SEVRAGE
Vendredi 1er juillet
Sept heures et demie.
– Un mois qui commence par une piteuse tricherie, dans la mesure où,
ayant complètement oublié de venir en ce journal hier, j'écris ses
lignes samedi matin, 2 juillet, peu après neuf heures. De toute façon,
redisons-le sans nous lasser, je n'aime ni juillet ni août, ne les ai
jamais aimés, et les considère comme des mois intrinsèquement faux. Par conséquent, ma tricherie cesse d'avoir la moindre importance, n'étant qu'une couche supplémentaire de factice.
Samedi 2 juillet
Sept heures vingt.
– Légère impression de radotage, à revenir dans ce journal ce soir
alors que j'y fus déjà ce matin, même si c'était pour y écrire l'entrée
d'hier (ça devient n'importe quoi). D'autant que je n'ai pas grand-chose
à radoter, puisque la journée s'est passée en lessives diverses mais
peu variées et en lecture : je suis toujours aux prises avec Jacques
Laurent ; terminé Les Dimanches de Mlle Beaunon (décevant par rapport à ceux lus précédemment), puis commencé Le Miroir aux tiroirs,
au titre étrange et laid. Je sens que, celui-là terminé, il me faudra
passer à quelqu'un d'autre. Le problème est que je ne sais pas trop quoi
lire ensuite. (Et, ce disant, je me fais l'effet d'une blonde,
pleurnichant devant sa penderie pleine qu'elle n'a “plus rien à se
mettre”…)
Dimanche 3 juillet
Huit heures moins le quart.
– Trois morts “connus”, ces trois derniers jours. Yves Bonnefoy d'abord
: je m'en fous, même si, des trois, c'est la seule qui m'ait tout de
même fait légèrement frémir une oreille. Je pourrais faire semblant d'en
être triste, mais voilà : une fois passée mon adolescence, j'ai presque
complètement cessé de lire les poètes (sauf relire ceux que,
précisément, j'avais découverts et aimés dans mon jeune âge) et, en
dehors de quelques poèmes grappillés ici et là, je ne connais à peu près
rien de l'œuvre de Bonnefoy. Ensuite, Élie Wiesel : je m'en fous un peu
plus encore, l'ayant toujours trouvé pontifiant et ennuyeux, dans son
personnage de “pape de la Shoah” ; qu'il a d'ailleurs fini par se faire
piquer par Claude Lanzmann. Et enfin, l'inénarrable Michel Rocard, qui a
eu au moins le mérite de me faire éclater de rire, lorsque j'ai lu, cet
après-midi, qu'il exigeait dans son testament de se voir rendre hommage
aux Invalides, en présence du président de la République (désirer
entendre François Hollande débiter ses poncifs en mauvais français
devant son cercueil, c'est allier le masochisme à la fatuité). Et
qu'a-t-il donc fait pour mériter un tel honneur, ce politicien
professionnel, n'ayant évidemment jamais œuvré à rien d'utile de toute
sa vie, et dont le seul “fait d'armes” a été d'être Premier ministre
durant quelques mois, avant de se faire congédier comme un laquais
d'ancien régime ? Du reste, il devait bien savoir qu'il ne le méritait
nullement ; sinon, il se serait épargné le ridicule et la honte de le
quémander par voie testamentaire.
– En dehors de ces sottises, j'ai terminé Le Miroir aux tiroirs,
qui est un excellent roman. Tellement, même, que, revenant sur ce que
j'écrivais hier (enfin, je crois), j'ai commandé trois autres livres de
Jacques Laurent tout à l'heure.
Lundi 4 juillet
Huit heures.
– On pense parfois qu'il n'existe plus de véritables “crapules
staliniennes” ; c'est ce dont, en tout cas, essaient de se persuader les
socialistes, qui se sont ignoblement compromis avec elles durant
plusieurs décennies. On a tort, il en reste. Il y en a tout un essaim,
intéressant à observer, parmi les commentateurs du pseudonommé
Sarkofrance. (Lui-même est une sorte d'archétype de “bobo”, qu'on devine
très confortablement payé pour faire tourner ce capitalisme qu'il fait
mine de conchier.) Parmi ses féaux, il y a quelques staliniens
antédiluviens – souvent antisémites évidemment –, qui “pensent” encore
que le communisme aurait mené directement au bonheur de l'humanité, si
les États-Unis n'avaient pas été là pour l'en empêcher. Voici par
exemple ce qu'écrit un certain L'Arsène : « La Corée, le Vietnam,
l’aide à toutes les dictatures d’Amérique Latine et à tous les coups
d’état d’extrême droite en Amérique Centrale dans les années 60 70 80
jusqu’aujourd’hui en Ukraine pour y imposer des néo-nazis à Kiev pour
affaiblir la Russie… », etc. Donc, pour ce misérable, que j'imagine au
moins sexagénaire et sentant la vieille pisse dans son
trois-pièces-cuisine, ce qui est arrivé de pire à la Corée et au
Vietnam, ce sont les Américains. Alors que les Russes et les Chinois ne
cherchaient évidemment qu'à faire le bonheur de ces deux peuples, comme
les seconds continuent à vouloir le faire pour les Coréens du Nord. J'ai
dit à ce pauvre type qu'il était une merde ; il l'est assurément, mais
il est peu probable qu'il comprenne pourquoi.
Mardi 5 juillet
Neuf heures du matin.
– Nous venons d'être chassés de la maison par notre tornade blanche
biélorusse. Tout à l'heure, dix heures et demie, nous irons rechercher
Golo à la clinique vétérinaire, où il a passé la nuit suite à une petite
opération de la patte avant gauche. Il va devoir endurer le supplice de
la collerette, gêne dont les chats, ai-je remarqué, s'accommodent moins
facilement que les chiens ; mais c'est ainsi.
– Il y a
cinq minutes, après ouverture de ma boitamel, j'ai supprimé sans les
lire les sept ou huit commentaires en provenance du blog dont je parlais
hier soir. Puis je me suis désabonné d'iceux et me suis fais le serment
de ne plus refoutre les pieds dans ce cloaque. Les blogs de vieillards
gauchistes, c'est un peu comme l'alcool à partir d'un certain âge : on
se rend compte un matin que les inconvénients de la gueule de bois
deviennent assez nettement supérieurs aux fugaces plaisirs de l'ivresse ;
donc, on arrête.
Sept heures et quart. – Golo
est bien revenu ici à onze heures, un peu contrariée de devoir supporter
la collerette de plastique blanc qu'on lui a enfilée autour du cou.
Mais sa cicatrice est tellement petite qu'elle ne devrait pas la garder
plus de deux ou trois jours (la collerette) ; ce qui, pour le moment, ne
la console nullement, si l'on en croit les apparences.
– Lorsque le mot anacoluthe
surgit dans une conversation, ce qui se produit plus fréquemment que ce
qu'un vain peuple s'imagine, on a coutume de citer le vers fameux de
Philippe Desportes, comme exemple d'anacoluthe non fautive parce que
voulue expressément, c'est-à-dire conçue comme un trait de style : Le temps léger s'enfuit sans m'en apercevoir. On pourrait tout aussi bien, et même mieux à mon avis, citer ce petit chef-d'œuvre de virtuosité que l'on trouve dans la Carmen de Mérimée : Elle mit sa mantille, et nous voilà dans la rue sans savoir où j'allais.
