jeudi 29 juin 2017

Mai 2017











LE SYNDIC DE FAILLITE









Lundi 1er mai

Sept heures vingt. – Passé la journée avec Kundera et son dernier roman "tchèque", L'Immortalité, dans lequel il m'a semblé que la virtuosité de construction atteignait son point limite, et même le dépassait quelque peu. De plus, à force de vouloir se libérer des contraintes et d'afficher une liberté de plus en plus grande par rapport aux conventions, Kundera  en arrive, un peu paradoxalement sans doute, à sembler ici plus artificiel que, par exemple, dans L'Insoutenable Légèreté de l'être, où, pourtant, cette tendance était déjà à l'œuvre par rapport au Livre du rire et de l'oubli. Demain, j'aborderai La Lenteur, premier roman “français”.

Pendant ce temps, les imbéciles défilaient contre le fascisme-qui-est-à-nos-portes, quelques “antifas” mettaient le feu à un policier et le petit Emmanuel, à grands coups de symboles grossiers et très visiblement électoralistes, tentait de nous persuader que l'antisémitisme est lié exclusivement à l'extrême droite (message en creux : et n'a par conséquent rien à voir avec ces populations si sympathiques qui vont massivement voter pour moi dans cinq jours). La routine…


Mardi 2 mai

Sept heures vingt. – Il commence à être temps que cette élection se conclue : je n'en puis plus, de toute cette épaisse bêtise, docte, satisfaite, péremptoire, vertueuse, qui s'étale partout, et notamment, bien entendu, sur les blogs. Depuis quelques jours, les commentateurs de Sarkofrance (ce que j'appelle la maison de retraite…) se surpassent, dans la prospective échevelée.

– Moi, je continue à lire Kundera, alternant essais et romans, les panachant au fil de la journée. Ses deux premiers romans français, La Lenteur et L'Identité m'ont paru fort décevants ; pis que ratés : anodins (relativisons : anodins par rapport aux sept romans “tchèques” qui les avaient précédés, ce qui est quand même placer la barre assez haut). Le troisième en revanche, L'Ignorance, commence beaucoup mieux. Du reste, je ne pense pas, même si c'est la première explication qui vienne à l'esprit, forcément, je ne pense pas que la cause de cette baisse soit le changement de langue ; c'est plutôt que, comme je le notais plus ou moins hier, en vitesse, Kundera semblait, avec L'Immortalité, être parvenu à l'extrême limite de la voie dans laquelle il s'avançait depuis ses débuts – en l'ayant même quelque peu outrepassée, à mon humble avis. Les romans suivants, nettement plus courts, sont également conçus dans un esprit radicalement différents (empruntant au langage de la musique – il est coutumier du fait –, Kundera lui-même dit, en gros, qu'il est passé des variations à la fugue), et c'est peut-être cette nouvelle forme qui me séduit moins, je ne sais pas trop. Il est possible également que, enchaînant ses livres les uns derrière les autres à une cadence très soutenue, une certaine lassitude soit en train de poindre, dont l'auteur ne serait nullement responsable.

– Dégât collatéral : Kundera m'a donné envie de relire Cent ans de solitude, roman que je n'ai évidemment plus (alors qu'il a traîné dans mes diverses bibliothèques durant au moins trente ans) et qu'il m'a fallu racheter. Comme mes Puissances tutélaires, ce matin, m'avaient fait gagner deux cents euros en à peine plus d'une heure, j'ai commandé le volume la tête haute et le regard plein de défi.


Jeudi 4 mai

Sept heures vingt. – Juste avant le dîner, je suis retombé (page 63 de l'édition Points-Seuil) sur une phrase qui m'avait frappé lors de ma première lecture de L'Homme sans qualités, il y a une vingtaine d'années ; je l'avais même recopiée, et elle avait trôné derrière mon bureau, à FD, durant quelques semaines ou mois. Cette phrase, la voici : « Il n'est pas de plus bel exemple de l'inéluctable que celui que nous offre un jeune homme doué se rétrécissant pour entrer dans la peau d'un vieil homme quelconque ; sans intervention du Destin, par le simple ratatinement auquel il était voué ! » Or, les guillemets dont j'ai entouré la phrase ne sont pas de mon fait : on les trouve bel et bien dans le texte original ; et je suis bien certain de ne pas les avoir indiqués sur mon affichette de l'époque. Ce qui veut dire que ce que j'ai pris durant des années pour une citation de Musil n'en était nullement une – en tout cas ne pouvait lui être attribuée avec certitude – mais seulement une exclamation d'Ulrich, son “homme sans qualités” ; ce qui, bien sûr, n'est pas tout à fait la même chose, surtout quand on sait que tout le roman baigne dans une ironie diffuse, parfois à peine discernable. Le romancier était-il “solidaire” de la remarque de son personnage ? Ou, au contraire, ne l'a-t-il notée que pour prendre ses distances avec lui ? Ou encore un peu de ceci et un peu de cela ? Cela me reste, au moins pour l'instant, tout à fait indécidable.

– Ma lecture de Musil, déjà difficile en soi, a été brusquement parasitée par une sorte d'irruption de mes Exilés, auxquels pourtant je pense de moins en moins, étant pratiquement assuré de ne jamais les écrire. Mais, là, la pulsion était si encombrante que j'ai dû interrompre ma lecture pour noter ce qui s'était mis à tournicoter dans mon esprit, et en particulier une phrase qui a surgi pour ainsi dire tout armée, telle Athéna du crâne de Zeus (l'auteur de ce journal ne souffre pas d'un excès de modestie : c'est déjà ça).

