus, Catherine s'est fait une sorte de
tour de rein qui lui interdit le moindre effort physique, surtout si
elle veut être à peu près rétablie pour notre départ, lundi matin. C'est
également moi qui ai pendu puis dépendu le linge propre sortant de la
machine, activité finalement plutôt agréable, en ceci qu'elle laisse
l'esprit totalement libre de ses vagabondages. Mais enfin, il ne
s'agirait pas que ça devienne une habitude non plus.
– J'ai reçu ce matin un énorme roman (près de huit cents pages) datant des années 1880, La Régente,
dont Vargas Llosa affirme qu'il est le plus grand roman de tout le XIXe
siècle espagnol. Ce qui m'étonne c'est de n'en avoir jamais entendu
parler, ni de son auteur : il se nomme Leopoldo Alas, et est également
connu sous son pseudonyme de journaliste, Clarìn ; deux noms qui ne
m'évoquaient strictement rien lorsque je les ai trouvés sous la plume du
Péruvien.
Dimanche 28 mai
Sept heures et demie.
– Levé à six heures et demie, aspirateur passé à sept heures et quart,
pain rapporté de Pacy à huit heures, article de sept mille signes
terminé à dix heures et demie : je ne me reconnaissais tellement pas que
c'en devenait effrayant, presque malsain. Heureusement, tout est
rapidement rentré dans l'ordre naturel, et je n'ai plus bougé une
oreille jusqu'à maintenant, me contentant de tourner les pages de La Vie brève, terminé juste avant le dîner et qui est décidément un remarquable livre.
Demain,
départ pour Audrieu, à une heure matinale qui dépendra entièrement du
carreleur. En gros : si le temps lui permet de travailler et qu'il
arrive comme la semaine dernière entre huit heures et huit heures et
demie, nous débarrasserons le plancher (ou plutôt la terrasse) dès qu'il
sera à pied d'œuvre. S'il tombe de l'eau à notre réveil, nous saurons
disposer d'un peu plus de temps, de manière à être à Orbec sur les coups
de midi, car j'ai repéré là un restaurant qui m'a eu l'air, “sur le
papier”, tout à fait accueillant.
Lundi 29 mai
Six heures. –
Nous voilà donc princièrement installés au château d'Audrieu, au milieu
d'un parc de 25 hectares (je viens d'aller vérifier dans le guide
Relais & Châteaux qui traîne (ou trône) ici), dont le silence
n'est troublé que par les piaillements d'oiseaux non identifiés par moi ;
mais enfin, il doit bien y avoir quelques merles dans le tas. La
matinée s'est passée en vagabondages lents, sans jamais, sauf sur
l'extrême fin, emprunter la moindre autoroute ni même voie rapide. Nos
deux haltes principales furent, dans cet ordre, Orbec et
Saint-Pierre-sur-Dives : deux petites villes charmantes, animées, tout
embarrassées de commerces, et où il ferait sans doute bon vivre ; mais
il est vrai que nous avons souvent tendance à trouver qu'il ferait bon
vivre là où, précisément, nous ne vivons pas. Toujours est-il que ces
deux cités possèdent des églises fort belles, et même imposantes si on
les rapporte à la taille de la ville qui les enserre. Celle d'Orbec est
en outre d'un plan original, très inhabituel, assez bizarre, mais enfin
je n'ai aucune envie de développer.
Sachant que nous
allions abondamment sacrifier à Lucullus (langage journalistique de
province et d'avant-guerre) ce soir et demain, nous avons sauté le
déjeuner, nous contentant d'un sandwich de boulangerie avalé à l'entrée
d'un chemin creux, entre un champ de blé et un autre de seigle (céréales
nommées parfaitement au hasard, pour tenter d'épater le lecteur
citadin, étant entendu que je suis tout à fait incapable de distinguer
celle-ci de celle-là, et ces deux de toutes les autres).