À quoi l'on reconnaît l'écrivain “de race”, pour parler comme Albert
Thibaudet, et comme on n'oserait plus le faire aujourd'hui, de peur de
se faire flétrir voire épingler par l'une ou l'autre de nos officines de
vigilance.
Sinon, par le truchement de M. Dutourd, je
suis tombé sur cette anecdote que l'on trouve, dit-il, dans le grand
Larousse du XIXe siècle, œuvre qui m'a toujours fait saliver d'envie
sans jamais se trouver dans mes moyens financiers. Elle concerne
Guillaume Budé à qui, alors qu'il travaillait dans son cabinet, un valet
haletant vient signaler que la maison est en feu. Et Budé de lui
répondre, sans lever le nez de son ouvrage : « Avertissez ma femme, vous
savez que je ne me mêle point du ménage. » Voilà qui devrait faire
sourire quelques lecteurs de ce journal, et faire grincer quelques
incisives féministes, si jamais il s'en aventurait par ici.
–
Jeudi, déjeuner chez les Desgranges, quelque part dans
l'ex-Basse-Normandie. C'était ma seule supériorité sur lui, moi qui
venais de la Haute, il a fallu que je la perdisse…
Mercredi 6 juillet
Sept heures et demie. – Tontine.
Jeudi 7 juillet
Neuf heures et demie du matin.
– Joseph Vebret m'a envoyé hier soir, mais je n'en ai pris connaissance
que tout à l'heure, l'article qu'il a fait paraître dans son Salon littéraire, à propos de mon très confidentiel Chef-d'œuvre. Il est signé par M. Jacques Aboucaya, qui avait déjà rendu compte, au même endroit, d'En territoire ennemi,
et l'avait fait en des termes réconfortants pour l'auteur ; il en est
de même cette fois-ci. Comme je le fais depuis six mois maintenant, je
reproduis son texte :
« Voici un livre qui sort de
l’ordinaire. D’abord quantitativement parlant. Il occupe, avec ses quelque
trois cent trente pages, un juste milieu entre les productions actuelles, soit étiques
(le minimalisme est à la mode), soit, à l’inverse, pesantes à l’excès (plus de
six cents pages restent, pour beaucoup, un gage de sérieux). Ajoutons tout de
suite que là ne réside pas sa seule originalité. Son titre, énigmatique, un
tantinet provocateur, pique la curiosité : que vient faire ici
Houellebecq ? Est-il un avatar de l’auteur ? Le héros d’un roman qui
tournerait autour d’un de ses livres supposé être son chef-d’œuvre ? ?
Ni l’un ni l’autre, en réalité.
» Certes, Michel Houellebecq
apparaît bien, en personne, dans l’intrigue. Il est même dépeint avec réalisme,
sans indulgence excessive, joue un rôle
essentiel (et imprévu) dans son dénouement. Quant à son œuvre, évoquée à la
manière d’un leitmotiv, elle jalonne le récit, lui donne une respiration,
assure le lien entre les personnages. Reflet de notre temps et de ses
« problématiques » (ainsi parle-t-on aujourd’hui), elle joue, en
quelque sorte, le rôle d’un miroir et d’un révélateur.
» L’idée de mettre en scène,
dans une fiction, un personnage dont la réalité est indéniable, pour n’être pas
vraiment nouvelle, n’en garde pas moins son pouvoir de séduction. Du reste, les
allusions à l’actualité foisonnent tout du long. Une actualité considérée avec
le regard narquois auquel Didier Goux nous a accoutumés depuis En territoire ennemi (Les Belles
Lettres, 2013). Il considérait déjà le monde tel qu’il va, notre société, ses
valeurs et ses fausses valeurs, avec la même gourmandise mêlant l’ironie et le
désenchantement. Ce qui en fait sans conteste un épigone de Philippe Muray et
de son Homo festivus.
» Ici encore, rien ne lui
échappe de nos ridicules, de cet instinct grégaire qui nous fait, influence des
media aidant, bêler avec le troupeau.
On manifeste à tout propos, pour se donner bonne conscience. Contre le
staphylocoque doré. Existe-t-il cause plus noble ? Contre le ministre es
Relations fraternelles et du Travail partagé. Pour la défense des droits acquis,
en braillant des slogans imbéciles et en brandissant des pancartes où l’on peut
lire « Nous sommes Jacky ».
Il fallait y penser. On se pâme devant des œuvres d’art absconses, comme cette
pièce africaine d’autant plus sublime que, jouée en dialecte, elle demeure
strictement incompréhensible aux spectateurs français.
» Les personnages évoluent
avec plus ou moins d’aisance dans un monde de poncifs et de préjugés, contraints
de composer avec une doxa aussi insidieuse qu’omniprésente. Capable de
gangrener tous les domaines de l’existence, jusqu’au plus petit détail du
quotidien. Or, ce qui nous est ici narré, c’est justement le quotidien de héros
fort dissemblables entre eux, mais dont les destins vont se croiser, voire se
mêler au hasard de rencontres plus ou moins fortuites. Ainsi naissent des couples improbables, des
amitiés et des inimitiés irrationnelles et d’autant plus solides.
» Il y a là Evremont, qui
écrit d’une main des romans de gare et de l’autre des textes érotiques,
misanthrope prompt au sarcasme, préférant à celle des humains la compagnie d’un
chien qu’il appelle Charlus. Sans, du reste, que cette réminiscence proustienne
induise quoi que ce soit sur les mœurs d’un animal dont la seule particularité
est de rester prostré toute la journée dans son coin. Evremont se liera
pourtant avec Jonathan, étudiant en pharmacie en rupture d’amphithéâtre,
passionné par les livres de Houellebecq. Amoureux de la jeune Valérie, sa
condisciple, qui le fera condamner pour viol et lui préfère, du moins pour un
temps, un grand Noir prétendument sans papiers. Ce qui lui confère, comme on
s’en doute, un prestige inégalable.
» Et puis, parmi les
principaux protagonistes, Mohamed Al-Mansour, dit Charlie, fils métis de
l’épicier arabe. Un collégien attachant qui fera ses premières armes amoureuses
avec Tosca, une « grande » déjà lycéenne. Quelques autres aussi
typés, campés avec un souci du détail qui leur donne une réalité saisissante.
Les uns et les autres deviennent tour à tour les acteurs d’épisodes qui se
succèdent ou s’enchaînent comme les séquences d’un film dans lequel le télescopage d’images voisinerait avec
l’usage du fondu-enchaîné.
» On se gardera, bien
entendu, de dévoiler tous les éléments qui aboutissent à un dénouement
inattendu. Le ton unique de ce roman tient à un subtil mélange de comique et de
tragique. A l’observation malicieuse, certes, mais pénétrante, d’un narrateur
omniscient. Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses charmes, à une langue
somptueuse. Didier Goux est un amoureux des mots. Il sait ce qu’écrire veut
dire. L’imparfait du subjonctif lui vient sous la plume avec un parfait
naturel. Sans affectation, sans affèterie. Pas un critère ? Bien sûr que
si. Paraissent aujourd’hui tant de romans bâclés, au style relâché ou
ridiculement ampoulé, que tomber sur un
livre bien écrit s’apparente à une divine surprise. Bonne à être signalée. »
L'article est intitulé : Un roman gouleyant. Sur ce, je m'en vas me pomponner, avant de filer chez l'éditeur du roman gouleyant en question.
