PÉAGE EN VUE
Samedi 1er octobre
Huit heures et demie. – Demi-journée chez ma sœur, avec ma mère. De retour ici, tout à l'heure, Catherine et moi nous sommes dit la même chose : que nous avions été frappés par le vieillissement, le recroquevillement physique de ma mère. Bien sûr, elle va vers ses 84 ans (le 2 janvier prochain), ce qui devrait suffire à expliquer ce que je viens de dire. Mais en fait, non : elle n'a commencé à devenir une très vieille femme que depuis la mort de mon père. Je ne sais pas, ne peux savoir et ne saurai jamais, quelle déflagration a produit cette disparition en elle ; je peux essayer d'imaginer, mais en vérité c'est impossible. D''autant que ma mère parle de moins en moins.
Mais,
même avant, il y a longtemps, quand elle parlait, quand elle menait
notre famille d'une main indubitable : qu'est-ce que je savais d'elle ?
Ai-je jamais eu la moindre idée de ce que ma mère pensait de la sienne ?
Ou de son père ? De son enfance ? Du premier garçon qui l'a éveillée ?
Non, rien. Est-ce que cela me manque ? Non. L'idée que ma mère me reste à
jamais opaque m'est finalement plutôt agréable. En tout cas, elle me
semble, cette idée, naturelle. Mon père me demeure une sorte
d'énigme, même si, par ailleurs, je vois bien qu'il était d'une
transparence d'enfant. Ma mère ne doit pas être très différente de lui,
de ce point de vue. Mais je sais que je vais entretenir cette opacité
factice et indispensable
Dimanche 2 octobre
Sept heures et quart.
– Pourquoi diable me suis-je brusquement arrêté, hier, au milieu de ma
phrase ? On ne devrait jamais tenter de tenir son journal après boire,
même en cas de libation assez modeste, comme ce fut le cas. D'un autre
côté, l'alcool, en dilatant les sensations, accroît l'envie de noter
certaines choses, qui seraient peut-être restées “dans le sac” sans lui
et ses effets.
– Passé l'essentiel de la journée à lire les cent premières pages d'À travers un trou d'aiguille,
livre de l'historien américain Peter Brown, chaudement recommandé la
semaine dernière par Michel Desgranges et que, en zélé disciple, le me
suis empressé d'acheter au retour de chez lui. Le titre est une
référence directe à la parole du Christ, à propos du chameau, du chas de
l'aiguille, des riches et du royaume des cieux. Il est sous-titré ainsi
: La richesse, la chute de l'empire romain et la formation du christianisme.
Toute la partie que j'ai lue se situe au IVe siècle, celui de la
conversion de l'empereur Constantin au christianisme, mais aussi des
saints Ambroise et Augustin, à qui il est largement fait référence. Il
est encore trop tôt pour que j'en dise davantage, à propos de ce livre
foisonnant et d'un très grand intérêt, pour qui s'intéresse à cette
époque charnière, riche d'enseignements pour nous, de l'Antiquité
tardive.
Mardi 4 octobre
Sept heures vingt.
– Matinée essentiellement bancaire. Profitant de ce que la tornade
biélorusse tentait de rendre présentable notre bauge, nous partîmes vers
dix heures et demie pour l'agence du Crédit Mutuel (notre banque) de
Pacy-sur-Eure, où Catherine avait pris rendez-vous avec une jeune femme
au rire quelque peu agaçant, mais au sourire charmant et à la poitrine
avantageuse. Je l'y suivis en traînant les pieds, mais il se trouve que
ma présence était hélas indispensable. Il s'agissait :
1) de me donner une procuration sur le livret de Catherine (au cas où elle mourrait sans prévenir et que ses fucking enfants tenteraient de me piquer ses économies, qui sont en grande partie les miennes) ;
2)
de lui ouvrir un compte “courant” à son seul nom (mais avec procuration
pour moi), au cas où, comme il est prévu, elle devienne
“officiellement” pigiste à FD ;
3) de nous ouvrir un
compte commun, censé remplacer, d'ici quelques mois, celui que nous
avons dans la même banque, mais en Île-de-France.
Contrairement
à ce que je pensais, tout cela s'est fait en moins d'une heure. Nous
voilà donc à la tête de comptes multiples, alors que nous sommes à peine
capables d'en gérer un : j'attends de cette situation des réjouissances
inédites. Pour l'instant, est-il besoin de le préciser ?, tous ces
comptes sont absolument vides d'argent et attendent avec sérénité la
pluie d'or qui va s'abattre sur eux à la fin de ce mois, lorsque je
serai véritablement expulsé du groupe Lagardère-Active.
–
En dehors de ces impressionnantes tractations financières, nous avons
pris ce soir un modeste apéro, sous prétexte que Catherine part demain
matin, pour cinq jours, chez sa fille, à Saint-Malo, et que c'était
peut-être la dernière soirée que nous passions ensemble – allez savoir.
J'ajoute
que, contrairement à la dernière fois (août, Québec…), non seulement je
vais être abandonné, mais en plus, d'une certaine façon, emprisonné,
puisque, cette fois, Catherine part avec la voiture. Heureusement, j'ai
fait provision de spiritueux divers.
Mercredi 5 octobre
Cinq heures.
– Catherine a pris le volant à neuf heures moins le quart, comme elle
avait prévu de le faire. Coup de téléphone à midi et demie pour me dire
qu'elle était bien arrivée, ce qui est heureux. Me voilà donc à nouveau
seul pour un peu plus de cinq jours (elle devrait être de retour lundi
midi) : il y a du pleurnichage dans l'air, le vieux machin va encore
gémir qu'il ne sait pas quoi faire de sa carcasse, qu'il compte les
heures, etc. ; la routine.
