TRISTESSE DU FANTÔME
Mardi 1er novembre
Sept heures dix. – Il me semble qu'en me faisant commencer ma retraite par un jour férié, le destin fait preuve d'une ironie déplacée : comment apprécier le fait de ne pas travailler si les autres ne foutent rien non plus ? Déjà que la différence ne pouvait pas être vraiment sensible, dans la mesure où je n'allais plus du tout à Levallois depuis six mois, là, ça devient tout à fait irréel ; et d'autant plus si, comme il est prévu, je continue à piger pour FD. Finalement, la seule différence vraiment sensible, ce sera les mille euros que je vais gagner en moins chaque mois : belle opération. Heureusement que les piges dont je parlais devraient me permettre de doubler, ou peu s'en faut, cette pension de traîne-misère.
– J'en ai fini avec le
journal de Morand. Il est sans doute assez ridicule de l'avouer, mais sa
mort m'a rendu triste pendant au moins une heure, après avoir refermé
le volume. Je suis passé à Claude Roy, dont j'avais lu un livre voilà
une quarantaine d'années, à l'instigation de Carlos (impossible de me
rappeler son titre, par exemple). Celui d'aujourd'hui s'intitule Moi, je,
c'est le premier volume de ce qu'on pourrait appeler une
autobiographie. Après une cinquantaine de pages, je ne peux pas dire que
je sois soulevé par l'enthousiasme. S'il continue à m'emmerder avec ses
introspections tarabiscotées, je sens que je ne tarderai pas à
l'abandonner pour passer chez Jean d'Ormesson.
Oui parce que, sur les incitations de Morand, j'ai fait venir Au plaisir de Dieu,
que je n'ai jamais lu et dont il dit du bien. Après tout, on peut
aussi, de temps en temps, donner leur chance aux écrivains vivants, même
s'ils semblent l'être pour peu de temps encore. Si lui aussi me déçoit,
eh bien, je reviendrai à Morand, mais côté nouvelles cette fois,
puisque je possède les deux volumes de Pléiade qui les réunissent.
Mercredi 2 novembre
Huit heures moins vingt. – Ça s'annonce très bien, cet Au plaisir de Dieu
: sans génie sans doute, mais avec beaucoup de grâce, d'humour,
d'aisance et, donc, finalement, de talent. Il faudra voir si d'Ormesson
“tient” les six cents pages.
– Sinon, comme nous étions au Jour des morts, j'ai regardé trois épisodes de The walking dead,
série dont le succès devient pour moi un mystère de moins en moins
élucidable, à mesure que j'avance dans la deuxième saison ; qui, pour ma
part, est appelée à demeurer la seconde : il ne faut pas abuser de
l'auto-punition.
Vendredi 4 novembre
Sept heures dix.
– J'ai passé un gros tiers de la journée – de la journée “utile” – à
écrire plus de dix mille signes à propos de la pauvre Sophie Daumier et
du détestable Guy Bedos. À peine avais-je fini de relire et corriger
l'ultime paragraphe que Florian me téléphonait, afin de me demander six
mille signes pour lundi, consacrés, eux, à Emmanuel Macron : voilà une
retraite qui commence drôlement.
– Hier après-midi, je
me suis avalé d'un coup les six derniers épisodes de la deuxième saison
de ma série de zombis. Le tout ne m'a pas pris beaucoup plus que deux
heures, tellement j'ai passé de scènes interminablement bavardes en
accéléré. Et, malgré l'assurance de Michel Desgranges, comme quoi la
saison 3 est nettement meilleure, plutôt crever que de m'y laisser
prendre. Mais, comme j'avais tout de même envie de dépenser un peu
d'argent, je viens de commander le volume de la Pléiade consacré aux
romans de Paul Morand, ainsi qu'un livre d'Henri Béraud, La Gerbe d'or.
Bien qu'en ayant entendu parler cent fois, dans les mémoires, journaux,
correspondances des uns et des autres de cette époque, je n'ai encore
jamais lu une ligne de cet écrivain, prix Goncourt en je ne sais plus
quelle année pour son mince roman, Le Martyre de l'obèse ;
soudain, il m'est apparu que cet état d'ignorance devait cesser. C'est
lui, Béraud, qui, dans les années 20, avait lancé par voie de presse une
assez violente attaque contre la NRF, parlant à cette occasion de
littérature girarde, gallimardeuse et farigoulesque ; lui encore, l'auteur de la formule bien connue : La nature a horreur du Gide.
Samedi 5 novembre.
Sept heures dix. – Au plaisir de Dieu,
donc. J'en ai lu avec beaucoup de plaisir les cinquante premières pages
: je trouvais que d'Ormesson avait une façon très agréable de planter
le décor du roman qui allait venir, d'en dresser le cadre, un peu comme
le fait magnifiquement Balzac dans nombre de ses romans des Scènes de la vie de province.
Passé la centième, il m'a semblé que, pour un roman de six cents pages,
l'exposition commençait à devenir un peu large. Et j'ai finalement
compris que ce que j'attendais, la mise en branle de personnages, leurs
interactions, ce qui allait leur arriver, etc., j'ai compris que tout
cela ne se produirait jamais. Pour la raison que d'Ormesson n'a pas
écrit un roman (au sens où je l'entends, au moins), mais construit une
sorte de théâtre de marionnettes, ou d'ombres chinoises, qui ne sont là
que pour illustrer sommairement ce que raconte la voix off – et
qui est d'ailleurs loin d'être inintéressant. En fait, pour donner une
idée encore plus précise de ce livre, je dirais que son équivalent
moderne le plus proche serait le “docu-fiction”, ce genre d'émissions de
télévision didactiques, le plus souvent à caractère historique, où l'on
illustre le propos du narrateur invisible au moyen de courtes saynètes
sommairement interprétées par des figurant en costumes et muets. Encore
une fois, ce n'est pas que ce que raconte d'Ormesson soit dépourvu
d'intérêt, bien au contraire ; et c'est en outre écrit dans une langue
agréable, quoique sans trace de génie. Mais c'est que, au bout de trois
cents pages, cela devient un tantinet ennuyeux, que le spectateur a
envie de quitter son fauteuil, de sauter sur la scène, d'arracher le
rideau, de pénétrer dans les coulisses, d'écouter résonner les éclats de
voix, les pleurs, les cris, les larmes, les grincements de dents, bref :
d'entrer dans un roman ; désir dont on sent qu'il sera
insatisfait jusqu'au bout. Et, du coup, ayant atteint la gage 350, on
referme le livre, en se résignant d'autant mieux à n'en pas connaître la
fin que, d'une certaine manière, on en est encore à attendre le début.