Samedi 9 juillet
Onze heures du matin.
– Cela a commencé jeudi soir, au retour de chez les Desgranges : mû par
une impulsion soudaine (exemple de ce qu'on écrit sans réfléchir : une
impulsion peut-elle être autrement que “soudaine” ?) – et même assez
violente : j'en fus un peu surpris –, j'ai écrit un billet
par lequel j'annonçais, assez pompeusement je dois dire, que je me
refuserais désormais à lire les billets ou articles écrits en jargon
post-moderne au lieu d'en français. Puis, hier soir, sans y avoir
davantage réfléchi – mais peut-être la réflexion s'était-elle fait
souterrainement, suite au billet évoqué –, j'ai supprimé d'un geste la
totalité de ma blogroll, ainsi que les quelques blogs que j'avais
en “lien caché”, solidement déterminé à ne plus rien lire de stupide,
ou simplement d'inutile. Ce matin, je me sens comme celui qui en est à
son premier jour de sevrage tabagique (en nettement moins difficultueux
toutefois), et se trouve tout entier empli par un mélange apparemment
contradictoire de frustration et de contentement de soi – le
contentement, ici, l'emportant de façon nette sur la frustration,
laquelle est légère. J'espère fermement me tenir à cette résolution, que
j'estime de sagesse, de ne plus aller patauger dans ces cloaques où
l'on va barboter d'abord pour en rire et s'en moquer, mais qui finissent
par avoir raison de vos nerfs, et de votre moral, par leur satisfaite
et inflexible bêtise. Je ne dis évidemment pas cela pour la plupart des
blogs qui se trouvaient dans ma liste personnelle puisque, les ayant
choisis en toute liberté et connaissance de cause, il serait malvenu de
les renier. Seulement, à travers eux, par ricochet en quelque sorte,
j'avais accès à tous les marécages dont je viens de parler ; il fallait
donc trancher à la racine, ce que j'ai fait.
– Je suis occupé, depuis hier, à relire ce très agréable volume de Jean Dutourd qui s'intitule L'Âme sensible,
paru à la fin des années cinquante. Il s'agit d'une promenade à travers
l'œuvre et la vie de Stendhal, faite dans les pas de Mérimée, en
s'appuyant, paragraphe après paragraphe sur le texte que celui-ci a
laissé sur celui-là, qui fut son ami durant une vingtaine d'années,
c'est-à-dire jusqu'à la mort de Beyle, en 1842. C'est exactement le
genre de texte vagabond que j'avais besoin de lire en ce moment, dont la
nonchalance souriante pourrait cacher la profondeur et la justesse de
regard à un lecteur trop pressé. Puisque nous en sommes au cabinet de
lecture, j'ai reçu il y a deux jours l'étude que Philippe Boulanger a
consacré à Jean-François Revel et que les Belles Lettres ont publiée ;
et, ce matin, trois livres de Jacques Laurent : Le Dormeur debout, L'Inconnu du temps qui passe et Moments particuliers.
Autant d'ouvrages qui ont ranimé mon appétit de lecture, lequel me
paraissait un peu défaillant ces dernières semaines (d'où ma relecture
des trois volumes que je possède de Dutourd, et qui sont de critique
littéraire : dans les moments de désarroi, se replier sur ses minima, comme disait Barrès).
–
Les cinq heures passées chez Agnès et Michel Desgranges, jeudi, ont été
ce qu'elles sont chaque fois, c'est-à-dire fort agréables, rythmées par
des conversations où les livres et les séries télévisées ont fait à peu
près jeu égal. Michel est depuis quelques semaines (ou mois ?) entré
dans un nouveau cycle de lectures centré sur Hollywood, des origines à
1950 environ, et l'histoire de ceux qui l'ont fait, que l'on appelle je
crois les “nababs”. J'ai eu d'autant plus de plaisir à l'écouter en
parler que c'est un domaine qui m'attire et m'intéresse aussi beaucoup ;
malheureusement, j'ai l'impression que, des livres qu'il a évoqués,
fort peu semblent avoir été traduits en français.
Nous
avons aussi un peu daubé sur l'état de déliquescence, voire de démence,
du monde tel qu'il débloque. Michel éprouve une sorte de jubilation à
débusquer les preuves les plus démentes de ce qu'on ne peut même plus
appeler, à mon sens, le politiquement correct. Ainsi me
racontait-il la mésaventure survenue à ce gamin de 7 ou 8 ans qui, dans
une école de l'État de New York, s'est avisé d'employer pour ses
camarades qui l'entouraient le mot browny, simplement parce qu'il
évoquait la pâtisserie ainsi désignée depuis la plus haute Antiquité,
comme dirait Vialatte. Or, il se trouve que ce terme sert aussi à
désigner les noirs, et plutôt, si j'ai bien compris, d'une façon
désormais perçue comme péjorative. Un des petits camarades en question
ayant été “rapporter” à l'institutrice que notre héros-malgré-lui avait
employé le mot honni, celle-ci a immédiatement téléphoné à la police
locale. La machine démentielle s'est alors mise en marche, un flic en
uniforme débarquant à l'école pour interroger le dangereux contrevenant,
et une enquête étant diligentée auprès des parents pour tâcher de
déterminer s'ils employaient eux-mêmes ce mot et dans quel sens ; le
tout avec menace, en cas de “racisme” avéré, de soustraire leur fils à
leur néfaste influence. Il m'a semblé que, parvenu à un stade aussi
asilaire – lequel sera sans doute notre lot d'ici quelque temps –, on ne
pouvait même plus s'indigner : seul le rire demeure une arme efficace,
du moins tant que le rire reste autorisé. Après, ce point dépassé, nous
descendrons rire dans les catacombes.
Sept heures vingt.
– Ce qui est bien, dans le fait d'écrire des livres, même peu ouverts
ensuite, c'est qu'on parvient tout de même à atteindre quelques
personnes dont on est content qu'elles vous aient lu. Ainsi de M.
Aboucaya, l'auteur de la critique parue dans le Salon littéraire de Joseph Vebret et que j'ai reproduite ici jeudi dernier. Voici le mail que je lui ai envoyé ce matin :
Monsieur,
Joseph Vebret m'a, il y a deux jours, transmis l'article que vous avez eu la gentillesse d'écrire pour son Salon à propos de mon roman. Ce que vous disiez d'En territoire ennemi,
voilà deux ans, m'avait déjà fait chaud à l'âme, cette nouvelle
recension me comble car j'y ai senti une empathie réelle et un œil de
vrai lecteur. C'est donc avec émotion et fierté que je vous déclare
membre de plein droit, et même d'honneur, de l'un des clubs les plus
fermés qui soient sur cette terre, celui des gens qui ont lu Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq
; admission qui, soyez-en bien sûr, ne vous procurera aucun avantage
d'aucune sorte, ni en ce monde, ni, je présume, dans l'autre.
La réception de mon malheureux Chef-d'œuvre,
qui doit se situer quelque part entre Azincourt et Trafalgar, m'a, je
l'avoue, quelque peu chiffonné durant trois ou quatre semaines ; j'ai
tendance, depuis, à m'en amuser (là, petite bravade d'auteur déçu…) ou,
au moins, à hausser les épaules et à reprendre un verre de riesling.
