LE MARRI D'ANGÉLIQUE
Mardi 1er décembre
Sept heures vingt. – J'ai envoyé, il y a quelques heures, le mot suivant à Rémi Usseil, à propos de son Charlemagne :
Mon cher Rémi,
Ayant liquidé mes lectures en cours, j'ai enfin pu, ce matin, retomber en Enfances.
Je t'avouerai que, avant de commencer, je doutais de pouvoir lire ton
livre jusqu'au bout : 420 pages de “gestes”, diantre ! cela risquait
d'outrepasser mes capacités…
Or, les vingt premières
pages lues, j'ai su avec certitude que, oui, j'irais au bout, et que
j'irais d'un bon pas. Étant parvenu à la fin de la première, de ces
“enfances”, je suis déjà sûr d'une chose : tu as considérablement
progressé depuis Berthe ; une liberté de ton, une aisance que tu
n'avais pas encore dans le premier livre, assortie à une écriture qui me
semble avoir gagné à la fois en ampleur, en souplesse et en raffinement
: c'est véritablement un grand bonheur que de te lire. Le plus
étonnant, pour moi, est que tu parviennes aussi bien à faire que les
parties versifiées (les “arias” de ton opéra) ne paraissent jamais
artificielles ou forcées, qu'elles ne soient pas ressenties par le
lecteur comme une contrainte liée au genre, mais qu'elle coulent aussi
naturellement et agréablement.
Je trouve très fort
aussi, dans ce premier chapitre, la façon dont tu réussis à rendre
vivante et animée ta "chanson dans la chanson", celle d'Aymard : du
grand art, puisque que, à plusieurs reprises, j'ai pu oublier que
j'étais dans un livre consacré à Charlemagne et non aux hauts faits de
Clovis.
Bref – et ce sera ma conclusion provisoire :
si, ce matin, je m'effrayais un peu de ces quatre cents pages, je me
réjouis maintenant d'en avoir encore trois cent cinquante devant moi.
Amitiés,
Didier
Depuis
ce courrier, j'ai lu une cinquantaine de pages de plus – soit tout le
chapitre II –, et mon enthousiasme n'a fait que croître. Le
rassemblement de ses quelques fidèles autour du jeune Charles (victimes
de ses deux enculés de demi-frères bâtards) et leurs portraits sont d'un
picaresque réjouissant : on ne se croirait pas très loin de l'abbaye de
Thélème ou de la forêt de Sherwood. Mon avis – mais je me trompe
sûrement – est que les cinq chevaliers fidèles ont été créés par Rémi ;
peut-être pas eux-mêmes, ex nihilo, mais au moins les portraits qu'il en dresse. Il faudra que je pense à lui demander ce qu'il en est.
Mais il y a mieux et plus haut, dans ce chapitre : la première moitié est occupée par la description du chemin de croix
(c'est bien de cela qu'il s'agit) du très jeune Charles, portant la
dépouille de son père, Pépin, empoisonné le même jour que son épouse
Berthe, entre Paris et Saint-Denis, en passant par la Montjoie. Pages
d'une maîtrise parfaite, où la fatigue, la douleur, l'insensé courage
deviennent perceptibles par le lecteur, vraiment ressentis par lui. Et
puis, aux qualités propres du texte qu'on lit vient s'ajouter, comme en
surimpression, le sentiment étrange et mélancolique que, au fond, en
refaisant vivre ces chevaliers pétris de bravoure et d'honneur, toujours
prêts à se sacrifier pour Dieu et le roi, mais aussi ce petit peuple de
paysans, de gardes ou de marmitons, il nous réaffirme, l'air de ne pas
trop y toucher, dissimulé derrière les plis de ses étoffes et les
armoiries de ses écus, que la France a réellement existé, que son
histoire aura été longue et fertile en très riches heures ; une vérité
qui, en ces temps d'agonie où nous sommes entrés pour n'en plus
ressortir, sans doute, fait à la fois l'effet d'un baume et celui d'un
fer porté au rouge. En ce sens, Les Enfances de Charlemagne, en plus de son côté puissamment onirique, peut aussi être considéré comme un livre de combat.
