vendredi 28 octobre 2016

Septembre 2016











DRH : LE DÉPARTEMENT 
DES RETRAITES HEUREUSES









Jeudi 1er septembre

Sept heures et quart. – Journée blanche : lecture (Rebatet), rien écrit pour FD, simplement commandé, reçu et lu la documentation en vie d'un “destin brisé” concernant Ayrton Senna. Ce qui m'a considérablement rajeuni puisque, à cette époque, il y a plus de vingt ans, Catherine et moi nous intéressions beaucoup à la F1, ne manquant quasiment aucun grand prix ; sauf ceux qui, pour cause de décalage horaire, se déroulaient en pleine nuit. Et je me souviens très précisément de la journée du 1er mai 1994, celle où est morte Ayrton Senna. Luc Évrard était venu passé le week-end à la maison (notre maison d'alors, celle des bords de Loire). Après un déjeuner bien arrosé, il s'était retiré dans notre chambre afin de regarder en direct le grand prix d'Imola, que nous avions, nous, programmé sur le magnétoscope afin de le regarder le soir, après son départ. Et il a eu la force d'âme de repartir pour Paris, quelques heures plus tard, sans nous avoir dit que Senna venait de se tuer sous ses yeux.


Vendredi 2 septembre

Huit heures moins le quart. – Il y a des jours où l'idée de continuer à vivre devient pesante : c'était le cas aujourd'hui, et notamment ce soir. Que pourrait-il bien se passer demain qui n'est pas advenu hier, à part les maladies invalidantes et l'agonie au bout ? Et si chaque journée à venir doit être strictement semblable à celle que l'on vient de passer (ce qui, en principe, reste mon idéal), à quoi bon les vivre ? Même les livres, à certaines heures, me semblent relever du radotage. De l'autre côté de la fenêtre, Bergotte ronge un os sur lequel elle s'est déjà acharnée dix fois.


Samedi 3 septembre

Sept heures et demie. – Je comptais, ce soir, dire quelques mots à propos des Deux Étendards de Rebatet, dont j'ai tout à l'heure franchi victorieusement la millième page (il m'en reste tout de même trois cents encore…). Et voilà que je reçois un himmel de M. Aboucaya qui, entre autres choses, me dit ceci, en réponse à mon précédent petit mot, à lui envoyé :

« Les Étendards, certes, Michel et ses atermoiements ont parfois de quoi irriter, et il faut attendre bien longtemps pour que le berlingot saute enfin.  Mais, dans l'intervalle, que de morceaux délicieux, de digressions suaves (la musique), de fraîcheur ignorée des "ados" actuels, d'analyse psychologique subtile...  Quant à Une Histoire de la musique, régal intégral, même s'il arrive qu'on ne soit pas toujours d'accord avec l'auteur. Je ne m'aviserai pas de gloser sur Les Décombres, peu soucieux d'aggraver un cas déjà désespéré. »

Il a raison, évidemment. Il n'empêche que, après mille pages, je commence à m'irriter de plus en plus ouvertement contre ses trois personnages principaux (et même à peu près uniques) ; ce qui, du reste, tendrait à prouver qu'ils existent bel et bien. Mais Dieu qu'ils peuvent être horripilants, chacun dans son genre ! Attachants aussi, naturellement, mais enfin : de plus en plus horripilants à mesure qu'on les fréquente et qu'on les voit tourner sans fin autour du pot… au propre comme au figuré. Hier, je n'ai quasiment pas décoléré de la journée, à cause de cette andouille raisonneuse de Michel Croz, qui se voit soudain offrir l'occasion de quitter Lyon pour revenir à Paris et s'y faire embaucher aux Nouvelles littéraires tout juste créées et dirigées par Emmanuel Berl. Naturellement, il choisit de laisser passer l'occasion et de continuer à se dessécher sur pied entre Saône et Rhône, à tourner sans fin autour du cul de cette pucelle d'Anne-Marie, en pleine crise de dévotion. (Du reste, un revirement soudain s'est produit ce matin, et l'Anne-Marie en question s'est mise à prendre un relief intéressant ; mais le gars Michel n'a toujours pas trempé son biscuit…) Je rageais tout seul dans mon fauteuil, en me disant que ce chien nauséabond de Rebatet nous privait sadiquement d'un tableau de la presse parisienne au début des années trente, qui aurait été hautement réjouissant. Je me suis un peu calmé en me rendant compte, un peu plus tard, que, ce tableau, il l'avait déjà, et superbement, donné dans ses Décombres de 1942, et que, donc, il y avait un risque de double emploi. Et puis, ce retour de Michel à Paris aurait fait prendre au roman un virage si serré qu'il aurait peut-être bien sauté hors de ses rails. Mais c'est un risque que Balzac n'a pas hésité à prendre, lui, dans ses Illusions perdues, et il a eu bien raison de le faire. Dans son cas, d'ailleurs, l'embardée n'est pas tant entre la première et la deuxième partie (la première peut être vue comme un long mais simple préambule de la suite) qu'entre la fin des illusions parisiennes de cet imbécile de Lucien et son retour à Angoulême ; où, en outre, Balzac l'abandonne presque complètement pour braquer sa caméra sur David Séchard, le beau-frère imprimeur. Enfin, bon : pour en revenir au roman de Rebatet, et conclure provisoirement à son sujet, je trouve que 1300 pages très serrées uniquement pour savoir si on va tirer un coup ou pas, c'est tout de même bien long. D'un autre côté, le fait que l'on aille au bout de ces pages, et qu'on y aille pratiquement d'une traite, prouve que l'on est face à un livre qui compte, ou plutôt qui devrait compter si l'on était capable de le considérer en lui-même et non par rapport aux errances de son auteur entre 1940 et 1945. Mais, ça, c'est vraiment beaucoup demander, je crois.


