mardi 28 juin 2016

Mai 2016









PAS DE BRAS,
PAS DE CHOCOLAT









Dimanche 1er mai

Huit heures. – Eh bien, finalement, nous avons commencé ce mois exactement comme nous avions conclu le précédent, c'est-à-dire par un apéritif vespéral, puisqu'il s'agissait de notre dernière soirée vraiment agréable avant au moins six à huit semaines, Catherine ayant rendez-vous demain à la clinique de l'Europe, dont elle ressortira mercredi avec un bras totalement immobilisé et des douleurs assez considérables. Moi-même, je n'aurai mal nulle part (en principe), mais l'incapacité de Catherine va impliquer que je devrai me transformer en homme à tout faire, moi qui n'aime rien tant que d'en faire le moins possible, surtout dans le domaine ménager. Rien que d'y penser, cela me donne envie d'aller remplir mon verre de riesling, ce que je vais faire illico.


Lundi 2 mai

Cinq heures et quart. – Nous sommes arrivés à la clinique de l'Europe à deux heures et demie et, une heure plus tard, je laissais Catherine installée dans sa chambre (chambre individuelle : exigence qui, chez elle, finirait par tourner à la hantise, ce que je puis comprendre) ; en réalité, je mens un peu : une fois l'installation faite, nous sommes redescendus ensemble fumer une dernière cigarette (dernière pour elle, évidemment), et je suis reparti directement. Après un rapide passage au Super U (il convient de respecter la “tradition Ricard” qui joue lorsque je suis seul ici), j'étais rentré à cinq heures moins le quart. Je suis censé aller rechercher Catherine mercredi en tout début d'après-midi.


Mardi 3 mai

Cinq heures. – Catherine a donc été, en principe, opérée ce matin. Je dis en principe car le numéro que l'on m'a donné au standard pour y prendre de ses nouvelles sonne imperturbablement dans le vide. Cependant, je suppose que si l'opération avait dû être remise, elle aurait trouvé le moyen de m'en avertir ; et dans le cas où elle serait morte sur le billard, les autorité compétentes ne se seraient pas fait faute de m'en avertir. Je referai un essai tout à l'heure, puis demain matin en cas d'insuccès. Comme Catherine est partie sans son portable (par peur des vols), je n'ai aucun moyen de la joindre directement. J'aurais de toute façon fortement hésité à le faire, sachant combien, après une anesthésie, il est pénible de se faire réveiller par des importuns, même quand l'importun est votre femme ou mari.

Pour ce qui est de ma soirée en vue, je vais tâcher de me mettre à l'apéritif le plus tard possible (disons sept heures au lieu de six…), puis de manger, de façon à être encore tout frais pour la soirée Denys Arcand que propose je ne sais plus quelle chaîne de télévision. Le deuxième film projeté est Les Invasions barbares, que je reverrai avec plaisir, mais c'est surtout le premier qui m'intéresse (son titre m'échappe) : datant de 2014, il est tout à fait inconnu de moi. Le critique de notre magazine de programmes en dit plutôt du mal, mais vu qu'ils couvrent généralement d'éloges des bouses irregardables, cela ne m'impressionne pas plus que ça. [Note du premier juin : le film d'Arcand s'intitule Le Règne de la beauté.]


Mercredi 4 mai

Huit heures vingt du matin. – J'ai fini par réussir à parler à une infirmière, hier vers six heures : l'opération avait bien eu lieu et Catherine était remontée dans sa chambre (pas par ses propres moyens, évidemment). Je vais aller la rechercher tout à l'heure, entre onze heures et midi, suivant les instructions qui m'ont été données par la même occasion.

Ensuite, mon apéritif fut court (dans le temps), raisonnable (par la quantité bue) et suivie d'une soirée “spéciale Denys Arcand”, sur laquelle je reviendrai probablement cet après-midi ou ce soir.

Cinq heures et demie. – J'ai récupéré une Catherine souffrante et énervée peu avant onze heures et, à midi, nous étions de retour à Pacy, où je fis un passage à la pharmacie afin d'y faire l'emplette des diverses drogues chaudement recommandées par l'épaulologue ; à quoi Catherine ajoute de petites gélules à base de morphine, avec la bénédiction du Dr Pluton, consulté tout à l'heure par téléphone. Le même Dr Pluton ayant conseillé l'absorption vespérale d'un petit whisky, nous allons sans trop tarder suivre ses recommandations. Cela dit, malgré son cocktail analgésique, Catherine souffre tout de même joliment. Au moins durant les trois ou quatre premières vingt-quatre heures, le plus pénible (et le plus long à passer) est pour elle les nuits, dans la mesure où elle ne peut dormir qu'assise. Mais enfin, il faut bien en passer par là.


Jeudi 5 mai

Sept heures et demie. – Petit miracle ce matin : me levant peu après sept heures (j'ai émigré dans la chambre de la Case afin de laisser le lit de la chambre “conjugale” à Catherine), je l'ai trouvée (Catherine) bien reposée malgré sa nuit passée assise, et nettement moins accablée de douleur qu'hier soir ; au point qu'elle a même, toute la journée d'aujourd'hui, négligé les petites gélules de sulfate de morphine pour se contenter des calmants prescrits par le chirurgien de la clinique de l'Europe. Comme il y a peu de risques que la douleur se mette à réaugmenter (sur les conseils du Dr Pluton, nous avons doublé la dose de l''anti-inflammatoire prescrit), on doit pouvoir, sans trop s'avancer, dire dès maintenant que cette opération s'est mieux déroulée que la précédente. En tout état de cause, Catherine a un moral au beau fixe, ce qui, en ce moment, suffit à mon bonheur.