– J'ai dû regarder environ vingt minutes du débat d'hier soir, et encore : par quatre ou cinq tranches de quelques minutes. Il m'a semblé (comme à la plupart des commentateurs, ai-je pu constater ce matin) qu'Emmanuel Macron était assez mauvais, sonnant le creux les trois quarts du temps ; mais il finissait par paraître bon tant, en face de lui, Marine Le Pen était d'une nullité pénible, adoptant systématiquement un ton faux, des postures déplaisantes, etc. J'ajoute que, ayant résolu de m'abstenir dès le soir du premier tour, cette constatation m'a laissé tout à fait serein ; d'autant plus que, face aux gesticulations résistancielles de nos petits antifascistes de jeu vidéo, je sais sans le moindre doute, également depuis le soir du premier tour, que Macron est d'ores et déjà le prochain président. (Je vais avoir l'air malin, lundi matin, si c'est Mme Le Pen qui a passé la ligne d'arrivée…)


Vendredi 5 mai

Sept heures cinq. – Décidément, non : la vie est trop courte, et la part qui reste trop petite, pour relire L'Homme sans qualités. On reverra ça au purgatoire, si la bibliothèque de cette espèce de gare de triage est correctement approvisionnée. Pour faire suite, sous l'influence de Kundera qui en dit grand bien, j'ai repris Cent ans de solitude, lu dans ma grande période sud-américaine, c'est-à-dire aux alentours immédiats de l'année 1975. Le roman était arrivé ce matin, à point nommé, et dans l'édition (Seuil) qui est celle où je le découvris jadis (bizarre, cette phrase…).

– Ce matin, visite au Dr D., Ana de son prénom, qui est officiellement devenu mon médecin traitant, ou référent, ou je ne sais quoi d'approchant. Je n'étais pas peu fier de pouvoir lui brandir des analyses de sang pratiquement irréprochables.

– Parce qu'elle en a vu un “trop mignon” cet après-midi à la clinique vétérinaire où elle emmenait Golo (fiévreux et amorphe depuis hier), Catherine est reprise par des envies de chien. Elle a même commencé à écumer un peu les sites de la SPA…


Samedi 6 mai

Sept heures dix. – Pour cause de désintérêt grandissant, et même d'ennui, j'ai abandonné le roman de Marquez aux alentours de sa deux-centième page. Et, du coup, je ne parviens plus du tout à comprendre ce qui a pu motiver mon enthousiasme lors de sa découverte (il est vrai que j'avais 20 ans à peine…), et encore moins les dithyrambes que je puis lire à son sujet, émanant de plumes tout ce qu'il y a de plus autorisées : au sujet de Cent ans de solitude, certains (Pablo Neruda par exemple) n'hésitent pas à convoquer Don Quichotte et Pantagruel, tout de même !

C'est en essayant de discerner ce qui, dans ce roman, pouvait bien motiver l'enthousiasme de Kundera (hors son amitié avec l'auteur…) que je pense avoir trouvé ce qui n'a pas tardé à m'y déplaire. Car, dans un autre domaine, Kundera est aussi un grand admirateur de Fellini que, pour ma part, j'ai bien du mal à supporter. Et je me suis rendu compte que l'explication était sans doute là : il y a en effet un gros point commun entre le cinéaste italien et le romancier colombien, et c'est ce côté laborieusement “féérique”, ce recours systématique et obligé au “merveilleux”, à la “magie”, choses auxquelles je suis décidément rétif. Surtout que Marquez ne recule pas devant les ficelles les plus visibles, poussant la volonté de “faire poétique” jusqu'au kitsch, ou pas loin (ce qui rend, à mes yeux, d'autant plus étonnante l'admiration de Kundera à son égard). C'est par exemple la pluie de petites fleurs jaunes qui tombe durant toute la nuit suivant la mort de l'un des personnages… Au fond, il n'est pas impossible que ce soit justement cette powésie, ce féhérique généreusement dosé, qui explique le stupéfiant succès de Cent ans de solitude. Ça plus le côté fable, à la morale suffisamment évidente pour que tout lecteur ait la fierté de la trouver lui-même, l'allégorie bien soulignée de l'histoire de l'Amérique latine tout entière, résumée par le village de Macondo. Sans parler de la coquetterie consistant à brouiller artificiellement les pistes en donnant les mêmes prénoms à tous les Buendìa mâles, ce qui ne les rend à vrai dire ni plus ni moins intéressants pour cela.

Comme je n'ai vraiment plus la place de conserver les livres que je ne relirai jamais, celui-ci est parti directement à la poubelle au couvercle jaune.


Dimanche 7 mai

Sept heures cinq. – La plupart des bureaux de vote viennent de fermer, je suppose que M. Macron, ce parfait syndic de faillite, doit être d'ores et déjà le prochain président de la République. Au fond, c'est tant mieux : lorsqu'il n'y a plus aucun remède, autant en finir le plus vite possible, dans l'intérêt même du malade. Pour les civilisations non plus, je ne suis pas favorable à l'acharnement thérapeutique.

– Après mon expérience décevante avec Cent ans de solitude, j'ai provisoirement mis un terme à mes lectures romanesques. J'ai attaqué simultanément le Du Pape de Joseph de Maistre et le petit volume de 1739 que m'a offert Michel Desgranges lors de ma dernière visite chez lui, qui relate un certain nombre de causes judiciaires, soit contemporaines (contemporaines de l'auteur, il va de soit) soit un peu plus anciennes mais susceptibles, parce que célèbres, d'attirer le chaland. Il s'agit en fait du quatorzième volume d'une collection qui en comporte je ne sais plus combien : l'avocat qui a eu cette idée, de revenir sur des procès ayant défrayé la chronique, avait trouvé un excellent filon, qui dure encore de nos jours. Pour le moment, je me délecte des mésaventures matrimonio-testamentaires de Mademoiselle de Kerbabu, dont le nom à lui seul m'enchante.