Cela dit, je n'ai pas eu le temps de m'ennuyer aujourd'hui, puisque, ayant reçu Naissance d'une nation
au courrier de ce matin, je viens de me taper les trois heures de ce
film d'anthologie. Je comprends que l'œuvre fasse encore couiner les
progressistes en peluche de nounours : la seconde partie, qui se situe
juste après l'assassinat d'Abraham Lincoln, est un hymne à la gloire du
Ku Klux Klan, sans l'action purificatrice de qui les États du Sud
seraient tombés aux mains des noirs, lesquels ne rêvent évidemment que
de s'emparer des pauvres vierges blanches pour leur élargir le centre
d'accueil. Même moi, j'ai trouvé que Griffith en faisait un peu trop,
c'est dire… Il reste que c'est un film génial, de par sa construction et
son montage en histoires se déroulant simultanément. Les scènes de
foule et de bataille sont particulièrement impressionnantes : quelle que
soit l'énormité de son cadre, sa profondeur notamment, Griffith
l'occupe tout entier, en une multiplicité de plans étagés, depuis celui
qui se trouve juste devant sa caméra jusqu'au plus éloigné du
spectateur, où se devinent encore des figurants, des chevaux, des
canons, etc., minuscules mais jouant réellement leur scène, ce qui donne
au spectateur l'impression de regarder tout cela par effraction,
d'avoir lui-même surgi au milieu de la rue ou sur le champ de bataille
(j'ai l'impression de m'exprimer en sabir, depuis quelques lignes…). Je
crois que je vais rester avec Griffith et, demain, regarder Intolérance.
Pour ma soirée d'après apéro, pas de problème : la saison 5 d'American horror story m'a
été tout à l'heure livrée par porteur spécial. Je vais probablement en
regarder trois épisodes d'un coup. Comme il y en a douze au total, la
saison me mènera jusqu'à samedi soir inclus. Pour dimanche, j'ai prévu
de regarder les deux premiers épisodes de la série anglaise Penny dreadful, afin de voir si elle serait tolérable par Catherine ; si c'est le cas, nous la reprendrons da capo à son retour.
Jeudi 6 octobre
Cinq heures.
– Journée assez peu différente de celle d'hier. Lecture ce matin
(étant, comme d'habitude, incapable de me concentrer vraiment, en
l'absence de qui on sait, j'ai momentanément abandonné Peter Brown pour
reprendre Muray : ses entretiens avec Élisabeth Lévy, qui sont, je crois
bien, son dernier livre), et trois heures de D.W Griffith cet
après-midi, en remplaçant simplement Naissance d'une nation par Intolérance.
La seule différence notable est que, ensuite, j'ai tontiné le jardin.
Quant à ma soirée, elle devrait elle aussi ressembler à la précédente
comme sa jumelle : court apéritif musical, dîner sur le pouce, debout
dans la cuisine, puis deux épisodes d'American horror story, dont
il me semble bien, pour l'instant, que cette saison 5 est d'assez loin
la plus baroque de l'ensemble. Pour l'instant, après deux épisodes d'une
heure, je continue à n'y comprendre à peu près rien, mais c'est une
incompréhension plutôt agréable : je me laisse promener, tel un enfant
au landau, sans me préoccuper de l'endroit où l'on va arriver, me
contentant d'observer le défilé du paysage.
Intolérance n'est pas aussi réussi que Naissance d'une nation.
Je ne sais pas si Griffith a vu trop grand, mais il ne parvient pas
vraiment à lier les quatre histoires qu'il raconte et qui, en principe,
sont réunies par leur thème commun, indiqué par le titre. L'histoire
principale, celle qui occupe d'assez loin le plus d'espace, se déroule à
l'époque contemporaine – contemporaine du film, il va sans dire.
Ensuite, par ordre d'importance décroissante, on est transporté à
Babylone au VIe siècle avant J.C., en France à l'époque de la
Saint-Barthélémy et en Galilée au moment de la passion du Christ. Les
deux dernières sont peu développées et celle du Christ fait même
franchement “croupion”. L'impression d'inaboutissement, pour ne pas dire
d'échec, vient surtout du fait que le thème censé fédérer les quatre
récits n'est finalement que peu agissant. Je veux bien que la
Saint-Barthélémy ait à voir avec l'intolérance, mais quid de la
vie de Jésus et de sa mort ? Quant au récit “contemporain”, son intrigue
centrale relève de l'erreur judiciaire et en aucun cas de
l'intolérance. Malgré ces réserves, cela reste un grand film, dans
lequel on retrouve cet art éblouissant de Griffith, d'emplir à ras bord
chacun de ses plans, quelles qu'en soient sa largeur et surtout sa
profondeur : il les sature littéralement d'actions, créant une sensation
de vie intense. Il faudrait aussi évoquer son génie du montage, mais
cela dépasserait très probablement mes compétences.
Je
m'aperçois surtout, depuis quelques jours, à quel point le cinéma a peu
gagné, et sûrement beaucoup perdu, à se mettre à parler : le “langage”
cinématographique, que les meilleurs réalisateurs étaient en train
d'inventer, se suffisait à lui-même ; et il aurait sans doute atteint
une richesse insoupçonnée si le parlant n'était venu tuer ce
bouillonnement, en ramenant le cinéma vers le théâtre. C'est à ce point
que, plusieurs fois, durant Intolérance, je me suis agacé de
l'apparition d'un “carton” censé nous expliquer un point précis de
l'intrigue, que les seules images m'avaient déjà parfaitement fait
comprendre. Mais sans doute était-il nécessaire, en 1916, de mâcher un
peu le travail du spectateur lambda, qui se trouvait face à un moyen
d'expression dont il ne pouvait maîtriser parfaitement tous les codes,
pour la bonne raison que les codes en question étaient en train de
s'élaborer sous ses yeux.
Vendredi 7 octobre.