Mais je dois reconnaître que ce néant presque total dans lequel nous
nous sommes perdus, ce roman et moi, ne m'incite guère à me lancer dans
un nouveau livre, comme Michel Desgranges me presse de le faire : je
m'en voudrais un peu, je crois, de ruiner les Belles Lettres à moi seul !
Mais je bavarde, je bavarde (je placote,
comme dirait mon épouse, semi-québécoise…), alors que je sais fort bien
que le jardin ne se tondra pas sans mon aide active. Laissez-moi donc
vous remercier une nouvelle fois pour le temps que vous avez bien voulu
me consacrer et pour la manière fraternelle que vous avez eu de le
faire, ce pour quoi je reste votre obligé fort content de l'être.
Résolument vôtre,
Didier Goux
Et voici la réponse que je viens à l'instant d'en recevoir :
Cher Monsieur,
Bonne surprise que votre message ! Je suis ravi que ma recension du Chef-d’œuvre vous ait plu. Elle est enthousiaste, mais c'est un enthousiasme sincère : En territoire ennemi
m'avait alléché, je n'ai pas été déçu. C'est donc avec la même émotion
et la même fierté que les vôtres que je reçois l'inestimable distinction
dont vous m'honorez. Toutefois, il va sans dire que mon seul souhait
est l'ouverture de ce club très fermé, non au plus grand nombre, pouah,
mais à un public (je n'aime guère "lectorat") assez raffiné pour en
goûter le sel et les subtilités. Faute de quoi, il faudrait choisir
entre des conclusions aussi déplaisantes et irréalistes les unes que les
autres : ou bien votre roman ne vaut pas un clou, ce qui implique ipso facto
que je suis un bien piètre critique; ou bien il est bon mais je n'ai su
mettre en exergue ses qualités, ce qui débouche sur le même constat peu
réjouissant - du moins pour moi. Sauf à supposer, encore, l'incapacité
des Belles Lettres à mettre ses auteurs en valeur, hypothèse que je
repousse d'un pied indigné, connaissant la compétence de Dany de Ribas
et le goût littéraire de Michel Desgranges. Ultime suspicion : le bon
Vebret a mis une bonne quinzaine de jours avant de publier ma critique,
arguant de prétextes fallacieux, au point que j'ai dû lui retourner mon
texte et le morigéner un peu. Tiendrions-nous là une piste sérieuse
concernant l'obstruction dont vous fûtes, jusqu'ici, l'innocente victime
? Je livre tout cela à votre méditation.
Mais, au
fond, peu importe. Vous avez raison de vous gausser d'un insuccès dont
vous pourriez à bon droit, du reste, vous réjouir : et si votre livre
était trop bon, tout simplement, pour que les lecteurs actuels pussent
(imparfait du subjonctif) l'apprécier à sa juste valeur ? Suivez donc le
conseil de Desgranges, concoctez-lui un autre bouquin dont nous nous
régalions. Trinquons donc, d'ores et déjà, à ce futur chef-d’œuvre, non
de M. H., mais de vous. Au riesling, soit, si vous y tenez, mais un
saint-émilion grand cru pourrait faire l'affaire. Aux deux,
successivement et sans modération, serait encore mieux.
Le
monde étant ce qu'il est, c'est-à-dire bien petit, je forme le vœu que
nous puissions un jour nous rencontrer, ici ou là. Par exemple, à
l'occasion d'une manif, contre la piéride du chou, cause aussi majeure
qu'urgentissime, vous en conviendrez. Les calicots porteurs du slogan Perfide piéride, on te trucide ! sont en cours d'impression. Je vous tiendrai, bien sûr, informé.
En attendant, je vous souhaite l'été le plus serein qui soit et vous assure de mes sentiments très cordiaux,
Jacques Aboucaya
–
En plus de cette correspondance et de la lecture panachée de Dutourd et
Boulanger, j'ai également fait deux lessives complètes, la première de
blanc, la seconde de couleurs ; ce qui m'a emplit d'une satisfaction non
dénuée d'une certaine fierté. Demain, il va s'agir de me sortir du
crâne et des doigts six mille signes à propos des pantins monégasques :
le salariat ne connaît pas le repos dominical, en tout cas pas le mien.
Dimanche 10 juillet
Sept heures dix.
– Deuxième jour de sevrage bloguesque et forumnique (car j'ai aussi
supprimé les In-nocents de mes liens) : je m'en porte admirablement,
ravi d'avoir passé si peu de temps devant l'ordinateur et davantage à
lire au salon. Il a tout de même fallu écrire mes six mille signes à
propos du caillou monégasque, mais c'est du temps perdu payé, donc pas
tout à fait perdu pour tout le monde.
– Parce que je viens précisément de tomber, dans un article d'Atlantico,
sur une phrase absurde que j'ai aussitôt épinglée à mon mur (« Tous les
colis suspects attirent l'attention. »), je me dis que, du fait de ma
désertion internétique, mon blog “Modernœuds” risque de s'appauvrir
drastiquement, la majeure partie de ma récolte se faisant justement en
ces lieux où je ne vais plus. Je ne vais tout de même pas me mettre à
lire la presse à seule fin de le nourrir !
Mardi 12 juillet
Sept heures et quart. –
La journée d'hier m'a considérablement rajeuni, dans la mesure où, par
suite de la défection des uns et des autres, je me suis retrouvé à faire
du rewriting – mais, par bonheur, à le faire de la maison, ce
qui a rendu l'inévitable attente du travail nettement moins pénible, et
même pas pénible du tout, puisque la seule obligation que je m'étais
donnée était de passer toutes les demi-heures devant cet ordinateur pour
voir si un nouveau labeur m'avait échu (mais “échoir” se conjugue-t-il
bien avec cet auxiliaire ? Le doute me saisit). Quant à aujourd'hui, en
dehors de six mille signes concernant Jean-Pierre Pernaut (à qui il
n'arrive rien) et qui furent facilement et vite expédiés, je n'ai fait
que poursuivre le roman de Jacques Laurent en cours. (Et c'est tout de
même extraordinaire car, le lisant depuis hier, me voici soudain
incapable de me souvenir de son titre. Si ce n'est pas du racornissement
mental, qu'est-ce que c'est ?)
– Je viens d'abattre la
tapette en plastique sur une mouche importune, comme je le fais une
douzaine de fois par jour en ce moment que nous vivons les portes
ouvertes. Et, comme d'habitude, je me suis penché pour vérifier qu'elle
était bien morte, et non seulement agonisante : assassin, mais pas
sadique…
– Mon sevrage internétique continue de fort bien marcher.
Jeudi 14 juillet
Sept heures dix.
– Comme chaque année, nous avons vécu une grosse demi-heure, ce matin,
avec la Patrouille de France, passant et repassant au-dessus de nos
têtes à une altitude anormalement basse pour des chasseurs. Je suppose
que décollant de la base d'Évreux – où ils sont arrivés de
Salon-de-Provence il y a déjà deux ou trois jours –, ils tournent à
proximité, c'est-à-dire pile ici, à l'aplomb de nous, en attendant
qu'ordre leur soit donné de filer vers Paris, de façon à être au-dessus
des Champs-Élysées à la minute près où ils y sont attendus.