Mercredi 2 décembre
Sept heures vingt. – Depuis trois ans que je suis passé du rewriting à la rédaction, c'est la première fois qu'une telle chose m'arrive : hier, en fin d'après-midi, Philippe B. m'a demandé de reprendre assez largement mon article sur Michèle “Angélique” Mercier. J'en ai été d'autant plus marri que je me suis rapidement rendu compte qu'il avait raison de me le demander, et que le papier serait assez nettement meilleur une fois que j'aurais tenu compte de ses observations et suggestions ; ce que j'ai fait ce matin. Du coup, le texte est passé de dix à treize mille signes : ça lui apprendra.
– Continué la lecture du Charlemagne
de Rémi, avec toujours autant de gourmandise. Les chapitres III et IV
nous transportent à la cour du roi mahométan de Tolède. Les divers
affrontements entre les chevaliers français et leurs homologues
sarrasins (mot qui, nous rappelle-t-on en note, est pour les auteurs de
chansons de geste rigoureusement synonyme de “païens”), ainsi que la
bataille du chapitre IV, baignent vraiment dans une atmosphère de
merveilleux, avec ses excès et ses invraisemblances que l'on ne se
préoccupe pas de justifier, mais que, quand elles deviennent vraiment
trop grosses, on fait passer par une invocation à Dieu ; lequel, il va
de soi, ne peut que favoriser ses chrétiens au détriment des
adorateurs de fausses divinités. N'y manque pas non plus l'élément
cocasse représenté par le très méchant fils du roi de Tolède, Marsile ;
lequel, à force de réclamer sans se lasser, la décapitation ou la
pendaison de tous les Français qui défilent devant le trône de son père,
finit par ressembler à la fois au grand vizir Iznogoud de Goscinny et
au Chinois fou d'Hergé dans Le Lotus bleu. J'ajoute que les parties “poétisées” (décasyllabes à 4/6 ou alexandrins, tantôt rimés, tantôt assonancés)
sont parfaitement enchâssées dans le cours du texte en prose et
semblent être non pas les interruptions d'un voyage, mais des îles
éparses dans le lit du fleuve sur quoi nous sommes embarqués, ravissant
l'œil sans interrompre la navigation.
– Demain
après-midi, révision annuelle de Liselotte, ce qui va me contraindre à
passer deux bonnes heures à attendre au garage Volvo de la banlieue
commercialo-industrielle d'Évreux ; c'est là que Rémi Usseil va m'être
d'un secours très-précieux. Et j'ai hâte de voir s'il est possible de
lire une chanson de geste dans un garage automobile du XXIe siècle.
Vendredi 4 décembre
Sept heures vingt. –
L'après-midi d'hier fut hautement merdique. J'ai commencé par passer à
la clinique Pasteur d'Évreux, afin d'y prendre un rendez-vous pour mon
scanner de mars prochain. Là, pas de problème, hormis la vieille dame
qui, affirmant qu'elle était arrivée avant moi, ce qui est possible,
m'est franchement passée devant. Ensuite, il me fallait rejoindre le
garage Volvo, situé nettement à l'extérieur d'Évreux, sur la route de
Rouen, dans une zone commerciale assez nouvelle ; si nouvelle, même, que
Liselotte a refusé de prendre l'adresse du garage. Heureusement, je
savais comment y aller. De plus, j'étais assez largement en avance.
Je savais comment y aller, en venant directement de Pacy.
Là, partant du centre d'Évreux, je me suis, Dieu sait comment et
pourquoi, retrouvé sur une petite route de campagne qui, certes,
longeait l'autoroute de Rouen, mais ne permettait pas d'accéder à ma
fameuse zone commerciale. Je n'ai pu reprendre l'autoroute dans l'autre
sens qu'à Acquigny, soit à plus de vingt kilomètres d'Évreux.