Lundi 8 mai

Sept heures vingt. – Il m'a semblé que commémorer en grande pompe la victoire de nos grands-parents sur le nazisme était cette année tout à fait superflu, dans la mesure où, pas plus tard qu'hier, nous avons de nouveau écrasé le fascisme dans les urnes. (Plat du jour : l'écrasée de fascisme et sa farandole de petits bulletins macronbiotiques.)


Mardi 9 mai

Sept heures. –  La forte déconvenue qu'a entraîné ma relecture de Cent ans de solitude m'a fait regarder avec une suspicion rétrospective un certain nombre d'écrivains sud-américains, des romanciers essentiellement, lus pour la plupart entre 18 et 20 ans et très admirés alors : et s'ils venaient à subie le même rétrécissement drastique que Marquez ? Mais on pourrait aussi imaginer que certains sortent non pas diminués mais encore grandis de cette épreuve. Comment savoir ? Eh bien, en les relisant, évidemment. C'est pourquoi j'ai commandé hier le roman de Vargas Llosa intitulé Conversation à La Cathédrale (devenu dans une traduction plus récente : Conversation à La Catedral, ceci afin de mieux faire comprendre qu'il n'est, dans ce roman, nullement question d'un édifice religieux mais d'un bar portant ce nom, La Catedral). Et, tout à l'heure, j'ai acheté un gros volume d'Alejo Carpentier, que j'ai choisi parce que, sur les quatre romans qu'il propose, se trouve Le Partage des eaux, livre qui m'avait fort impressionné il y a quarante ans, notamment par son espèce de luxuriance profuse (si je me souviens bien, cela va sans dire). J'ai failli commander aussi L'Obscène oiseau de la nuit, de José Donoso ainsi que La Vie brève de Juan Carlos Onetti ; puis, je me suis dit qu'il était inutile de se précipiter. En attendant que Vargas Llosa et Carpentier n'arrivent ici, je vais sans doute reprendre Marelle de Cortazar, roman assez bizarre, lu également à cette époque lointaine.

Pour aujourd'hui, je me suis délecté de Moi qui ai servi le roi d'Angleterre, roman remarquable à plus d'un titre de Bohumil Hrabal, dont je tenterai de tirer un billet de blog demain.

– Ce matin, après trois ou quatre jours passés sans manger et à dormir tout le temps, Golo semblait aller un peu mieux, ce qui nous a laissé supposer que les antibiotiques que Catherine lui fourre dans la gueule matin et soir ont commencé à produire l'effet que l'on attendait d'eux.

– Je m'aperçois que je n'ai pas parlé des mésanges bleues qui sont venus établir leur nichée dans la petite maisonnette fixée au mur ouest de la Case. Durant des jours et des jours, comme c'est l'habitude, nous avons vu les parents s'épuiser en aller-retour entre la maternité et le bois voisin afin de nourrir leurs petits. Samedi, brusquement, tout s'est arrêté, si bien que nous en avons très logiquement conclu que les jeunes avaient dû quitter le nid de bon matin. Sauf que l'un des deux parents (ou les deux alternativement) a continué à venir de temps en temps, avec une chenille au bec, jusqu'à l'entrée du nichoir, mais sans jamais y pénétrer. Elle repartait jusqu'au cerisier voisin, revenait, etc., comme si elle cherchait – avons-nous pensé – à attirer hors du nid un ou deux retardataires en l'appâtant avec une “friandise”. Comme ce manège a complètement cessé hier, cet après-midi j'ai grimpé à l'échelle et ouvert le nichoir : tous les oisillons, encore assez loin de leur taille adulte, étaient morts. Évidemment, on ignore pour quelle raison. J'ai bien songé à emporter les petits cadavres à la clinique de Saint-Aquilin pour une autopsie, mais bon.

Pour l'instant, le couple de charbonnières qui a élu domicile dans le nichoir du cerisier continue de nourrir activement.


Jeudi 11 mai

Sept heures et quart. – Rien fait d'autre, hier et aujourd'hui, que de relire le Marelle de Cortazar, ce roman qui ressemble à un grand gymkhana (il s'écrit comment, ce putain de mot ?) : même s'il est loin d'être parfait, s'il sent tout de même son époque (début des années soixante) par son côté “invention formelle”, il m'a semblé qu'il passait fort bien la rampe, contrairement à Cent ans de solitude ; en tout cas, je n'ai ressenti aucune déception par rapport au souvenir que j'en conservais, ce qui n'est déjà pas si mal. Du coup, pour attendre sans trop de hâte Vargas Llosa et Carpentier, j'ai ressorti de son rayonnage le très gros volume Gallimard qui contient la totalité des nouvelles écrites par le même Cortazar entre la fin des années trente et le début des années quatre-vingt : le roman polonais reçu ce matin attendra que la vague latina soit passée.