Cinq heures. – J'ai regardé, tout à l'heure, les deux premiers épisodes de Penny Dreadful,
série anglaise qui, pour le moment, comporte trois saisons (mais,
prudent, je n'ai acheté que la première…). Cela démarre fort bien, mais
j'ai vu tout de suite qu'il ne s'agissait pas d'une série “pour
Catherine”. Je crains que de retrouver en même temps Jack
l'Éventreur, Dorian Gray et le Dr Frankenstein, cela soit un peu trop
pour elle ; sans compter quelques vampires qui m'ont tout l'air de
remonter à la plus haute Antiquité. Du reste, je ne sais pas encore si,
pour moi-même, je commanderai la saison suivante : j'attends d'en avoir
vu un peu plus ; d'autant que, même d'occasion, elle n'est pas donnée,
cette série…
– De son côté, dans le genre
je-m'éclate-à-Saint-Malo, Catherine dépense à pleines brassées le gros
chèque que je n'ai pas encore : vêtements, thalasso et tout le
tremblement ; elle a parfaitement raison de le faire. D'ailleurs, pour
être dans le même ton, je me demande si je ne vais pas acheter tout de
suite la saison 2 de ma série horrifique.
Samedi 8 octobre
Quatre heures et demie. –
J'aurai finalement passé l'essentiel de la journée à me dire qu'il
faudrait bien aller écrire mes cinq mille signes pour FD (à propos de
François Mitterrand et Anne Pingeot, sujet débandant s'il est possible)
et à n'en rien faire : ce sera pour demain, où je n'aurai plus le choix
ni de possibilité d'atermoiement. À la place j'ai regardé M le Maudit,
que je n'avais pas revu depuis sa découverte : je devais avoir entre 18
et 20 ans. J'ai trouvé le film moins enthousiasmant que le souvenir que
je croyais en garder. Mais, évidemment, c'est un “moins” qui se situe
tout de même à un très haut niveau. J'accorderai demain une nouvelle
chance à M. Lang, avec Le Testament du Dr Mabuse. Et, même en cherchant bien, je ne vois pas ce que je pourrais noter de plus ici.
Mardi 11 octobre
Sept heures dix.
–Si j'ai déserté ce journal ces deux derniers jours, c'est parce que
nous avons pris l'apéritif dimanche soir, Catherine ayant finalement
décidé de rentrer ce jour-là, plutôt que le lendemain comme il était
prévu. Pour ce qui est d'hier, je me suis retrouvé privé de connexion
internet au moment de revenir ici après le dîner, et je n'ai pas eu la
patience d'attendre qu'elle se rétablisse. D'autant que je n'avais rien
de plus à noter que je n'en ai ce soir.
– Après avoir,
hier après-midi, enterré Pierre Tchernia sous quatre feuillets de texte,
j'ai aujourd'hui enseveli préventivement la pauvre Mireille Darc, qui
semble à la dernière extrémité d'après les nouvelles que nous avons
d'elle. Du reste, signe qui ne trompe guère, lorsque j'ai appelé le
service de la documentation, la jeune femme que j'ai eue en ligne m'a
dit, après avoir écouté ma requête : « Mais qu'est-ce que vous avez avec
Mireille Darc aujourd'hui ? Je viens d'avoir quelqu'un de Match
qui m'a demandé tout un dossier sur elle. » Quand les corbeaux
commencent à voleter de cette façon-là autour du lit hospitalier d'un pipole…
Jeudi 13 octobre
Quatre heures.
– Prix Nobel de littérature 2016 : Bob Dylan. Lisant cela je ne sais
plus où, sur internet, j'ai cru à une plaisanterie pas très fine.
–
Mon pouvoir de résurrection des agonisants célèbres semble se
confirmer. Il y a une quinzaine de jours, on me demandait, à FD, une
“nécro” de Jacques Chirac, lequel était supposé ne pas vivre encore plus
de deux jours : deux semaines plus tard, il est toujours là, jusqu'à
plus ample informé. Avant-hier, c'est Mireille Darc qu'on me chargeait
d'enterrer, comme je l'ai dit ; quant à elle, franchir le cap de la nuit
suivante paraissait hors de question. Résultat, une fois mon article
écrit elle s'est tout de suite sentie mieux. Il y aurait peut-être de
l'argent à se faire…
– Je suis encore sous le coup de Metropolis,
le film de Fritz Lang que j'ai regardé pour moitié hier et la fin tout à
l'heure. Film extraordinaire, foisonnant, visuellement époustouflant,
notamment les scènes de destruction de la ville et celles qui mettent en
scène les enfants. En ce qui concerne la seconde partie, il s'agit à
coup sûr du meilleur “film-catastrophe” jamais tourné. Évidemment, il
est préférable de faire abstraction du “message” du film : le cerveau
(patron) et la main (ouvrier) ne sont rien s'ils ne sont pas reliés par
le cœur (?), ainsi que du jeu des acteurs, très “muet”.
– Commencé La Vie de saint Augustin de Peter Brown.
Vendredi 14 octobre
Sept heures.
– Dans les premiers jours du mois, c'est-à-dire juste après le début de
mon préavis, j'ai dit à Catherine que la quantité de travail que l'on
me donnait à FD venait de chuter ; phénomène qui s'est amplifié ensuite.
Cette semaine par exemple (je précise que la semaine FD va du mercredi
au mardi…), on ne m'a encore rien demandé du tout. Cela semble donc
confirmer ce que je lui ai tout de suite dit : « Philippe B. habitue
progressivement la rédaction à se passer complètement de moi, de manière
à pouvoir, à partir de novembre, faire totalement l'économie des piges
qu'il m'avait quasiment supplié d'accepter. » Je suis de plus en plus
persuadé d'avoir raison, d'autant que, à plusieurs reprises, je lui ai
fait remarqué (à Philippe B., pas à Catherine), que s'il voulait que je
continue à œuvrer pour le journal, il allait falloir régler les choses
du point de vue administratif, réglage que, jusqu'à présent, il s'est
bien gardé de faire, et que, à mon avis, il ne fera pas. Cesser
totalement de travailler ne me gêne en rien, même si j'aurais trouvé
agréables les deux ou trois mille euros qui seraient venus ainsi
s'ajouter à ma retraite, mais dont je puis très bien me passer. Ce que
je trouve tout de même un peu indélicat, s'il s'avère que j'ai raison,
c'est que Philippe B., après avoir insisté pour que je continue d'écrire
pour lui, ne prenne même pas la peine de me signifier franchement qu'il
a changé d'avis, quelle que soit la raison de ce changement (mais elle
ne peut être que financière). L'espèce humaine…
– Vu cet après-midi le film de Murnau intitulé en français Le Dernier des hommes, traduction assez peu satisfaisante me semble-t-il de l'allemand : Der letzte Mann.