Le
château d'Audrieu est une assez belle bâtisse, du moins dans son corps
de logis principal, datant du début du XVIIIe siècle, avec l'élégante
régularité de façade que cela implique. Là non plus je n'en dirai
davantage, de peur de passer non seulement pour un cuistre, mais en
outre un cuistre inopérant, bien capable, en architecture, de prendre Le
Pirée pour un homme. Toujours est-il que, d'un point de vue strictement
hôtelier, l'endroit est tout à fait agréable, la chambre, bien que
“premier prix”, est étonnamment vaste, meublée avec goût et, il va de
soi, parfaitement équipée. Les trois fenêtres donnent sur la cour
intérieur et, plus loin, sur les jardins.
Lorsque nous
sommes arrivés, vers deux heures, il pleuvait, mais le soleil n'a pas
trop tardé à revenir, et nous sommes sortis pour faire le tour du
propriétaire, par les sentiers qui sillonnent le bois situé vers la
façade arrière du bâtiment principal. Nous voulions aller jusqu'à une
colonne que l'on distinguait du château, et de laquelle l'homme aux clés
d'or nous avait assuré qu'elle était assyrienne (mais en ajoutant qu'on
ne savait pas trop d'où, quand ni par qui elle avait été apportée là).
En effet, assyrienne elle est indubitablement. Elle trône loin de tout
bâtiment, au bout de ce qui a peut-être été une très large allée
rectiligne partant de l'arrière du château, au milieu d'une minuscule
clairière incurvée à l'orée du bois, ce qui, vu son origine, produit un
effet sévèrement incongru. Durant toute cette assez longue promenade
nous avons été suivis par un jeune chat tigré, dont on nous a assuré, au
retour, qu'il vivait ici, dans l'enceinte du château, mais qu'il
n'était à personne en particulier. Le réceptionniste pense qu'il a dû
trouver sans peine “le chemin des cuisines” et qu'il doit être nourri
par le personnel qui officie là. Catherine était évidemment toute prête à
l'adopter et à le ramener au Plessis, ce qui aurait assurément fait le
bonheur de Golo, vu le mal qu'ont en général les chats à se supporter
entre eux.
Demain, il est question de retourner à
Bayeux, où nous fîmes un rapide passage il y a environ vingt-cinq ans,
mais dont ni Catherine ni moi ne nous souvenons d'y avoir vu autre chose
que la fameuse “tapisserie” (“la plus grande BD du monde, proclame
fièrement le Guide du Routard, avec cet “esprit jeune et décontracté”
qui le caractérise si savoureusement). Ce sera à condition qu'il pleuve
moins que depuis dix minutes…
Mardi 30 mai
Neuf heures et demie du matin. –
Il pleuvinait encore lorsque nous nous sommes levés, vers sept heures
et demie, mais, depuis, l'eau a cessé de tomber et le ciel semble
vouloir se dégager un peu (on notera la prudence…), si bien que nous
n'allons pas tarder à partir pour Bayeux, à une quinzaine de kilomètres
d'ici.
Je notais hier que, bien qu'étant une chambre
“de petits pauvres”, la nôtre était fort grande et très bien meublée :
nous avons appris hier soir, par Georges, le barman (qui s'appelle en
réalité Jorge et est brésilien, ainsi que ne l'indique que trop bien son
accent), que l'on nous avait en réalité attribué une suite “junior” –
appellation répandue mais qui me laisse toujours aussi incompréhensif –,
pour le prix d'une chambre simple ; ni lui ni a fortiori nous n'avons
été capable de trouver une raison plausible à ce surclassement non
demandé, et même pas signalé comme faveur à notre arrivée. En attendant,
cette découverte nous a considérablement rehaussés dans notre propre
estime.
La table n'est malheureusement pas à la hauteur
de l'hôtellerie. Ce n'est pas que nous ayons mal dîné, au contraire ;
les desserts notamment étaient dignes d'éloges sans réserve. Mais, pour
le reste, les plats donnent l'impression que le chef marie un peu
n'importe quoi avec n'importe quoi, au gré de son inspiration, laquelle
n'est guère une conseillère sans reproche. Cela donne des plats
hautement mangeables, mais dont on ne saisit pas bien le principe
directeur, dont on a l'impression qu'ils ne doivent leur existence qu'au
hasard du moment et des apparentements fortuits. Cela dit, ça reste
d'un assez bon niveau tout de même, et c'est sans déplaisir que nous
envisageons de nous y attabler de nouveau ce soir. Comme je le disais
hier soir à Catherine : « Pour que tout soit parfait en ce bas monde, il
faudrait transplanter le chef du Castel Marie-Louise ici. » Le projet
est à l'étude, il suffit juste de faire jouer nos relations occultes
mais puissantes (puissantes parce qu'occultes, bien entendu).