Vendredi 6 mai

Sept heures vingt. –  L'amélioration rapide de l'état de Catherine s'est confirmé aujourd'hui, puisqu'elle a commencé d'elle-même à supprimer les doses de Tramadol qu'elle était censée prendre dans la journée, pour se contenter du seul paracétamol. (J'ai soudain l'impression de tenir un blog-de-pharmacien…) En revanche, l'énerve un peu le fait qu'elle s'endort dès qu'elle s'installe dans le canapé et est à peu près incapable de se concentrer sur aucune lecture que ce soit.

– Mes Puissances tutélaires m'ont fait un coup nouveau ce matin, en me chargeant d'un article à faire à partir d'un papier paru dans Nice-Matin, mais réservé aux seuls abonnés : il a fallu que je me crée un compte et que je m'abonne – au tarif “incitatif” d'un euro – pour pouvoir le lire. À charge pour moi, demain, de découvrir sur le site de ces plumitifs la procédure à suivre pour se désabonner ; à mon avis, elle doit être particulièrement discrète, voire tout à fait décourageante. Le pire est que je suis assez “aquoiboniste” pour me laisser décourager, en effet, et payer le restant de mes jours un abonnement à ce récure-fondement méridional.

– Commencé le Portrait de femme de James.


Samedi 7 mai

Sept heures vingt. – Mes journées, objectivement, ne sont pas particulièrement pénibles (moins que celles de Catherine, en tout état de cause),  mais je suis désormais ainsi fait – et sans doute l'ai-je toujours plus ou moins été –, que tout dérangement même minime dans les habitudes résonne en moi de façon désagréable ou, au moins, légèrement perturbante. Rien que le fait, par exemple, de voir Catherine s'assoupir dix fois par jour me crée une sorte d'obligation de silence, de retenue, de pointe-des-pieds, qui suffit à me distraire totalement de ce que je suis occupé à lire (Henry James en souffre, actuellement…). Et aussi la perspective de devoir, à n'importe quel moment, être requis par elle, pour ceci ou pour cela ; des ceci et des cela qui ne sont nullement prenants en eux-mêmes, mais dont la perspective suspendue en permanence sur ma tête a pour effet de me mettre dans une sorte de situation d'insécurité diffuse. La vérité est que, contrairement à d'habitude, je me sens responsable de la marche de la maison, et que je n'aime pas cela (toujours cette certitude latente que je ne vais pas être à la hauteur, que l'imposture va se révéler au grand jour).

– Tonte (entre autres choses).


Dimanche 8 mai

Huit heures. – Tout a été normal aujourd'hui, en tout cas vu par un pessimiste rédhibitoire comme je le suis devenu. D'une part, au moment d'écrire mon stupide article à propos de Michèle “Angélique” Mercier, je me suis aperçu que le site de Nice-Matin était inaccessible (et il l'est resté toute la journée), si bien que j'ai dû faire le travail en me passant de ses services ; d'autre part, lorsque, enfin, j'ai pu accéder à un certain nombre de rubriques, et notamment à celle qui s'intitule très logiquement “Mon compte”, j'ai bien entendu été infoutu de trouver la moindre piste permettant de se désabonner.

Avec tout cela, il a fallu supporter les piaillements orgasmiques attendus des progressistes à babouches, à propos du nouveau maire exotique et musulman de Londres, et leurs déplorations rituelles concernant le 8 mai 1945 de Sétif, dont bien entendu ils ignorent à peu près tout, en dehors de la propagande éhontée que le sub-claquant parti communiste français entretient avec succès depuis cette date. Il y a des jours où je n'espère plus qu'en la venue du virus particulièrement implacable ou de la bonne grosse météorite.


Lundi 9 mai

Huit heures. – Dieu que ces journées sont mornes, depuis une semaine ! C'est à peine si j'arrive à lire, tant le fait de savoir que Catherine va avoir besoin de moi me retient l'esprit. Et, quand elle dort (ce qui est souvent, en raison du tramadol qu'elle absorbe), c'est presque pire : j'ose à peine respirer, encore moins tousser (et, naturellement, l'envie de tousser survient, irrésistible, dès qu'elle ferme les yeux ; un peu comme, au théâtre ou à l'opéra, quand le rideau se lève et que se fait le silence). Elle-même, de son côté, doit vivre des journées agaçantes, dans la mesure où, dès qu'il lui manque quelque chose, elle doit peser le pour et le contre durant des temps infinis avant de faire appel à moi. Si bien que, à force de ne pas vouloir nous déranger l'un l'autre, nous nous pourrissons largement nos journées, en étant finalement obligés de nous déranger l'un l'autre.

– J'ai tout de même lu quelques chapitres de Portrait de femme, qui est un superbe roman.


Mardi 10 mai

Sept heures et quart. – Tenir un journal pour ça, vraiment ? Pour dire que, ce matin, je suis allé passer une heure à Pacy, chez le boucher, puis le boulanger, puis le bureau de tabac afin d'en rapporter diverses denrées indispensables ? Que j'ai préparé le dîner (sous l'œil vigilant de Catherine, tout de même…) et que, entre ces deux activités, plus deux ou trois autres de moindre importance, j'ai somnolé sur le roman de James, mes yeux se fermant dès que je venais me rassoir dans mon fauteuil d'élection ? Que, demain, il va falloir recommencer les mêmes choses, avec, en plus, un petit voyage jusqu'au cabinet de la kinésithérapeute – le matin – puis à celui du vétérinaire – l'après-midi –, sans oublier de ramasser les merdes de Bergotte dans le jardin car les poubelles passent (merveilleuse expression dont je ne me lasse pas) après-demain ? Le seul point positif de cette journée idiote est que nous avons, d'un commun accord, renoncé à l'apéritif qui, depuis le retour de Catherine de la clinique, tendait à devenir sérieusement quotidien ; positif mais bien esseulé…