Samedi 13 mai

Sept heures dix. – Depuis hier, ayant provisoirement abandonné Cortazar et ses nouvelles, je suis plongé dans le volumineux roman de Vargas Llosa, Conversation à La Catedral, qui, à mon sens, après 380 pages sur 620, mérite amplement qu'on lui consacre plusieurs jours, à l'exclusion de toute autre occupation (ce qui tombe bien : je n'ai rigoureusement rien à faire d'autre et m'en porte à merveille).  Deux images me viennent, à propos de sa construction : celle du Big Bang et celle de la tasse de thé proustienne. De quoi s'agit-il ? D'un homme dans la trentaine, Santiago, journaliste de base dans un quotidien de Lima, qui, rentrant chez lui pour déjeuner, apprend de sa compagne que leur caniche a été littéralement kidnappé par les employés chargés de débarrasser les rues de ses chiens errants (pour cause d'une campagne contre la rage dont Santiago est l'un des propagateurs…). À la fourrière, il tombe sur Ambrosio, le géant noir qui, 12 ou 15 ans plus tôt, servait de chauffeur à son père ; c'est la première fois qu'ils se revoient. Après que le journaliste a récupéré son chien, les deux hommes vont prendre une bière dans une sorte de cantine populaire, La Catedral. Ils y passent finalement quatre heures, à se saouler plus ou moins et, imagine-t-on, à évoquer leurs souvenirs. Mais, de leurs propos, l'auteur ne nous dit rien. Le temps qu'ils passent à La Catedral occupe à peine cinq pages et on ne nous parle que des impressions que reçoit Santiago, de l'endroit où il se trouve, des gens qu'il y voit, etc. Après s'être séparé d'Ambrosio, il rentre chez lui avec le chien, et sa femme, mi-ironique, mi-tendre, l'envoie se coucher pour cuver ses multiples bières. Je le répète : tout ce que je viens de relater n'occupe pas plus d'une douzaine de pages.

Mais, de ces quelques paragraphes, les 600 pages suivantes vont jaillir, tel l'univers du Big Bang, telle Combray de la tasse de thé : c'est tout le Pérou des années cinquante qui sort brusquement de ces quatre heures de conversation entre le fils de famille devenu échotier et l'ancien chauffeur tombé dans une semi-misère. Le récit va alors proliférer entre plusieurs lignes, qui s'entrecroisent et s'enchevêtrent, la plupart des personnages appartenant presque tous à au moins deux de ces lignes. Dans de nombreux chapitres, ce sont parfois trois ou quatre événements qui progressent en même temps – presque toujours sous forme de dialogues –, comme les couches d'un millefeuille, l'auteur nous faisant sans arrêt passer de l'un à l'autre, puis revenir, etc.  À noter que ces récits “polyphoniques” ne se déroulent pas forcément à la même époque, et même que deux récits peuvent avoir un personnage en commun… mais pas à la même période de sa vie. De plus, régulièrement, dans de très brèves incises dialoguées, Santiago et Ambrosio surgissent dans tel ou tel récit, pour y préciser une chose mais surtout pour rappeler au lecteur que le temps “réel” du livre est bien ces quatre heures que les deux hommes passent ensemble à La Catedral.

Évidemment, succinctement exposé comme cela (et encore, j'ai simplifié…), cela paraît impossible à lire. C'est tout l'immense talent de Vargas Llosa de faire en sorte que cela ne le soit pas, mais que, à l'inverse, cette façon de briser les lignes, spatiales ou temporelles, renforce encore son roman et le rendent véritablement passionnant. Il faudrait évidemment évoquer le contenu du livre, les multiples personnages qui s'y croisent et s'y entrechoquent, de la dictature militaire qui sert de toile de fond (mais pas seulement), de la lâcheté, de l'abaissement, de la figure du père, etc. Mais ce sera pour un autre moment : là, c'est assez discouru.

Tout de même, une dernière remarque : il est tout à fait possible que la nouvelle traduction, dans laquelle je relis le roman, soit meilleure que l'ancienne, dans laquelle je l'avais découvert il y a quarante ans. Mais je suis au moins certain d'une chose, c'est que changer Conversation à La Cathédrale en : Conversation à La Catedral est une ânerie. Le titre original est : Conversacìon en La Catedral. Il est donc évident que Vargas Llosa a joué sur l'ambiguïté du mot, laquelle était à peu près rendu par la première traduction. Je comprends que le scrupule des nouveaux traducteurs les ait poussé à respecter l'orthographe espagnole de tous les noms propres, y compris celui du boui-boui en question. Mais, en l'occurrence, ils auraient pu mettre un bémol à cette fidélité-là, ce qui leur aurait évité une infidélité bien plus grande, aux intentions de l'auteur, et accessoirement ce titre qui sonne comme une incongruité, une double faute de français qu'un éditeur négligent aurait incompréhensiblement laissée passer.


Dimanche 14 mai

Dix heures du matin. – Il y a une chose que j'ai omis de noter hier (en fait il y en a deux, mais pas du même ordre), à propos du livre de Vargas Llosa. La première c'est que le roman ne s'articule pas autour d'une conversation – celle à La Catedral, entre Santiago et Ambrosio – mais de deux. La seconde concerne toujours Santiago, mais cette fois il dialogue avec un autre personnage appelé Carlitos. Celui-ci est évoqué dès les premières pages du premier chapitre : c'est lui aussi un journaliste “bas de gamme” (il y en aurait d'autres ?), qui se trouve actuellement à l'hôpital, suite à une crise de delirium tremens provoquée par son alcoolisme (quand on l'a “ramassé”,  il courait nu dans la rue en hurlant, à cause des araignées énormes et des scorpions qui le poursuivaient…). Avant de rejoindre sa compagne puis de se rendre à la fourrière, Santiago se promet d'aller lui rendre visite. Tout cela n'est pas très clair (ou bien si un détail crucial m'avait échappé ?), mais je suppose que c'est bien à l'hôpital que se déroule la conversation seconde, et donc après celle qui a lieu à La Catedral.

La deuxième chose qu'il faut souligner, c'est l'extraordinaire puissance vivante des dialogues de Vargas Llosa, ainsi que leur variété suivant qui s'exprime. La troisième partie (sur les quatre que compte le roman) est essentiellement consacrée à un coup d'État manqué (des généraux qui veulent destituer et remplacer le général actuellement au pouvoir : un classique de la politique sud-américaine, au moins en ces époques-là). Tout le récit de ce pronunciamiento raté est fait par des dialogues serrés, entre des personnages multiples : l'effet obtenu est saisissant, on sent le grouillement, l'affolement, les initiatives partant un peu dans tous les sens, chacun tirant à hue ou à dia selon ses petits intérêts personnels, et tout cela dans une parfaite clarté d'exposition. Vargas Llosa s'offre des scènes dépassant les vingt ou trente pages sans que l'intérêt fléchisse à aucun moment, au contraire.