C'est une œuvre absolument remarquable jusqu'à son dernier quart
d'heure exclusivement. Pas envie de développer ce soir. Juste noter que
c'est, je crois bien, la première fois que je vois un film muet aussi
long (105 mn) ne comportant pas le moindre “carton”, et dont l'histoire,
malgré cela, reste d'une clarté et d'une fluidité parfaites. Le cinéma a
sûrement beaucoup perdu le jour où Murnau est allé se tuer à 41 ans
dans un accident de voiture, sur une route de Californie ; encore que
nul ne peut dire ce qu'il aurait fait une fois passé au parlant.
Dimanche 16 octobre
Sept heures et quart.
– Alors que nous n'avons pas eu un seul orage de tout l'été, il s'en
est déclenché un tout à l'heure, juste avant que nous ne passions à
table (soupe à la tomate maison, petits croûtons et fromage râpé…), très
vacarmeux et accompagné d'une forte pluie. Il est en train de s'éloigner vers l'Île-de-France.
– Regardé cet après-midi deux épisodes de la seconde saison de Penny dreadful,
qui est vraiment une excellente série, comme les Anglais sont capables
d'en produire et réaliser – au contraire de nous, trois fois hélas : les
moments où, au hasard d'un zapping nocturne, je tombe sur une série
télévisée “de souche” sont les seuls où j'ai vraiment honte d'être
français. J'assume tout : les croisades, le colonialisme, l'esclavage
des nègres, le pétainisme, la torture en Algérie, François Hollande ;
mais pas les séries télévisées.
– Continué la biographie de saint Augustin par Peter Brown : remarquable.
–
Je suis presque décidé à changer de médecin “référent” et de
cardiologue : du fait de ma retraite prochaine, il deviendrait un peu
absurde de conserver ma pratique à des hommes de l'art exerçant leurs
talents à Neuilly. Si je dis presque, c'est parce que cette
éventuelle décision suscite en moi une stupide mais tenace culpabilité :
j'ai l'impression, ces deux médecins que j'aime beaucoup et connais
depuis longtemps, de les abandonner. J'ai tout de même rencontré,
vendredi, le Dr Dubruel, Ana de son prénom, qui est déjà le médecin de
Catherine et qui m'a fait une bonne impression (mais, évidemment, on ne
va pas chez le médecin pour en retirer des impressions…). Mais comment
annoncer au Dr Garrigue que je m'apprête à le quitter ? Je n'ai jamais
été très doué pour les ruptures… Du côté du cardiologue, c'est encore
autre chose. Le Dr Dubruel (qui est relativement nouvelle à Pacy) m'a
fourni une liste de cinq ou six praticiens d'Évreux, en me pointant les
deux qu'elle connaissait. J'ai appelé aussitôt le premier pour prendre
un rendez-vous, sachant quels peuvent désormais être les délais
d'attente en province. La secrétaire m'a tranquillement annoncé que
l'agenda était complet jusqu'en juillet 2017. J'ai tout de même pris le
rendez-vous, mais je crois que, tant qu'il exercera, le Dr Jobbé-Duval
continuera de me voir deux fois l'an dans son cabinet neuilléen.
Mardi 18 octobre
Sept heures vingt.
– Finalement, mes Puissances se sont souvenues que j'existais. Il est
vrai qu'il s'agissait encore d'une “nécro”, celle de la mère (pardon :
de la maman, comme l'écrivent désormais tous les journaux sans
exception) de Jean-Pierre Pernaut. La dame allait sur ses 102 ans, si
bien que la surprise fut minime, mais FD a tout de même décidé d'en
faire quatre pages (deux “doubles”) : j'étais chargé de celle que l'on
appellera “non factuelle”, c'est-à-dire de psychologisation à la
mords-moi-le-freud. Je pense – sans me vanter – que c'est la première
fois dans l'histoire de FD (70 ans tout de même) qu'un article démarre
sur une citation de saint Augustin, pour se terminer par une autre du
même ; bien entendu sans être hors sujet le moins du monde. Et,
justement, à peine avais expédié à qui de droit ce que mes doigts
avaient produit sur le clavier, que je recevais la réponse suivante de
Philippe B., réponse adressée non à moi seul mais à l'ensemble des têtes
plus ou moins pensantes de notre estimable périodique : « Un papier
formidable comme j'aimerai en lire plus souvent. La référence culturelle
est claire, et au service de l'émotion. C'est bien. PHB »
De
la part de quelqu'un que, comme je l'ai dit, je soupçonne fortement de
vouloir se passer complètement de mes services, c'est pour le moins
inattendu. Ou alors, c'est la preuve d'un humour particulièrement
retors, ce qui est possible. De toute façon, répétons-le : je m'en fous.
Si je cesse complètement d'écrire pour FD, j'en serai d'une certaine
manière soulagé ; si je continue, ce sera une excellente chose pour les
finances ménagères. Ce qui est certain, c'est que je ne lèverai pas le
petit doigt pour faire pencher la balance d'un côté plutôt que de
l'autre ; du reste, je ne pense pas que mon petit doigt ait ce pouvoir.
Là-dessus
(je ne sais pourquoi j'aime cette transition parfaitement incongrue),
j'ai décidé, après le repas de Bergotte, de m'autoriser un ou deux (ce
fut deux…) gin-orange, que Catherine a accompagné d'un jus d'orange
seul, puisque, bronchiteuse, la voilà sous antibiotiques depuis hier.
