LE SOURIRE DE KARÉNINE
Dimanche 2 avril
Deux heures. – Hier, nous avions à déjeuner ma mère, Isabelle et Olivier (et leur chien). Au cours du repas (excellente joue de bœuf aux carottes mitonnée par Catherine), je ne sais comment, mais évidemment pas sur mon initiative, la discussion est arrivée sur Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq et sur moi. Et Isabelle s'est mise à me reprocher, sans agressivité aucune naturellement, d'avoir “oublié Philippe”, notre frère, dans le chapitre 5, celui où Evremont revient dans la maison natale pour une soirée avec son père, sous l'égide de l'ombre de sa mère morte. Isabelle aurait trouvé normal, naturel, que Philippe soit évoqué, puisqu'elle-même y était. J'ai tenté, bien entendu, de lui expliquer que, de même qu'Evremont n'était pas vraiment moi, sa sœur (dont j'ai déjà oublié comment je l'ai prénommée…) n'était pas du tout elle. Je lui ai même précisé que, lui donnant naissance, j'avais pensé non à elle mais à X, femme que nous connaissons tous les deux depuis longtemps. Elle n'a jamais voulu en démordre : j'étais Evremont et elle était sa sœur, il n'y avait pas à sortir de là.
Un peu plus tard, quand tout le monde fut
reparti, Catherine et moi revînmes sur cet épisode, en commençant par
nous étonner de ce qu'Isabelle tenait si fort à être représentée par ce
personnage, d'une part très secondaire, et surtout éminemment
désagréable. J'en suis arrivé à la conclusion que son plaisir, ou sa
fierté, à se retrouver “dans un livre” était supérieur au désagrément de
se voir portraiturée de telle façon peu amène ; et que, du coup, elle
s'accrochait à cette identité, dût son amour propre en être un peu
malmené.
– Avant leur arrivée, Catherine était
descendue avec Bergotte à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin. Le
praticien s'est montré assez peu optimiste. S'il s'agit vraiment d'une
épilepsie “simple” le traitement qu'il nous a donné pour elle devrait
entraver les crises d'ici une huitaine ou une dizaine de jours. Mais si
les crises persistent au-delà de cette date, cela signifiera qu'elles
sont provoquées par autre chose, c'est-à-dire très vraisemblablement par
une tumeur au cerveau ; auquel cas, évidemment, la piqûre deviendrait
inéluctable. En attendant, aucune crise n'a été à déplorer hier, ni
cette nuit, ni (pour l'instant) aujourd'hui.
Lundi 3 avril
Midi moins le quart.
– Heure assez inhabituelle pour venir ici, mais les circonstances
l'exigent. Demain matin, très tôt, notre voisin “de derrière”, qui
tient, à Pacy, échoppe d'informatique, va passer et embarquer ce vieil
ordinateur dont je me sers quotidiennement, ainsi que le Mac flambant
neuf, acheté voilà quelques semaines, et qui n'est pas encore sorti de
sa boîte. Le but est qu'il profite de nos quatre jours d'absence pour
transvaser de l'ancien vers le nouveau tout ce qui se trouve dans le
premier des deux. « Mon idéal, lui ai-je dit lorsqu'il a accepté de se
charger de ce travail, serait que, à mon retour, allumant la nouvelle
machine, je me rende à peine compte d'en avoir changé. » Évidemment, je
doute fortement qu'il puisse en aller ainsi, ce serait trop beau, et je
prévois déjà des heures d'irritation et d'abattement (le second faisant
généralement suite au premier : je me connais), avant d'être familiarisé
avec le nouveau monstre. C'est d'ailleurs pourquoi, à notre retour,
vendredi ou samedi, j'ai prévu de rebrancher l'ancien, dans un premier
temps, pour écrire aussi vite que possible les deux très longs articles
que je dois encore à mes Puissances pour le hors-série consacré à Monaco
et à ses princes. Ensuite, il sera toujours temps de me confronter à
l'inéluctable.
– Quant à nous, nous quitterons Le
Plessis demain matin, sans doute vers dix heures, pour rallier le Berry
de Mme Sand, où nous opérerons notre jonction avec Anna et Dominique
Pluton, qui, s'ils ne se nomment évidemment pas Pluton, se prénomment en
effet comme je viens de le dire. Outre la soirée de demain, nous
passerons avec eux le mercredi et le jeudi, avant de reprendre, vendredi
matin, eux la route du Sud et nous celle du Nord-Ouest. Pour ce retour,
j'ai prévu de remonter par Châteauroux (difficile à éviter quand on est
à Nohant), Blois, Châteaudun et Chartres, pour nous changer un peu du
chapelet d'autoroutes qui sera notre lot demain. Nous partirons avec
l'espoir, assez fortement mâtiné de crainte, que Bergotte ne soit pas
reprise par ses crises d'épilepsie durant le voyage. Mais c'est une
éventualité dont nous ne sommes pas les maîtres.
Jeudi 6 avril
Cinq heures et quart.
– Rien écrit dans ce journal depuis que nous avons quitté la maison. Sans
raison particulière, du reste. Je le fais, maintenant, par le biais d’un
document Word, sur l’ordinateur de Catherine, la connexion wifi triomphalement
annoncée par voie d’affichette sur la porte de l’auberge étant effective
environ vingt minutes par jour, et encore : entre sept et huit heures le
matin.
Nous
sommes donc partis du Plessis mardi, peu après neuf
heures. Voyage mal inauguré puisque j’ai commencé par me tromper de
route,
alors que je suis censé connaître tous les chemins qui conduisent, non à
Rome,
mais à Dreux puis à Chartres. Heureusement, après ce mauvais départ, le
reste se fit
sans encombre. Nous arrivions à l’auberge de la Petite Fadette à quatre
heures,
soit cinq minutes après les Pluton, qui ont profité de cette infime
avance, les
salauds, pour s’octroyer la meilleure chambre des deux ; ce que j’aurais
évidemment fait aussi à leur place ; du reste, elle n'est pas vraiment
meilleure, c'est juste qu'elle dispose de deux fenêtres au lieu d'une.
Nohant est vraiment un endroit plein de charme,
en tout cas en ce qui concerne la place ayant pour centre la petite
église
romane, et bordée par diverses bâtisses, dont notre auberge et la maison
de
George Sand. Chambres tout à fait correctes et
munies de doubles portes (je le précise pour Renaud Camus, au cas où il
viendrait à traîner en ce journal). L’endroit est calme, malgré la route
dangereusement proche. Pour le restaurant, que nous avons testé à partir de
sept heures, il est correct sans plus ; mais le sancerre blanc et le
menetout-salon gouleyent tant qu’ils peuvent, si bien que, la conversation
ajoutant ses pouvoir à ceux du vin, la soirée fut réussie en tout point.