(Maintenant
que j'y réfléchis, je me demande si je n'ai pas employé l'expression “à
l'aplomb de” fautivement et si elle peut être utilisée pour quelque
chose se trouvant au-dessus et non en dessous : à vérifier.)
–
L'essentiel de la journée (hormis l'heure que j'ai passée à écrire six
mille signes à propos de Lola Dewaere) a été voué à la lecture de La Maison Philibert,
roman signé Jean Lorrain, et bien meilleur que ce que je m'attendais à
trouver. Il date de 1904 et dresse un tableau plein de verve du petit
monde parisien des souteneurs et des prostituées “populaires”. On y
trouve aussi la description d'une “maison” de province, celle qui donne
son titre au roman, pleine d'une certaine tendresse n'excluant pas la
drôlerie. En somme, j'ai découvert un homme valant mieux que sa petite
réputation de journaliste à potins et ragots, et qui reste surtout connu
pour s'être battu en duel avec Proust, après la sortie des Plaisirs et les Jours.
Vendredi 15 juillet
Sept heures vingt. –
Cela devient très curieux à observer, de la part de nos “autorités”
aussi bien morales que politiques, ces phénomènes de déni face aux actes
de guerre menés contre nous par les musulmans (oui, oui : je stigmatise
; et, circonstance aggravante, je le fais en toute connaissance de
cause). Plus la violence monte, plus, évidemment, il devient difficile
de masquer sa source quasiment unique, et plus elles s'y emploient, avec
une sorte de frénésie dont on sent bien qu'elle a annihilé chez nos
impavides élites tout sens du ridicule. Ainsi, depuis ce matin, à propos
du carnage qui a eu lieu à Nice, on parle sans honte, dans diverses
gazettes, de “camion fou” ou de “chauffard”. Car chacun sait, et depuis
toujours, qu'un poids lourd peut soudain, et sans prévenir, perdre
l'esprit. On sent bien que, si le prochain kamikaze mahométan fait huit
cents morts plutôt que quatre-vingts, il va devenir un “conducteur
imprudent”. On le tancera fermement pour avoir eu le pied “un peu lourd”
sur l'accélérateur et, pour le conscientiser au niveau du
conduire-ensemble, un juge l'enverra, dans le cadre des travaux
d'intérêt général qui ont toujours donné de si merveilleux résultats, on
l'enverra donner des cours de code de la route aux enfants des écoles,
pour les sensibiliser au problème de l'incivilité routière, laquelle
peut frapper n'importe qui de 7 à 77 ans.
Dimanche 17 juillet
Sept heures et demie.
– Nous attendions Rémi Usseil hier à midi. À midi vingt, je commençais à
m'inquiéter ne ne pas le voir, sachant qu'il ne faut pas plus de vingt
minutes pour venir ici d'Évreux, d'où j'avais compris qu'il partait.
L'imaginant déjà en panne au bord de la nationale 13, j'ai téléphoné à
ses parents, qui par chance sont dans l'annuaire et le sont sous leur
nom. Sa mère m'ayant appris que, contrairement à ce qui était
initialement prévu, Rémi arrivait directement d'Orléans, son retard m'a
soudain paru tout à fait justifiable ; de fait, il pointait son nez une
dizaine de minutes plus tard. Le reste de la journée fut fort agréable,
en tout cas pour moi qui, comme d'habitude, ai parlé beaucoup plus que
Rémi (c'est la situation inverse de ce qui se passe chez Michel
Desgranges, où je ne fais à peu près qu'écouter). Il en est à la moitié
de sa troisième chanson de geste, consacrée celle-ci à Roland, et
s'apprête à commencer, à la demande de Caroline Noirot, la patronne des
Belles Lettres, une anthologie de textes littéraires médiévaux (de
l'ensemble de la littérature de cette époque, ou seulement les chansons
de geste ? Je n'arrive pas à m'en souvenir), ce qui m'a semblé une fort
judicieuse idée, car je ne doute pas qu'il va se tirer brillamment de
l'exercice.
(Je pense soudain que j'avais prévu de lui prêter la trilogie de François Taillandier, L'Écriture du monde,
et que j'ai complètement oublié d'aller tirer les volumes de leur
rayonnage, au moment de son départ. Ce sera pour son prochain passage.)
– Aujourd'hui, journée chaude et tranquille. Ce soir, tout à l'heure, un film d'Alain Resnais que nous n'avons jamais vu : Cœurs. Avec sa bande d'acteurs habituelle.
Mardi 19 juillet
Sept heures et quart.
– Trop chaud, depuis hier, pour avoir envie de venir traîner dans ce
journal, l'heure venue de le faire. En maintenant porte et fenêtres
ouvertes toute la nuit, puis en les refermant avant neuf heures du
matin, j'arrive à conserver une relative fraîcheur dans la Case jusque
vers deux heures de l'après-midi ; mais, ensuite, cela monte
inexorablement. Ce devrait être encore la même chose demain. Je passe
donc la journée dans la maison, elle aussi hermétiquement close dès neuf
heures, à lire “en panaché” les Mémoires de Raymond Aron et le Journal
de Jules Renard. Le contraste est saisissant entre les deux, car qui
chercherait le moindre pétillement d'esprit, le plus petit frémissement
de style chez le premier serait assuré d'en ressortir bredouille. Ces
mémoires valent surtout pour le tableau historique d'un gros
demi-siècle, dressé par une intelligence supérieure à la moyenne et qui,
surtout, fut constamment mêlé à cette histoire, non en tant qu'acteur,
mais comme témoin du premier rang. Quant à Renard, nous en reparlerons
quand il fera moins chaud.
Mercredi 20 juillet
Sept heures et demie.
– Lorsque les nuages sont arrivés, en début de matinée, et que quelques
gouttes d'eau ont atteint le jardin, nous nous sommes crus sauvés de la
chaleur de ces derniers jours. Hélas, ce crétin impérialiste de soleil a
eu tôt fait de disperser tout ce petit monde façon puzzle, avant de
faire remonter le thermomètre au-delà des 30° qui marquent en quelque
sorte mon seuil extrême de tolérance. Il paraît que les choses doivent
s'arranger à compter de demain…
– Je ne crois pas avoir dit que mes échanges épistolaires (mais peut-on employer ce mot pour désigner des zimmels
?) avec M. Aboucaya se sont non seulement poursuivis mais intensifiés ;
j'y prends beaucoup de plaisir, au point que j'ai bricolé il y a
quelques jours un petit document Word dans lequel j'empile en les datant
les dits échanges.
– Reçu ce matin Histoire égoïste, mémoires ou autobiographie, je ne sais encore, de Jacques Laurent.
Jeudi 21 juillet
Sept heures et quart. – Dans le himmel
que j'ai reçu de lui hier, M. Aboucaya me dit entre autres choses ceci :
« Incidente : je suis émerveillé par votre puissance de travail : cinq
mille signes par ci, le blog par là, les journaux, la correspondance...