Dimanche 6 novembre
Quatre heures.
– André m'a téléphoné hier, ayant un petit service à me demander. Il a
commencé par me surprendre en m'apprenant que Maurice, le père de
Philippe Bernalin, était toujours vivant (sa mère, elle, est morte d'un
cancer au début des années 2000), me spécifiant qu'il avait “passé 90”.
Il doit même les avoir assez largement passés, à mon avis : je le pense
plus proche de 95 que de 90. Bref, il se trouve que, ayant déjà édité un
petit livre autobiographique au milieu des années soixante-dix (à la
Pensée universelle…), Maurice s'est remis à écrire ces dernières années
et que, comme il s'interrogeait devant eux du moyen de trouver un
éditeur pour y publier ses “œuvres complètes” en un seul volume, André
et Kent lui ont suggéré l'auto-édition, du genre “Blurb” je suppose,
idée qui a emballé Maurice. Le service pour lequel André comptait sur
moi était de relire et corriger son manuscrit d'environ 300 000 signes ;
j'ai naturellement dit oui, et m'y suis mis aussitôt le texte reçu.
Toute
la journée d'hier, j'ai relu ce que Philippe m'avait déjà donné à lire
il y a plus de 30 ans, à savoir le petit livre de la Pensée
universelle. Aujourd'hui, je suis “entré dans le dur”, si je puis dire.
Il s'agit d'une suite de chapitres sans ordre, alignés comme ils sont
venus à l'auteur, et emplis de tout un fatras mêlant des faits
d'autobiographie avec d'assez filandreuses réflexions sur les “grands
sujets” de l'existence : c'est parfois assez éprouvant.
Mais
ce qui l'est le plus, au stade où je suis parvenu, c'est-à-dire à la
moitié de l'ensemble, c'est cet énorme et assourdissant “blanc”,
constitué par la mort de Philippe. Pour l'instant, trois lignes
seulement lui ont été consacrées, et elles m'ont glacé, dans un premier
temps. Elles interviennent alors que Maurice vient de parler de la
maladie et de la mort de Jeanne, sa femme ; les voici :
« Le cancer peut-il
être aussi la suite logique de réminiscences, de dépressions consécutives à un
décès ? Nous perdîmes en 1985 un troisième enfant, âgé de 28 ans, victime
également d’un cancer contre lequel il lutta deux ans, en vain. Les deux autres
enfants étaient morts quelques heures après leur naissance, victimes d’un accès
d’albumine. Ce sont des épreuves qui marquent la vie d’un couple et renforcent
leur besoin de se soutenir. »
Il m'a fallu près d'une heure pour comprendre que cette façon,
quasi monstrueuse, de mettre exactement sur le même plan, la mort de
deux enfants à la naissance, survenue plus d'un demi-siècle auparavant,
avec la disparition, à 28 ans, de son fils finalement unique, était
probablement la seule manière que Maurice avait pu trouver pour, une
fois Jeanne disparue à son tour, ne pas être totalement écrasé par la
mort de Philippe (dans le culte exclusif de qui elle et lui ont vécu
durant plus de 15 ans, je puis en témoigner). Amalgamer dans un même
malheur la mort de son fils avec le passage très fugitif de deux
nouveaux-nés, aussitôt évanouis qu'apparus, était sans doute le seul
moyen de rapetisser le malheur en question, en plus de l'éloigner dans
le temps, de se persuader que ces trois événements étaient strictement
équivalents et que, donc, on pourrait survivre au dernier en date comme
on s'était, en leur temps, remis des deux autres. Cette “tactique de
survie” vertigineuse, je suppose qu'elle n'est apparue chez Maurice
qu'après la mort de Jeanne, celle-ci ayant toujours eu davantage les
pieds ancrés au sol que lui : elle disparue, il est passé de l'état de
ballon captif à celui de ballon errant. Les réflexions et les souvenirs
que cela déclenche chez moi me rendent, finalement, la lecture du
manuscrit de Maurice plus pénible que je n'aurais pu le penser. Beau
cadeau qu'André m'a fait là…
Lundi 7 novembre
Huit heures moins le quart.
– Je ne suis pas vraiment remis de ce que je racontais hier soir. En
fait, si j'avais su ce qui m'attendait, j'aurais refusé à André le
service demandé. Déjà, le fait de savoir Maurice encore de ce monde m'a
ébranlé plus que je ne l'aurais cru et souhaité : d'une certaine
manière, cela signifiait que ce que je croyais être mon passé était
encore en prise avec mon présent, et que Philippe n'était pas tout à
fait mort, alors que, finalement, il m'aurait arrangé qu'il le fût,
depuis le temps que je vis sans lui. S'ajoute à cela le fait que j'ai
l'impression de replonger dans un entre-deux incertain, marécageux,
pénible, angoissant : celui, de quelques années, qui a séparé la mort de
Philippe du moment où, par une sorte de sursaut d'égoïsme, j'ai décidé
de rompre avec ses parents, c'est-à-dire avec ces sortes de grand-messe
qui réunissaient périodiquement, dans le petit pavillon de Caluire, les
desservants du culte autour des deux grands-prêtres.