Le lendemain, hier donc, nous décidâmes de surseoir aux
indispensables visites sandiennes, au profit de l’abbaye de Noirlac, puis de
Bourges. La première fut, pour Catherine et moi, une vraie révélation de
beauté, que même les importants travaux en cours ne sont pas parvenus à gâcher.
Quant aux Pluton, ils étaient déjà venus là, une vingtaine d’années auparavant.
C’est alors que nous nous promenions sous l’arche des gigantesques tilleuls du
jardin (qui n’est d’ailleurs pas tellement “jardin”, ou pas encore), que
Catherine reçut un appel du père B., avec lequel il était prévu que nous
dînassions le soir-même. Il nous signala que nous nous trouvions à deux minutes à
vol d’oiseau de sa demeure des environs de Saint-Amand-Montrond, que ce
serait donc bien si nous venions prendre un petit apéritif et découvrir sa nouvelle
installation – ce que nous fîmes aussitôt. Il m’a d’emblée paru en grande
forme, disert, jovial même, et, si sa mésaventure lyonnaise doit bien encore,
parfois, lui brûler l’âme, il paraît tout à fait content de son changement
d’existence. En dehors de ses activités purement ecclésiales, il s’est lancé
dans le jardinage bio, et il ne semble pas peu fier du poulailler qu’il a édifié
de ses mains. Nous ne sommes restés que peu de temps ensemble : nous
avions des visites à faire, et lui, un enterrement à célébrer (on célèbre un enterrement ? Voilà qui
me semble suspect, d’un coup). De toute façon, rendez-vous était confirmé pour le
dîner.
La cathédrale de Bourges, où j’avais conduit Catherine voilà
plus de vingt ans, m’est apparue encore plus impressionnante, majestueuse et
belle que dans le souvenir que j’en avais gardé, avec ses cinq nefs qu’aucun
transept ne vient interrompre, et ses vitraux qui, s’ils ne forment pas un
ensemble tout à fait aussi riche que ceux de Chartres, sont tout de même d’une
très grande beauté ; enfin : beaucoup d’entre eux.
En revanche, lors de notre première incursion berruyère,
nous n’avions vu le palais Jacques-Cœur que de l’extérieur, ce qui était une
pure stupidité (mais peut-être étions nous pressés par le temps, je ne me
rappelle pas). L’intérieur est somptueux, l’arrivée dans la grande cour fait un
effet magistral, surtout à moi d’ailleurs, qui ai toujours adoré cette
architecture du quinzième siècle, période durant laquelle le gothique cède la
place à autre chose, qui n’est pas encore vraiment la Renaissance, mais qui
tend à le devenir, sans que le gothique de l’âge précédent ne se laisse encore
oublier.
Le dîner avec le père B fut une réussite parfaite, c’était à
qui se montrerait plus réactionnaire que son voisin : nous faisions assaut
de réactionnariat comme d’autres
d’amabilité – ce qui, je le dis, ne nous empêchait nullement de nous montrer fort
aimables. Agapes et libations prirent fin vers dix heures, le père ayant tout
de même une cinquantaine de kilomètres à faire en voiture pour retrouver sa
maison. C’est d’ailleurs pourquoi il avait dû se contenter d’un demi-verre de
sancerre au moment de l’apéritif, avant de passer et de se tenir à l’eau
minérale. Mais, comme je le lui avais dit un peu plus tôt : « De toute
façon, vous êtes censé être en carême… »
Aujourd’hui, la journée fut tout entière consacrée à Mme
Sand : Nohant ce matin, Gargilesse cet après-midi. Pour plus de détails,
je renvois aux deux textes publiés par Camus dans son volume des Demeures de l’esprit consacré au quart
nord-ouest de la France : ils sont excellents et, en mettant les choses au
mieux, je ne pourrais que les paraphraser. Or, je commence à en avoir assez de
ce clavier, et j’ai envie d’aller m’offrir une petite bière en terrasse de
l’auberge et d’y fumer tranquillement ma pipe. Je pense que je poursuivrai
demain, quand nous serons rentrés à la maison. (Penser à parler de Bergotte.)
Samedi 8 avril
Onze heures vingt. – Quand ça ne veut pas,
ça ne veut pas. Hier, ayant quitté Nohant vers neuf heures, et avoir renoncé au
trajet “écolier” passant par Blois et Châteaudun au profit de l’autoroute la
plus directe, nous sommes arrivés à la maison aux alentours de deux heures.
Nous en sommes ressortis un peu avant quatre heures, à cause de Bergotte (j’y
reviendrai). Les déposant, Catherine et elle, à la clinique vétérinaire, je
suis allé ensuite tout droit à la boutique de notre génie informatique
local ; lequel avait effectivement, ainsi qu’il était prévu, transvasé le
contenu du vieux Mac dans les insondables entrailles du nouveau, m’assurant
que, branchant ce dernier, j’allais m’y retrouver “comme chez moi”. Parce que
j’étais fatigué et que j’avais le traditionnel “apéritif de retour” en ligne de
mire, j’ai lâchement remis le branchement de la bête à ce matin.
Et,
en effet, tout s’est d’abord déroulé au mieux : les raccordements n’ont
posé aucun problème (ni même de souci),
le nouveau venu a immédiatement et fort cordialement identifié l’imprimante à
laquelle il était raccordé, et, lorsque le “bureau” est apparu, il était en
effet en tout point semblable à ce qu’il était auparavant, sur l’ancien –
lequel coule désormais une retraite que j’espère longue et paisible dans le garage.
Les choses ont commencé à se gâter un peu lorsque j’ai ouvert le nouveau
logiciel Word, lequel, évidemment, puisqu’il est tout neuf, n’était en rien
paramétré comme le précédent : cela ne m’a nullement affolé car je pense
être en mesure, avec du temps et de la patience, de le dresser à ma main.
Ensuite,
j’ai entrepris de me connecter à internet. L’affaire a démarré assez bien,
puisque l’ordinateur “reconnaissait” notre Livebox ; mais, pour amorcer de
cordiales relations avec elle, il exigeait un mot de passe, que j’ignorais
évidemment. J’ai donc attendu qu’il soit dix heures pour pouvoir appeler
Catherine au presbytère ; elle m’a informé que le mot de passe en question
était l’interminable théorie de lettres et de chiffres qu’elle avait recopiée
sur un post-it, lequel se trouvait en principe juste sous mon nez ; il y
était effectivement. Malheureusement, il s’est trouvé que, entre ma première
tentative et celle que je m’apprêtais à refaire, muni du précieux sésame, la fucking Livebox avait tout bonnement
décrété l’extinction des feux (plus aucune de ses petites diodes n’était
allumée) et, conséquemment, refusait tout service. Après divers connexions
(depuis le presbytère) et appels téléphonique (ici), une dame à l’accent
maghrébin la rendant très difficile à comprendre m’a assuré qu’un technicien
passerait lundi après-midi pour tout remettre en ordre ; nous verrons.