Finalement, j'arrive chez Volvo à 14 h 02 pour 14 h, les mécaniciens
étaient en train d'ouvrir les grandes portes coulissantes de l'atelier.
Au guichet d'accueil, on me dit que David va venir tout de suite, qu'il
prend en charge la voiture d'un autre client. « Vous voyez, la Volvo
blanche, là, juste dehors… » Je poireaute, debout, le livre d'Usseil
sous le bras. Au bout d'un quart d'heure, le chef d'atelier – David,
donc –, était toujours en discussion avec le vieux con, propriétaire de
la Volvo blanche, qui ne cessait de lui expliquer je ne sais quoi. Les
nerfs commençaient à me lâcher quand, enfin – il était plus de deux
heures et quart –, je sens un mouvement s'amorcer. Mais c'est pour voir
les deux hommes, le mécano et le client, monter dans la voiture, et
entendre le moteur démarrer. J'en ai aussitôt déduit que, vraiment, ce
n'était pas mon jour ; j'ai dit à la dame de l'accueil, qui semblait
navrée, que j'en avais assez d'attendre, que j'étais censé poireauter
deux heures le temps de la révision, que j'étais déjà en train de
m'énerver avant même que quiconque ait soulevé le capot, que je lui
tirais ma révérence et que je rappellerais un de ces jours pour un autre
rendez-vous. Le David a téléphoné à la maison en fin d'après-midi,
tellement gêné et obséquieux, que c'est moi, maintenant, qui ne savais
plus quoi dire pour lui remonter le moral et lui assurer que, non, pas
du tout, ce contretemps ne m'avait nullement ennuyé, et bla, et bla, et
bla. Il n'empêche que j'ai été ferme : au prochain rendez-vous (ce sera
vendredi prochain), je leur apporte la voiture le matin, il me passe un
“véhicule de courtoisie”, je rentre chez moi et je reviens récupérer
Liselotte en fin de journée. Il a acquiescé à tout.
Le
résultat de toute cette agitation inutile est que nous avons pris
l'apéritif hier soir, raison pour laquelle je ne suis pas venue dans ce
journal.
Dimanche 6 décembre
Sept heures dix. –
Pas grand-chose à noter, sinon que j'ai terminé, juste avant le dîner,
le livre de Rémi Usseil, qui se soutient jusqu'à la dernière page et
constitue donc une authentique réussite. Mais une réussite pour combien
de lecteurs ? C'est la question.
Nous nous préparons,
comme de juste à une mini-soirée électorale ; je dis “mini” car, dès
neuf heures moins le quart, nous souciant peu d'écouter mentir les
habituels politiciens de plateaux, nous basculerons sur un film
américano-coréen de science-fiction, dont j'ai bien entendu oublié le
titre. S'il s'avère décevant, nous reviendrons à Game of Thrones,
qui est notre lot quasi quotidien depuis quelques semaines, puisque
nous en sommes presque au milieu de la troisième saison. C'est très bien
fait, Game of Thrones, et pas inintéressant, même si un peu
compliqué à suivre pour nos vieilles cervelles fatiguées. Seulement il y
a ces inexplicables “tunnels”, en moyenne un par épisode : soudain,
deux personnages se mettent à bavasser interminablement sur un sujet
n'ayant que fort peu à voir avec l'intrigue, laquelle est donc suspendue
durant deux ou trois minutes, le temps de cet incompréhensible trou
d'air. Hormis cela, c'est une série agréable, et Catherine et moi avons
bien hâte que les trois bébés dragons deviennent enfin adultes, afin de
nous montrer de quoi ils sont capables.
– Hier, huit mille signes consacrés à Laurette Fugain ; demain, la même quantité à propos de Jacques Villeret.