Que
le livre de Maurice soit un fatras incohérent ne me gêne évidemment pas
: je m'y attendais, il ne pouvait pas en être autrement. Quand André,
au téléphone, m'a dit : « Il a toute sa tête. », je n'ai rien trouvé à
répondre, mais j'ai senti que, tout en ne mentant pas, il parlait
d'autre chose que de la réalité. La réalité, après avoir lu un gros
tiers de cette espèce de Necronomicon lyonnais, est que, en
effet, Maurice a gardé “toute sa tête” ; le problème est que c'est la
sienne. Au fond, j'aurais trouvé plus rassurant qu'il devienne gâteux,
ou fou, idiot, que sais-je. Il semble, d'après ce que je lis, qu'il soit
resté ce qu'il était (un personnage lunaire qui, déjà à l'époque, du
vivant de Philippe, me semblait parfois vaguement inquiétant), mais
s'enfermant de plus en plus dans une cuirasse qui, seule, lui permet de
survivre aux coups multiples et invraisemblablement cruels que la vie
lui a infligés ; le dernier étant de le maintenir en vie aussi
longtemps, après tous les gens qui ont donné à son existence un certain
sens, ou au moins un peu d'amour.
Mais, aussi
incohérent qu'il soit dans cet écrit, Maurice me rend Philippe, et je
n'y tenais pas plus que ça. J'ai rangé Philippe dans une vieille malle,
aussi rassurante qu'une armoire de grand-mère, et j'escomptais qu'il
n'en sortirait plus. En gros, je me voyais protégé de lui par ma propre
vieillesse, par ce fossé énorme entre sa mort et ce moment où j'écris.
Il m'avait fallu deux décennies pour parvenir à le mettre à distance de
moi (et l'irruption de Catherine dans ma vie n'a pas été étrangère à
cela) ; j'y pensais encore, bien entendu, mais moins, et d'une manière détachée.
Il me semblait que, marqué de rides, physiques ou morales, je n'avais
plus de comptes à lui rendre. Et voilà qu'il ressurgit, presque vif, des
phrases amphigouriques et absurdes de son père, auxquelles je me suis
engagé à rajouter des virgules manquantes ou des accords de participes.
Il me semble qu'il me regarde faire, avec ce petit sourire qu'il avait
et que je suis bien incapable de définir : c'est la première fois,
depuis trente ans, que je vois Philippe sourire ; je ne me rappelais que
son rire.
Il est vrai que nous avons ri beaucoup.
Alors que le sourire n'est pas tellement une affaire de jeunes gens :
trop d'appétit pour ces demi-teintes, pas assez de mots, encore, pour ce
que les sourires sous-entendent généralement. D'ailleurs, si je repense
aux quatre ou cinq autres de la même époque, je les vois rire mais
jamais sourire. Sauf André : tout jeune, il était déjà doué pour le
sourire, qui lui était et lui reste naturel. Lui, en revanche, je n'entends
pas son rire, mais je vois le plissé de ses yeux. Quant à Philippe,
puisqu'on en parle, je m'aperçois avec une certaine consternation
fataliste que j'ai aussi totalement perdu le son de sa voix. Je peux
retrouver et ramener deux ou trois des choses qu'il m'a dites, mais pas
sa voix, aucune inflexion, rien. Trente-et-un an après sa mort, pas loin
du “jour pour jour”, c'est la première fois que je me rends compte de
cela : que le temps m'a rendu Philippe muet. Maudit Maurice.
Mercredi 9 novembre
Sept heures dix.
– Il va de soi que je me fiche comme d'une cerise que la Maison
Blanche, l'année prochaine, soit occupée par celui-ci ou par celle-là.
Et pourtant, quelle jubilation, ce matin, lorsque Catherine, levée avant
moi, m'a cueilli au saut du lit pour m'apprendre la victoire, cette
nuit, de Donald Trump ! Imaginer, des deux côtés de l'Atlantique, tous
ces chevaliers à la triste figure, avec leur solide gueule de bois du
lendemain, les artistes, les chanteurs, les comédiens, les journalistes,
les blogueurs, etc., tous merveilleusement persuadés, jusqu'à hier,
qu'un homme qu'ils trouvaient à ce point détestable ne pouvait décemment
pas être élu, que c'était impossible, que les sondages étaient avec
eux, et puis ceci, et encore cela. Et les voir depuis ce matin, aussi
glorieux et flambants que des pélicans mazoutés… vraiment, on aurait
tort de bouder son plaisir. Il ne manque plus que d'envoyer la Le Pen à
l'Élysée pour que les réjouissances touchent à leur paroxysme.
– Commencé cet après-midi les Mémoires
du baron de Besenval (1721 – 1791). Ce sont des sortes d'historiettes,
sans doute moins relevées que celle de Tallemant, un siècle plus tôt,
mais tout de même savoureuses, concernant les règnes de Louis XV et de
son successeur. En tout cas pour les cinquante pages que j'ai lues
jusqu'à présent.
– Mis en appétit “mémoriel”, j'ai
voulu, tout à l'heure, commander les mémoires de la Grande Mademoiselle,
ainsi que ceux de M. de Bassompierre : échec dans les deux cas, pas
moyen de trouver une édition récente, et donc bon marché, de ces
œuvres. C'est à des carences inadmissibles comme celles-là – et dont
tout le monde se bat l'œil, bien entendu – que l'on s'aperçoit dans quel
gouffre tiers-mondialisé nous sommes en train de glisser. Nous aurons
bientôt le niveau de culture d'un émirat pétrolifère ou d'un royaume
nègre, et personne n'en aura rien à foutre, ni même ne comprendra que
l'on puisse encore être trois ou quatre à s'en désoler.
–
Côté FD, je m'attendais à être tranquille jusqu'à lundi prochain, et
pas du tout : dès aujourd'hui, à peine bouclé le numéro, j'ai été requis
pour le suivant. Punition : six mille signes à propos de Mimie Mathy,
pure routine. Je ne sais pas si les choses vont durer ainsi, mais enfin,
si je fais le compte, je m'aperçois que, durant les dix premiers jours
de ma retraite, j'ai déjà gagné (virtuellement, certes : je ne verrai
pas arriver le moindre sou avant la seconde quinzaine de janvier) à peu
près les quatre cinquième de mon ancien salaire mensuel. Même si le
rythme se ralentit, et il va évidemment le faire, je vais me retrouver à
gagner autant qu'avant, plus ma retraite. Il y a un côté vertigineux et absurde, là-dedans.