D’ici là, je suis donc contraint de poursuivre ce journal sur un document Word,
dont je ne maîtrise pas encore grand-chose, comme j’avais vaguement commencé à
le faire, sur l’ordinateur portatif de Catherine, à Nohant.
Ce séjour berrichon, aurait été
parfait – nos retrouvailles avec les Pluton nous ont enchanté, et, à première
vue, il a semblé qu’il en allait de même pour eux – sans Bergotte. Aucune
nouvelle crise d’une éventuelle épilepsie
n’a été à déplorer, heureusement, mais, dès mercredi matin, le double œil
médical de Dominique et d’Anna a eu tôt fait de découvrir la faiblesse du train
arrière dont elle faisait preuve en marchant ; ce qui, d’après le bon Dr
Pluton, était plutôt un signe de tumeur cérébrale que d’épilepsie “simple”.
Joint par téléphone, l’également bon Dr Le Thomas, de Pacy, a aussitôt
recommandé un comprimé de cortisone quotidien, prescription que nous avons pu
réaliser grâce à la carte magique de Dominique dans la première pharmacie
venue, mais qui a confirmé celui-ci dans son diagnostic. Et, en effet, lors de
sa consultation de quatre heures, hier, le vétérinaire nous a dit qu’il
s’agissait très probablement d’une tumeur, laquelle, évidemment, ne pouvait
aller qu’en empirant ; si bien que nous avons commencé à nous familiariser
avec l’idée que Bergotte n’allait pas tarder à nous quitter – en bref et en
clair : à mourir. D’autre part, le médicament qu’elle prend depuis six
jours maintenant, destiné à parer aux crises éventuelles tant que c’est encore
possible, a pour effet secondaire de la faire boire quatre à cinq fois plus que
d’ordinaire. Et comme qui dit boire dit pisser, cela a obligé Catherine, lors
de nos nuits d’hôtel, à descendre en pyjama avec la chienne, sur les coups de
quatre heures du matin, pour la faire se soulager dans l’herbe plutôt que sur
la moquette de la chambre. Du coup, nous avons décidé d’annuler notre petit
voyage de mai (La Baule, Guérande), car il ne nous semble pas raisonnable de
continuer à voyager avec Bergotte, dont nous allons plutôt essayer de rendre sa
rapide fin de vie aussi sereine que possible.
Quatre
heures. – Au fond, les gens de notre époque, mes surprenants et
affligeants contemporains, semblent les victimes d’un don-quichottisme
inversé : l’Homme de la Manche fonçait lance au poing sur les moulins à
vent parce qu’il les prenait pour des géants menaçants ; nous, qui voyons
s'avancer des armées de géants – géants par le nombre uniquement, il va sans dire –,
entrouvrons à peine un œil, puis nous rendormons l’âme en paix, bien certains
de n’avoir aperçu que de fort innocents moulins ; qui, en plus d’être
inoffensifs, trouveront certainement le moyen, grâce à la farine qu’ils ne
manqueront pas de produire (puisque
ce sont des moulins…), de nourrir nos chers petits descendants.
Cinq
heures et quart. – Une société normale (c’est-à-dire devant
absolument être détruite, selon les critères post-modernes), c’est celle où,
sur dix personnes la composant, six arrosent leur dîner d’une carafe d’eau,
trois d’un pichet de beaujolais et la dernière d’une bouteille de
romanée-conti ; une société vraiment égalitaire, celle qui n’attend plus
que nous, sera celle où l’on mélangera tout cela dans un baquet et où tout le
monde boira de la pisse d’âne.
Sept
heures et demie. – Premier apéritif en terrasse de l’année. En
principe nous n’aurions dû prendre aucun verre ce soir, puisque nous rentrons
de quatre jours alcoolisés chaque soir. Mais il s’est trouvé que le temps (Le printemps clair l’avril léger chers à
Apollinaire) a incité Catherine à acheter ce matin des travers, non de porc
comme il est coutume, mais d’agneau ; lesquels impliquaient le barbecue,
lui-même entraînant un whisky pour l’officiante, ce qui fait que j’ai débouché,
pour mon usage personnel, la bouteille de chablis que j’avais épargnée hier. De
plus, deux heures plus tôt, j’avais tondu le jardin, ce qui en général entraîne
également un apéritif – mais pas toujours.
La journée, en somme, aurait
été parfaite, sans ce stupide lâchage de la Livebox. Comme je lui disais cela,
Catherine s’en est étonnée : qu’est-ce que j’en avais à faire, de cet
incident ? Rien en lui-même, c’est vrai ; mais il se trouve que, sans
lui, le changement d’ordinateur, et sans doute pour la première fois, se serait
déroulé sans la moindre anicroche, ma relation avec le nouvel appareil aurait
eu toutes les allures de la lune de miel. Cela étant, je ne suis pas
entièrement mécontent de ce rab de
non connexion : c’est un peu un supplément de vacances, comme si la bonne
dame de Nohant continuait d’étendre sur moi son aile protectrice. (De plus,
j’ai commencé à mettre le nouveau logiciel Word à raison, et il semble disposé
à reconnaître en moi son maître naturel ; on verra dans les jours
prochains s’il ne me réserve pas quelque rébellion insidieuse.)
En plus de cette tonte, que
j’ai faite un peu contre mon gré (Catherine avait besoin d’herbe coupée…), mais dont je suis très content
qu’elle soit derrière moi, j’ai eu ce petit plaisir gamin de découvrir que je
disposais désormais d’une souris sans fil,
ce qui, pour mon esprit rétrograde, ressortit bon an mal an à la magie la moins
compréhensible. En couronnement de tout cela, la factrice – une remplaçante
aussi jolie que jeune – m’a apportée l’intégrale de la série dont nous avions
commencé à regarder la première saison avant notre départ, À la Maison Blanche (je ne suis pas sûr de placer les majuscules où
il faut). En couronnement du couronnement, nous avons, hier, en arrivant,
trouvé dans la boîte aux lettres Insoumission,
le journal 2016 de Renaud Camus, un cru forcément très moyen puisque je n’y
apparais pas. Mais enfin, vu la manière dont j’étais traité dans la précédente
édition, je suppose que je dois m’estimer heureux de cette absence ; et
d’autant plus qu’on y croise, dans ce journal, beaucoup Jérôme Vallet :
cette “réconciliation” entre Vallet et Camus, au vu de ce que disait le second
sur le premier il y a quelque temps, m’amuse et m’attriste tout en même temps.
J’aurais bien des choses à ajouter, d’ailleurs, à propos de Vallet, mais je
crois qu’il est aussi bien que je m’en abstienne (des histoires de surmoi…).