Lundi 7 septembre
Sept heures et demie. – En ayant fini avec Les Enfances de Charlemagne, je m'apprêtais à me consacrer à Samuel Butler (Ainsi va toute chair,
qui attend patiemment depuis des mois sur la table basse) lorsque,
facteur passé, je me suis retrouvé avec deux livres de Muray,
aimablement envoyés par Dany-des-Belles-Lettres : La Gloire de Rubens et Postérité
; c'est par ce dernier que j'ai commencé, simplement parce qu'il est
très longuement question de ce roman dans le dernier volume paru du
journal de l'auteur. J'étais presque certain d'en avoir déjà lu les
premières pages, voilà quelques années ; effectivement, la certitude
s'est imposée quand je les ai reprises. Le roman fait cinq cents pages
très serrées, je doute fort d'avoir la patience d'aller au bout d'elles,
tant la manière d'écrire de Muray, très efficace dans les courts textes
qui ont fait sa renommée, se révèle horripilante dès qu'il prétend
écrire un roman. C'est grand dommage car, au moins dans les
quatre-vingts pages lues aujourd'hui, il y a beaucoup de choses
intéressantes, piquantes, drôles, etc. Mais, comment dire ? C'est comme
se retrouver devant une purée aux truffes ; une grande jatte contenant
six ou sept kilos de pommes de terre ; et, pour espérer trouver les
lamelles du précieux champignon, vous devez absolument engloutir toute
la purée. J'y reviendrai, et en donnant des exemples concrets de ce qui
m'insupporte dans ce style ; ce qui ne sera pas compliqué, les exemples
en question se retrouvant pratiquement dans chaque paragraphe.
–
Écrit à peine la moitié du Villeret, qui n'était pourtant pas bien long
: huit mille signes. Je ferai le reste demain matin (pas trop tôt…).
Mercredi 9 décembre
Sept heures et quart. – Comment parler de Postérité,
le roman de Philippe Muray, dont je viens de terminer les 540 pages
très serrées ? Quels mots employer pour décrire la stupéfaction
saisissant le lecteur de Muray, celui des Exorcismes, lorsqu'il
se trouve soudain englué dans cet énorme pudding gélatineux, tout de
même parsemé de quelques trop rares fruits confits vraiment savoureux ?
Comment l'écrivain d'Après l'histoire ou de L'Empire du Bien a-t-il pu accoucher de ce monstre inviable
? Par quel aveuglement a-t-il pu croire que ces ratiocinations engluées
les unes dans les autres, statiques, ne débouchant sur rien, écrites
dans une langue horripilante à force de métaphores clonées se présentant
systématiquement par petits trains de cinq ou six, à la queue-leu-leu ;
et cet échantillon de dix ou douze figurines interchangeables,
indiscernables et découpées dans le contreplaqué le plus mince, par quel
sortilège Muray en est-il venu à penser que cet amas constituait un
roman ? Je ne sais pas. Vraiment, je ne sais pas. Avant de commencer
celui-ci, j'envisageais plus ou moins, après, de lire son roman suivant,
On ferme ; je m'en garderai : l'accablement et l'irritation sont
tels, ce soir, qu'une dose supplémentaire, j'en ai peur, risquerait de
me faire dangereusement désaimer l'autre Muray, celui que je lis depuis plus de dix ans – et relirai encore. Avec celui-là, j'espère que La Gloire de Rubens va me rabibocher.
Vendredi 11 décembre
Sept heures vingt. – J'ai tenté hier soir de noter quelques lambeaux d'idées, à propos du problème que me pose Muray depuis quelques jours (La Gloire de Rubens efface partiellement l'impression désastreuse laissée par Postérité, mais, justement, elle ne le fait que partiellement), de cet incroyable rift que je vois béer entre ses courts essais d'une part et le reste de son œuvre de l'autre. C'était si maladroit que, ce matin, j'ai tout effacé : on ne devrait jamais se lancer dans des considérations littéraires les soirs d'apéritif ; ni dans aucune autre, d'ailleurs.