Une sentence prononcé par l'un des personnages (Carlitos, je crois) : « Le journalisme n'est pas une vocation, c'est une frustration. »


Lundi 15 mai

Sept heures dix. – Journée vaguement agitée, puisqu'il fallait préparer le départ de demain matin, aller faire quelques courses, tondre le jardin, emmener Golo chez le vétérinaire pour une piqûre ; tout cela tandis que notre peintre habituel passait portail, rampes et balustrade au Kärcher, avant de se mettre à les repeindre : il en a, en principe, jusqu'à vendredi, jour où nous serons, toujours en principe, de retour de La Baule.

J'ai terminé le roman de Vargas Llosa peu de temps avant le dîner, ce qui m'évitera d'avoir à l'emporter : cela aurait été se charger inutilement car l'expérience nous enseigne qu'on ne lit jamais lors de ce type d'escapade ; en tout cas, ni Catherine ni moi. Néanmoins, comme il est inenvisageable de s'en aller sans lecture, j'ai embarqué le roman d'un Polonais contemporain, dont je suis pour l'instant infoutu de retenir le nom, recommandé par Kundera. Je suis un peu méfiant tout de même car, la dernière fois que j'ai suivi ses conseils, je me suis retrouvé à lire le roman d'un Islandais nommé Bergsson (mais au prénom évidemment impossible, un truc se terminant en ur, avec plein de syllabes avant), qui m'a fermement ennuyé et que j'ai abandonné sans regret à mi-parcours : poubelle jaune. J'espère avoir plus de chance avec mon Polonais.

Pour demain, le départ a été fixé (par moi-même) à huit heures, de façon à arriver à Vitré – escale prévue – aux alentours de l'heure du déjeuner.


Mercredi 17 mai

Cinq heures. – « Mais, bon Dieu, qu'est-ce qu'on fout ici ? » Telle est la question qui m'a sauté à l'esprit, ce matin, en m'éveillant dans cette chambre du Castel Marie-Louise, laquelle et lequel sont par ailleurs tout à fait dignes d'éloges. Cette manie du déplacement, de la découverte, des visites en tous genres, etc. m'est apparue clairement comme stupide, privée de sens et d'objet, en tout cas pour moi. Pourtant, la journée d'hier a été, dans son genre, parfaite. Le voyage s'est déroulé agréablement, sans bouchon automobile ni problème d'aucune sorte, et il faisait un temps estival lorsque nous sommes arrivés à La Baule, quatre heures passées de quelques minutes. La rapide découverte de la ville peu après ne peut même pas être qualifiée de déconvenue, dans la mesure où, trouvant toutes les stations balnéaires laides, je m'attendais à ce que celle-ci le soit particulièrement ; je n'ai donc pas été déçu. Nous avons ensuite pris un apéritif nonchalant au jardin de l'hôtel, en écoutant le bruit des vagues et en observant pigeons et merles picorant la pelouse. Ensuite, le dîner fut sans fausse note aucune, le chablis de chez Fourcheaume pareillement. Et comme, vers neuf heures, il faisait encore jour et très doux, nus retournâmes au jardin pour un digestif, rite auquel nous ne sacrifions presque plus.

Ce matin, le ciel s'était couvert, mais la matinée fut tout de même agréable, occupée par une balade le long de la côte, du Pouliguen à Piriac, en passant par Batz et Le Croisic, où je n'étais jamais revenu depuis le mois de vacances que la famille Goux y passa, en 1964 : inutile de préciser que je n'ai rien reconnu. C'est lorsque nous passâmes les portes de Guérande que tout de gâta, avec l'arrivée d'une pluie qui n'a guère cessé depuis. Quant au ciel, il n'était plus couvert mais franchement emmitouflé. Finalement, alors que, tout de même, nous roulions vers Pornic, que j'avais inscrit ce matin à notre programme, au milieu de trombes d'eau et d'embruns qui ne devaient rien à l'océan tout proche sur notre droite, nous avons décidé que cela suffisait comme ça et que nous allions rentrer à la maison dès demain au lieu de vendredi. Ce qui ne devrait pas nous empêcher de savourer sans arrière-pensée notre dîner de tout à l'heure. Voilà en tout cas une région de France où je ne remettrai plus les pieds, sauf sous la contrainte.


Samedi 20 mai

Sept heures dix. – Jeudi, nous avons fait tout le voyage de retour sous une pluie presque continuelle et souvent battante. Bien entendu, dès le lendemain il faisait de nouveau très beau, ce qui tendrait à prouver soit que Dieu n'existe pas, soit qu'il a décidé d'externaliser son service météo vers une officine particulièrement vicelarde. Cela dit, nous n'en avons pas fini avec les hôtels, puisque, en principe, nous devons repartir pour deux jours dès la semaine prochaine : le carreleur qui doit refaire la terrasse et l'escalier qui y conduit sera là et ses travaux nous interdiront l'accès à la maison durant 48 heures. Cette fois, nous irons au château d'Audrieu, qui m'a eu l'air, “sur le papier”, tout à fait accueillant ; à condition qu'il ait une chambre de libre car,  bien entendu, il ne saurait être question de réserver avant d'être sûr que le carreleur viendra bel et bien, et qu'il nous ait précisé les jours exacts durant lesquels notre absence sera requise.