Je
continue néanmoins à me demander ce que peut bien penser, si elle
existe, l'âme d'Augustin, d'avoir été ainsi enrôlé dans une feuille de
chou du XXIe siècle après Jésus-Christ, c'est-à-dire du XVIe après
lui-même.
– Je ne sais si c'est la perspective de n'avoir plus rien à écrire du tout (en cas d'arrêt de FD), mais depuis quelque temps Les Exilés de la rue des Juifs
reviennent me titiller. Mais qui est capable de mener à bien ce roman,
tel que je l'entrevois à peine ? Certainement pas moi, malheureusement.
Jeudi 20 octobre
Sept heures dix.
– Eh bien, on dirait que les choses évoluent, du côté de FD, et dans un
sens très favorable à nos finances. Hier, à la suite d'un mail par
lequel je mettais franchement les pieds dans son plat, Philippe B. m'a
assuré qu'il avait toujours la ferme intention de me faire travailler
après le premier novembre, et m'a même fait parvenir, aujourd'hui, un
modèle de “note d'honoraire” par lequel je me ferai désormais payer. (Je
dis “je” par logique et commodité, mais, en réalité, c'est Catherine
qui, officiellement, travaillera pour FD et non moi.) Nous nous sommes à
peu près mis d'accord pour deux jours de pige par semaine (2 x 300 €,
donc), les lundis et mardis qui sont ceux dits “de bouclage” ; étant
entendu que si le sujet qui m'est destiné est disponible dès le jeudi ou
le vendredi, je le prendrai de la même façon. Les articles, plus longs,
que je serai amené à écrire pour les futurs hors-série, du genre
“Destins brisés” ou autres, me seront payés comme m'ayant pris deux
journées de travail. Tout cela fait (si ça fonctionne effectivement) que
je devrais à peu près, par ce travail, doubler ma maigre retraite,
chose appréciable.
– En ayant lu d'assez bonnes critiques au moment de sa sortie, je me suis acheté la première saison d'iZombie,
série qui, comme son nom ne l'indique qu'à moitié, met en scène une
jeune doctoresse qui, ayant été zombifiée lors d'une fête sur un bateau
(les zombis adorent la navigation de plaisance, ce qu'un vain peuple
ignore trop souvent), abandonne sa spécialisation en cardiologie pour se
faire embaucher dans une morgue d'hôpital, ce qui lui permet de se
tortorer son aliment de prédilection : les cerveaux humains. J'ai
regardé le premier épisode cet après-midi : c'est très bien fait, plutôt
amusant, mais enfin ça sent la série pour adolescents ; il m'étonnerait
beaucoup que je fisse l'emplette de la saison suivante.
– Poursuivi – entre deux attaques de sommeil… – la lecture de la Vie de saint Augustin qui, elle, n'est pas du tout un passe-temps pour jeunes acnéiques.
Samedi 22 octobre
Sept heures et demie. – Ayant accordé deux jours de congé à saint Augustin, je me suis mis, hier, à relire Les Tiroirs de l'inconnu,
le dernier roman de Marcel Aymé, publié par Gallimard en 1960. Chemin
faisant, comme de vagues idées semblaient me venir, à propos de ce
livre, j'ai commencé à en corner certaines pages, pour y revenir au
moment d'écrire le billet de blog que je projetais plus ou moins.
Aujourd'hui, sur le point de m'y atteler, j'ai tout de même tapé le
titre dans le petit moteur de recherche du blog, bien pratique. Ce fut
pour m'apercevoir que, non seulement j'avais déjà consacré un texte à ce
roman, mais qu'en plus je l'avais fait pour le Salon littéraire
de Joseph Vebret. Je me demande même, y repensant, si ce n'est pas le
premier des rares textes que j'ai écrits pour lui ; ce devrait être
facile à vérifier, sur le site lui-même, mais quel intérêt de s'assurer
d'une chose aussi insignifiante ?
– Sinon, côté images cette fois, j'ai abandonné iZombie
après quatre épisodes, la série étant vraiment trop “ado” pour soutenir
l'intérêt. À la place, j'ai enfin abordé la première saison de The walking dead,
nettement plus destinée aux adultes, si j'en juge par les deux premiers
épisodes. Comme cette initiale saison n'en comporte que six, j'ai tout
de suite commandé la saison suivante.
– Hier soir, par
la magie d'internet, Catherine est devenue auto-entrepreneur, ce afin
que je puisse, sous son nom, poursuivre mes coupables mais lucratives
activités à FD, à partir du mois prochain, lequel ne saurait tarder.
C'est moi qui me suis occupé de constituer son dossier et, miracle, je
semble avoir tout fait dans les règles. J'attends néanmoins le “retour
d'URSSAF” avant de pavoiser au grand jour. Au pire du pire, si rien de
tout cela ne fonctionne, ou si tout le monde (l'URSSAF et FD) y met de
la mauvaise volonté au point de me faire tout envoyer promener, cela ne
nous aura que coûté que les cinquante euros de “frais d'établissement”
du dossier en question : on a connu plus onéreux, comme distraction
vespérale.
Dimanche 23 octobre
Sept heures et demie. –
Ayant terminé le roman de Marcel Aymé en milieu de matinée, je me suis
aperçu que j'avais perdu toute curiosité pour les tribulations
augustinienne à Hippone. À la place, j'ai ressorti de sa niche le Journal inutile
de Paul Morand que, contrairement à beaucoup de critiques à sa sortie,
je trouve extrêmement intéressant, riche, foisonnant même. Mais je sais
bien que leurs appréciations, à ces tristes guignols, ne devaient rien à
leur goûts littéraires, mais tout au carcan idéologique dans lequel ils
se sont prudemment enfermés. Et il est vrai que le vieux Morand leur
tend, pour se faire flageller, autant de verges qu'il est possible.