–
Je crois avoir oublié de noter que, voilà trois ou quatre jours, nous
avons ressorti et accroché au cerisier la cabane à graines des oiseaux.
Pour l'instant, on ne voit guère que des mésanges, bleues et
charbonnières, et encore pas très nombreuses.
Jeudi 10 novembre
Sept heures dix.
– Je disais à Catherine, il y a un moment (devant notre soupe aux
légumes : bienfait de l'automne revenue), que j'avais, cet après-midi,
relu dix pages supplémentaires du fatras de Maurice Bernalin, et que je
ne pouvais pas faire plus (à trente pages de la fin…), parce que ça me
donnait envie de pleurer. Je ne mentais ni même n'exagérais. Il ne
s'agit pas, évidemment, de me mettre à sangloter physiquement.
Mais il est certain que cette lecture me rend infiniment triste. En
réalité, sur ces dix pages quotidiennes, je passe par trois phases, se
succédant assez rapidement. D'abord j'ai tendance à m'esclaffer devant
les délires ébouriffants, les coq-à-l'âne, etc. ; puis vient
l'énervement, face aux contre-vérités manifestes, aux absurdités prises
pour argent comptant (je disais à Catherine que, parfois, Maurice me
fait penser à Ludovic), aux théories absconses ; et, enfin, arrive cette
profonde tristesse dont je parlais. Je crois qu'elle est due au fait
que, à un certain moment, Philippe s'invite à mon épreuve. Je le vois,
prenant connaissance en même temps que moi des délires séniles de son
propre père ; je lui imagine une tristesse filiale, lui invente, même,
une certaine culpabilité : celle du fils déserteur qui, s'il était resté
là, aurait su, peut-être par sa simple présence sublunaire, empêcher
son père de devenir ce vieillard pitoyable, se protégeant comme il le
peut du malheur qu'il lui a infligé en mourant. Ce livre de dément,
c'est la carapace dont Maurice n'aurait eu nul besoin si Philippe était
resté de ce monde. Et cette tristesse que j'impute à un fantôme, c'est
évidemment sur moi qu'elle retombe.
Dimanche 13 novembre
Sept heures et quart. –
J'en ai fini hier après-midi, de mon éprouvant pensum de relecture, et
j'ai renvoyé ce matin le texte à André. Il me reste maintenant à oublier
cet épisode malencontreux, ce que je vais tenter de faire le plus
rapidement possible.
– Reçu avant-hier les romans de Paul Morand (Pléiade), dont je n'avais jamais lu aucun. J'ai commencé, hier, par Lewis et Irène, et enchaîné aujourd'hui avec Bouddha vivant. Le premier souffre à mes yeux des mêmes défauts que les nouvelles de jeunesse (Tendres Stocks, Ouvert la nuit,
etc.), à savoir que Morand y cède à sa facilité de trouver des images
frappantes, souvent neuves d'ailleurs. Le résultat est qu'elles
s'affadissent au contact les unes des autres, par leur surabondance
même. Du reste, il me semble me rappeler que, en d'autres termes, c'est
déjà le reproche que lui faisait Proust dans sa préface à Tendres Stocks
(qui est en outre un bien mauvais titre). Le résultat est que ces
textes qui ont fait la réputation de Morand dans les années vingt, et
qui ont fait de lui, alors, l'écrivain de la modernité, ces textes
paraissent aujourd'hui nettement plus “datés” que ceux des années
cinquante et soixante. C'est un défaut (ou une faiblesse, comme on
voudra) dont il s'est d'ailleurs corrigé assez vite, puisqu'il est déjà
moins visible dans Bouddha vivant, postérieur de seulement quatre ans à Lewis et Irène (1923 et 1927). Je suppose qu'il doit avoir tout à fait disparu dans Le Flagellant de Séville,
de trente ans postérieur, et que je compte lire ensuite. Tout comme je
n'en avais pas trouvé trace dans les grandes nouvelles de la même époque
(Hécate et ses chiens, Milady, Parfaite de Saligny, etc.)
Parallèlement, j'ai rouvert en fin d'après-midi les Choses vues de Hugo.
Lundi 14 novembre
Sept heures et quart.
– Reçu ce matin, de la Carsat normande, ma “notification de retraite”,
c'est-à-dire quelque chose comme mon acceptation définitive et mon
entrée en gloire dans la grande famille des vieux branleurs
parasitaires. L'intérêt de ce document, c'est qu'il permet la mise à feu
de la caisse complémentaire (AGIRC), censée me verser la deuxième
partie du misérable pécule qui va me permettre de continuer à nourrir
épouse, chien et chats, ainsi que moi-même, durant les quelques années
me restant (ou à eux).
– Par mail, Michel Desgranges
m'a signalé deux séries télévisées nouvelles (une très nouvelle, l'autre
un peu moins), qu'il vient d'acquérir. Il se trouve que, samedi et
dimanche prochains, deux des chaînes OCS, dont je dispose dans mon
“bouquet”, vont diffuser chacune les deux premiers épisodes des séries
en question (une série par chaîne : je ne suis pas sûr que ma phrase
soit bien claire) ; nous allons donc pouvoir juger sur pièces. Si elles
nous plaisent, nous nous abstiendrons de regarder la suite les semaines
suivantes, préférant attendre la mise en vente des DVD, qui permettent
une vision en continu.