Dimanche 4 septembre

Sept heures vingt. – Eh bien, je suis finalement venu à bout de mes Étendards, en fin d'après-midi. Je suis très content de l'avoir lu, c'en valait la peine (même si, effectivement, peine il y eut, en de nombreux endroits), mais je suis fort admiratif du Père B., qui me disait l'autre jour avoir relu ce roman : on ne m'y prendra pas. Même si, au bout de compte, il s'agit d'un livre assez nettement anti-catholique, pour ne pas dire anti-chrétien, j'ai l'impression d'avoir ingurgité davantage de bondieuseries en dix jours que durant les dix années écoulées.


Lundi 5 septembre

Sept heures vingt. –  Ce matin, petite expédition ébroïcienne, dont le but principal était d'acheter une imprimante, puisque je ne puis plus profiter des facilités que m'offrait FD de ce point de vue. M. Darty nous en vendit une promptement, fort peu onéreuse ainsi que nous le souhaitions. De retour ici, nous nous empressâmes de la brancher et de la relier à mon ordinateur, lequel accueillit la nouvelle arrivante avec une grande bonhommie, allant même jusqu'à l'appeler par son petit nom, comme s'ils avaient gardé les octets ensemble étant gamins. Il ne restait plus qu'à lancer l'impression d'un document quelconque, pour vérifier que tout fonctionnait parfaitement. Comme je m'y attendait plus ou moins, mais nettement plus que moins, rien ne se passa, rien ne fut imprimé ; et, malgré son opiniâtreté, Catherine ne parvint pas à venir à bout de cette stupide et rétive machine. Inutile, bien sûr, d'espérer quelque secours que ce soit du mode d'emploi, qui vous ferait douter que le français fut bien, en des temps reculés, votre langue maternelle. Nous aurons, mercredi soir, la visite de l'un de nos voisins, qui est une sorte de spécialiste de ces saloperies informatiques ; et qui devrait donc nous humilier en réglant le problème en moins de temps qu'il ne nous a fallu pour sortir l'impavide engin de sa boîte en carton.


Mardi 6 septembre

Sept heures dix. – Mes Puissances ont un peu abusé de la leur, aujourd'hui, me réclamant un article de près de cinq mille signes ce matin et, à l'heure de la sieste “post-prandiale”, comme dirait l'autre, un second de six mille, ce dernier sur un sujet qui ne méritait pas plus de vingt lignes. Comme de juste, le vaillant petit trousseur de contes est venu à bout de cette double mission.

– Depuis hier, je sens monter la pression en moi, relativement à mon prochain et toujours éventuel départ. J'ai beau me fustiger mentalement, me moquer de moi-même de la manière la plus acerbe, rien n'y fait : chaque heure qui passe me trouve de plus en plus persuadé que ma demande va finalement être rejetée et que je vais devoir continuer à FD comme à présent ; ce qui, du reste, considéré objectivement, ne serait pas une catastrophe : il me suffirait d'attendre la vente du journal, qui va bien finir par se faire, et, en attendant, je mettrais le marché entre les mains de Philippe, mon vénéré patron de la rédaction : soit il accepte que je continue à ne plus venir du tout à Levallois, soit je prends ma retraite illico, avec ou sans cadeau de départ. Je suis à peu près assuré de sa réponse.

– Parce que je suis tombé hier soir, au hasard d'un zapping, sur une émission que France 3 consacrait à Fernand Braudel, j'ai repris ce matin le premier tome de son Identité de la France, livre savoureux et brillant que j'avais lu à sa sortie, en 1986 je crois. Braudel fut peut-être le dernier historien à savoir vraiment écrire. Ce n'est pas Michelet ou Taine, bien entendu, ni même Bainville, mais enfin, il sait sa langue. Je me disais, avant d'ouvrir le volume que, s'il devait publier ce livre aujourd'hui, il serait sans doute plus ou moins contraint – éventuellement par lui-même d'ailleurs – de lui choisir un titre sentant un peu moins le soufre que celui-là. C'est à ce genre de petites réflexions que l'on se rend compte, concrètement, à quel point, en trente ans, nous avons fait des progrès dans la dégradation, progressé dans la régression.