– Il y a 35 ans, le 10 mai 1981, j'étais rentré en train de chez mes parents, j'avais traversé Paris pour retrouver chez elle une jeune Patricia brune et potelée dont j'avais fait la connaissance quelques jours plus tôt et qui, une fois sa porte refermée, avait fait montre d'une réelle appétence pour l'organe qui me différenciait essentiellement d'elle. Puis, j'étais rentré dans ma rue de Charenton en taxi, dans une ville en fête furieusement klaxonneuse, et je m'étais couché, tout content de m'endormir dans une France socialiste. Il ne faudrait pas vieillir.


Vendredi 13 mai

Sept heures et demie. – C'est bien pour dire que je ne laisse pas ce journal totalement en jachère… Mais le fait est que je n'ai rien envie d'y noter, tant les journées que nous vivons depuis dix jours, Catherine et moi, sont privées de tout relief (pour elle, qui dort la moitié du temps) et de toute activité un tant soit peu intéressante (pour moi qui me disperse entre mille et une petites tâches stupides mais indispensables à accomplir).

– Néanmoins, je suis tout de même allé hier à une réunion organisée à Levallois pour une dizaine de candidat au PDV, sous le haut patronage du courtier qui a été chargé par L. A. de s'occuper de cette affaire et, si possible, de la mener à bien. Elle ne m'a servi à peu près à rien, cette réunion, dans la mesure où je savais déjà (les autres aussi, je suppose) presque tout ce que les deux jeunes femmes – dont une Asiatique tout à fait regardable à défaut d'être audible – tenaient à nous apprendre sur la retraite. La seule utilité a en fait été de m'inscrire pour la suite du parcours, c'est-à-dire l'établissement d'un “bilan retraite”, ce qui devrait prendre une quinzaine de jours, m'a assuré ce matin, par téléphone, l'une des deux jeunes femmes d'hier (la pas-asiatique…). Ensuite, j'aurai droit à un entretien privé, toujours à Levallois évidemment, pour… eh bien, j'ai déjà oublié pour quoi faire exactement. Mais enfin, l'affaire suit son court. Après cela viendra l'été, où il ne se passera plus rien ; et, à partir du premier septembre auront lieu, auprès de la DRH, la remise des dossiers. C'est là qu'il ne faudra pas trop traîner car, à chances égales, les premiers arrivés seront les premiers servis. On peut compter sur moi pour camper sur le paillasson du bureau concerné dès avant l'aurore aux doigts de rose.

– Depuis trois jours, je n'ai pas dû lire plus que quatre ou cinq chapitres de Portrait de femme, et le livre en souffre un peu ; mais évidemment moins que si je m'étais plongé dans un roman à personnages et intrigues multiples, du genre de Middlemarch par exemple.


Samedi 14 mai.

Cinq heures. – Finalement, face au Chef-d'œuvre, je me retrouve un peu dans la situation de cet homme qui a vécu vingt ans de sa vie d'adulte en se croyant stérile et qui finit un jour par féconder une femme ; mais elle lui donne un petit mongolien. Il parvient tant bien que mal à se faire à cette idée pénible, et même à se persuader qu'il l'aimera “comme un autre” ; mais de là à prendre le risque d'en faire un second…

– Catherine et moi venons de revoir (pour la six ou septième fois, dans mon cas) la Rivière sans retour de Preminger :la magie de ce film – qui fait assurément partie de mes dix préférés ; enfin, disons : de mes trente préférés… – opère toujours sur moi avec la même force qu'à la première ou seconde vision. Je trouve que Marilyn y est bouleversante, à la fois de talent et d'émotion (ça va ensemble, évidemment). Et Mitchum est parfait, comme d'habitude. J'avais lu (ou entendu dans un documentaire télévisé) que les rapport entre le réalisateur et sa star féminine s'étaient presque tout de suite dégradés, sur le plateau, au point qu'ils en étaient rapidement arrivés à ne plus s'adresser la parole du tout. Si bien que c'est Mitchum qui se chargeait de faire le go between : « M. Preminger voudrait que tu joues la scène comme ci… », « Miss Monroe vous suggère de… », etc., durant tout le tournage. Et cela pour aboutir quand même à un film habité par la grâce.

– Tonte.


Dimanche 15 mai

Sept heures et demie. – Journée morne, malgré le soleil. Catherine, qui commence à souffrir moins, s'impatiente de son invalidité temporaire et de tous les petits tracas qu'elle entraîne – ils sont nombreux. Du coup, la sentant d'humeur chagrine, je le suis illico devenu moi aussi, si bien que nous avons passé les dix ou douze heures qui viennent de s'écouler dans une vague grognonnerie sans cause, qui n'était pas dirigée contre l'autre, ni d'ailleurs contre soi, mais qui semblait flotter dans toutes les pièces, telle une tenace odeur d'huile après la confection de frites. Cela a entraîné chez moi une désaffection assez large de la lecture (Henry James ne pourra pas se plaindre de harcèlement aujourd'hui), me contentant de remplir sans entrain des grilles de mots croisés “muettes”, en me demandant régulièrement pour quelle raison obscure je me livrais à cette activité somme toute assez stupide ; ce qui ne m'empêchait nullement de continuer. Espérons que demain reverdira.