– Fini Bouddha vivant en milieu d'après-midi et commencé aussitôt France-la-Doulce,
sorte de pochade satirique sur le milieu cinématographique des années
trente (le roman est de 1934), qui n'a pas peu contribué à la réputation
sulfureuse de Morand, en raison de l'antisémitisme qui s'y donne à voir
sans complexe. Mais s'agit-il vraiment d'antisémitisme ? Ça ne m'a pas
sauté aux yeux. Morand dresse une galerie de personnages à la moralité
douteuse (mais très attachants), sortes de chevaliers d'industrie fort
pittoresques, gravitant tous dans la production cinématographique. Or,
il est difficile de nier que, en France comme à Hollywood, les Juifs
étaient particulièrement bien représentés dans cette branche. Du reste,
il n'y a pas que des Juifs, parmi les producteurs de Morand, mais aussi
des Grecs, des Arméniens, etc. Il exagère leurs travers et leur côté
“aventurier de la finance” ? Sans doute ; mais, encore une fois, il
s'agit d'une satire délibérée. Et, à tout prendre, les comédiens qu'il
met en scène, parfaitement “de souche”, eux, ne s'en tirent pas beaucoup
mieux que leurs producteurs et metteurs en scène juifs. Et puis, à la
fin des fins, qu'est-ce qu'on en a à faire, que Morand ait été ou non
antisémite ? Qu'est-ce que cela a à voir avec la qualité plus ou moins
grande de son roman ? Je n'aurais même pas dû aborder cet aspect de la
question, parce qu'il est sans le moindre intérêt. Mais à force d'être
environné, pressé, menacé par des armées d'apprentis chasseurs de
racisme, on finirait, sans bien s'en aviser, par en laisser s'installer
un petit à l'intérieur même de sa propre tête. Pas de ça, Lisette !
Mercredi 16 novembre
Trois heures. – Matthieu Woland, qui a réactivé son blog voilà quelque temps, y publie à l'instant un billet intitulé : Macron, Fillon, Le Pen, quelle importance ? Je saute directement à sa conclusion, qui est la suivante :
« L’heure n’est plus au vote. L’heure n’est plus au changement. L’heure
est à l’acceptation qu’Elvis est sorti de l’immeuble et que la fête est
terminée. C’est la seule option pour ceux qui veulent encore sauver
quelques restes à transmettre à des enfants pour lesquels nous avons
construit un monde à la Mad Max où malheureusement les jolies
filles seront voilées et non en tenues ultra-sexy. Arrêtons de pleurnicher. Acceptons le fait que nous nous asseyons
tous volontairement sur le plug anal vissé à notre chaise de boulot tous
les matins et tirons-en les conséquences idoines. »
Ce
constat que nous sommes entrés dans une sorte d'au-delà de la
politique, dans lequel la politique traditionnelle n'a plus que faire,
semble déboucher chez lui sur une volonté, ou au moins un désir, de
passer à d'autres formes d'action, que j'imagine plus radicales, ou en
tout cas d'une autre nature ; chez moi, qui ai fait à peu près le même,
il conduit à un à-quoi-bon et à une tentation du retrait complet : c'est
sans doute ce qui différencie l'homme de 60 ans ne laissant rien ni
personne derrière lui de celui de 35, père de famille. C'est en tout cas
ce qui fait que je vais très probablement m'abstenir de voter à toutes
les élections qui se présenteront désormais.
Jeudi 17 novembre
Sept heures et quart. – Je pensais tout à l'heure, juste avant notre rapide dîner, avec un certain amusement, à ces gens, ces “blogogens”, pour qui je représente une sorte d'archétype du raciste. J'y pensais parce que ma tontine de l'après-midi (que j'espère être, comme chaque année à cette époque, la “der des der”) a mécaniquement entraîné un apéritif, lequel a, tout aussi mécaniquement, fait que j'ai dû choisir un accompagnement musical sur l'iPod, silencieux et patiemment fiché sur sa console depuis la dernière libation. Depuis plusieurs semaines, c'est Keith Jarrett qui les accompagnait, ces raisonnables beuveries ; éprouvant le besoin de changer, mais sans rupture violente, j'optai ce soir pour Nat King Cole – le chanteur. C'est précisément en l'écoutant, et en retombant comme chaque fois sous son charme, son élégance, cette espèce de distance nonchalante qu'il met toujours entre lui et ce qu'il interprète, que je me suis dit (mais je le savais déjà) que je me foutais absolument de la couleur de peau des gens, et aussi de leur sexe ; que la ligne de fracture, à mes yeux, passait plutôt entre l'aristocratie et la plèbe. Or, qui est plus aristocratique que Cole ? Que Lester Young ? Que Jarrett ? Qui l'est moins que ces horripilants petits chanteurs de chez nous, qui se prétendent musiciens, “artistes”, et n'ont jamais rien de plus pressé que de venir se rouler dans la fange télévisuelle ? Qui porte plus haut les couleurs de la “cause des femmes” que Billie Holliday, Ella Fitzgerald ou Maria Callas ? En réalité, nos petits racialistes vouent un tel culte à la bassesse et à l'insignifiance qu'ils ne peuvent que haïr les noms que je viens de citer en passant. Ils les haïraient, s'ils les connaissaient comme je tente de les connaître.
Vendredi 18 novembre
Sept heures et quart. – Il était déjà plus de midi quand un titre d'Atlantico,
saisi au vol, m'a rappelé qu'hier soir avait eu lieu un nouveau “grand
débat” entre les prétendants de la droite (et du centre, ajoute-t-on
généralement, sans doute pour amuser les enfants), ce que je m'étais
empressé d'oublier. Je n'ai même pas cliqué pour lire l'article
correspondant, me fichant comme d'une cerise de savoir qui va l'emporter
sur tous les autres, dans la mesure où je suis bien certain de ne
jamais voter pour aucun d'entre eux. Cela dit, et j'admets qu'il y a là
un manque flagrant de cohérence, je serais ravi si Nicolas Sarkozy
pouvait se faire éliminer dès dimanche prochain de cette ridicule
compétition, en voyant son ex-Premier ministre lui passer devant dans le
dernier quart d'heure. D'autant que, comme je le disais tout à l'heure à
Catherine, si on me contraignait, revolver à la tempe, à aller voter à
cette primaire, c'est probablement François Fillon qui aurait ma voix.
Mais comme personne, à ce jour, n'a exercé sur moi la moindre pression
physique pour m'envoyer aux urnes, il lui faudra bien se passer de mon
appui.