Dimanche
9 avril
Dix
heures du matin. – Le fait de m’éveiller en sachant que j’étais,
au moins pour un jour et demi encore, privé d’accès au monde virtuel a provoqué
chez moi deux sensations, violemment contradictoires, au moins en première
apparence. D’une part, une grande impression de liberté recouvrée, de n’être
nulle part, pas là, injoignable,
indétectable ; et, simultanément, celle d’un enfermement, d’une
claustration, voire d’un engeôlage,
puisque l’ensemble du monde et de ses occupants m’était tout à fait
inaccessible. Trois heures après mon lever, aucune de ces deux sensations ne
semble en mesure de prendre le pas sur l’autre ; mais peut-être se
trouvent-elles très bien ensemble.
Je suis, depuis hier, occupé à
lire le journal 2016 de Renaud Camus, tombé dans la boîte aux lettres pendant
que nous étions à Nohant. Il porte le titre d’Insoumission, en référence directe, ainsi qu’il est précisé en
quatrième de couverture, au dernier roman de Houellebecq. Cette livraison ne diffère pas beaucoup des
deux ou trois précédentes, le climat général, les préoccupations, les centres
d’intérêt sont en gros les mêmes. Ce qui, peut-être, me frappe, c’est
l’accentuation de ce que j’appellerais le comique de juxtaposition, comique tout involontaire je suppose. Ainsi qu’il
en est coutumier depuis déjà fort longtemps, Camus se lance régulièrement dans
des développements concernant les règles de savoir-vivre, telles qu’il les a
connues et telles qu’il déplore leur disparition, soit en cours, soit déjà
effectives. Et, au paragraphe suivant, il explique tout aussi doctement, et
pour s’en désoler, au moins verbalement, qu’il ne répond pas aux lettres ou aux
zimmels qu’on lui envoie, ne remercie
quasiment jamais (je confirme…) les auteurs des livres qu’il reçoit, etc. Tout
cela, bien sûr, à son corps défendant, par
manque de temps. Le temps est, de ce point de vue, pour ce qui est d’une
soustraction presque totale aux contraintes de la courtoisie, son allié très
précieux. Évidemment, l’argument était, me semble-t-il, nettement plus et mieux
recevable lorsque ce temps non consacré à la correspondance l’était aux livres nouveaux qu’il écrivait : on se consolait
fort bien d’une lettre ou d’un colis restés sans réponse si l’on savait que ce
silence allait déboucher, quelques mois plus tard, sur Du sens ou un Éloge du
paraître. On a un peu plus de mal à le faire lorsqu’on sait qu’une
bonne
partie des journées du Maître de Plieux est désormais consacrée à
Twitter et à
Facebook. Enfin, moi, en tout cas, j’ai un certain mal à considérer que
les
deux choses, livres et “réseaux sociaux”, sont d’égale importance.
Néanmoins, le journal a toujours le même charme à mes yeux et oreilles,
aussi ne l’ai-je
pas quitté depuis hier matin et l’ai-je presque terminé.
Deux
heures. – Lecture du journal terminée : me voilà quitte pour un
an. Comme je ne tenais pas à m'éloigner de Camus aussi vite, j’ai ressorti de son
rayon Etc., un abécédaire (ainsi
qu’il est précisé sur la couverture de P.O.L) paru en 1998 et que je n’ai pas parcouru
depuis longtemps ; je me demande même si je l’ai déjà relu depuis que je
l’ai acheté, en 2007 ou 2008 probablement.
– Il règne ici, hormis quelques
gazouillis de mésanges, roucoulements de tourterelles et bourdonnements
d’insectes, un calme parfait qui, associé au grand beau temps et à l’absence de vent, pourrait faire croire à un
après-midi de plein été – mais un été tout de même un peu frais pour la saison.
Sept
heures dix. – Eh bien, en voilà une affaire ! Comme,
après Etc., petit livre vite lu,
surtout si l’on saute comme je l’ai fait les entrées qui, depuis, ont été
reprises et abondamment développées dans d’autres livres, mon “envie de Camus”
n’était pas tout à fait étanchée, j’ai eu envie de reprendre son journal presque
à son début, soit celui de 1987, Vigiles,
pour tenter de saisir les grandes lignes de l’évolution du personnage à travers les âges. Comme je me suis
attelé à ce volume vers six heures, il est encore trop tôt pour que je me
hasarde dans cette voie comparative. Mais je me demande tout de même où cette
embardée va me mener.
Lundi 10 avril
Sept heures dix. – Nous avons récupéré internet vers quatre heures. Le technicien “Orange” qui est venu est un habitant du Plessis, installé à deux rues de la nôtre depuis 2002, la même année que nous, et… c'était la première fois que nous nous voyions : c'est beau, la vie de village.
– J'ai finalement remisé Camus sur son
rayon (sur l'un de ses rayons, devrais-je écrire, puisqu'il en occupe à
lui seul deux et demi) pour reprendre, et terminer tout à l'heure, La Création du monde de Torga. Demain, plus le choix : il faut se plonger dans l'histoire de Monaco et de ses Grimaldi, si décoratifs.
– Bergotte semble aller bien.
Mercredi 12 avril
Sept heures dix. – Contrairement à ce que j'annonçais optimistement
avant-hier, je n'ai toujours pas fait mine d'ouvrir le premier des
trois livres que je dois ingurgiter, à propos de Monaco : Procrastin
1er, le retour. À la place, j'en ai fini avec le journal de Miguel Torga
(qui a une certaine tendance à la pontification, sur ses vieux
jours), lu le petit livre du Pr Klein, offert par le Dr Pluton à notre
arrivée à Nohant, consacré à Ettore Majorana, dont j'ai tiré un petit billet cet après-midi, et commencé les Portraits littéraires de Sainte-Beuve.
Tout
cela n'a occupé que mon après-midi, puisque Catherine et moi avons
passé une matinée entièrement ébroïcienne, ayant diverses choses à faire
en cette charmante Préfecture, comme prendre rendez-vous à la clinique
Pasteur pour mon prochain scanner (en mars 2018 : j'ai pu sans problème
choisir mon jour et mon heure…), acquérir un taille-haie à la
jardinerie, passer à la “coop bio” pour acheter du riz (thaï et
basmati), filer jusqu'au garage Volvo pour faire changer les piles de
nos deux clés, et j'en oublie. Ah ! si : passer par le centre d'Évreux,
où je savais trouver un bureau de tabac, près de la Poste, vendant des
pipes selon mon goût. J'en ai acheté deux, une droite et une courbe ;
plus un paquet de tabac “au whisky”, qui, pour être parfumé, ne m'a
cependant pas provoqué la moindre ivresse.
Demain, il faut vraiment que je prenne d'assaut ce foutu Rocher.
Jeudi 13 avril
Sept heures dix. –
Je m'y suis finalement mis, et dès dix heures ce matin, à mon pensum
monégasque ! C'est-à-dire que je me suis plongé dans le livre illustré
d'Alain Decaux, Monaco et ses princes (éditions Perrin), en
notant les personnages saillants, à la fois pour l'article à écrire et
pour faciliter la recherche photo d'Anthony qui en est chargé, et en
repérant les anecdotes “piquantes” dont j'allais faire des encadrés.