Jeudi 8 septembre

Quatre heures. – Le sketch de l'imprimante continue, mornement prévisible. Hier soir, notre voisin “de derrière”, M. B., est donc venu pour tenter de la mettre en service. Il s'est rendu compte, au bout de trois minutes, que nous nous étions fait refiler une machine merveilleusement incompatible avec mon ordinateur. Car si le vendeur avait répondu un “oui” franc et massif lorsque Catherine lui avait demandé si son imprimante était compatible avec Mac, il avait omis de préciser qu'elle l'était avec certains Mac – et, bien entendu, à l'exclusion du mien.

Donc, ce matin, retour chez Darty, où l'on n'a fait aucune difficulté pour nous reprendre imprimante et cartouches d'encre. Ensuite, descente à Pacy, dans la boutique du même M. B., dont nous ignorions qu'il vendait… des imprimantes. Il nous en a donc vendu une, de même marque que la fugitive précédente, en nous assurant que celle-ci était compatible, mais que, pour la faire fonctionner, il faudrait sans doute se rendre sur le site du fabricant pour y télécharger je ne sais quoi. Naturellement, comme toujours dans ce genre de cas de figure, c'était censé être “tout simple”. Et, tout aussi naturellement, Catherine et moi avons coulé à pic dès notre arrive sur le site en question. M. B. doit donc repasser par chez nous (ce sera lundi soir) afin de régler le problème. Tout cela est si normal, si prévisible, que cela finit par m'amuser beaucoup.

– Toujours aucune nouvelle de la DRH, à propos de mon départ. (Il est vrai que l'on m'avait dit : entre le 10 et le 15 probablement…) J'en profite pour continuer mon auto-bourrage de mou : j'en suis déjà à l'opinion qu'un refus n'aurait au fond aucune importance, ma situation actuelle étant tout à fait supportable, puisqu'elle consiste à recevoir un salaire confortable en échange d'une heure d'écriture quotidienne à domicile. Encore un jour ou deux de “travail sur moi-même” et je devrais en arriver à souhaiter que ma candidature soit refusée.


Vendredi 9 septembre

Sept heures et demie. – Journée exclusivement braudélienne, en dehors d'un rapide aller-retour à la déchetterie en fin de matinée. Le deuxième tome de L'Identité de la France s'intitule Les Hommes et les Choses (le troisième aussi, du reste) ; Braudel y examine le déroulé de notre histoire sous l'angle de la démographie. Le volume se termine par quelques pages consacrées à l'immigration contemporaine. Et l'on se rend compte dès le premier paragraphe que, écrit voilà trente ans, tout ce qu'on va lire sur le sujet ne pourra qu'être complètement obsolète – de fait, ce l'est –, tant il est vrai qu'encore en 1985 la situation que nous vivons désormais était absolument inimaginable. Mais peut-être en va-t-il de même pour toutes les grandes catastrophes.


Samedi 10 septembre

Sept heures vingt. – J'en ai fini de mes lectures braudéliennes cet après-midi ; mais il faut dire que j'ai plutôt survolé que lu le troisième tome : l'économie et moi… J'ai enchaîné avec Les Lieux de mémoire, écrits par de nombreux contributeurs sous la direction de Pierre Nora. J'ai négligé le premier volume, La République, pour passer directement au second, La Nation, lequel se subdivise en trois tomes d'environ 500 pages. J'avais acheté l'ensemble à leur parution, c'est-à-dire il y a plus ou moins trente ans ; je crois bien me souvenir que je n'avais pas tout lu, alors : on va voir si je serai plus endurant cette fois-ci.C'est seulement hier, en attrapant le livre en question, que je me suis avisé de ce que je n'avais jamais acheté le troisième volet du triptyque, Les France, lui aussi composé de trois tomes. J'ai aussitôt voulu réparer cet oubli stupide : pas moyen ; introuvables, même d'occasion. Pourtant, Gallimard, l'éditeur originel, a ressorti l'ensemble en 1997, en trois gros volumes de sa collection Quarto. Seul le premier semble accessible et, bien entendu, c'est le troisième qui m'aurait intéressé. D'un autre côté, il sera toujours temps de me pencher sérieusement sur la question si je lis vraiment de bout en bout les quatre tomes qui sont en ma possession…

– Le temps est curieux, depuis deux ou trois jours. Quand je me lève le matin, peu avant ou après huit heures, le thermomètre extérieur affiche chichement 7 ou 8° ; et, quelques heures plus tard, il se retrouve à 25 ou 26°, avant de rechuter (mais plus lentement qu'il n'a grimpé tout de même) dès que la nuit s'installe.