Comment parvenez-vous à mener à bien tout cela ? » Il n'est évidemment
pas le premier à s'ébahir de la sorte, devant ma supposée “puissance de
travail”, mais j'en suis, moi, sincèrement surpris à chaque fois. Déjà à
l'époque où j'écrivais cinq ou six Brigade mondaine par année,
j'avais l'impression de mener une vie, je n'irais pas jusqu'à
lymphatique, mais disons : assez nonchalante ; en tout cas, faite de
plus de temps libre que de travail. Si bien que, maintenant, délivré de
cette chaîne-là, il me semble ne plus rien faire du tout, rien qui
vaille la peine qu'on s'y arrête, et encore moins qu'on s'en épate : mes
journées me semblent être chacune un grand Sahara de lecture, parsemé
de rares et minuscules oasis de travail (et, dans cette image
maladroite, c'est l'oasis qu'on cherche à éviter, tandis que le désert
est toujours attirant, parce que c'est lui qui étanche la soif).
– Lu environ deux cents pages de l'Histoire égoïste
de Laurent : les premiers chapitres sont fort réussis, donnant un
tableau qui semble assez véridique de ce que pouvait être l'enfance d'un
fils de la bourgeoisie parisienne (point trop argentée, mais très
soucieuse de son rang) des années 1920.
– Tontine.
Vendredi 22 juillet
Sept heures dix.
– Rendu aux deux tiers environ du livre de Jacques Laurent : les
chapitres de la guerre, dont je sors tout juste, m'ont moins intéressés
que ceux consacrés à son enfance. Non, disons plutôt : moins charmé,
moins poussé à la rêverie, sans doute du fait qu'ils sont plus
analytiques, plus “adultes” (et, donc, en ce sens, tout aussi réussis
que les précédents, puisque précisément la déclaration de guerre de 1939
coïncide plus ou moins exactement avec l'entrée de l'auteur dans cet
âge).
– Reçu un himmel de Philippe B., me
demandant si je pourrais passer à Levallois mardi prochain, car il
aurait besoin de me voir, dit-il, “en chair et en os”. Je crains que ce
ne soit que pour parler du prochain hors-série de FD, “Destin brisés”
n°7, chose qui pourrait fort bien se régler par himmels. Cela dit, j'en
ai aussitôt profité pour demander – et obtenir – un rendez-vous auprès
de Mme Catherine M. (non : pas Millet…), la personne qui est plus en
moins en charge de mon cas dans l'affaire des départs volontaires : si
les dossiers de candidature doivent être remis à la DRH à partir du
premier septembre, il s'agirait de commencer à le constituer, ce
dossier.
– Reçu ce matin l'Histoire de la littérature française
de Gustave Lanson, édition Hachette de 1910, livre en très bon état. Je
ne l'ai évidemment pas acheté pour réviser mon histoire de notre
littérature (encore que ce ne soit jamais inutile), mais pour voir quel
œil posait dessus elle ce grand nom de la critique littéraire, qui régna
presque sans partage de la fin du XIXe au premier tiers – au moins – du
XXe siècle sur l'Université, ayant terminé sa carrière comme directeur
de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm.
Samedi 23 juillet
Sept heures dix. – Quel livre remarquable aurait pu faire Aron de ses Mémoires, s'il avait été écrivain…
Lundi 25 juillet
Sept heures vingt.
– Demain, donc, journée levalloisienne. Je suis de plus en plus certain
que Philippe B. ne me fait venir que pour parler du prochain hors-série
de FD, ce qui est rigoureusement inutile, dans la mesure où je sais
déjà quels articles je devrai y écrire ; et je n'ai nullement besoin de
lui pour me dire comment les écrire. Je n'attends rien non plus
de mon entretien avec Catherine M., tant est tenace en moi l'impression
que ces gens qui ont été mandatés par mon employeur pour nous guider
dans cette espèce de maquis n'en savent pas plus long que ceux qui
arrivent dans leurs bureaux avec des questions précises. Pour que ma
journée ne soit pas totalement gâchée, j'ai eu l'idée de demander à
Matthieu Woland s'il voulait (et pouvait) venir déjeuner avec moi : il
peut et il viendra.
Mardi 26 juillet
Sept heures et demie. – Journée merdique, hormis l'oasis d'une heure et demie, déjeuner, passée en compagnie de Matthieu ; non pas au restaurant À table ! (mon Dieu, ce nom !) comme c'est l'habitude, mais, pour cause de fermeture estivale d'icelui, à L'Ambiance d'à côté,
en terrasse, ce qui m'a plutôt rajeuni, mais pas forcément pour me
rendre plus primesautier. Il se peut, d'ailleurs, que Matthieu m'ait
trouvé un peu absent, car, installé à cette table, en bordure de
devanture, où j'ai déjeuné tant de fois, je me suis pris à penser à
François, mort en 2013 ou 2014 – cancer, évidemment –, rédacteur en chef
en son dernier avatar, avec qui j'ai passé des heures ici même. Il a
surgi de manière impromptue car, depuis sa mort, je n'ai guère pensé à
lui, je crois. Et, même, quand il m'arrive d'y penser, c'est plutôt pour
me dire que nous n'avons jamais été réellement amis. Mais soudain,
d'être assis là, nos déjeuners ont ressurgi, et ils étaient souvent fort
agréables, avec ces conversations sans trop d'objet, diluées par les
pichets de sauvignon – cette piquette que nous n'aurions accepté de
boire nulle part ailleurs que là – qui s'enchaînaient de façon assez
harmonieuse, finalement.
Matthieu ne peut évidemment
rien en savoir, mais le fait d'être assis en face de moi, précisément
ici, sur ces chaises de bois incertaines, lui a ôté une sorte de
réalité, par rapport à ce mort qui s'invitait à notre déjeuner. À
plusieurs moments, j'aurais aimé, soit qu'il disparaisse, soit qu'il ait
la capacité de chasser l'intrus ; naturellement, il n'était en son
pouvoir de faire ni l'un ni l'autre. Du reste, je ne tenais pas à ce
qu'il fasse ceci, ni cela : j'étais content d'être avec lui et, ma foi,
pas fâché du surgissement de François. Mais je n'arrivais pas à bien
concilier les deux : j'aurais eu besoin de deux déjeuners, l'un avec ce
fantôme, l'autre avec cet ami que la vie m'a apporté (tu es obligé de
devenir pompeux et niais ?). Bref, mon passé, pourtant très récent, bien
plus naguère que jadis, s'est invité aujourd'hui sans me demander mon
avis.
– Du coup, je n'ai plus du tout envie de parler du côté “merdique” de la dite journée : on verra demain.
Mercredi 27 juillet
Sept heures et demie. –
Dernière lubie de Catherine, qui a très mal pris l'égorgement du vieux
curé de Saint-Étienne-du-Rouvray : aller vivre en Corse, sous prétexte
que ces insulaires ne semblent pas disposés à se laisser marcher sur les
pieds par les hordes négro-arabes qui commencent à faire la loi en
métropole, et à qui nous n'avons à opposer que notre volonté de
continuer à “faire la fête en terrasse”, puisque nous n'avons plus rien
d'autre comme horizon, apparemment. Elle a donc commencé à se renseigner
sur le prix des locations, puisque, comme l'on sait, il n'est guère
raisonnable de vouloir acheter une maison en Corse quand on n'est pas
corse. Je suis bien persuadé que ce projet ne se réalisera jamais, et
pourtant, je dois dire qu'il m'amuse plutôt. Vivre dans un endroit où
les musulmans raseraient les murs et où les natifs n'auraient nulle
honte d'être ce qu'ils sont, voilà qui me plairait assez.