Ensuite, ce livre fini, j'ai attaqué celui de Jean des Cars, beaucoup
plus volumineux. Mais, me rendant compte que j'avais bien assez de
matière avec Decaux, et que je risquais, sinon de me noyer, mais au
moins de me diluer dans l'autre, j'ai abandonné. J'écrirai l'article
(environ vingt mille signes) soit demain soit samedi. (Tel que je me
connais, ce sera sûrement dimanche…)
– Côté jardin
(lectures), le méchant petit livre qu'un professeur de philosophie a
consacré à Houellebecq et qu'un lecteur du blog m'avait signalé. J'ai eu
l'impression de lire une très bonne copie d'examen, pour laquelle
Houellebecq, plutôt que de sujet, faisait office de portemanteau auquel
notre professeur a suspendu ses ratiocinations ; pas forcément
inintéressantes, du reste, mais dont il ne reste absolument rien une
fois l'opuscule refermé, et dont on se dit qu'il aurait pu tout aussi
bien ne pas exister. Mais, à la vérité, c'est le cas de 98 % des livres
qui paraissent, y compris les miens.
– Nous avons terminé, hier soir, la première saison d'À la Maison Blanche (The West Wing),
série de la première moitié des années 2000, excellente, rythmée,
drôle, servie par des acteurs parfaits, Martin Sheen en tête, dans le
rôle de l'occupant du bureau ovale. Avec, en outre, le plaisir de se
dire qu'il y en a six autres qui nous attendent : à raison de 22
épisodes par saison, et si la qualité ne baisse pas avec le temps, nous
voilà occupés pour plusieurs mois. D'autant que, pour ne pas risquer la
surdose, nous panachons séries et saisons : ce soir, début du sixième
volet de The Shield, qui me semble bien être la meilleure série
policière de tous les temps (expression un rien pompeuse, pour parler
d'un phénomène dont l'existence ne passe guère le demi-siècle, mais
enfin…).
Samedi 15 avril
Trois heures. – Ce matin, pas tout à fait dès le réveil mais presque, j'ai posté sur le blog le petit billet suivant :
« À peu près au mitan de la journée, hier, Sa Très-Incertaine Majesté
Procrastin 1er, Grand Commandeur des Indécis, eut l'heur de s'aviser de
ce que le monde chrétien venait d'entrer dans le week-end pascal. En
conçut-il un regain de piété ? Une reviviscence de ferveur ? Non pas.
Contemplant de son œil flottant les multiples provinces sur quoi il
régnait, de la principauté des Hésitations au petit-duché des
Expectatives, englobant même dans son regard panoramique les lointaines
et immenses steppes de l'Indifférence, que borde au sud la mer des
Découragements, il accueillit avec un diffus sentiment de liberté volée,
le fait que ses Puissances tutélaires ne s'occuperaient point des
affaires du royaume avant mardi et que, donc, il n'était nul besoin
qu'arrivât dès lundi matin le riche fabliau qu'il s'était engagé à
écrire pour elles, lequel devait chanter la gloire transséculaire de
Monaco et de ses très-glorieux princes, puisque personne ne serait là
pour s'en extasier. Et, soudain, le monde parut plus vaste à Sa
Nonchalante Grandeur Procrastin 1er, l'air plus transparent et l'azur
plus profond, par la grâce de cette journée supplémentaire qu'elle
allait pouvoir consacrer tout entière à la paresse et à ses remords. »
À
peine l'avais-je envoyé dans les airs que j'introduisais une sorte de
procrastination seconde à l'intérieur de la première, que je suspendais
l'atermoiement, décrétais un moratoire sur l'irrésolution… et attaquais
bille en tête l'article dont je venais de me vanter qu'il allait être
repoussé d'une journée pour cause de week-end dilaté. Procrastin était
trahi par Procrastin. Cela dit, j'y ai travaillé une heure et, après
environ quatre mille signes, ai recouvré mes esprits pour remettre la
suite à demain. Tout de même : une brèche s'était ouverte, dont les
conséquences seront peut-être incalculables.
– En ayant momentanément fini avec Machado de Assis (momentanément car un second roman de lui est arrivé ce matin), j'ai retraversé l'Atlantique du Brésil au Portugal, pour reprendre le Livre de l'intranquillité
de Pessoa. À ce propos, d'ailleurs, il convient de noter que la
malédiction qui m'afflige depuis des années, voire des décennies, a
opéré une fois de plus : lorsque, il y a trois jours, j'ai décidé de
relire le livre de Pessoa, il m'a été absolument impossible de mettre
dessus la main, ce qui m'a obligé à le racheter. Pour que la farce soit
complète, je suppose que, d'ici une semaine ou un mois, je vais retomber
pile sur le premier exemplaire (alors que je chercherai un autre
ouvrage, que je ne trouverai pas, etc.) ; ou bien l'un de nos amis, la
prochaine fois qu'il viendra déjeuner ici, me le tendra en me remerciant
de le lui avoir prêté lors de son précédent passage.
Lundi 17 avril
Sept heures et quart. –
Eh bien, finalement et tout compte fait, Procrastin 1er a tout de même,
en deux jours, écrit un article d'un peu plus de vingt mille signes,
accompagné de sa petite farandole de six encadrés d'environ mille ou
mille deux cents signes chaque : on a vu pire fainéant. En outre, je
suis désormais tout ce qu'il y a de plus ferré sur l'histoire de Monaco,
ce qui peut se révéler un précieux atout lors des dîners mondains où
l'on ne manque jamais de m'inviter et auxquels je me rends avec un
plaisir sans cesse croissant à mesure que passent les années.
Demain
– beaucoup moins amusant –, il va me falloir plonger dans la
documentation “économique” de la dite principauté. Pour en tirer à peu
près le même nombre de signes, mais concernant un domaine qui m'ennuie
au-delà de ce que je saurais dire.
– Ayant terminé un
second roman de Machado de Assis, j'en ai, d'enthousiasme, commandé
trois autres. Il ne me reste plus qu'à ressortir mes vieux disques de
Vinicius de Moraes, à m'inscrire à un cours d'initiation à la capoeira
et à faire emplette d'une collection de strings : ma brésilinisation sera alors complète.
Mardi 18 avril
Sept heures et quart.