– Les blogs semblent être en train de crever doucettement de leur belle mort, et ce n'est certes pas moi qui porterai leur deuil. L'avantage de cette agonie, se traduisant par une nette raréfaction des billets, c'est que je n'y passe plus qu'un temps vraiment dérisoire, ce qui est autant de gagné pour la lecture (et pour l'écriture si je me décidais à écrire…).


Lundi 12 septembre

Sept heures dix. – Hier, tandis que la nuit prenait résolument ses aises, et que je naviguais à sauts et à gambades entre les différentes chaînes de télévision, j'ai brusquement basculé dans une espèce de monde surnaturel, qui était bien entendu le nôtre et qui rappelait par son étrangeté mi-inquiétante, mi-comique, ce pays où les lapins ont des montres à goussets et les sourires une complète autonomie d'existence. C'était une émission consacrée à ces jeux que l'on nomme paralympiques, et que je serais tenté de rebaptiser plutôt guignolympiques. Au moment où je débarquai, se disputait entre le Brésil et la Turquie, la fin d'une première mi-temps de cécifoot : en modernœud, le mot désigne une partie de football réservée aux aveugles et se pratiquant sur un terrain beaucoup plus petit que le vrai. Passé la première minute d'incrédulité peureuse, je me mis à osciller assez violemment entre le fou-rire nerveux et la béance pure et simple. Finalement, le rire l'emporta haut la main, devant ces fantômes en shorts et maillots jetant maladroitement leurs pieds cramponnés en avant, quand la balle était déjà à deux mètres d'eux ; rire libérateur, rire sain, rire nostalgique aussi : qui, de nos jours, a encore l'occasion de se foutre de la poire des aveugles ? Même celui qui se sentirait de taille à braver l'opprobre induite par une telle malveillance serait bien empêché de dauber, vu la raréfaction dramatique de cette catégorie d'infirmes. Passerait-il une journée entière sur un banc public, face à un réverbère, qu'il n'aurait pratiquement aucun porteur de canne blanche venir s'y écraser le nez. Mais, là, soudain, cette innocente petite joie m'était rendue pour quelques minutes. La mi-temps se termina sur le score de 1 à 0 en faveur du Brésil. L'autre source d'amusement et de pouffade était le décalage entre la sarabande incertaine qui se donnait à voir et le sérieux papal dont faisait preuve les deux commentateurs appointés.

Ensuite, j'eus droit à un 400 mètres pour culs-de-jatte. On les pose sur des sièges qui ne sont pas sans rappeler ceux des tracteurs de notre enfance, monté sur un châssis équipé de trois roues : une moyenne à l'avant et deux grandes latérales arrière ; c'est en poussant ces dernières à la force des bras que les athlètes s'élancent sur la piste. J'ai attendu jusqu'au premier virage, pour voir, en cas de chute, ce qui allait se passer, mais tout ce petit monde est passé sans encombre.

J'ai finalement découvert un sport inconnu (inconnu de moi), qui se pratique sur un terrain de la même taille que le cécifoot et dont j'ai oublié le nom. De chaque côté, le fond du terrain est presque entièrement occupé par une cage de but extrêmement longue. Deux équipes de trois joueurs s'affrontent. Ils sont à demi-assis, à demi-allongés (un mauvais esprit dirait : vautrés) sur le sol. L'un des joueur d'une équipe se lève, attrape le ballon et l'envoie d'un déroulé du bras vers la gigantesque cage de ses adversaires ; lesquels, ne le voyant pas arriver, le laissent passer ou bien le stoppent par hasard, parce qu'ils se trouvaient sur la trajectoire : après deux ou trois minutes, cela devient un peu monotone, malgré les paracommentaires enthousiastes des deux parajournalistes parasportifs.

J'ai encore patienté un peu, espérant vaguement assister à une épreuve de tir à l'arc pour manchots ou à une course de Formule 1 pour aveugles. Je suis finalement allé me coucher, pas tout à fait certain d'être revenu dans le monde réel, ni même de l'existence d'une réalité quelconque.