J'aurais dû (mais en fait il n'est pas trop tard) corner toutes les
pages offrant l'une ou l'autre de ces “pépites méphitiques”, puis
composer un billet nauséabond, uniquement fait de ces citations mises
bout à bout.
– Je reste plutôt dubitatif devant The walking dead,
dont j'ai regardé tout à l'heure deux épisodes supplémentaires. D'un
côté, je reconnais les qualités de la série (qui sont trop habituelles
pour que je les détaille une fois de plus), mais de l'autre, je la
trouve excessivement bavarde et comportant de nombreux “trous d'air”,
défaut qui avaient fini par me dégoûter de Game of Thrones.
– J'entame, demain lundi, ma dernière semaine de salariat…
Lundi 24 octobre
Sept heures dix.
– Reçu un mail, en milieu d'après-midi, de ce garçon vivant à Madrid et
qui, lorsqu'il commente sur le blog, signe Cherea ; c'est également
sous ce pseudonyme que, naguère, il était un contributeur régulier de
feu le blog I like your style (ILYS pour les intimes). Nous nous
sommes rencontrés une fois, lors d'un déjeuner chez Axelle et Damien
Theillier (ou “chez les Damien Theillier”, pour m'exprimer comme Morand
et tous les gens bien élevés de sa génération), durant lequel nous fûmes
voisins de table. Bref, son mail était pour me dire que, si la chose
m'intéressait ou m'amusait, il serait, ce soir-même à six heures dix,
sur France 3, l'un des nouveaux candidats de la célébrissime émission Questions pour un champion,
dont j'avoue n'avoir jamais regardé ne serait-ce qu'une minute.
Naturellement, à l'heure dite, je me trouvais devant l'écran et sur la
bonne chaîne.
L'affaire s'engagea mal puisque, au bout
de cinq ou six questions, Axel (c'est son prénom) était lanterne rouge
avec aucun point marqué. Il parvint néanmoins à se qualifier in extremis pour la deuxième manche. À partir de là, il ne cessa plus de revenir au score, comme je crois qu'on dit, au point que je commençai à m'en inquiéter, me disant en substance et in petto
: « Merde ! si ce jeune imbécile devient le nouveau “champion”, il va
revenir demain et, du coup, je serai moi aussi obligé de me farcir une
seconde émission. » Malgré les sorts néfastes que je lui jetai alors, il
gagna en effet : qu'il soit maudit jusqu'à la septième génération.
«
J'espère pour les candidats que l'émission n'est pas en direct et
qu'ils enregistrent tout en une seule fois », me dit alors Catherine,
qui m'avait rejoint au petit salon. Un voile se déchira devant mes yeux :
bien entendu que tout était enregistré à l'avance ! Et c'est bien parce
qu'il savait qu'il allait se comporter plus qu'honorablement qu'Axel
avait pris la peine de me signaler son passage dans l'émission et,
conséquemment, son entrée dans la gloire. Elle est maligne, cette jeune
garde du réactionnariat…
Mardi 25 octobre
Sept heures cinq. – Merde ! Posant un œil distrait sur l'entrée d'hier, je m'aperçois que j'ai totalement oublié de regarder Questions pour un champion
tout-à-l'heure. Je tâcherai d'y penser demain, pour voir s'il est
toujours en lice ou s'il s'est fait éliminer aujourd'hui comme un
malpropre.
– J'avais une douzaine de milliers de signes
à écrire à propos de Véronique Jannot (pour la huitième édition de nos
“Destins brisés”), eh bien je les ai toujours, ayant passé ma journée à
lire le premier volume du Journal inutile de Morand. Livre
remarquable, que celui-là, presque impossible à quitter, une fois qu'on a
mis le nez dedans. On y sent le vieil homme qui, une bonne fois, et
sachant qu'il ne sera pas lu de son vivant, a décidé de ne plus
s'encombrer de pudeurs et de bienséances hors de propos, en disant
roidement ce qu'il pense, y compris lorsqu'il s'agit de taper sur les
Juifs, les homosexuels ou les femmes. Bien sûr, ces trois catégories de
personnes n'étaient pas encore les icônes intouchables qu'elles sont
devenues, mais enfin, il commençait à ne pas faire très bon clamer ce
qu'on en pensait, surtout quand on en pensait ce qu'en pense Morand ;
qui, d'ailleurs, dit beaucoup de sottises à leur sujet, mais aussi bien
des vérités. Je me souvenais bien de cet aspect du journal ; ce que
j'avais oublié de ma première lecture, en revanche, ce sont tous les
passages assez touchants, voire poignants, lorsqu'il parle de la
vieillesse, et de celle de sa femme, Hélène Soutzo, son aînée de dix
ans, en particulier. Et l'on se divertit beaucoup de ses nombreux coups
de projecteur sur le marigot littéraire du temps, notamment des
minuscules grandes manœuvres des candidats à l'Académie pour décrocher
enfin le fauteuil qu'ils convoitent. Par une association d'idées à la
fois compréhensible et un peu saugrenue, sa lecture m'a donner envie,
ensuite, de reprendre les Choses vues de Hugo, au moins la
première partie, celle qui va jusqu'à son exil : d'après mon souvenir,
les “années Guernesey” sont nettement plus emmerdantes.