– Cela fait maintenant plusieurs jours que je lis quotidiennement, un
peu le matin au réveil et encore un peu le soir avant le dîner, une
trentaine ou une quarantaine de pages du Livre de l'intranquillité
; jamais davantage, et toujours en deux fois : c'est une lecture trop
éprouvante, difficile, dérangeante, à la fois pénible – par son opacité
même – et stimulante, dont je sens obscurément qu'à plus forte dose elle
pourrait devenir néfaste, dangereuse ; sans être plus que cela capable
de préciser en quoi. L'impression qui se dégage est celle d'un homme,
Fernando Pessoa ou Bernardo Soares au choix, qui se meut à l'intérieur
de son propre esprit comme les protagonistes du film The Cube se
déplacent dans l'univers où ils viennent de s'éveiller : les différentes
pièces du puzzle en trois dimensions ont beau être innombrables,
presque infinies, au bout du compte on est toujours prisonnier,
incapable de sortir – de la machine pour les héros du film, de son
propre cerveau dans le cas de Pessoa. Sensation qu'il semble d'ailleurs
éprouver lui-même, comme l'indiquent des notations de ce genre : « Entre
la vie et moi, une vitre mince. J'ai beau voir et comprendre la vie
très clairement, je ne peux la toucher. » Et on en arrive à se dire que,
finalement, c'est sans doute le lot commun que l'on vient de découvrir
(ou bien on le savait déjà mais on préférait regarder ailleurs) ; la
différence est que la plupart d'entre nous, aux trois quarts sourds,
muets et aveugles, est enfermée dans un cube unique dont nous ne
discernons qu'à peine les parois, tandis qu'un Pessoa a au moins la
ressource d'explorer toutes les chambres d'une prison beaucoup plus
vaste. C'est lorsqu'on en arrive à ce type de réflexion que l'instinct
de survie (ou le besoin d'un sommeil sans trop de soubresauts) commande
de fermer le livre jusqu'au soir ou au lendemain et de revenir à Machado
de Assis, quand ce n'est pas de remplir une grille de mots croisés.
Il est tout de même, dans ce Livre,
des passages qui sonnent de manière moins menaçante, et même plus
familièrement que les autres. Celui-ci : « Je répugne d'ailleurs à la
seule idée de me voir contraint au contact avec d'autres gens. Une
simple invitation à dîner avec un ami me cause une angoisse difficile à
définir. L'idée d'une obligation sociale, quelle qu'elle soit – aller à
un enterrement, traiter avec quelqu'un d'un problème du bureau, attendre
à la gare une personne quelconque, connue ou inconnue –, cette seule
idée me gâche les pensées de toute une journée (et parfois même de la
veille), je dors mal, et la chose réelle, quand elle se produit, se
révèle totalement insignifiante, ne justifie en rien mon appréhension,
mais la même histoire se répète sans cesse, et je n'apprends jamais à
apprendre. »
Et puis, quelques pages plus loin que la
citation que je viens de recopier, je suis soudain tombé sur un début de
paragraphe qui a résonné en moi avec une familiarité indubitable,
immédiate, presque inquiétante. Il m'a fallu plus d'une minute pour
comprendre : il y a une vingtaine d'années, lors de ma première lecture,
j'avais extrait ce passage, l'avais transcrit en grosses lettres et
affiché derrière moi, sur le mur du bureau du rewriting, à FD, où
il est resté des mois, peut-être même plusieurs années. C'était le
suivant : « Ce qu'on éprouve n'est pas de l'ennui. Ni de la peine. Pas
même de la lassitude. C'est l'envie de s'endormir avec une autre
personnalité, d'oublier – avec augmentation de salaire. » Je l'avais, à
l'époque, trouvé parfaitement adapté à notre rewriteuse condition…
Mais
je me demande si la phrase la plus terrible que j'ai lue chez Pessoa
jusqu'à maintenant (page 161) ne tient pas en ces quelques mots : « Je
ne suis pas pessimiste, je suis triste. » Elle mériterait d'aller trôner
quelques semaines ou mois en tête du blog.
Mercredi 19 avril
Midi. – Si Le Chef-d'œuvre est un roman médiocre, c'est aussi, en dehors de mes limites propres, parce qu'il ne répondait à aucune nécessité chez moi, en moi. Jérôme Vallet, un jour, m'a lancé une sorte de défi puéril, sans doute sans y attacher la moindre importance lui-même, et je me suis mis à le prendre au sérieux et à tenter de le relever ; j'aurais évidemment mieux fait de m'abstenir. Malheureusement, ce qui est fait n'est pas effaçable.
Sept heures et quart.
– Quand Dieu eut travaillé d'arrache-pied, et qu'il s'éveilla de sa
sieste du septième jour, il constata qu'il avait totalement manqué son
affaire. Pour tenter de se faire pardonner, il inventa le roman.
–
Il y a deux minutes, alors que je venais d'entrer dans la Case, le
téléphone se met à sonner ; je décroche, bien certain qu'il ne pouvait
s'agir que de l'un de ces horripilants Maghrébins des deux sexes,
sous-payés (supposé-je) pour tâcher de nous vendre je ne sais quelles
choses inutiles ou services superflus. C'était un message enregistré,
comme il arrive parfois, dit par une de ces voix un peu trop décidée que
prennent les adolescents lorsqu'ils veulent se vieillir. Il commençait
ainsi : « Bonjour ! C'est Emmanuel Macron… » J'ai raccroché avant de
savoir ce qu'il me voulait.
Vendredi 21 avril
Sept heures dix.
– Eh bien ça y est : cet après-midi, vers trois heures, j'ai mis le
point final à mon dernier pensum pour le hors-série monégasque. Il était
temps : j'avais, en dernier, l'impression que j'étais moi-même en train
de me transformer en rocher. J'ai donc parfaitement respecté les délais
qui m'avaient été fixés, contrairement au Petit Arnaud qui, lui, me
doit toujours, au bout de 90 jours, une facture censée être payée dans
les 60 ; sans même parler de la suivante qui, elle, vient tout juste de
doubler ce cap fatidique des soixante jours et dont j'aurai de la chance
si elle m'est réglée avant l'été.
– J'ai quitté
aujourd'hui Portugais et Brésiliens pour filer vers l'Est, plus
exactement la Tchécoslovaquie (c'est-à-dire l'entité étatique qui se
nommait ainsi au siècle dernier) : j'ai commencé Les Noces dans la maison,
de Bohumil Hrabal (mais comment diable prononce-t-on ce nom ?), et je
me demande si je ne vais pas me laisser tenter par le premier des deux
volumes de la Pléiade consacré à Kundera, afin de rafraîchir le souvenir
que j'ai gardé de ses romans tchèques. Un très bon point en faveur de
Kundera : il a accepté que son œuvre soit éditée dans la Pléiade, à condition qu'il n'y ait aucune note ni “appareil critique” d'aucune sorte.
Voilà un homme sensé. Je n'en revenais pas, tout à l'heure, de
constater qu'il avait déjà 88 ans. Il est vrai que moi-même, n'est-ce
pas…
– Demain, nous accueillerons Rémi Usseil à l'heure
du déjeuner et le garderons jusqu'à ce qu'il commence à s'ennuyer en
notre compagnie. Prenant appui sur cette visite, j'ai ce matin acheté
quelques bouteilles de Montée de Tonnerre. Certes, c'est un chablis qui
n'est pas franchement bradé, mais enfin, comme il y a maintenant deux
semaines que je n'ai pas bu une goutte d'alcool, j'ai estimé que cette
abstinence tendant vers l'infini justifiait ce petit plaisir que je me
suis fait.