– J'ai repris mon cycle de lectures sud-américaines avec Le Partage des eaux d'Alejo Carpentier, terminé il y a moins d'une heure, en panachage avec L'Orgie perpétuelle, livre que Mario Vargas Llosa a consacré à Flaubert et Madame Bovary : si le roman du Cubain est aussi remarquable que le souvenir que j'en avais gardé, l'essai du Péruvien est plutôt décevant, au moins dans sa seconde partie ; et comme celle-ci occupe les deux tiers au moins de l'ouvrage…

Je vais dès demain soit descendre vers l'Uruguay (La Vie brève de Juan Carlos Onetti), soit monter vers le Guatemala (Monsieur le président de Miguel Angel Asturias) : ce sera à l'inspiration. Et, il y a quelques minutes, j'ai commandé L'Obscène Oiseau de la nuit du Chilien Donoso ; ensuite, ce sera un retour vers l'Argentine d'Ernesto Sabato et peut-être une pointe vers le Mexique avec Juan Rulfo. Après ça, je crois que je pourrai revenir à des choses moins exotiques : Christine Angot ou Yann Moix, par exemple.

– J'ai aussi distrait un peu de mon temps, ce matin, pour expédier six mille signes à propos d'une chanteuse rousse nommée Mylène Farmer, dont je ne sais même pas si j'ai jamais ouï la moindre ritournelle. Ou bien j'ai oublié.


Jeudi 25 mai

Six heures et demie. – Fichtre ! Je ne pensais pas être resté si longtemps sans venir ici : mauvais signe pour ce journal, si je cesse même de penser à lui…

– Depuis quelques jours (mais pas aujourd'hui pour cause d'Ascension), nous avons ici un carreleur, comme je le signalais lors de la précédente entrée. Il a quasiment fini la terrasse, ne nous laissant qu'un étroit passage permettant d'aller de l'escalier à la porte de la maison et vice-versa. Demain, il doit la terminer, et nous devrons nous livrer à d'autres contorsions, pour accomplir le même trajet, en passant sur les dalles posées depuis hier et en évitant soigneusement les nouvelles venues. Lundi ou mardi – ce sera selon le bon vouloir de Madame la pluie –, il s'occupera des marches, si bien que, alors, nous ne pourrons plus accéder à la maison (ou en sortir s'il nous a piégés à l'intérieur) ; d'où notre départ, lundi matin, pour le château d'Audrieu, retour mercredi dans la journée, en espérant qu'il n'aura pas plu durant nos deux jours d'absence car, sinon, tout sera à recommencer et nous aurons dépensé mille cinq cents euros (estimation sans doute exacte) en pure perte.

À propos d'euros, j'en ai gagné six cents aujourd'hui, en brisant les destins de deux pauvres garçons, tellement insignifiants qu'ils ne valent même pas d'être nommés. De toutes façon, malgré mes agissements coupables, ils se portent au mieux.

– Poursuivi mes lectures latinas avec des bonheurs divers. Si le Cubain Carpentier m'a conquis (ou plutôt reconquis), aussi bien avec son Partage des eaux qu'avec Le Siècle des lumières, Le Recours de la méthode ou encore Concert baroque (et j'attends La Danse sacrale qui devrait arriver la semaine prochaine), j'ai abandonné Monsieur le Président du Guatémaltèque Miguel Angel Asturias au bout d'une centaine de pages ; quant au Chilien José Donoso, son Obscène Oiseau de la nuit m'a découragé en moitié moins. Il me reste encore à tenter ma chance avec l'Uruguayen Juan Carlos Onetti et sa Vie brève. Après quoi, il serait sans doute sage que je revinsse à des lectures plus septentrionales ; peut-être en ne quittant pas encore l'Amérique et en retentant ma chance avec Faulkner : on verra. Si lui aussi m'emmerde, je bouderai un moment et ne lirai plus rien d'autre que les fables de La Fontaine et les Mémoires d'outre-tombe. C'est vrai, quoi…

– Tout à l'heure, à la suite d'une panne de cerveau qui m'a atteint moi-même, Catherine s'est levée de son canapé à sept heures moins le quart en disant qu'elle allait préparer le dîner ; une demi-heure plus tard il l'était, prêt, et nous sommes passés à table ; c'est seulement en nous asseyant que je me suis avisé qu'il n'était pas sept heures et quart mais six heures et quart. Comme les assiettes étaient devant nous et leur contenu fumant, nous avons mangé sans désemparer, comme des gens se situant bien au-dessus des pauvres contingences temporelles.


Samedi 27 mai

Sept heures et quart. – Passé l'essentiel de la journée à plonger avec délices dans le roman d'Onetti, La Vie brève, dont j'ai d'ailleurs rapidement parlé sur le blog, en chute du billet destiné à informer mes innombrables lecteurs de notre départ, après-demain, pour le château d'Audrieu (et il a encore fallu que j'aille vérifier son nom, que je ne parviens pas à me fourrer dans le crâne). Du reste, la chaleur n'incitait guère à bouger excessivement. Elle devrait être semblable demain, mais il faudra néanmoins que je m'agite un peu, ne serait-ce que pour passer l'aspirateur dans la maison, qui a une fâcheuse tendance, avec l'irruption de la chaleur, à se transformer en cimetière de mouches, guêpes, et autres insectes volants malaisément identifiables. Je n'y couperai pas, dans la mesure où, avant-hier, en voulant faire la jeune fille et jardiner comme la solide gaillarde qu'elle n'est plus, Catherine s'est fait une sorte de tour de rein qui lui interdit le moindre effort physique, surtout si elle veut être à peu près rétablie pour notre départ, lundi matin. C'est également moi qui ai pendu puis dépendu le linge propre sortant de la machine, activité finalement plutôt agréable, en ceci qu'elle laisse l'esprit totalement libre de ses vagabondages. Mais enfin, il ne s'agirait pas que ça devienne une habitude non plus.