Sinon, rester en France reviendra à subir ad nauseam
les discours piteux des petits militants du nouveau monde, tels ceux de
cette pauvre Élodie qui, après avoir titré un billet “Ne pas céder à la
désunion”, fait acte d'un militantisme aussi bas du front qu'il est
possible pour “démontrer” que tout ce qui arrive est de la faute de la
droite et de l'extrême droite, c'est-à-dire fait tout ce qu'elle peut
pour consacrer les traditionnelles désunions. Cette malheureuse fille,
qui a perdu six ou sept ans de sa vie à faire des études inutiles,
raisonne comme une gamine de 17 ans qui vient de découvrir le
militantisme ; et l'on sent bien qu'elle n'ira jamais plus loin ni plus
haut : quand elle a trouvé deux arguments contre ses adversaires
politiciens, on la sent aux frontières de l'orgasme. Quelque chose, en
elle, doit savoir qu'elle n'est qu'une petite fille raisonneuse, comme
on en rencontre chez la comtesse de Ségur, à la fois pénible et
attendrissante, qui s'imagine qu'elle met “tout en l'air au château de
Fleurville”, alors qu'elle ne fait que suivre sagement les traces de ses
grand-parents (dans l'ordre de “l'esprit”, s'entend…). On la voit
tellement bien, tirer la langue en écrivant, s'appliquer aux pleins et
aux déliés idéologiques, calligraphier comme il convient la pensée qu'on
lui a inculquée, qu'on a presque envie de lui prendre le porte-plume
des mains pour tenter de faire moins maladroit et stupide.
Jeudi 28 juillet
Sept heures et demie. – Publication de mon journal de juin ce matin. Puis, lecture des Dernières nouvelles du jazz,
que son auteur, Jacques Aboucaya, m'a aimablement envoyées ces jours
derniers. Il s'agit de nouvelles (quinze, si ma mémoire est bonne : le
livre est resté dans le salon…), comme l'indique le titre de l'ensemble,
toutes ayant, toujours comme le titre l'indique, le jazz sinon pour
sujet du moins pour toile de fond, pour “milieu amniotique”. Première
qualité du livre : il ne présente aucune disparate, ce qui est l'un des
écueils du recueil de nouvelles, plus souvent “fourre-tout” qu'ensemble
cohérent, c'est-à-dire pensé, comme c'est le cas ici ; je veux dire que
toutes sont de qualité sinon égale (chacun aura ses préférences) du
moins équivalente, toutes se situent au même niveau d'exigence et de
réussite. Jacques Aboucaya manie une langue fluide, aisée en apparence,
un brin nonchalante, qui pourrait faire penser à un chorus de Lester
Young si on se risquait aux comparaisons hasardeuses, que l'on n'est pas
du tout sûr de pouvoir maîtriser. Comme le jazz mène à tout, et sans
même qu'il soit besoin d'en sortir, certaines nouvelles partent
franchement dans le fantastique, Aboucaya ne reculant ni devant les
soucoupes volantes ni devant les petits hommes verts qui en sortent ;
mais qui sont, bien entendu, très férus de new-orleans et de bop. Du
reste, je ne sais si c'est l'éditeur ou l'auteur lui-même qui précise en
quatrième de couverture qu'il n'est pas nécessaire de connaître le jazz
pour aimer ces nouvelles, mais je trouve l'affirmation un peu hasardée
tout de même. En tout cas, il me semble que le lecteur pour qui le jazz
serait une totale terra incognita perdrait beaucoup en les lisant
; ne serait-ce que parce que les noms cités dans telle nouvelle ou
telle autre n'arrivent jamais là pour une banale et superficielle
question de name-dropping : selon ce que l'on sait des musiciens,
de leur style, de la manière dont ils jouent de leurs instruments,
etc., ils colorent différemment la nouvelle dans laquelle l'auteur les a
convoqués, et donnent des indications non dépourvues de sens sur les
personnages eux-mêmes, selon qu'ils admirent celui-ci ou s'inspirent de
celui-là. J'admets que les nouvelles sont suffisamment ingénieuses,
aussi bien construites qu'écrites, pour qu'on puisse trouver du plaisir
en les lisant, même si on ignore tout de l'existence d'un Charlie Parker
ou d'un Sonny Rollins, mais enfin, ce lecteur-là perdra tout de même
quelque chose : la note bleue que Jacques Aboucaya sait faire sonner et
se prolonger dans ces courts textes à la fois variés et profondément
homogènes.
Vendredi 29 juillet
Midi. –
Anniversaire de Catherine ; dont je ne dirai pas l'âge puisque, pour
les gens de ma génération, cela reste une chose qui ne se fait pas,
surtout quand les dizaines commencent à s'empiler dangereusement. Je dis
“pour les gens de ma génération” car c'est une chose que j'ai constatée
souventes fois chez mes jeunes confrères en journalie, cette
obstination à lourdement indiquer l'âge des actrices ou chanteuses,
spécialement lorsqu'elles se mettent à prendre de la bouteille. Ce qui
me frappe toujours – ou plutôt me frappait : c'était à l'époque où
j'étais encore rewriter –, c'est leur totale incompréhension
lorsque je leur dis que c'est une grossièreté d'indiquer l'âge des dames
“mûres”, et surtout de le faire avec l'insistance qu'ils y mettent
souvent. « Mais c'est une information ! », me répliquent régulièrement
certains. Non, justement : dans la plupart des cas, ce n'en est
nullement une, en tout cas elle ne représente aucune valeur ajoutée dans
l'article où elle se trouve. Il va de soi que si j'écris un article sur
le centième anniversaire d'Olivia de Havilland (ce que j'ai fait il y a
quelques semaines), son âge est primordial. Si telle actrice ou
chanteuse part en tournée à travers la France et l'Europe à 92 ans,
indiquer son âge donne plus de valeur à son “exploit”, lui confère une
dimension presque héroïque. Mais dans la majorité des cas, l'indication
de l'âge n'est qu'une petite grossièreté gratuite, comme s'en permet
l'époque tous les jours, sans même les percevoir comme telles.
Bref,
c'est l'anniversaire de Catherine, et c'est pourquoi nous avons fait ce
matin un détour chez le caviste de Pacy, afin de lui acheter champagne
et pouilly-fuissé, pour ce soir.
Samedi 30 juillet
Sept heures dix. – Un peu surpris, ce matin, de recevoir déjà La Tour,
le journal de Renaud Camus pour 2015, commandé il y a seulement quatre
ou cinq jours. Naturellement, comme les années précédentes, j'ai cédé à
la puérile pulsion consistant à filer directement à l'index, pour voir
s'il était question de moi à un moment ou à un autre. Je n'ai droit,
cette année, qu'à une seule “entrée”, celle du premier octobre ; elle
n'est guère flatteuse pour moi, je le crains, mais elle mérite d'être un
peu discutée. Je vais commencé par recopier le passage, et sans doute
m'en tiendrai-je là pour ce soir, car le passage est un peu long. Voici :
« Plieux, jeudi 1er octobre 2015, minuit moins le quart. Jérôme Vallet a déposé sur Facebook, ce matin, je ne sais pourquoi, une discussion très désagréable à mon sujet, qui s'était déroulée sur le blog de Didier Goux, à son initiative, semble-t-il. Le consensus entre les participants était que mon inspiration littéraire avait subi un terrible rétrécissement, depuis le début du siècle. La majorité des intervenants attribuaient ce désastre à la place croissante de la politique, dans ma vie et dans mes écrits : elle avait terriblement décomplexifié et délittérarisé ma pensée et mon œuvre, qui avaient perdu toute vibration bathmologique de fait de ma concentration obsessionnelle sur des opinions et des thèmes précis, trop clairs, caricaturaux. D'autres, beaucoup moins nombreux, incriminaient l'amour, le bonheur, la vie de couple, trop régulière et paisible. Goux lui-même pensait qu'il fallait surtout chercher du côté de l'âge, de la réduction des moyens intellectuels et de la capacité littéraire, du fait de l'âge.