Dimanche 23 avril
Trois heures.
– Nous passâmes donc, hier, la journée avec Rémi, lequel se pose
beaucoup de questions au sujet de son avenir littéraire, et notamment
sur l'intérêt de continuer à écrire des livres qui se vendent si peu :
c'est une question qui, pour ma part, est à peu près réglée. Néanmoins,
vu son jeune âge, j'ai tout de même encouragé Rémi à persévérer, à
condition, peut-être, de sortir de la voie dans laquelle il s'est
engagé, les chansons de geste, qui ne peut guère être autre chose qu'une
impasse, aussi fleurie soit-elle à ses yeux. Nous avons fait assez
largement honneur au premier cru de chablis dont j'avais fait
l'emplette, et quand je dis “nous”, le sagace lecteur comprendra que je
parle essentiellement de moi. Lorsque Catherine annonça qu'elle allait
nourrir Bergotte, je fus très surpris de constater que, en effet, il
était déjà six heures, alors que je me pensais à peine au milieu de
l'après-midi. Si bien que, Rémi parti (ses parents l'attendaient à
Évreux pour le dîner, alors que j'avais, moi, l'impression qu'on venait
tout juste d'en terminer avec le déjeuner…), Catherine et moi avons
enchaîné sur un bref apéritif au whisky, lequel nous envoya rapidement,
dès sept heures, elle devant la télévision et moi au lit.
Après
douze heures de sommeil, j'ai rapidement chassé les dernières vapeurs
d'alcool avec quelques pages de Pessoa. De son côté, Catherine avait
passé une nuit assez agitée et pénible, Bergotte ayant été malade, vomi
partout, etc. Du reste, aujourd'hui, elle semble ne pas aller bien du
tout, comme si elle avait commencé à n'être plus que l'ombre
d'elle-même. Signe inquiétant entre tous : elle a par deux fois refusé
le morceau de fromage que nous avons l'habitude de lui donner chaque
matin. Il n'est pas impossible que tout cela se termine plus rapidement
que prévu, à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin.
–
Nous avons marché jusqu'à la mairie peu avant une heure, afin d'y
accomplir notre devoir de citoyen, en glissant deux bulletins Fillon
dans la boîte transparente ; d'après les trois personnes qui se
trouvaient là, près de la moitié du corps électoral hébertot-plessiste
était déjà venu voter, ce qui est nettement plus que d'ordinaire
(toujours d'après les mêmes personnes). Il ne reste plus qu'à attendre
ce soir, pour obtenir des résultats qui, je dois dire, m'intéressent de
moins en moins.
Sept heures et demie. –
Évidemment, nous n'aurions pas dû boire de l'alcool ce soir, puisque
nous en avions bu hier. Seulement, il y a Bergotte, qui semble
s'acheminer vers la fin de sa vie, et c'est à nous de décider quand
cette vie va se terminer. Depuis un certain nombre de nuits, Catherine
dort autant qu'elle peut, c'est-à-dire peu : dès que Bergotte bouge,
elle s'éveille, se lève et accompagne la chienne là où elle veut aller.
Or,
Bergotte ne veut plus aller nulle part, elle n'a plus grand rapport
avec ce qu'elle était avant sa quadruple crise qui, c'est presque
évident maintenant, n'avait rien à voir avec une quelconque “épilepsie”.
Aussi bien Catherine que moi, dès que Bergotte se bouge et change de
pièce, nous nous raidissons et la suivons, dehors ou dedans. Et il y a
ce regard qu'elle nous adresse, que nous ne pouvons absolument pas
interpréter (est-ce qu'elle souffre ? Et de quoi ?). Il y a surtout le
fait qu'elle a l'air de ne pas savoir qui elle est, qu'elle semble déjà
en dehors de sa propre vie, que… Merde à la fin : je supporte assez mal
l'idée que ce chien nous quitte.
Lundi 24 avril
Dix heures et demie du matin.
– Bergotte ne va pas mieux, elle est à la fois apathique et comme
égarée. Nous avons rendez-vous avec le vétérinaire à deux heures et
quart : il est malheureusement probable que nous ressortirons de la
clinique à deux, après y être entrés à trois. Du coup, il y a comme une
chape de tristesse qui s'est abattue sur cette maison, laquelle est
encore augmentée par le fait que Bergotte ignore tout de ce qui l'attend
certainement ; c'est comme si nous prenions sur nous la part de chagrin
et de peur qu'elle est hors d'état de ressentir, tel un manteau
supplémentaire que l'on enfilerait par-dessus le premier, et qui
gênerait nos mouvements et même notre respiration.
Dès
ce matin, j'ai fait une sélection de photos d'elle, que je mettrai sur
le blog si l'issue prévue se réalise tout à l'heure. J'ai d'ailleurs
déjà préparé le billet, qui est plutôt un faire-part, dont j'ai fermé
les commentaires pour épargner aux visiteurs les lieux communs auxquels,
par gentillesse ou amitié, ils se penseraient tenus.
–
La conséquence de cette ambiance particulière est que je me moque
absolument des élections présidentielles dont le premier tour s'est
terminé hier. Je m'en moque d'autant plus que, dans deux semaines, entre
M. Macron et Mme Le Pen, j'ai déjà choisi de rester chez moi.
Trois heures. – À la clinique, tout s'est déroulé comme attendu.
Dix heures.
– Je ne suis même pas saoul, c'est presque terrible. L'impression d'un
vide qui ne sera jamais comblé, alors que, en même temps, je sais qu'il
sera comblé, puisque Bergotte n'était rien qu'un chien. Mais, en
attendant, ce chien mort emplit tout l'espace de cette maison et du
jardin qui l'entoure. Elle semble être partout et se demander pourquoi
j'ai décidé de la tuer. Elle ne donne pas l'impression de m'en vouloir,
de cette scène rapide, chez le vétérinaire, à peine deux ou trois
minutes, où elle s'est endormie sous les caresses de Catherine (et moi
qui, pendant ce court temps, essayais de faire l'homme, de retenir ces
larmes stupides, de redresser ma colonne vertébrale, de me persuader que
tout était prévu, logique, inéluctable, et d'autres mots du même
genre), pendant que le vétérinaire s'affairait sur elle, couchée sur le
flanc, et les paupières papillotant de moins en moins, et puis plus.
J'écoute
Ferré chanter Baudelaire, maintenant que Catherine est partie se
coucher, parce que j'en éprouve le besoin depuis des heures, sans trop
savoir pourquoi (peut-être parce qu'hier, avec Rémi, j'ai parlé d'Harmonie du soir et que, d'une manière qui m'échappe, Bergotte s'est en quelque sorte reliée
à ce poème-là). Malgré Baudelaire, il y a une dizaine de minutes
j'étais dehors et mes yeux cherchaient Bergotte un peu partout dans le
jardin, sachant que je ne la trouverais pas, ni ce soir ni jamais.