– Commencé cet après-midi Le Flagellant de Séville,
mais plusieurs fois interrompu, comme presque tous les jours désormais,
par des attaques de sommeil auxquelles il m'est impossible de résister,
ce qui m'exaspère.
– Reçu un mail de France Dimanche,
mail envoyé à ceux qui quittent le navire, aux “voyageurs de la
charrette”, dont le but était de nous demander si la date du 15 décembre
nous convenait pour le pot de départ. J'ai aussitôt répondu (mais très
gentiment) que la date me convenait d'autant mieux que je n'avais
nullement l'intention d'honorer cette manifestation festive de ma morose
présence.
Dimanche 20 novembre
Sept heures et quart.
– À force d'y penser et d'en parler… Hier, l'évidence m'a soudain sauté
aux yeux : l'idée de revoir Alain Juppé ou Nicolas Sarkozy m'était,
pour des raisons différentes, difficilement supportable. Je l'ai dit à
Catherine, qui a convenu que l'on avait connu des perspectives plus
emballantes. Nous avons donc décidé de nous déplacer aujourd'hui
jusqu'au centre “socio-culturel” de Pacy (situé à deux pas du cimetière,
ce qui a un certain sens) et de glisser dans l'urne chacun un bulletin
en faveur de François Fillon, le seul des candidats semblant encore en
mesure de nous éviter les deux susnommés. Nous avions décidé d'y aller
entre une heure un quart et une heure et demie, afin d'y être seuls,
tous les autres électeurs se trouvant alors à table. Calcul erroné :
lorsque nous sommes arrivés, trois personnes attendaient leur tour avant
nous. Mais nous avons tout de même eu de la chance car, quand nous
sommes repartis, un petit quart d'heure plus tard, ils étaient une
vingtaine à faire la queue le long du mur, telles des ménagères devant
une boulangerie d'un pays socialiste. Il reste à voir si nous nous
sommes déplacés pour quelque chose. Il va de soi que si, dimanche
prochain, le second tour oppose Juppé à Sarkozy, nous resterons à la
maison – moi, en tout cas.
Lundi 21 novembre
Sept heures et demie. –
C'est très curieux, ce phénomène du vote : vous y mettez le doigt et il
vous entraîne aussitôt dans des directions où vous n'aviez pas
l'intention d'aller, et même qui vous auraient vu protester
énergiquement si on vous avait dit que vous alliez y tomber. Ainsi,
après être allé voter pour M. Fillon au premier tour de la primaire de
la droite (et du centre : j'oublie toujours…), je me suis dit, dès hier
soir, qu'il serait d'un complet illogisme de ne point retourner faire la
même chose dimanche prochain (surtout au vu de ma détestation d'Alain
Juppé). Très bien : nous irons donc, dimanche, voter une seconde fois
pour M. Fillon.
Seulement, la réflexion se poursuit,
presque toute seule. Si jamais François Fillon devient en effet le
candidat de la droite en avril prochain, serait-il logique de voter pour
un autre que lui ? Et d'abord lequel ? J'ai dû voter, ces derniers
temps, deux ou trois fois pour le Front national (c'est assez flou dans
mon esprit) : je crois qu'on ne m'y reprendra plus, au moins en raison
du programme aberrant de ce parti, qui ne le cède en rien à celui d'un
Mélenchon, cette espèce de miroir jumeau. Mon idéal, si tant est que
j'en aie encore un, est un régime dans lequel l'État serait aussi fort
que possible dans les domaines qui ne peuvent être que les siens
(diplomatie, défense, police et monnaie) et ne se mêlerait pas des
domaines qui ne le concernent pas et dans lesquels il ne peut faire que
des dégâts (éducation, économie, “sociétal”). C'est dire si je me sens
de plus en plus loin de Marine Le Pen et de ses visées soviétoïdes. Cela
veut-il dire que je crois en François Fillon ?
Non,
évidemment. En réalité, je ne crois plus en personne, de quelque horizon
qu'il vienne ou se réclame. Il me semble évident que nous vivons
l'effondrement de l'Occident, de ce que l'on a pu appeler la
civilisation européenne, et qu'il est trop tard pour espérer aller
contre cette agonie. Et si nous ne pouvons pas nous défendre, c'est
parce que c'est nous, d'abord, qui avons choisi de mourir : les hordes
négro-arabes qui vont nous achever ne sont que ce que sont les “maladies
opportunistes” dans le cas du sida. Et, comme dans le cas de ces mêmes
virus et bactéries, ils mourront en même temps que nous, étant
parfaitement incapables de faire vivre l'organisme qu'ils parasitent.
Mardi 22 novembre
Sept heures dix.
– Avec toutes ces sottises politiques, j'ai complètement oublié de
noter que, hier, de neuf heures du matin à environ trois heures de
l'après-midi, M. Saint-Maclou nous a virés de la maison afin de poser du
parquet dit “flottant” dans la salle à manger ; ce qui avait bien sûr
impliqué, dimanche et lundi matin dès potron-minet, de virer de la pièce
tout ce qui pouvait l'être ; et aussi de vider complètement le buffet
de toute sa vaisselle car il était, plein, impossible à déplacer.
Ensuite, il a fallu tout remettre en place, ce qui n'a été terminé que
ce matin. Catherine est très contente de son parquet. Grand bien lui
fasse : moi, je m'en fous éperdument. De même que je me fiche comme
d'une guigne des meubles que nous allons probablement acheter demain, à
Verneuil-sur-Avre, pour remplacer ceux que nous avons depuis des lustres
et qui ont cessé de plaire à la maîtresse de maison. Moi, il y a belle
lurette que je ne les vois même plus ; et je trouve toujours un peu
étrange que l'on puisse avoir envie d'acquérir une table, un buffet, une
commode, etc., quand on possède déjà une table, un buffet, une commode,
etc. Mais ça ne me gêne pas non plus, en tout cas sur un plan
étroitement financier. Ce qui m'ennuie, c'est le dérangement. Le
point positif est que si, demain, Catherine dépense quelques milliers
d'euros chez le marchand de meubles où je l'aurai voiturée, elle aura,
au retour, fort mauvaise grâce à me refuser un petit apéritif. Ça fait
quand même cher payé le flacon de riesling.