Lundi 16 mai

Huit heures. –  Il se passe, cette fois-ci, la même chose que lors de l'autre épaule, fin 2014 : devenant le maître bien obligé de la marche de cette maison, j'ai totalement condamné au chômage le lave-vaisselle. Le résultat logique est que, entre cinq et dix fois par jour, je plonge mes mains dans le bac de l'évier pour y laver ce qui s'y trouve de sale. Je ne suis pas sûr que Catherine comprenne ce qui me fait agit ainsi, d'autant qu'il m'a fallu moi-même quelque temps pour y voir un peu clair.

Faire la vaisselle me plaît, il faut bien le dire, parce que cela me ramène à ces soirées de week-end, où je me trouvais à La Ferté, dans la maison de mes parents, et rien qu'avec eux. Il n'y eut jamais de machine destinée à laver la vaisselle, en cette maison. L'opération se faisait donc à la main et, chez nous, selon un certain processus ludique auquel nul n'a jamais songé à déroger, dans la mesure où il faisait partie de l'opération elle-même. La chose se passait ainsi : ma mère, dos tourné à mon père et à moi, lavait ce qui devait l'être, avant de poser les différents ustensiles sur le séchoir à sa gauche. Mon père et moi, chacun un torchon en main, prenions un sur deux de ces objets qui réclamaient d'être essuyés. Mais attention : il ne s'agissait pas de tricher, chacun de nous deux devait obligatoirement et alternativement saisir ce qui se présentait, ce que ma mère, véritable ordonnatrice de cette cérémonie joyeuse, posait sur le présentoir. Il se passait alors un moment unique, où le père et le fils devenaient strictement égaux, en compétition parfaite et pour rire, d'autant plus agréable qu'ils pouvaient penser n'y être pour rien, dans la mesure où c'était la femme leur tournant le dos qui décidait de tout – et qui devait, j'imagine, les prendre pour les mêmes étonnants gamins.

Car, bien sûr, comme dans tous les jeux d'enfants, il y avait un enjeu : il s'agissait de tomber, par effet du sort binaire, sur les choses les plus faciles à essuyer ; l'homme adulte qui m'avait engendré et moi-même avions, sur ce point, des critères d'une grande rigueur : il était entendu qu'une assiette était un privilège, par rapport à une casserole (et dans le cas de deux casseroles consécutives, leurs tailles respectives donnaient lieu à des scènes dont il m'est difficile de me souvenir sans m'en émouvoir un peu). Le point culminant de chaque séance vaisselière se produisait lorsque la cocotte-minute était en jeu. Je crois que, dans ces moments où les mains de ma mère se rapprochaient de plus en plus de la gamelle en question, mon père et moi atteignions le sommet de notre gaminerie commune : qui allait hériter du couvercle, et qui de la marmite ?

Avec le temps qui a passé, et la maison de La Ferté qui s'est évanouie quelque part, je me demande si j'ai, avant ou après, vécu des moments plus précieux que ces séances de “vaisselle à trois”, dont, je crois, il demeure une infime trace dans le chapitre 5 de mon pauvre Chef-d'œuvre.


Mardi 17 mai

Sept heures et demie. – Je me suis demandé, hier, si je n'allais pas utiliser l'entrée du jour pour en faire un billet sur le blog ; je me suis d'ailleurs encore interrogé à ce sujet toute la journée d'aujourd'hui (mais pas en continu, tout de même…). Je pense finalement que je ne vais pas le faire, parce que l'anecdote contée est un peu trop intime pour un billet, me semble-t-il, et qu'elle a davantage sa place ici, dans le journal.

À peu près rien lu. La journée s'est passée en occupations aussi diverses que sottes, comme aller faire les courses, répandre du désherbant total sur les dalles et les allées, mettre en route une machine à laver (du “blanc” : 60° ; et ne pas oublier la poudre anti-calcaire), étendre le linge propre, après avoir dépendu le linge sec d'hier (de la “couleur” : 40° ; et penser à ne mettre la poudre sus-évoquée qu'une fois le tambour refermé, sinon ça laisse des traces blanchâtres sur les vêtements de couleurs sombres), préparer le dîner. Enfin voilà, quoi : ma vie de femme au foyer sans enfant (encore heureux !).


Mercredi 18 mai

Huit heures. –  Notre infirmière habituelle est passée peu après six heures, pour ôter les fils noirs qui décoraient l'épaule droite de Catherine : de même que nous octroyons à Bergotte une friandise carnée dès que nous lui faisons subir une anodine torture, comme l'ingestion d'un vermifuge, où l'apposition à la peau d'une pipette de produit anti-parasites, nous nous sommes, après son départ (celui de l'infirmière) autorisé un petit apéritif, rythmé par Sinatra – nous traversons une période crooner. (Bergotte ronge son os dehors, tandis que le vent, revenu à l'ouest, agite les arbustes et le cerisier, et que Boulou semble guetter la menace du ciel, bien planqué sous la table de la terrasse.)

Je ne déteste pas cette période particulière (je ne l'avais déjà pas détestée il y a un an et demi) où Catherine dépend presque entièrement de moi pour toute chose. Cela a des côtés pénibles, et principalement le fait que je sais pouvoir être déranger à n'importe quelle seconde, même si elle fait effort pour ne pas endosser le rôle du malade infantile et exigeant. On rejoint la fameuse formule de Flaubert, que j'ai déjà citée plusieurs fois : il ne suffit pas de, etc. Mais, d'un autre côté, il me semble que cette interdépendance accrue, et basculant plus ou moins dans le sens unique (et voilà qu'il pleut, Bergotte rapplique dans la Case et s'y couche), crée, non pas un nouveau lien entre nous, mais confère à ceux qui existent déjà une sorte de solidité qu'ils n'avaient pas, ou avaient moins. Il faudrait creuser cette impression, mais je n'ai guère le temps (excuse facile). En réalité, je veux simplement dire une chose toute bête : que ce qu'elle subit depuis deux semaines, et pour encore quatre, nous rapproche tout en nous énervant tous les deux.