– J'ai reçu ce matin un énorme roman (près de huit cents pages) datant des années 1880, La Régente, dont Vargas Llosa affirme qu'il est le plus grand roman de tout le XIXe siècle espagnol. Ce qui m'étonne c'est de n'en avoir jamais entendu parler, ni de son auteur : il se nomme Leopoldo Alas, et est également connu sous son pseudonyme de journaliste, Clarìn ; deux noms qui ne m'évoquaient strictement rien lorsque je les ai trouvés sous la plume du Péruvien.


Dimanche 28 mai

Sept heures et demie. – Levé à six heures et demie, aspirateur passé à sept heures et quart, pain rapporté de Pacy à huit heures, article de sept mille signes terminé à dix heures et demie : je ne me reconnaissais tellement pas que c'en devenait effrayant, presque malsain. Heureusement, tout est rapidement rentré dans l'ordre naturel, et je n'ai plus bougé une oreille jusqu'à maintenant, me contentant de tourner les pages de La Vie brève, terminé juste avant le dîner et qui est décidément un remarquable livre.

Demain, départ pour Audrieu, à une heure matinale qui dépendra entièrement du carreleur. En gros : si le temps lui permet de travailler et qu'il arrive comme la semaine dernière entre huit heures et huit heures et demie, nous débarrasserons le plancher (ou plutôt la terrasse) dès qu'il sera à pied d'œuvre. S'il tombe de l'eau à notre réveil, nous saurons disposer d'un peu plus de temps, de manière à être à Orbec sur les coups de midi, car j'ai repéré là un restaurant qui m'a eu l'air, “sur le papier”, tout à fait accueillant.


Lundi 29 mai

Six heures. – Nous voilà donc princièrement installés au château d'Audrieu, au milieu d'un parc de 25 hectares (je viens d'aller vérifier dans le guide Relais & Châteaux qui traîne (ou trône) ici), dont le silence n'est troublé que par les piaillements d'oiseaux non identifiés par moi ; mais enfin, il doit bien y avoir quelques merles dans le tas. La matinée s'est passée en vagabondages lents, sans jamais, sauf sur l'extrême fin, emprunter la moindre autoroute ni même voie rapide. Nos deux haltes principales furent, dans cet ordre, Orbec et Saint-Pierre-sur-Dives : deux petites villes charmantes, animées, tout embarrassées de commerces, et où il ferait sans doute bon vivre ; mais il est vrai que nous avons souvent tendance à trouver qu'il ferait bon vivre là  où, précisément, nous ne vivons pas. Toujours est-il que ces deux cités possèdent des églises fort belles, et même imposantes si on les rapporte à la taille de la ville qui les enserre. Celle d'Orbec est en outre d'un plan original, très inhabituel, assez bizarre, mais enfin je n'ai aucune envie de développer.

Sachant que nous allions abondamment sacrifier à Lucullus (langage journalistique de province et d'avant-guerre) ce soir et demain, nous avons sauté le déjeuner, nous contentant d'un sandwich de boulangerie avalé à l'entrée d'un chemin creux, entre un champ de blé et un autre de seigle (céréales nommées parfaitement au hasard, pour tenter d'épater le lecteur citadin, étant entendu que je suis tout à fait incapable de distinguer celle-ci de celle-là, et ces deux de toutes les autres).

Le château d'Audrieu est une assez belle bâtisse, du moins dans son corps de logis principal, datant du début du XVIIIe siècle, avec l'élégante régularité de façade que cela implique. Là non plus je n'en dirai davantage, de peur de passer non seulement pour un cuistre, mais en outre un cuistre inopérant, bien capable, en architecture, de prendre Le Pirée pour un homme. Toujours est-il que, d'un point de vue strictement hôtelier, l'endroit est tout à fait agréable, la chambre, bien que “premier prix”, est étonnamment vaste, meublée avec goût et, il va de soi, parfaitement équipée. Les trois fenêtres donnent sur la cour intérieur et, plus loin, sur les jardins.

Lorsque nous sommes arrivés, vers deux heures, il pleuvait, mais le soleil n'a pas trop tardé à revenir, et nous sommes sortis pour faire le tour du propriétaire, par les sentiers qui sillonnent le bois situé vers la façade arrière du bâtiment principal. Nous voulions aller jusqu'à une colonne que l'on distinguait du château, et de laquelle l'homme aux clés d'or nous avait assuré qu'elle était assyrienne (mais en ajoutant qu'on ne savait pas trop d'où, quand ni par qui elle avait été apportée là). En effet, assyrienne elle est indubitablement. Elle trône loin de tout bâtiment, au bout de ce qui a peut-être été une très large allée rectiligne partant de l'arrière du château, au milieu d'une minuscule clairière incurvée à l'orée du bois, ce qui, vu son origine, produit un effet sévèrement incongru. Durant toute cette assez longue promenade nous avons été suivis par un jeune chat tigré, dont on nous a assuré, au retour, qu'il vivait ici, dans l'enceinte du château, mais qu'il n'était à personne en particulier. Le réceptionniste pense qu'il a dû trouver sans peine “le chemin des cuisines” et qu'il doit être nourri par le personnel qui officie là. Catherine était évidemment toute prête à l'adopter et à le ramener au Plessis, ce qui aurait assurément fait le bonheur de Golo, vu le mal qu'ont en général les chats à se supporter entre eux.