Quant
à Véronique Jannot, je l'écrirai demain, et ce sera certainement mon
dernier travail de salarié. À propos d'elle, je me souviens que, voilà
25 ou 30 ans, François Charlonnai et moi étions des inconditionnels de Pause Café,
le feuilleton télévisuel qui a fait connaître cette jeune comédienne,
dans lequel elle était Joëlle Mazart, assistante sociale dans un lycée
de la région parisienne (le proviseur était joué par l'irrésistible
Jacques François). Cela surprenait un peu les autres rewriters de
FD, qui savaient qu'il s'agissait d'un feuilleton pour adolescents, ou à
la rigueur pour parents d'adolescents voulant se donner l'illusion
qu'ils allaient comprendre leur progéniture “de l'intérieur”. Je suppose
qu'ils devaient mettre notre appétence affichée sur le compte d'un goût
prononcé pour le “second degré”. Or, il n'en était rien, en tout cas
pour ce qui me concerne : je trouvais Pause Café vraiment
attachant et très bien fait ; de plus, ce qui ne gâtait rien, Véronique
Jannot avait un genre de beauté fraîche et lumineuse, notamment dès
qu'elle souriait, qui me la rendait fort agréable à regarder. Et voilà
que je vais devoir, demain, lui briser son destin sur le dos : misère
implacable du salariat. Pour un peu, j'aurais presque l'impression
d'être Lucien de Rubempré, obligé de descendre en flamme le livre de son
ami Daniel d'Arthez.
Mercredi 26 octobre
Sept heures et quart. –
On se demande parfois ce qui peut traverser la tête des gens qui font
les lois, édictent les règlements, etc. Catherine a appris aujourd'hui
qu'elle avait parfaitement le droit de devenir “micro-entrepreneur” tout
en étant retraitée, mais qu'il lui était rigoureusement interdit de le
faire avant d'être bel et bien en retraite. « Dès le lendemain, si vous
voulez ! », lui a-t-on même précisé. Par conséquent, comme elle ne le
sera que le 1er décembre prochain, deux pis-aller s'offrent à nous :
soit je décide d'être “en vacances” durant tout le mois de novembre – me
privant de revenus et FD de mon concours –, soit je travaille
normalement, mais en post-datant mes futures factures, c'est-à-dire en
les répartissant sur décembre et janvier, par exemple. En somme, à cause
d'un interdit stupide, je me retrouve poussé à la triche (triche
bénigne, certes, mais triche tout de même). Je viens de demander par
himmel à Philippe B. sur quelle branche de l'alternative il préférait
que nous nous posassions.
– J'ai fini par me débarrasser de mes dix mille signes concernant Mlle Jannot ; après quoi, j'ai pu me consacrer pleinement au Journal inutile,
qui continue de faire mes délices. Notamment, j'aime de plus en plus la
princesse Soutzo. Je compte d'ailleurs, quand j'en aurai terminé avec
le second tome, établir un petit florilège de ses aphorismes et
sentences les plus percutants et, donc, les plus inacceptables pour
notre chère époque : ça va “envoyer du lourd”, comme dirait Modernœud.
Je regrette simplement de n'y avoir pas pensé dès le début de ma
lecture, en cornant comme je le fais désormais chaque page où cette
méphitique grande dame s'exprime.
Jeudi 27 octobre
Huit heures. –
Satisfaction et déception. Satisfaction, recevant ce matin ma feuille
de paie d'octobre, de constater que s'y trouvait porté mon “solde de
tous comptes” ; déception de le trouver, ce solde, inférieur d'environ
25 000 € à mes estimations. Cette déception, qui m'a quitté depuis, j'en
suis seul comptable, dans la mesure où je m'étais imaginé, puis enfoncé
dans la tête, que les indemnités étaient versées en salaire brut.
Or, pourquoi l'auraient-elles été ? Pour quelle raison inimaginable ce
prédateur cynique et implacable qu'est l'État aurait-il laissé passer
une occasion de s'enrichir un peu ? Il fallait être aussi sot que je le
suis pour avoir cru à une fable pareille.
Ce “manque à
gagner”, comme dit l'État détrousseur, lorsqu'un fond de bourse échappe à
sa rapacité, m'a un peu gâché le plaisir durant deux ou trois heures.
Jusqu'à ce que Catherine me rappelle que, de toute façon, j'avais prévu
de prendre ma retraite au quatrième trimestre de cette année et que,
donc, ces euros surnuméraires sont une sorte de cadeau parfaitement
immérité, pour faire ce que j'aurais fait quoi qu'il arrivât. Elle a
raison, évidemment.
De toute façon, je n'y pense déjà
plus, ne m'étant jamais intéressé à l'argent. Je sais bien les
objections que l'on va me faire, et je sais d'où elles viendront, mais
je les récuse par avance. Et je réaffirme : non, l'argent ne m'a jamais
intéressé ; en tout cas pas suffisamment pour que je fasse le moindre
effort : je me suis toujours contenté de ce que je gagnais, de ce que
m'offraient les gens pour qui j'ai travaillé. Je n'ai jamais été capable
de lever le petit doigt pour me faire augmenter, et jamais je n'ai
cherché à occuper un poste mieux payé que celui que j'avais : bien que
manquant systématiquement d'argent, j'ai toujours trouvé plus facile de
me débrouiller avec ce que j'avais plutôt que de sortir de mon apathie
naturelle. Cela est, je crois, à rattacher au fait que je n'ai jamais
cherché à “faire carrière”, ni même pensé sérieusement que je pourrais
le faire. Or, oui. Dans les années quatre-vingt, lorsque je connaissais
la moitié de la rédaction du Matin de Paris et un tiers de celle du Nouvel Observateur,
rien ne m'aurait été plus facile que de proposer des articles à l'une
ou l'autre de ces deux publications et de les y faire accepter : l'idée
ne m'en est jamais venue. Lorsque cette adorable jeune fille de 21 ou 22
ans, que j'avais surnommée “le petit singe” (Frédérique J.) m'avait dit
avoir déposé un dossier de candidature au Matin pour y
travailler durant l'été (1986 ? 1987 ?), je n'ai eu qu'on mot à dire
pour qu'elle soit effectivement embauchée : qui m'aurait empêché de
faire la même chose pour moi ? Je n'y ai pas pensé une seconde : je me
trouvais très bien à FD.
De toute façon, même si
j'avais fait cet effort, je n'aurais pas “assuré le suivi”. C'est-à-dire
que je n'aurais pas écrit les méchants petits romans, vite torchés en
un été, à quoi mon statut de “journaliste qui compte” aurait assuré un
aimable retentissement dans la presse et, donc, des ventes qui
m'auraient valu un statut de directeur de collection chez mon éditeur et
la possibilité de baiser trois ou quatre douzaines de demi-folles
littéromanes chaque année.