Mercredi 23 novembre
Quatre heures vingt.
– La journée n'a pas été perdue pour tout le monde. Sitôt la fin de
notre déjeuner, nous avons pris la route de Verneuil-sur-Avre, où se
trouve installé le fabricant et marchand de meubles à qui nous avions
déjà acheté notre canapé actuel ainsi que la grande table basse qui
encombre le salon, voilà une quinzaine d'années. Cette fois-ci, nous
avons fait emplette (quand je dis “nous”, on comprendra qu'il s'agit
surtout de Catherine) d'une table en chêne, d'un bahut de même métal et
de quatre chaises. Grâce au “déstockage” en cours, nous avons obtenu un
rabais de 50 % sur le bahut et les chaises, ce qui nous a permis de ne
pas dépasser de beaucoup les 3000 euros. Mais, comme il fallait aussi
songer à remplacer la très vilaine bibliothèque Ikéa que nous traînons
après nous depuis une vingtaine d'années, nous sommes repassés par
Évreux, afin d'y faire l'achat d'un meuble qui a en gros les dimensions
d'une bibliothèque “prête à monter” mais qui, en fait, n'en est pas
vraiment une, puisqu'elle présente davantage de petits placards et
tiroirs que de véritables rayonnages ; cette plaisanterie a fait que
nous avons ajouté 800 euros aux dépenses déjà faites à Verneuil. Tout
cela nous sera livré dans les semaines qui viennent.
Vendredi 25 novembre (Sainte-Catherine)
Cinq heures. – Rémi Usseil, à qui j'avais signalé l'article de Jacques Aboucaya sur son Charlemagne dans le Salon littéraire, m'a répondu hier en me demandant quelques nouvelles, de Catherine et de moi. Je lui ai répondu ceci :
Mon cher Rémi,
Jacques Aboucaya est un homme hautement fréquentable, et que l'on aimerait fréquenter autrement que par himmel,
s'il n'avait l'idée saugrenue de vivre si loin au sud de la Loire.
Catherine et moi nous portons aussi bien que notre âge ridicule nous le
permet (elle est, pour sa part, tout à fait “réparée”) ; quant à la
retraite, elle reste pour l'instant toute théorique, dans la mesure où
je n'ai pas encore vu arriver le moindre sou et que, de surcroit, je
continue de travailler à peu près autant qu'avant (sauf cette semaine,
tiens, maintenant qu'on en parle…).
Côté jardin (les lectures), je lis un par un les romans de Paul Morand dans La Pléiade, que j'alterne avec les Choses vues de Hugo. Chez Morand, il y a du très bon et du nettement moins. Le Flagellant de Séville est un superbe roman historique, par exemple, mais j'ai calé sur L'Homme pressé, à peu près à la moitié, tant il m'a paru artificiel, forcé, daté. En revanche, je me suis beaucoup amusé à France la Doulce, qui passe pourtant pour son plus mauvais livre.
Pour
ce qui est des tiennes, de lectures – Pline et Virgile –, il me semble
que tu as raison de t'obstiner à les poursuivre même si ces auteurs
t'emmerdent : si on ne lit pas les auteurs emmerdants avant 40 ans, ce
n'est pas après que l'on s'y mettra. Et il n'y a pas à chercher de
“bonnes” raisons pour cela, je crois : l'obstination, dans ce cas,
relève un peu du refus de céder. C'est : De la lecture considérée comme
un bras de fer.
Côté cour (l'écriture), mes Exilés de la rue des Juifs
sont au point mort et il n'est pas impossible qu'ils le demeurent, même
si je continue à y penser et, çà et là, à griffonner quelques notes
éparses... Mes raisons ne sont pas très différentes que celles que tu
donnes à ton “moment de découragement” : pourquoi s'obstiner à écrire, à
passer un an sur un roman, alors qu'on sait bien qu'il n'intéressera
personne ? Sauf que, à celle-ci, que tu as heureusement surmontée, s'en
ajoute pour moi deux autres. La première est : n'est-il pas profondément
ridicule de prétendre se lancer dans une sorte de “carrière littéraire”
à soixante ans révolus ? Ma réponse est : si fait, mon bon seigneur,
c'est parfaitement grotesque. La seconde est que, au bout du compte, si
je considère mes deux livres publiés, et surtout le second, il me faut
bien admettre que je n'ai qu'un minuscule talent, lequel ne me permettra
jamais d'écrire autre chose que des livres dispensables, qui
seront aussi vite oubliés qu'ils auront été non lus. Pourquoi, alors,
s'évertuer à les écrire, si tant est qu'on en soit capable ? Toutes ces
interrogations, d'ailleurs, me laissent remarquablement serein, et c'est
bien tout ce que je leur demande.
Voilà pour aujourd'hui. Quand te verrons-nous à déjeuner, ton Rolandin sous le bras ?
Amitiés,
Didier
Samedi 26 novembre
Sept heures vingt. – Reçu ce matin les deux documents officiels qui me manquaient encore pour que le dossier de ma retraite soit clos, à savoir celui des deux caisses complémentaires, AGIRC et ARRCO. Je sais donc, depuis quelques heures, et au centime près, quels sont mes revenus depuis le premier novembre. Cela se décompose comme suit (les sommes indiquées sont “net”) :
– Régime général : 1129,34 €
– ARRCO : 432,53 €
– AGIRC : 1042,29 €
– Total : 2604,16 €
Pas de quoi pavoiser ni faire de folies, donc. Tout irait bien si, comme il était prévu, je continuais à travailler régulièrement
pour FD. Seulement, après un début de mois en fanfare, je constate que
le dernier article que j'ai écrit pour eux remonte déjà à douze jours.