Mardi 25 avril
Sept heures. –
Première journée sans Bergotte, grisâtre, incertaine, sans contours ;
avec tout de même quelques pics, des solidifications de l'absence à des
moments précis (à six heures, par exemple, moment où, chaque jour, je
quittais mon fauteuil et que la phrase rituelle : « On va manger ? »
précipitait la chienne vers la porte, puis vers le garage). J'ai relu La Plaisanterie de Kundera, roman intelligent tout au long et un peu ennuyeux par moment.
Mercredi 26 avril
Sept heures cinq. – Rien de particulier à signaler. Lu La Vie est ailleurs de Kundera. Ailleurs, je veux bien, mais où ?
Jeudi 27 avril
Sept heures dix. –
Petite distraction médicale en duo, ce matin : Catherine et moi avions
rendez-vous, à un quart d'heure d'intervalle, avec le Dr R.,
ophtalmologiste de son état (oculiste, en ancien français) à
Levallois-Perret. En ce qui me concerne, il s'agissait seulement de
vérifier ma vue, laquelle n'a pas bougé depuis deux ans, et je suis
ressorti du cabinet sans la moindre ordonnance. Pour Catherine, c'était
un peu différent : elle a, depuis quelque temps, comme une sorte de
tache qui la gêne, à l'œil gauche ; “un peu comme une poussière qui ne
partirait pas”. En fait de poussière, il s'agit d'un décollement du… du…
et bien entendu je ne me souviens pas du quoi. [Rajout du 30 avril : décollement du vitré.]
En tout cas, ce n'est pas “de la rétine”, mais d'un autre composant de
l'œil. Il s'agit d'une chose à la fois gênante, incurable et bénigne,
simple effet du vieillissement, mais qui peut, dans certains cas,
entraîner des complications nettement plus ennuyeuses (le fameux
décollement de la rétine, justement). Si cela recommence ailleurs, par
exemple dans l'autre œil, elle est censée se précipiter chez l'oculiste
(laquelle, bien sûr, donne ses rendez-vous à deux mois…) ou alors aux
urgences. Bref, un “petit truc pas grave” mais bien emmerdant tout de
même, surtout lorsqu'il vient se mettre sagement en rang derrière
d'autres “petits trucs pas graves”.
– De retour ici
vers une heure et demie – à demi mort de faim… –, je me suis débarrassé
(après avoir déjeuner) des quelque six mille signes dont je devais
enduire M. Jean-Pierre Pernaut, à propos d'une anecdote qui n'en valait
pas deux mille. Je comptais au départ laisser reposer le pensum jusqu'à
demain, mais je me suis avisé que, lundi prochain étant le premier mai,
ce devait être l'habituel mini-branle-bas de combat à FD, et que tout le
monde serait peut-être bien aise d'avoir mon article dès cet
après-midi. Comme je le disais à Catherine ensuite : « Quel dommage que
les gens de la comptabilité ne soient pas aussi scrupuleux que moi dans
leurs délais ! » La personne qui est, dans ce service, notre seule
interlocutrice vient d'annoncer triomphalement à Catherine que lui
serait réglée demain sa facture du 14 février, laquelle, d'après les
règlements édictés par les sbires du petit Arnaud, devrait l'être depuis
presque deux semaines. Quant à celle du 28 janvier, qui semble s'être
perdue dans les limbes, voilà une facture “à 60 jours” qui ne court
désormais plus le moindre risque d'être payée “à 90”. Ils ont de la
chance que nous soyons des êtres plutôt nonchalants : à ma place, un
Gérard de Villiers aurait déjà débarqué rue Anatole-France avec une
kalachnikov à la hanche.
– Lu La Valse aux adieux,
le plus immédiatement séduisant des romans de Kundera (je veux dire :
des trois pour l'instant relus), car le burlesque et la gravité y
forment un mélange parfaitement réussi et fort agréable. Lecture presque
primesautière, où l'on sent mieux qu'ailleurs l'influence (bénéfique)
qu'a pu avoir le Diderot de Jacques le Fataliste sur le Franco-Tchèque. Il se risque même à quelques scènes presque boulevardières, sans sombrer pour autant dans l'artificiel.
Vendredi 28 avril
Trois heures.
– Chaque roman de Kundera est une longue méditation qui s'incarne, mais
qui s'incarne à peine (la locution en son double sens : elle s'incarne peu et difficilement, presque comme à regret). Ou bien encore – c'est très sensible dans La Valse aux adieux –, c'est une scène de théâtre à plateau tournant, sur lequel les acteurs seraient pris dans une résine translucide et dure.
Samedi 29 avril
Sept heures dix. – Dans les dernières pages de L'Insoutenable Légèreté de l'être,
Kundera parle d'un couple face au cancer et à l'euthanasie de leur
chien, baptisé Karénine (la septième et dernière partie du roman
s'intitule d'ailleurs Le Sourire de Karénine) ; il va de soi que
cette lecture ne m'a pas laissé indifférent : elle tombait à pic, si
l'on peut dire. Du reste, parvenu tout à l'heure au terme de ce sixième
roman, rien de ce que je relis de Kundera depuis une semaine ne me
laisse indifférent. Et je me demande comment j'ai pu professer l'opinion
– auprès de Michel Desgranges notamment, la dernière fois que j'ai
déjeuné chez lui – que Kundera n'était pas vraiment romancier, dans la
mesure où tous ses romans se confondaient les uns avec les autres pour
former une sorte de magma çà et là traversé d'éclairs : en vérité, ils
me semblent, cette fois-ci, à la relecture, extrêmement différenciés ;
autant que peuvent l'être, par exemple, Anna Karénine d'avec Guerre et Paix.
Cependant, je crois comprendre, ou au moins entrevoir, ce que
j'essayais de traduire quand je parlais de “magma”. Mais je n'ai pas
trop le temps ni l'envie de me lancer là-dedans ce soir : je tâcherai
d'y revenir demain dans la journée, ce qui devrait me permettre de
conclure ce mois d'avril par autre chose que l'absence de Bergotte, qui
répand sur toute la maison comme un voile d'ennui teinté de tristesse,
que l'on piquerait par instant (en des moments bien précis de la
journée) de brefs coups d'aiguille, fugaces mais douloureux.
Dimanche 30 avril
Trois heures et demie.
– Eh bien, finalement, non : je n'ai aucune envie de parler de Kundera
ni de ses romans ; beaucoup plus de planter là ce journal pour retourner
lire L'Immortalité, commencée ce matin… et sur laquelle je me
suis endormi piteusement il y a une heure, comme il m'arrive désormais
tous les après-midi. Quand je commencerai à baver en dormant, je saurai
que la vieillesse est bel et bien (ou plutôt moche et mal) là.
Sept heures et quart. – En tout cas, pour l'avril léger, Apollinaire repassera.
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