« Le piquant est que le rencontrant pour la
première fois, il y a une quinzaine d'années, et confronté à son
enthousiasme délirant qui m'embarrassait un peu (au moins socialement,
devant des tiers), je lui avais prédit (un peu pour dire quelque chose)
qu'un jour il ne le comprendrait plus du tout, cet enthousiasme ; et que
toute cette ferveur exaltée se renverserait en son contraire exact,
comme je l'avais vu cent fois arriver chez d'autres. Bien entendu il
n'avait pas cru un mot de ce que je lui disais, et jurait ses grands
dieux que pareil renversement ne se produirait jamais. »
Voilà
le dossier, donc. commençons par le second paragraphe. D'abord, une
première erreur factuelle, dénuée d'importance ici : nous nous sommes
rencontrés pour la première fois à la fin de l'année 2006, c'est-à-dire
il y a un peu moins de dix ans. C'était à une réunion de lecteurs et
d'amis qui, suite à une lecture publique faite par Camus à Beaubourg de
l'une de ses églogues, avait eu lieu chez Jean-Paul Marcheschi, dans
cette rue dont le nom m'échappe en ce moment, qui commence rue du
Louvre, à la hauteur de la Bourse du Commerce (ou anciennement telle).
Je ne me souviens pas avoir été particulièrement “délirant”, ni même
très prolixe dans l'expression de mon enthousiasme – très réel, lui.
Mais enfin, le vin rouge aidant, il est possible que je l'aie été. Ce
dont je suis sûr, en revanche, c'est que c'est seulement quelques mois
plus tard, lors de notre second dîner privé, que Camus me fit cette
réflexion que je l'aimais (ou admirais ?) trop et que, un de ces jours,
je lui planterais un poignard dans le dos (ce fut son expression). Et,
en effet, je lui avais alors juré que cela n'aurait jamais lieu. D'où
son triomphe en demi-sourire et en forme de je-l'avais-bien-dit.
Seulement,
Camus se trompe : bien loin de se transformer en “son exact contraire”,
cet enthousiasme d'il y a dix ans est demeuré intact, pour les livres
de lui publiés à cette époque et pour l'écrivain qu'il était (et est
peut-être encore, après tout, même s'il persiste à n'en plus guère
donner de preuves éclatantes). En clair, alors que par ce billet – que
je vais aller relire ainsi que tous ses commentaires – j'exprimais, il
me semble, une inquiétude au sujet de son pouvoir créateur, lui préfère se placer sur le terrain de la trahison.
Or, il me semble que toute personne qui décide de rendre publics ses
écrits accepte par là même, ou devrait accepter, que tel ou tel lecteur,
après avoir été enthousiasmé par celui-ci, se déclare déçu de celui-là.
On n'entre pas dans l'œuvre d'un écrivain comme on le fait en religion ;
et, plongeant dans celle de Camus il a dix ans, m'y immergeant
totalement durant deux ans, et ne l'abandonnant jamais ensuite, je n'ai
pas pour autant fait acte d'allégeance inconditionnelle à son auteur, il
n'y eut, entre nous, ni adoubement ni ordination : seulement, de moi
vers lui, et c'est déjà beaucoup, une admiration pour la plupart des
livres qu'il a écrit depuis 40 ans. Mais lui-même semble voir les choses
autrement et plus ou moins me refuser cette liberté de jugement dont je
parle, puisque, deux paragraphe plus loin, il évoque ma “désertion” ;
or, je ne me souviens pas d'avoir jamais signé d'engagement ferme dans
une quelconque armée camusienne.
Je viens de rechercher
le billet mis en cause par Camus : impossible de mettre la main ni
l'œil dessus ! Me voilà donc un peu embarrassé pour aborder le premier
paragraphe, auquel je comptais arriver maintenant. Ce dont je me
souviens, c'est d'y avoir envisagé, en tant qu'hypothèse, un
tarissement, total ou relatif, de la veine créatrice, ou disons purement
littéraire. Mais je suis bien certain de n'avoir jamais parlé de
“réduction des moyens intellectuels”, ce qui aurait équivalu à traiter
Camus de semi-gâteux, ou en voie de gâtification, chose qui ne
m'a jamais effleuré l'esprit. Et parler, en ce qui me concerne d'un
“abandon” est tout aussi inexact, puisque je n'ai jamais cessé de lire
les livres de Camus à mesure qu'ils paraissaient, à en rendre compte
souvent dans le blog, à dire mon adhésion presque complète (presque parce que je trouve l'expression Grand Remplacement
plutôt malheureuse en elle-même) à ses thèses “politiques” et à
recommander toujours aussi chaudement la lecture de son œuvre, comme un
certain nombre de mes amis pourrait en témoigner.
Il y a tout de même une chose amusante, dans ces deux paragraphes, c'est lorsque Camus se demande pourquoi
Jérôme Vallet a cru bon de transporter billet et commentaires sur
Facebook. Comme s'il était surpris de ce petit jet de bile, évidemment
destiné à semer la zizanie entre lui et moi, de la part d'un individu
que, lors de ce même dîner où il prophétisait son assassinat par moi,
Camus nous avait dit ne plus le supporter, ni lui ni ses interventions
sur les différents forums. Sur ce, je vais retourner à la lecture de La Tour, dans la lecture de quoi, malgré mes divers abandon et trahison, je suis plongé depuis ce matin à peu près sans interruption.
Dimanche 31 juillet
Sept heures vingt
– La lecture du journal 2015 de Camus, à quoi j'ai passé l'essentiel de
la journée, a fini par me mettre d'humeur morose ; non pas parce que je
me serais agacé de ce qu'il y dit, et même y ressasse, mais au
contraire parce que je ne suis que trop d'accord avec le tableau
sinistre qu'il dresse, jour après jour, de la France, de l'Europe, du
monde, de l'effondrement de nous-mêmes, de nos mœurs, etc. Le problème
est que, ruse ou lâcheté, je m'efforce en règle générale de n'y point
trop penser, à ce cataclysme en marche – disons pas plus d'une heure par
jour, et encore : par petits “paquets” de dix minutes… –, et que, là,
je n'ai fait que cela depuis ce matin. Comme, en outre, le regard de
Camus est beaucoup plus aigu que le mien, et son ouïe bien plus fine, la
douleur était d'autant plus vive. Et, face à une convergence si
implacable de signaux négatifs, on finit par se dire qu'en réalité il
est déjà trop tard, que l'agonie a été poussée trop avant pour qu'un
retour à la santé soit encore possible, que le combat que Camus semble
mener contre des moulins est tout à fait vain. Ce n'est pas une manière
bien gaie de terminer le mois.
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