Demain, il est question de retourner à Bayeux, où nous fîmes un rapide passage il y a environ vingt-cinq ans, mais dont ni Catherine ni moi ne nous souvenons d'y avoir vu autre chose que la fameuse “tapisserie” (“la plus grande BD du monde, proclame fièrement le Guide du Routard, avec cet “esprit jeune et décontracté” qui le caractérise si savoureusement). Ce sera à condition qu'il pleuve moins que depuis dix minutes…


Mardi 30 mai

Neuf heures et demie du matin. – Il pleuvinait encore lorsque nous nous sommes levés, vers sept heures et demie, mais, depuis, l'eau a cessé de tomber et le ciel semble vouloir se dégager un peu (on notera la prudence…), si bien que nous n'allons pas tarder à partir pour Bayeux, à une quinzaine de kilomètres d'ici.

Je notais hier que, bien qu'étant une chambre “de petits pauvres”, la nôtre était fort grande et très bien meublée : nous avons appris hier soir, par Georges, le barman (qui s'appelle en réalité Jorge et est brésilien, ainsi que ne l'indique que trop bien son accent), que l'on nous avait en réalité attribué une suite “junior” – appellation répandue mais qui me laisse toujours aussi incompréhensif –, pour le prix d'une chambre simple ; ni lui ni a fortiori nous n'avons été capable de trouver une raison plausible à ce surclassement non demandé, et même pas signalé comme faveur à notre arrivée. En attendant, cette découverte nous a considérablement rehaussés dans notre propre estime.

La table n'est malheureusement pas à la hauteur de l'hôtellerie. Ce n'est pas que nous ayons mal dîné, au contraire ; les desserts notamment étaient dignes d'éloges sans réserve. Mais, pour le reste, les plats donnent l'impression que le chef marie un peu n'importe quoi avec n'importe quoi, au gré de son inspiration, laquelle n'est guère une conseillère sans reproche. Cela donne des plats hautement mangeables, mais dont on ne saisit pas bien le principe directeur, dont on a l'impression qu'ils ne doivent leur existence qu'au hasard du moment et des apparentements fortuits. Cela dit, ça reste d'un assez bon niveau tout de même, et c'est sans déplaisir que nous envisageons de nous y attabler de nouveau ce soir. Comme je le disais hier soir à Catherine : « Pour que tout soit parfait en ce bas monde, il faudrait transplanter le chef du Castel Marie-Louise ici. » Le projet est à l'étude, il suffit juste de faire jouer nos relations occultes mais puissantes (puissantes parce qu'occultes, bien entendu).

Six heures. – Nous n'avons pas eu à déplorer la moindre goutte d'eau aujourd'hui. Il était environ dix heures lorsque nous avons mis le cap sur Bayeux, laquelle fut très vite atteinte puisque fort peu distante. La cathédrale vaut vraiment le détour, comme on dit chez Michelin : nef impressionnante de longueur, d'altitude et d'élégance, avec son premier niveau roman et le reste, au-dessus, d'un gothique presque gracile. En revanche, s'il est vrai que le centre de la ville a été miraculeusement épargné par nos chers alliés de 1944, on en a néanmoins très vite fait le tour. Si bien que, ayant décidé de ne pas retourner voir la “plus grande BD du monde”, nous avons pris la direction des plages du Débarquement, lesquelles se sont révélées fort courues, puisque nous sommes tombés au beau milieu des réjouissances commémoratives du D-Day. C'était plein de touristes internationaux, mais fortement anglo-saxons, et je me suis mis à imaginer à voix haute un personnage de roman, ou de nouvelle, Allemand ayant fait la guerre ici même en 44 (ou son fils, suivant l'époque à laquelle on situe le présent romanesque) et qui, chaque année, reviendrait passer une semaine entre Arromanches et Courseulles, début juin, et s'arrangerait pour se lier avec des commémorants anglais, américains et canadiens, pour leur expliquer avec force détails émouvants comment et combien il avait, à cette époque bénie de sa jeunesse, tué d'envahisseurs venus de la mer ou tombés du ciel. L'idée a beaucoup amusé Catherine. (Laquelle Catherine, pendant que j'écris cela, est en train de se faire tripoter par Mademoiselle Spa, quelque part dans le château ; je devrais la récupérer dans une demi-heure et, ensuite, nous irons dire un petit bonsoir à Jorge et à son ami, Lord Macallan, âgé de 12 ou 15 ans, je n'arrive pas à m'en souvenir.)

Demain, retour au Plessis, avec l'espoir que le carreleur aura terminé ce qu'il avait à faire, et qui a servi d'excuse à notre escapade.


Mercredi 31 mai

N'importe quelle heure. – Cette fois encore, je me livre à une tricherie puérile, puisque ces lignes sont écrites au matin du premier juin et non à la date indiquée. Mais c'est que, notre excursion ayant pris fin en même temps que mai, il eût été stupide d'en reporter le récit au mois suivant. Du reste, de récit il n'y aura pas car il n'y a rien de particulier à noter à propos de notre trajet de retour, si ce n'est que nous avons quitté le château d'Audrieu au milieu d'un assez épais brouillard, lequel a eu la bonne grâce de se dissiper peu après. Nous sommes repassés par les mêmes lieux qu'à aller (Saint-Pierre-sur-Dives, Orbec, Conches-en-Ouche), mais dans l'ordre inverse et sans nous y arrêter puisque nous l'avions fait il y a trois jours. À l'arrivée, deux bonnes surprises nous attendaient. La première était que le carreleur avait terminé son ouvrage ; la seconde, le virement par Lagardère d'une facture de 1400 €, laquelle remontait au mois de janvier et s'était, dans un premier temps, perdue dans les méandres administratifs de cet admirable groupe de presse ; le versement en question étant presque égal à ce que nous avions payé quelques heures plus tôt aux puissances hôtelières et châtelaines, c'est tout juste si nous n'avons pas eu l'impression d'avoir été hébergés et nourris gratuitement durant deux jours, tels d'authentiques migrants. Il y a de pires manières de finir un mois.

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