On peut donc s'attendre à ce que, rapidement, dans un souci bien
compréhensible, et tout à fait dans l'air du temps, de restrictions
budgétaires, mes bien chers chefs apprennent à se passer complètement de
mes services. Il faudra alors, dans cette éventualité de plus en plus
menaçante, apprendre à vivre avec deux mille cinq cents euros par mois,
ce qui paraît un peu pénible mais pas du tout infaisable. Évidemment, on
pourra me rétorquer, et même vertement, que je suis encore fort loin
au-dessus du tristement célèbre seuil de pauvreté. C'est vrai, et
il ne me viendrait pas à l'idée de me plaindre, en tout cas
publiquement (ici, je fais ce que je veux…). Mais, à cela et à ceux-là,
je répondrai que, durant des années, j'ai vécu très nettement au-dessus
de ce seuil, au point, en me penchant, de ne même pas le distinguer, et
que, dans ce domaine comme en beaucoup d'autres, c'est le changement
d'échelle, l'adaptation, qui sont périlleux, surtout dans le début :
nous nous en sommes bien aperçus lorsque, voilà quatre ou cinq ans, les Brigade mondaine
se sont arrêtés, en même temps que disparaissaient les “piges” que je
faisais à FD même, et que mes revenus ont été amputés d'une forte moitié
(passant de nettement plus que sept mille net à un peu moins de trois
mille cinq cents). Ce qui est encourageant, c'est que, cette amputation,
nous l'avons intégrée très rapidement et, en fin de compte, sans
douleur : on peut penser qu'il en sera de même à partir de maintenant.
Au fond, au cours des différentes étapes de ma vie, la seule chose qui,
sur le plan financier, sera restée absolument constante, c'est le fait
que je n'ai jamais eu le moindre euro “de côté”. Il y a des gens qui
sont des barrages, retenant et amassant tout ce qui leur arrive, et
d'autres qui sont plutôt des écluses, laissant filer l'eau de la rivière
aussi facilement que si elles n'étaient pas là, malgré leurs lourdes
portes qui jouent à s'ouvrir et à se fermer sans trop savoir dans quel
but : j'ai toujours été une écluse.
Lundi 28 novembre
Sept heures et quart. – Il n'est pas impossible que je sois devenu légèrement paranoïaque : après avoir annoncé avant-hier que j'allais devoir faire une croix sur les piges de FD, mes ex-Puissances tutélaires m'ont demandé aujourd'hui six mille signes sur mon cher Albert de Monaco. Dont je me suis débarrassé dans l'heure, ou à peine plus. Il semblerait donc que les affaires continuassent.
– Nous sommes allés voter, hier, peu avant une heure et, malgré l'heure déjeunatoire,
il y avait tout de même une franche animation au centre
socio-je-ne-sais-plus-quoi. Peu avant huit heures et demie, comme la
plupart des Français au même moment, j'imagine, nous avons eu la brève
satisfaction de constater que notre candidat de dernière heure avait
proprement écrasé le cheval de retour. Je dis “brève” car nous n'avons
guère épilogué sur la question et sommes rapidement passés au premier
épisode de la seconde saison de Fargo, laquelle démarre très
bien. Nous avons tout de même pris une minute ou deux pour dauber sur
nos amis progressistes qui, jouant les stratèges en babygros, sont allés
pieusement faire don de leurs deux euros à cette droite qu'ils sont
censés exécrer, et cela pour rien puisque leur candidat favori a été
immédiatement renvoyé dans sa chère et lointaine capitale régionale. Du
coup, mis en appétit, j'ai grande hâte que ne commence le barnum
équivalent de la gauche ; non pour y participer (je n'en ai jamais eu
l'intention, quoi que j'aie pu laisser croire ici ou là), mais pour le
spectacle, qui promet d'être ébouriffant.
Mardi 29 novembre
Sept heures et demie. –
Hier soir, au moment de programmer mon journal d'octobre, pour une mise
en ligne ce matin, je me suis aperçu que j'avais totalement oublié de
lui donner un titre. N'ayant ni le courage ni le temps de le relire pour
en trouver un, j'ai mis la première chose qui me vint à l'esprit. Et,
finalement, ce titre-là ne me semble pas plus mauvais que les autres,
pour lesquels j'ai, parfois, hésité et tâtonné durant une heure ou deux…
– Pour changer un peu de Victor Hugo, j'ai repris l'Histoire de la littérature française
de Gustave Lanson (je m'étais arrêté à l'orée du XVIIe siècle). Comme
j'en arrive aux écrivains que je connais un peu (je veux dire : un peu
mieux que ceux des siècles précédents), la lecture de Lanson devient
plus intéressante, puisqu'il m'est désormais possible de comparer sa
vision de tel ou tel, l'importance qu'il donne à celui-ci et refuse à
celui-là, etc., avec celle qui est la mienne, mais aussi celle qui est
généralement admise en ce début de XXIe siècle (et qui n'est pas
forcément la mienne, d'ailleurs). Il me semble, par exemple, accorder
une place démesurée à l'Art poétique de Boileau ; alors que, à l'inverse, un Tallemant des Réaux n'a droit qu'à une note de bas de page d'à peine trois lignes.
Mercredi 30 novembre
Sept heures et demie.
– Pas grand-chose à noter, pour ce dernier jour du mois : quelques
péripéties bancaires ou relatives à la retraite, mais qui moi-même
m'ennuient trop pour y revenir, d'autant qu'elles n'ont rigoureusement
aucune importance. Journée tranquille, journée d'automne, journée froide
: le soleil, en milieu de matinée, qui faisait tomber des branches du
cerisier les demi-carats du gel nocturne, les mésanges de plus en plus
présentes autour de leur restaurant d'hiver ; et la girouette du clocher
qui, après s'être inclinée de l'est vers le nord (ou le sud : il est
impossible d'en décider d'ici), est ce soir revenue à sa position
initiale, tandis que les températures replongeaient sous zéro. Et,
demain, bref aller-retour à Levallois pour des raisons de routine
médicale : ophtalmologique pour Catherine et dermatologique pour moi.
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