Six heures.
– Nous n'avons pas eu à déplorer la moindre goutte d'eau aujourd'hui.
Il était environ dix heures lorsque nous avons mis le cap sur Bayeux,
laquelle fut très vite atteinte puisque fort peu distante. La cathédrale
vaut vraiment le détour, comme on dit chez Michelin : nef
impressionnante de longueur, d'altitude et d'élégance, avec son premier
niveau roman et le reste, au-dessus, d'un gothique presque gracile. En
revanche, s'il est vrai que le centre de la ville a été miraculeusement
épargné par nos chers alliés de 1944, on en a néanmoins très vite fait
le tour. Si bien que, ayant décidé de ne pas retourner voir la “plus
grande BD du monde”, nous avons pris la direction des plages du
Débarquement, lesquelles se sont révélées fort courues, puisque nous
sommes tombés au beau milieu des réjouissances commémoratives du D-Day.
C'était plein de touristes internationaux, mais fortement anglo-saxons,
et je me suis mis à imaginer à voix haute un personnage de roman, ou de
nouvelle, Allemand ayant fait la guerre ici même en 44 (ou son fils,
suivant l'époque à laquelle on situe le présent romanesque) et qui,
chaque année, reviendrait passer une semaine entre Arromanches et
Courseulles, début juin, et s'arrangerait pour se lier avec des commémorants
anglais, américains et canadiens, pour leur expliquer avec force
détails émouvants comment et combien il avait, à cette époque bénie de
sa jeunesse, tué d'envahisseurs venus de la mer ou tombés du ciel.
L'idée a beaucoup amusé Catherine. (Laquelle Catherine, pendant que
j'écris cela, est en train de se faire tripoter par Mademoiselle Spa,
quelque part dans le château ; je devrais la récupérer dans une
demi-heure et, ensuite, nous irons dire un petit bonsoir à Jorge et à
son ami, Lord Macallan, âgé de 12 ou 15 ans, je n'arrive pas à m'en
souvenir.)
Demain, retour au Plessis, avec l'espoir que
le carreleur aura terminé ce qu'il avait à faire, et qui a servi
d'excuse à notre escapade.
Mercredi 31 mai
N'importe quelle heure. –
Cette fois encore, je me livre à une tricherie puérile, puisque ces
lignes sont écrites au matin du premier juin et non à la date indiquée.
Mais c'est que, notre excursion ayant pris fin en même temps que mai, il
eût été stupide d'en reporter le récit au mois suivant. Du reste, de
récit il n'y aura pas car il n'y a rien de particulier à noter à propos
de notre trajet de retour, si ce n'est que nous avons quitté le château
d'Audrieu au milieu d'un assez épais brouillard, lequel a eu la bonne
grâce de se dissiper peu après. Nous sommes repassés par les mêmes lieux
qu'à aller (Saint-Pierre-sur-Dives, Orbec, Conches-en-Ouche), mais dans
l'ordre inverse et sans nous y arrêter puisque nous l'avions fait il y a
trois jours. À l'arrivée, deux bonnes surprises nous attendaient. La
première était que le carreleur avait terminé son ouvrage ; la seconde,
le virement par Lagardère d'une facture de 1400 €, laquelle remontait au
mois de janvier et s'était, dans un premier temps, perdue dans les
méandres administratifs de cet admirable groupe de presse ; le versement
en question étant presque égal à ce que nous avions payé quelques
heures plus tôt aux puissances hôtelières et châtelaines, c'est tout
juste si nous n'avons pas eu l'impression d'avoir été hébergés et
nourris gratuitement durant deux jours, tels d'authentiques migrants. Il
y a de pires manières de finir un mois.
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