Dans cet étrange plaisir dont je parle, entre aussi la projection vers un avenir proche, celui où tout rentrera dans l'ordre habituel ; il s'accompagne d'une certaine mélancolie, engendrée par la certitude que, alors, nous oublierons très vite ces semaines particulières, et que, comme dans ces films où l'on efface la mémoire des protagonistes, nous reviendrons à notre vie d'avant, exactement comme s'il ne s'était rien produit d'anormal.

– Un film assez médiocre, vu cet après-midi, m'a donné envie de relire Jane Austen, dès que j'en aurai terminé avec Henry James.


Vendredi 20 mai

Huit heures moins vingt. – Merde, tout de même ! Voilà bien deux jours que je n’écris rien dans le journal, et justement, ce soir où j’avais envie d’y inscrire quelques phrases, je me retrouve avec un internet en carafe, ce qui m’empêche d’y accéder. Recours au bon vieux “document Word”, donc.

– Il y a très souvent, presque toujours, dans une journée, des micro-bonheurs que l’on ne songe même pas à noter. (J’ai l’impression de me mettre à parler comme cette pauvre Virginie B !) Parfois, on se dit qu’on le fera le lendemain, à “tête reposée” ou parce qu’on disposera de plus de temps ; naturellement on n’en fait rien, simplement parce qu’on a oublié, alors que la joie avait été réelle sur le moment. Ainsi, aujourd’hui, ce très court mail de Pluton, pour nous dire qu’à la suite de son opération (combien ? Cinq jours ? Une semaine ? Davantage ? Et voici le diariste confus de n’avoir rien noté au jour le jour), Emma venait d’être “désentubée” et qu’elle allait donc bientôt pouvoir rentrer à la maison. Le lisant, ce mail, j’en ai éprouvé un plaisir énorme, une bouffée de soulagement, quelque chose comme ça. Bien entendu, j’aurais dû faire part de cette joie à Pluton, cela lui aurait fait plaisir, je le sais bien. Mais comment s'y prendre ? Quel agencement de phrases pour ne pas tomber dans une sorte de ridicule pleurnichard ou niais, qui en plus pourrait bien passer pour insincère ? Pourquoi est-on toujours si embarrassé avec les gens que l’on aime, et notamment aux instants où l’on sent bien qu’ils auraient besoin de vous ? Je ne sais pas si un dieu nous a créés, mais si c’est le cas, je ne trouve pas qu’il nous ait vraiment réussis. Peut-être la planète Terre s’appelle-t-elle, dans le reste de l’univers, la planète Brouillon.

– J’ai enfin terminé Portrait de femme hier (ou avant-hier ?). Je n’en dirai rien, me sentant incapable de rendre justice à Henry James, vu la façon dont j’ai lu son roman, à savoir entre dix et trente pages par jour, quand il aurait fallu le faire par blocs de cent pages au moins ; mais la vie commande. J’ai enchaîné avec Jane Austen (Emma), qui reste décidément l’un de mes écrivains anglais préférés – j’y reviendrai.


Samedi 21 mai

Huit heures moins le quart. – Grandes délices, à lire Jane Austen. Porté par mon enthousiasme, j'ai voulu revoir ce que disait Nabokov, dans son cours sur Mansfield Park : très décevant. Au moins sur ce plan, celui du “décorticage” d'une œuvre, ce type était un charlatan. Du reste, en tant qu'écrivain, je n'ai jamais très bien compris pour quelles raisons ses sectateurs le portaient aux nues. Je n'ai lu que fort peu de ses livres, mais je me souviens qu'après Lolita, du haut de mes 25 ans (à peu près), il m'avait bien semblé que ce roman, au début extraordinaire, avait cent pages de trop et n'était nullement le chef-d'œuvre qu'on me sommait de voir en lui. Disons, pour liquider la question, que Nabokov et moi sommes assez peu compatibles.

– Les mésanges des deux cabanes (bleues dans l'une, charbonnières dans l'autre) continuent de nourrir inlassablement leurs nichées respectives. Et, comme d'habitude, étant incapable de dire quand les petits sont nés, je ne sais pas non plus à quel moment ils seront susceptibles de s'envoler. Sauf coup de chance, comme l'année dernière, je vais donc probablement manquer leur envol.


Dimanche 22 mai

Huit heures mois le quart. – Le problème, quand on fait garde-malade et aide-ménagère et garçon de course et ambulancier, c'est qu'on n'a plus trop le temps de… Non, tout cela est faux : je dispose encore de très larges plages de temps, chaque jour, où je pourrais faire autre chose. Ce que ces multiples micro-obligations font disparaître, c'est l'envie, ou même l'idée, de faire autre chose.


Lundi 23 mai (saint Didier)

Huit heures moins le quart. – Il se passe une chose amusante, après trois semaines post-opératoires presque révolues (et je me demande si je ne l'avais pas déjà observée lors de la précédente épaule) ; c'est que les contraintes pénibles qui nous sont imposées, chacun les siennes, créent à la longue une forme nouvelle de… de quoi ?  de complicité ? Oui, sans doute : quelque chose comme cela. Notre vie est sortie de ses rails par la force des choses, et nous nous trouvons finalement assez contents, voire fiers, de savoir y faire face sans que ni l'un ni l'autre de nous ne se départe d'une certaine tranquillité bienveillante. C'est un état qui devrait être utilisable dans un roman, si on envisageait d'écrire un roman.