Mardi 13 septembre

Sept heures vingt. – Finalement, la mémoire est une chose dont il ne faut pas abuser, bien qu'excellente en soi ; c'est pourquoi, ce matin, j'ai sagement remis à leur place les Lieux qui lui sont consacrés. Puis, comme j'avais envie d'un peu de flamboyance, j'ai repris Léon Daudet (pas longtemps après Rebatet : je sens que mon dossier s'épaissit, à la Chancellerie). J'y ai trouvé cette anecdote : lorsque Émile Bergerat se présenta chez Théophile Gautier afin de lui demander la main de sa fille, un scrupule d'honnêteté le poussa à révéler à son futur beau-père que, dans un passé point si éloigné, sa mère avait vécu avec un prêtre ; ce à quoi Gautier répondit : « Mais, mon jeune ami, avec quel homme plus honorable Madame votre mère eût-elle pu bien vivre ? »

– Il règne ici, depuis trois jours – et encore demain si j'ai bien compris – une température scandaleusement méditerranéenne, qui nous oblige à vivre portes et fenêtres fermées dès neuf ou dix heures du matin ; et, en revanche, à dormir aux quatre vents, lesquels ne sont nullement de l'esprit. Il serait temps, à la mi-septembre, que la Normandie reprenne le pas sur la Provence.

– La mi-septembre, c'est le moment où, en principe, où la DRH devrait se manifester auprès de moi, pour me dire si, oui ou non, ma demande de départ est acceptée ; évidemment, pour le moment, règnent toujours le silence et l'incertitude. J'ai décidé que, si rien ne s'était produit vendredi en fin de journée, je décrocherais mon téléphone dès lundi matin pour rappeler à tous ces braves gens que j'existe.

– Le bon M. B. est passé hier soir pour mettre en marche l'imprimante qu'il nous avait vendue en fin de semaine dernière et que, comme de juste, nous avions été incapables de faire fonctionner : l'affaire lui a pris cinq minutes, sans le moindre raté, ce qui, l'habitude aidant, n'a même pas réussi à m'humilier le moins du monde. J'ai prévu, dès que j'aurais mon chèque de départ de FD (si je l'ai un jour…), d'aller lui acheter un nouvel ordinateur, de manière à ce qu'il puisse m'installer dedans tout ce se trouve dans l'actuel, avant que celui-ci ne tombe en panne. Du coup, nous allons devoir dire adieu à Apple, avec qui je travaille depuis une quinzaine d'années au moins, car lui n'en vend pas. J'espère que je pourrai me réadapter sans trop de peine à… à je ne sais même pas quoi, tout en étant fermement persuadé du contraire.


Mercredi 14 septembre

Sept heures et demie. – Ce que je disais avant-hier, à propos des jeux gignolympiques, je l'ai transformé en billet de blog ; si bien que j'ai eu, évidemment, des commentaires, assez nombreux. À l'un d'eux, je répondais, hier ou ce matin, que j'attendais avec impatience un concours de tir à l'arc pour manchots, ce qui, dans mon esprit, était évidemment de l'humour et avait à peu près autant de sens qu'un concours de ténors wagnériens pour muets. Or, presque aussitôt, Matthieu Woland déposait en dessous une vidéo où l'on voit en effet, lors d'une compétition à l'impeccable sérieux, un homme privé de bras tirer à l'arc avec ses orteils. Ce monde n'est pas seulement effrayant, il est décourageant, en ce sens qu'il est devenu incaricaturable : tout ce qu'on peut imaginer de plus stupide existe déjà, et environné du solennel le plus imperturbable. Il va être temps de rompre, de rompre vraiment, avec cet asile gigantesque dans lequel nous sommes enfermés.


Jeudi 15 septembre

Cinq heures. – Eh bien, ça y est : j'ai reçu, il y a une heure, un himmel de la DRH m'apprenant que ma candidature au départ était acceptée, et que la chose serait formalisée dans les jours qui viennent. C'est donc la fin d'un insoutenable suspense, laquelle va évidemment entraîner tout à l'heure un petit apéritif, non pas mérité mais tout à fait logique.

– Dans la “chronologie” de Renaud Camus, à la date d'hier, figure cette phrase : « Pas mal de visiteurs toute l’après-midi, Pierre s’en occupe, en profite pour lire le livre de Didier Goux, Le Chef-d’Œuvre de Michel Houellebecq, soirée dans une ville de province avec Houellebecq. » Je ne sais si Camus est parvenu au chapitre 8 de mon roman, ou s'il n'a fait que feuilleter le dit chapitre ; la seconde hypothèse me paraît tout de même la plus probable.


Samedi 17 septembre

Sept heures vingt. – Irritants problèmes avec nos deux boitamels Orange, hier toute la journée ; notamment, le courant ne passait plus, si j'ose dire, entre FD et moi, ce qui était un peu ennuyeux pour mon travail, surtout si les choses se mettaient à s'éterniser en l'état. Heureusement, tout paraît rétabli aujourd'hui. Pour plus de sécurité, Catherine m'a créé une nouvelle boîte chez Outlook.