Penser à tout cela m'amuse beaucoup.
Vendredi 28 octobre
Onze heures du matin.
– On se rappelle et on cite la phrase de Victor Hugo, « Être
Chateaubriand ou rien », parce que Victor Hugo est finalement devenu
Victor Hugo. Mais combien d'aspirants écrivains se sont écriés : « Être
***** ou rien ! », et sont en effet restés rien ? (Voilà exactement le
genre de réflexion qui retarde d'au moins deux semaines la mise en
chantier d'un nouveau livre…)
Samedi 29 octobre
Sept heures et quart.
– En dehors de la demi-heure prise ce matin pour aller faire quelques
courses, et une autre cet après-midi durant quoi j'ai tondu le jardin,
j'ai passé toute ma journée avec Morand, second tome de son Journal inutile.
Les pages qui précèdent la mort d'Hélène Soutzo (fin février 1975, 97
ans) et celles qui la suivent sont souvent émouvantes, voire
déchirantes, d'abord en raison même de l'événement qu'elles attendent
puis pleurent, mais aussi parce que cette agonie et ce deuil sont vécus à
travers toutes les époques que les époux ont traversées ensemble. Je
pense notamment à ces deux pages où, debout seul dans l'immense salon de
l'avenue Charles-Floquet, cependant que sa femme s'éteint lentement à
quelques mètres de lui, Morand voit le salon en question se peupler de
tous les personnages qui y sont venus à à telle période ou à telle
autre, et ces fantômes bienveillants finissent par former une sorte de
chœur silencieux, assemblé là pour faciliter à la mourante son passage
aux ténèbres, l'encourager à rejoindre leur cercle. Si j'en ai la
patience, je les copierai d'ici quelques jours sur le blog.
Je
sens que, demain, je ne vais pas quitter Morand davantage, en dehors de
l'heure que je devrai distraire au profit de FD, puisque, lorsque j'en
aurai fini avec son journal, je me replongerai dans Venises, ressorti tout à l'heure de son rayon.
Dimanche 30 octobre
Sept heures dix.
– C'est avec un plaisir identique à celui des années précédentes,
inentamé, que je me suis éveillé en ce premier matin de retour à l'heure
normale, dite “d'hiver”, par opposition à l'heure moderneuse, dite
“d'été”, que l'on nous impose stupidement depuis plus de 40 ans. Quand
je dis “normale”, je trahis la vérité, dans la mesure où nous sommes en
réalité à l'heure allemande, celle décrétée par les nazis lors de
l'Occupation, et sur laquelle, curieusement, nous ne sommes jamais
revenu : il faut croire que, dès 1945, l'alignement domestique sur
l'Allemagne était déjà entré dans les mœurs, en dépit des rodomontades
gaullistes d'un côté et communistes de l'autre.
– Poursuivi la lecture de Morand, à qui, ce soir, il reste un peu moins de huit mois à vivre.
Lundi 31 octobre
Huit heures. –
Autant le dire : je suis un peu ivre. Rien de trop laid : une “ivresse
douce et raisonnée”, comme disait Juan Carlos Onetti, dont je me
souviens d'avoir écouté une interview, il y a longtemps, sans doute
faite par la télévision espagnole, où il répondait aux questions du
journaliste en pyjama et à demi allongé dans son lit, sirotant
régulièrement de petites gorgées du liquide contenu dans une tasse, et
qui ne devait pas être du thé.
Nous avons bu –
Catherine moins que moi, on s'en doute – par une sorte de coutume
consistant à marquer un événement, comme s'il n'était pas capable de se
marquer lui-même. En l'occurrence : mon dernier jour de salariat et mon
entrée dans le couloir de la mort. (Écrivant cela, j'allume une
cigarette, pour être certain de ne m'être pas trompé de couloir…) Je lui
disais tout à l'heure (à Catherine) que rien n'était changé, puisque
j'allais continuer à écrire pour FD et que, depuis plus de six mois, je
n'allais plus à Levallois. Je ne sais si elle a fait semblant d'y
croire, mais moi : pas une seconde. Un cycle se referme bel et bien, du
moins je le suppose. Enfance et adolescence : tension vers l'avenir, vu
comme une éternité ; âge adulte : agitation brouillonne ne débouchant
sur rien, désillusion progressive, quand il y a eu illusion, effort de
concentration sur soi ne donnant aucun résultat ; vieillesse : retrait,
diminution, enfoncement, acceptation (pas facile) de cette zone de
silence que l'on sent se créer autour de soi, retour de certains
souvenirs, surgissement de visages oubliés durant 40 ans, mais aussi
soulagement de ne pas voir ce qui attend les plus jeunes et va
probablement les détruire. Aussi : désintérêt presque total du monde,
incapacité à s'intéresser à la “chose politique”, mépris tranquille de
ce qui n'a pas à voir avec la beauté.
Cela dit : se
méfier, ne pas généraliser, ne s'intéresser qu'à soi. Ne pas imiter ceux
qui, comme Élie Arié, par exemple, ignorent le “je” et ne peuvent dire
que “on”, c'est-à-dire qui prennent leurs lubies, ou leurs ébauches de
pensées, pour des règles universelles, et prétendent, au seuil de leur
tombe, édicter des lois générales.
Au contraire :
fermer sa gueule. Si on a eu la faiblesse d'ouvrir des blogs, d'écrire
un journal, de publier des livres non lus : en finir du jour au
lendemain. Plus difficile : cesser de voir les jeunes gens qu'on a
admis, par faiblesse ou gloriole, dans le cercle de cette vie qui ne
peut que se terminer mal. Le faire tout de même. Les renvoyer à cet
avenir où on ne sera pas. Et, surtout, ne rien écrire. Devenir statue.
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