– J'ai oublié de noter qu'hier, il y avait une “exposition d'artistes” à la mairie du village : nous y sommes allés, parce que c'était l'occasion pour Catherine de sortir et de marcher un peu. Quatre ou cinq artistes étaient exposés (peinture et sculpture) et nous fûmes ébahis d'apprendre qu'ils étaient tous du Plessis-Hébert : nous ignorions vivre dans un “village d'artistes”. L'exposition était fort modeste, il y avait des choses qui n'étaient point indignes, et d'autres qui l'étaient franchement. Une dame à fort accent anglais accueillait les visiteurs (c'est-à-dire rien que nous, à une heure) et nous apprîmes qu'elle était l'épouse de l'un de nos voisins “de derrière”, qui est déjà venu faire quelques travaux d'électricité à la maison et que nous voyons à chaque élection, car il fait partie des gens qui entourent le maire en ces jours solennels, autour de l'urne sacrée.

– Sorti du lit à six heures et demie, j'ai terminé avant le lever de Catherine la seconde partie d'Emma, avec un plaisir intact, voire renforcé.


Mardi 24 mai

Huit heures. – Poussé par Catherine (qui la connaît par cœur), j'ai tenté, hier soir, de regarder les deux premiers épisodes d'une mini-série produite par la BBC, concernant Orgueil et Préjugés, le roman sans doute le plus connu (au moins par son titre) de Jane Austen, dont je suis en train de terminer Emma. Au bout de vingt minutes, je savais que c'était une erreur, et j'ai passé le reste du premier épisode (avant de m'opposer fermement à la diffusion du second) à tenter de comprendre pourquoi c'était à ce point dénué d'intérêt. Je crois y être à peu près parvenu, mais l'expliquer demanderait plus de temps que ce dont je dispose ce soir : je ne note cela que pour me souvenir que je dois en parler plus tard, soit demain matin dans un billet, soit demain soir ici. Il me semble avoir également compris pourquoi les divers romans d'Austen jouissaient d'une telle faveur auprès des adaptateurs cinématographiques ou télévisuels.


Mercredi 25 mai

Cinq heures. – Je n'ai plus tellement envie de développer ce que j'évoquais brièvement hier soir. Pour le dire en très bref, il y a d'abord le problème général, celui de l'adaptation des œuvres littéraires au cinéma ou à la télévision : dans la plupart des cas, la caméra ni les seuls dialogues ne sont capables de traduire ce qui compte dans un roman, à savoir le regard de l'auteur sur les personnages et la distance qu'il instaure (et qui peut varier en cours de route) entre eux et nous. C'est évidemment moins gênant lorsqu'on a affaire à une histoire riche en péripéties et rebondissements (Dumas, Hugo, Balzac dans certains cas, etc.). Cependant, dans le meilleur des cas, le cinéaste ne pourra guère faire plus que de travailler sur le scénario du roman, son synopsis, et non sur l'œuvre elle-même, puisque, précisément, il en a éliminé l'auteur par la force des choses, les contraintes propres à son moyen d'expression.

Cela devient dramatique dans le cas de Jane Austen (ou de Proust, ou de Flaubert…), dans la mesure où les scénarios de ses romans sont d'une minceur extrême et, de plus, à peu près toujours semblables (filles à marier), toujours situés dans le même milieu (bourgeoisie et nobliaux de la campagne anglaise). Tout le prix de ses six romans – et c'est à mon avis un prix élevé – tient au regard qu'elle porte sur ses personnages, à son humour, son ironie allant du tendre à l'acerbe, les petites touches de son pinceau de miniaturiste, autant de choses que le cinéma est inapte à rendre. C'est cette ironie douce, et cette distance entre son sujet et nous, qui fait que les personnages les plus grotesques, ou les plus pénibles, ne le sont jamais vraiment, parce qu'ils sont nimbés de cet humour indulgent qui est la marque de la romancière. Transposés au cinéma, ils redeviennent simplement ce qu'ils seraient si Austen n'était pas à pour nous les montrer et que nous les découvrions par nous-mêmes ; c'est le cas, par exemple, dans Emma que je viens de terminer, de Mr Woodhouse, le père du personnage éponyme : vieillard radoteur, obsédé par les courants d'air et l'hygiène alimentaire, avec ça d'un très redoutable égoïsme, qui serait proprement insupportable dans un film parce qu'il serait forcément montré en son état brut, en éclairage direct si je puis dire, et non dans la lumière particulière dont Austen l'entoure.

Du coup, on comprend pourquoi ses romans ont autant eu la faveur du cinéma et de la télévision (les six ont été adaptés, et la plupart plusieurs fois) : c'est que, soustraits à l'auteur et ramenés à eux-mêmes, leurs scénarios ne diffèrent pas beaucoup des “sagas” de l'été que les tâcherons de la télévision pondent sans se lasser pour les chaînes publiques et privées. Il leur suffit alors, lorsqu'ils ont vidé la coquille de toute sa substance, de planter leur caméra devant ce qui reste et de tourner. Il en résulte la chose insipide et assez ridicule que j'ai tenté de regarder avant-hier.

– Sitôt terminé Emma, peu avant midi, j'ai fait un bond de près d'un siècle en arrière en rouvrant le Tom Jones d'Henry Fielding. J'ai également commandé un roman de Tobias Smollett, dont je n'ai lu que le Voyage en France et en Italie (pas sûr que ce soit le titre exact), il y a déjà quelques années.