– Sinon rien de particulier à noter ici, sinon qu'il pleut depuis deux jours sans beaucoup discontinuer et que les températures ont gaillardement plongé sous la barre des 20°, ce qui fait que les vieillards frileux que nous sommes devenus ont ressorti les pulls de leur armoire. Et les chaussettes de laine montantes. Continué ma lecture des Souvenirs de Daudet fils, dont j'ai même tiré un petit billet pour le blog, que je ne mets pas en lien ici, le trouvant tout à fait oubliable. Et j'ai sagement remis à demain matin les cinq mille signes que je m'étais solennellement promis d'écrire aujourd'hui.

– Samedi prochain, déjeuner chez les Desgranges.


Lundi 19 septembre

Sept heures et demie. – Rien de plus à consigner aujourd'hui qu'hier, se ce n'est que, en ayant terminé avec Léon Daudet, et ne sachant trop quoi entamer d'autre, j'ai repris, en attendant que l'inspiration me vienne, le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, dans lequel je picore çà et là un article au gré de mon humeur : passe-temps fort agréable, et qui donne à peu de frais l'impression d'être intelligent et cultivé.

– Pas de nouvelles nouvelles du côté de chez Lagardère.


Mardi 20 septembre

Sept heures vingt. – N'ayant toujours reçu aucune commande de mes Puissances tutélaires à deux heures et demie, je m'estimais sauf pour la journée, quand m'est échue une mission particulière : préparer, sur huit mille signes, une nécrologie de Jacques Chirac, pour le cas où il viendrait à défunter d'ici demain, deux heures de l'après-midi. Évidemment, il ne s'agit pas, pour FD, de retracer sa carrière politique, ce qui est une chance car cela m'aurait atrocement ennuyé. Je crois avoir trouvé la manière dont je vais angler mon affaire (« Titrez les premiers, Messieurs les anglés ! »), en jouant sur le côté Janus bifrons du personnage (quitte à forcer un peu le trait) : d'un côté le politicien professionnel, énarque, tueur au sang froid, etc. ; de l'autre, le mec sympathique, proche des gens, buveur de bière et bouffeur de cochonnailles, tâteur de culs bovins, und so weiter. Le tout en m'appuyant sur sa “fiche” Wiki, dont j'ai déjà tiré tout à l'heure le plan très sommaire qui me servira demain matin.


Jeudi 22 septembre

Sept heures dix. – J'ai écrit, hier, mes huit mille signes sur Jacques Chirac (ma “viande froide”, en jargon journalistique…), entre neuf et onze heures ; ils n'ont servi à rien puisque l'Ex semble tenir bon la rampe jusqu'ici. À l'heure qu'il est, ils doivent être au congélateur : quand le besoin s'en fera sentir, quelques tours de micro-ondes et ils paraîtront frais du jour.

– En ayant fini avec Dantzig et son dictionnaire, j'ai failli m'emparer du recueil de nouvelles de Jacques Aboucaya, Mûrir de désir, que son auteur a eu la gentillesse de m'envoyer il y a quelques jours. Mais comme, dans l'intervalle, était aussi arrivé Le Cabinet noir de Max Jacob, qui se retrouvait donc au sommet de la petite pile, c'est lui qui a eu la préférence : j'espère que M. Aboucaya ne s'en montrera pas froissé lorsqu'il lira ça le mois prochain.

Il est d'ailleurs fort savoureux, ce livre de Jacob, ensemble de lettres imaginaires qui sont parfois commentées et parfois non ; quand elles le sont, ce n'est pas par Max Jacob mais par un troisième personnage, tout aussi imaginaire que l'expéditeur et le destinataire, et dont en général on ne sait pratiquement rien. Les lettres sont presque toujours drôles, mais sur un fond de tristesse tendre qui n'exclut pas une certaine ironie parfois. Enfin, bref : un excellent petit livre. (J'ai de moins en moins envie de parler de ce que je lis, je ne sais pourquoi.)


Vendredi 23 septembre

Sept heures dix. – Cette fois c'est (presque) officiel : j'ai reçu un appel téléphonique ce matin – j'étais occupé dehors, à étendre du linge sur la corde… – d'un jeune homme de la DRH (le Département des Retraites Heureuses) de Lagardère, pour m'informer d'un courrier qu'il m'envoyait. Je serai donc retraité au premier novembre qui vient. Je l'ai aussitôt signalé à Philippe B., qui m'a informé en retour que le tarif des piges tel qu'il le pratiquait à FD était soit de 50 € le feuillet (1500 signes) soit de 300 € pour une journée de travail. Je lui ai clairement fait comprendre que la rétribution journalière avait ma préférence. S'il pouvait avoir besoin de mes services deux fois par semaine, ce serait idéal, puisque je me retrouverais avec des revenus assez nettement supérieurs à ceux d'en ce moment, sans compter le fait que je vais mettre fin dès le mois prochain au crédit de Liselotte (il me reste normalement quinze mois à payer), ce qui fera 750 € que je n'aurai plus à débourser chaque mois. Bref, si l'on ne tient pas compte des maladies diverses et mortelles qui ne vont pas manquer de nous fondre dessus à la moindre distraction de notre part, l'avenir s'annonce plutôt riant. Il serait même idyllique si je me décidais à me mettre à l'écriture de Pot-Bouille. Mais, ça, je n'en prends guère le chemin.