Jeudi 26 mai

Sept heures et quart. – Vraiment rien.


Vendredi 27 mai

Huit heures. –  André va avoir soixante ans (ce qui est normal, puisqu'il est né la même année que moi). Béatrice, sa femme depuis… Voyons : quand je suis devenu “ami d'enfance” avec André, en 1978, il était déjà entendu qu'il allait passer sa vie avec Béa (je déteste les diminutifs, mais, là, l'ayant toujours appelée Béa, son vrai prénom me semble tout à fait étranger à sa personne – exactement comme celui de Daniel pour mon père, que tout le monde a toujours appelé Dany).

Bref : Béa a décidé qu'il fallait que les trente ou quarante personnes les plus proches d'André (beaucoup de sa famille) lui offrent une sorte de roman à multiples mains, le jour choisi pour la “fête”. (En ce qui me concerne, le fait qu'on puisse organiser une fête pour mes soixante ans suffirait presque à me faire rompre toute relation avec la femme partageant ma vie ; mais enfin, les Fernique ne sont pas moi.)

J'ai écrit la deuxième “entrée” de ce patchwork, forcément voué à l'incohérence. Et, ensuite, j'ai proposé à Béa de relire l'ensemble et d'en corriger les fautes, ce qui a été accepté. Je ne savais pas exactement ce qui m'attendait : j'y reviendrai demain.


Samedi 28 mai

Deux heures et demie. – Je viens à l'instant de terminer la relecture corrective du patchwork que j'évoquais hier soir. Pour déblayer un peu le terrain, voici le mail que j'ai envoyé à Béa, ainsi qu'à deux autres personnes qui, si j'ai bien compris, doivent se charger de la mise en forme de ces soixante-dix pages :

Ma chère Béa (et bien chers autres),

Je viens de terminer ma relecture, aussi attentive que possible. Tout d'abord, tu pourras présenter mes compliments à tous les participants pour leur orthographe, leur grammaire et leur syntaxe : les fautes étaient étonnamment peu nombreuses dans ces soixante-dix pages.

C'était un peu différent pour la ponctuation, assez incertaine dans la plupart des cas. Comme j'ai moi-même horreur que l'on touche à mes virgules (tu touches ma virgule, tu l'épouses !), j'ai respecté les façons de chacun, n'intervenant que dans les cas où la sarabande des virgules rendait une phrase ambiguë voire presque incompréhensible.

Le plus long et le plus ennuyeux fut de rendre homogènes tous les passages dialogués, chacun ayant évidemment fait sa petite tambouille dans son coin. J'ai opté pour la disposition suivante : mise à la ligne avant le début de chaque dialogue et nouvelle mise à la ligne pour revenir au discours indirect ; dialogues simplement ouverts par un tiret (–), signe que certains confondent avec le trait d'union (-) : qu'ils soient maudits jusqu'à la septième génération. Cela m'a permis de conserver les guillemets français (« ») pour les monologues intérieurs, tandis que j'ai opté pour les guillemets anglais (“ ”) lorsqu'il s'agissait d'encadrer un mot ou deux. J'espère ne m'être planté nulle part, mais sans trop y croire.

Pour conclure, après une lecture suivie, je trouve que l'ensemble se tient fort bien, est souvent amusant, même quand, visiblement, certaines allusions échappent à l'estranger que je suis. Il y a tout de même deux ou trois contributions qui m'ont été pénibles, voire presque douloureuses à lire, et qui auraient largement mérité de ne point être écrites. Mais enfin, ce n'est que mon avis, et même sous la torture je ne dévoilerai jamais desquelles il s'agit !

Voilà.

Didier

P.S. : Peux-tu me rappeler quel jour André découvrira l'objet ? Je te demande ça parce que, comme j'en parle dans mon journal, il ne s'agirait pas que la surprise soit gâchée par une parution prématurée d'icelui…

Je n'ai pas exagéré en parlant d'une lecture “douloureuse” de certaines contributions (trois, exactement, c'est-à-dire à peine 10 % du total). Ces trois personnes, dont j'ignore absolument qui elles sont, ont décidé de “faire dans le délirant”, ou dans le baroque sous ecstasy, comme on voudra. Sans se rendre compte une seule seconde qu'écrire un texte traduisant un certain délire d'un personnage, tout en restant intéressant pour le lecteur, est une des choses les plus difficiles à faire. Le piège principal consiste à confondre le délire d'une situation ou d'un personnage avec celui de l'auteur. Les trois contributeurs en question s'y sont vautrés avec un bel ensemble, chacun aboutissant à une logorrhée pesante, d'un profond ennui, ressemblant un peu à ces interminables discours d'ivrognes qui assomment tout le monde sauf leurs balbutiants auteurs, persuadés d'être très fins, drôles, etc. Le pire est que ce sont justement ces trois-là qui ont largement outrepassé la longueur de texte qui nous était impartie à tous (entre une et trois pages, en gros), ce qui est allier un réel manque de savoir-vivre à l'absence de talent. Je me demande d'ailleurs, si cet incohérent déluge qu'ils ont tous trois produit ne trahit pas simplement, et un peu paradoxalement aussi, leur manque d'imagination et leur incapacité à embarquer dans un récit commencé par d'autres, avec les contraintes inhérentes à ce type d'exercice. Il se peut aussi que le phénomène traduise une espèce de vanité puérile les ayant poussé à écrire “en dehors du troupeau”.

Malgré tout, comme je le dis à Béa dans mon mail, je trouve que tous les autres ont bien joué le jeu et que le résultat n'est pas dénué d'un certain charme, au moins pour tous ceux qui connaissent le principal destinataire.


Dimanche 29 mai

Huit heures. – Appelé ma mère en fin d'après-midi pour lui souhaiter sa fête, avant de lui passer Catherine, qui avait des choses à lui dire. Et c'est à elle (mais le haut-parleur du téléphone était mis) qu'elle a dit avoir tellement aimé le Chef-d'œuvre qu'elle l'a lu deux fois de suite et qu'elle a, plusieurs fois, “versé sa petite larme” (expression maternelle typique). Et je me disais ensuite que si les deux femmes de ma vie avaient aimé ce roman, en avaient été émues, je n'avais vraiment rien à réclamer de plus. (On se console comme on peut.) Sérieusement, les mots trouvés par ma mère pour en parler m'ont bien réchauffé la tripe.

– Commencé aujourd'hui Roderick Random, roman d'un écrivain anglais du XVIIIe siècle dont je n'avais lu que son Voyage en France et en Italie. Il a été réédité récemment par les Belles Lettres et c'est dans cette collection que je l'ai acheté. Si j'avais eu la certitude de plusieurs centaines d'exemplaires vendus du Chef-d'œuvre (au lieu des quelques dizaines probables), j'aurais probablement envoyé un mail à Mme de Ribas, l'attachée de presse de cette digne maison que je contribue à ruiner, pour qu'elle me l'envoie. Mais, évidemment, il m'est désormais impossible de demander quoi que ce soit aux Belles Lettres, non de leur fait, bien sûr, mais du mien. Déjà, il y a quelques jours, informé que cette maison publiait les écrits de Leonard Woolf concernant son épouse Virginia, mon premier réflexe a été d'adresser un message à la même personne, pour qu'elle me l'envoie, sachant que ce livre avait toute chance d'intéresser Catherine ; je n'en ai évidemment rien fait : c'est très ennuyeux, d'être un auteur sans lecteurs ; encore que, d'un autre côté, ç'ait aussi ses avantages, ses petites libertés.


Lundi 30 mai
  
Huit heures moins le quart. – J'ai publié vers midi ce court billet (inutile, je l'espère, de préciser qu'il est absolument authentique) : « Ils étaient donc trois, comme indiqué dans le titre, qui débouchaient d'une ruelle perpendiculaire à la mienne au moment où je parvenais à sa hauteur, me dirigeant vers la seule boulangerie de Pacy ouverte le lundi ; deux filles et un garçon, âgés de huit à dix ans : je ne suis pas spécialiste. Leurs propos, d'abord indistincts, devinrent brusquement compréhensibles à l'instant de notre réunion. L'une des fillettes disait : « En tout cas, moi c'est simple : je devrais pas le dire, mais jamais j'épouserai un noir. » Elle était elle-même la seule noire de ce petit ensemble. »

Je ne l'ai pas fait dans une intention ironique. Il se trouve que j'ai été vraiment frappé par la réflexion de cette petite fille noire. Évidemment, je ne sais pas, et ne saurai jamais, quelles sont ses raisons de ne pas épouser un homme de sa couleur, ni pourquoi elle y montrait une telle résolution tranquille (qui, d'ailleurs, n'a nullement fait sursauter ses deux compagnons). M'a frappé aussi le fait qu'elle précisât, mais sur le ton de la conversation la plus anodine : “je ne devrais pas le dire mais…”. Cela semble vouloir dire que, désormais, à neuf ou dix ans, les enfants ont déjà intégré les impératifs antiracistes (comme les petits Russes ânonnaient le communisme dans les années trente) mais que, en même temps, ils semblent s'en foutre complètement. Ils ont compris qu'il est seulement nécessaire de prendre une vague précaution oratoire avant d'exprimer ce qu'ils ressentent. Une commentatrice me dit ceci : « Les enfants répètent ce qu'ils entendent chez eux... » C'est, me semble-t-il, prendre les enfants pour des imbéciles. Non, les enfants ne répètent pas ce qu'ils entendent chez eux : ils adaptent ce qu'ils entendent, et ils le font à la société à laquelle ils sont confrontés, que généralement leurs parents ne devinent qu'à peine. D'une certaine manière, je crois que les enfants comprennent assez tôt dans leur âge qu'il faudra qu'ils se démerdent avec le monde que leurs abrutis de géniteurs leur auront laissé.


Mardi 31 mai

Huit heures. – Il était prévu depuis longtemps que je fasse aujourd'hui du rewriting à FD, ce qui m'ennuyait au-delà de toute mesure. Par chance, la CGT est venue à mon secours : en empêchant plus ou moins les gens qui travaillent de le faire, elle m'a dispensé de me rendre à Levallois, dans la mesure où je ne pouvais guère y aller sans essence. J'ai donc rewrité “de chez moi”, ce qui s'est avéré bien moins pénible. Je remercie donc ces sales cons agonisants pour leurs blocages divers.

– J'ai abandonné Tobias Smolett aussi vite que j'avais – comme à ma première tentative – laissé tomber Henry Fielding : je crois que le genre “roman picaresque” (pour faire bref) n'est vraiment pas pour moi. Après avoir lu deux ou trois chapitre des Whuthering Heights de Miss Brontë, j'ai éprouvé une sorte de satiété du roman anglais, et même du roman en général, et j'ai rouvert le premier volume qui m'est tombé sous la main de Jean-François Revel. Et nous allons terminer là-dessus ce mois de mai venteux et pluvieux, en signalant tout de même que les deux nichées de mésanges que nous hébergions – charbonnières dans une cabane et bleues dans l'autre – ont disparu voilà quelques jours sans laisser de traces, mais à moi quelques regrets d'elles.

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