– Aujourd'hui, tontine ; demain, Desgranges.


Mardi 27 septembre

Sept heures vingt. – Trois jours sans venir dans ce journal, sans que cela ne m'ait manqué le moins du monde, et guère envie d'y venir non plus aujourd'hui : ça sent le sapin, comme dirait ma mère. La demi-journée que j'ai passée, samedi, chez les Desgranges, s'est fort agréablement déroulée, mais il n'y a là rien de nouveau, donc de notable. Michel est totalement immergé dans le cinéma des années 20 – 50, aussi bien dans ses lectures que lors de ses soirées cinéma. Personnellement, ça m'arrange plutôt car, même si je ne suis pas un cinéphile averti, je fais tout de même moins pâle figure dans une discussion ayant les grands films américains pour objet que lorsque Michel m'entraîne du côté de Port-Royal ou des mémorialistes du XVIIe siècle…

– À part ça, la retraite bat son plein, si je puis dire. J'ai reçu ce matin la lettre officielle de la DRH me signifiant que l'on se passera de mes services à compter du 31 octobre. Du coup, il me faut relancer les différentes caisses (régime général, AGIRC…) pour les informer de la nouvelle date, 1er novembre et non plus 1er octobre, à laquelle je me mettrai à dépendre financièrement de leur bon vouloir. Entretemps, mon “solde de tout compte” aura été viré sur le mien, de compte.


Mercredi 28 septembre

Sept heures dix. – Pas mécontent du tout de cette journée. D'abord parce que, ce matin, j'ai eu le courage d'affronter cette épreuve devant laquelle je renâcle le plus souvent : la visite au bureau de poste. Il s'agissait d'effectuer un envoi en recommandé avec accusé de réception (AR en langage postier), lequel avait évidemment à voir avec ma prochaine retraite ; sinon, je n'aurais même pas envisagé de franchir le seuil du bureau en question.  Tout s'y passa admirablement. D'abord, j'eus la surprise d'en découvrir le nouvel agencement intérieur (preuve que je ne fréquente cet endroit qu'en dernière extrémité, Catherine m'ayant confirmé que les travaux d'aménagement remontaient à environ deux ans). À un petit bureau, séparé des traditionnels guichets, qui n'avaient pas changé de place, un homme d'un certain âge semblait n'attendre que moi. De fait, il fut d'une bienveillance presque maternelle, et je ne résistai qu'à grand-peine à l'envie de l'embrasser lorsqu'il ne me réclama que six euros pour prix de sa sollicitude.

– Cet épisode me remit du baume au cœur et du rose dans ma vie, moi qui m'étais réveillé grisâtre, parce que pensant au travail qui m'attendait, aujourd'hui et demain. Deux articles commandés par mes Puissances, mais très bizarres, et dont je ne suis pas sûr, encore maintenant, d'avoir compris grand-chose ; ce qui expliquera sans doute le côté brumeux de l'exposé qui va suivre. Tout a commencé lundi, en milieu d'après-midi, par un appel téléphonique de Jean-Baptiste D., l'une de mes Puissances tutélaires subalternes. Il entreprit de m'expliquer, mais de façon fort brumeuse, que nous avions “récupéré” SLC (comprenez : Salut les copains) et qu'il s'agissait d'en sortir une sorte de numéro hors-série, comme nous le faisons depuis déjà un moment pour les “Destins brisés”. Il s'agissait pour moi, tenta-t-il de m'expliquer, d'écrire huit mille signes sur les débuts de Johnny Hallyday, mais comme si je les rédigeais dans les années soixante. À cela venait s'ajouter un article adventice plus court (deux mille cinq cents), consacré au Teppaz, et écrit selon le même principe. Je dis “oui” et raccrochai ; pour m'apercevoir au réveil du lendemain (ce matin, donc), que je n'avais à peu près rien compris à ce qu'on semblait attendre de moi ; une demande d'éclaircissement par himmel me laissa tout aussi songeur. Écrire sur Johnny comme si j'étais un rédacteur de SLC des années soixante ? Oui, mais : quelle année soixante, précisément ? Qu'étais-je censé savoir, et quoi ignorer ? Personne ne semblait fixé sur cette question. L'affaire m'énervant quelque peu, me “prenant la tête”, je décidai, sur les coups de dix heures, d'expédier le Johnny, ayant vaguement trouvé un biais pour ce faire. L'affaire était bouclée deux heures plus tard, et l'on eut l'indulgence, en haut lieu, de s'en déclarer satisfait. Là-dessus, m'installant pour lire le volume de Courteline que je venais de recevoir, je me mis à penser au Teppaz. Furieux de l'interférence, je finis par revenir devant cet écran pour y clavioter rageusement deux petits feuillets, à propos de ce misérable électrophone dont je crois bien n'avoir jamais utilisé, ni même vu en action, le moindre exemplaire.

Tout cela pour dire que ma journée fut bien remplie, et, le temps d'été aidant, justifia les deux ou trois verres de riesling frappé que je pris tout à l'heure.


Jeudi 29 septembre

Sept heures. – Je ne sais quelle inspiration m'a saisie, il y a une petite semaine ; toujours est-il que j'ai, en deux clics, commandé un gros volume de Courteline et un autre, encore plus gros, d'Alphonse Allais, tous deux en collection Bouquins. Après une courte hésitation, j'ai commencé ce matin par le premier et, depuis, je me délecte des mésaventures assez nettement asilaires de Messieurs les ronds de cuir. Comme mes Puissances tutélaires ont eu la délicatesse de ne point m'envoyer de travail, je n'ai rigoureusement rien fait d'autre de la journée, à part, ce matin, publier mon journal d'août. Ah ! si : j'ai également envoyé à himmel à M. Aboucaya pour lui dire tout le bien que je pensais de son recueil de nouvelles, commencé avant-hier et terminé hier.


Vendredi 30 septembre

Sept heures dix. – Jacques Aboucaya m'a envoyé l'article qu'il a fait paraître dans le numéro d'octobre de Service littéraire, revue mensuel consacrée au roman, dont j'avoue avec un semblant de honte que j'en ai ignoré l'existence jusqu'à ce jour, alors qu'elle approche pourtant de son centième numéro. L'article de M. Aboucaya était bien sûr consacré au Chef-d'œuvre, et il en disait grand bien, comme il l'avait déjà fait dans le Salon littéraire du Père Joseph (Vebret). Je l'aurais volontiers reproduit ici, comme je l'ai fait durant des mois pour les monceaux d'articles qui se sont écrits à ma gloire, mais il se trouve que je n'ai pas trouvé le moyen de “l'importer” et que je n'ai guère le courage de le recopier. Il n'empêche : il y aurait en France une trentaine d'Aboucaya, chantant à l'unisson mes mérites dans toutes les gazettes, que je serais assurément le roi du pétrole, mes tirages faisant pâlir d'envie Marc Lévy soi-même, et sangloter de reconnaissance la duchesse Caroline des Belles Lettres.

C'est en tout cas suffisant pour finir septembre sur une note agréable, et entamer, demain, mon mois de préavis, dernier couloir avant ma libération inconditionnelle.

Lendemain matin (je sais que nous sommes passés cette nuit en octobre, mais tant pis). – Je trouve dans ma boitamel l'article de M. Aboucaya, transmis obligeamment par lui sous forme de document Word ; le voici donc :

Didier Goux est un fieffé réac. Circonstance aggravante, un réac de talent. Son blog le suggère, son journal en témoigne. Le présent roman en apporte la confirmation. Il ne respecte rien de ce que notre époque porte au pinacle, prend à rebours les valeurs de la pensée unique. En territoire ennemi (Les Belles Lettres, 2013) nous avait déjà mis la puce à l’oreille. Il y dressait un bilan implacable de notre époque. Voilà qu’il réitère, cette fois sous couvert de fiction. Encore que celle-ci emprunte à la réalité, au point de se confondre avec elle. A preuve le titre, référence à un écrivain bien vivant, lui-même fort suspect aux tenants de la doxa en vigueur. Plus ou mois marginaux, du reste, les personnages principaux. A commencer par Evremont, qui n’est pas un saint, mais ressemble comme deux gouttes d’eau à son auteur : misanthrope, prompt à la raillerie, écrivant au kilomètre, mais sous pseudo, des polars érotiques. Propriétaire d’un chien qui se nomme Charlus, ô mânes de Proust, et pose sur le monde un regard apathique et désabusé. D’autres encore, Charlie, fils métis de l’épicier arabe du coin, qui fera auprès de la jeune Tosca son éducation sentimentale. Jonathan, étudiant en pharmacie, féru des romans de Houellebecq. Et puis, parmi quelques autres, un grand Noir se disant « sans papiers » (il en tire auprès des jeunes filles un prestige incomparable). Tout ce petit monde se croise, s’aime ou se déchire, partage un quotidien fait de rencontres à l’épicerie ou au bistrot. A des manifs pour de nobles causes, la lutte contre le staphylocoque doré, la défense des droits acquis. Sous le rire, la réflexion, parfois amère. L’observation sans concession d’une civilisation à la dérive. Une comédie humaine prestement troussée. Bien écrite, de surcroît. Elle exerce sur le lecteur une indéniable séduction.   J.A.
 

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