– Journée Volvo. J'ai emmené Liselotte au garage d'Évreux ce matin, à neuf heures, pour son petit check up
annuel. Je l'ai récupérée peu avant cinq heures, la plaisanterie m'a
coûté près de 800 euros, et encore se sont-ils arrangés pour ne me
changer aucun pneu, en mettant ceux de devant derrière et vice-versa. Du
coup, il va falloir changer les quatre à la prochaine révision qui,
elle, va me coûter des sommes que je n'ose même pas envisager. Entre
neuf heures et cinq heures, j'ai dû subir l'humiliation de me déplacer
dans une minuscule voiture de fille, et de marque Mitsubishi : j'espère
n'avoir croisé, au volant de ce suppositoire à camions (formule de mon
père), aucune personne de ma connaissance.
– En
parcourant la documentation qui m'est arrivée, à propos des Frères
ennemis et du “destin brisé” de l'un d'entre eux, j'ai eu l'excellente
surprise de constater que j'avais déjà traité le sujet, il y a huit ans,
dans FD. Avec un minimum de toilettage, ce long article de Didier
Balbec devrait parfaitement faire mon affaire. M'occuperai de ce
ravaudage dès demain.
Samedi 12 décembre
Huit heures dix. – Retour inattendu, tout à l'heure, attendant Catherine (à la messe au Plessis), de l'idée d'un Bref manuel de désertion,
petit livre de 80 ou 100 pages maximum. L'idée qui m'est venue serait
d'y incorporer cette évocation du “trottoir jaune” de Sedan, que je n'ai
finalement jamais écrite, malgré plusieurs tentatives, très étirées
dans le temps (la première, dont je n'ai aucune trace, doit bien
remonter à 35 ans). Celle-ci et peut-être deux ou trois autres,
entrelardées avec les textes correspondant plus étroitement au titre de
l'ensemble. À voir.
– Commencé à lire Frédéric Bastiat, édition de l'Institut Coppet.
– Ce pauvre Gauche de Combat
poursuit sa descente aux enfers psychiatriques. Le mot qui revient
désormais le plus souvent dans les billets qu'il publie en rafale chaque
jour, n'ayant visiblement rien d'autre à faire, c'est : indiscutablement.
Comme tous les gens qui sont coupés de la vie “normale”, ne sortent
plus de chez eux et passent leur vie à traquer (ou à rechercher) les
complots sur internet, il prend désormais pour argent comptant tout ce
qu'il peut ramasser dans ce cloaque, pourvu que ça flatte ses névroses.
Il me fait, d'un côté, penser au fils de Catherine, incapable de mettre
en doute les délires qu'il rencontre dans ses navigations internétiques ;
il me rappelle aussi ces vieilles gens de ma jeunesse pour qui tout ce
qui se trouvait imprimé “dans le journal” était forcément parole
d'évangile, vérité indéboulonnable. Donc, quand il découvre un délire
nouveau, émanant probablement de l'un de ses doubles, de ses frères en
révolution fantasmée, dans le paragraphe suivant, le délire en question
devient automatiquement indiscutable. Et, du reste, il a raison :
personne ne discute plus avec lui. Qui serait assez “bonne sœur” pour
tenter de persuader un fou se prenant pour Napoléon qu'il n'est pas
Napoléon ?
Lundi 14 décembre
Sept heures dix. –
Je n'ai rien écrit ici hier, par une sorte d'accablement, en me disant
que j'allais forcément être amené à parler de la pantalonnade électorale
du jour ; or, j'avais envie de tout plutôt que de cela. M'asseyant
devant le téléviseur à huit heures moins cinq, je me suis aperçu que je
me moquais absolument des résultats qui allaient apparaître, quels
qu'ils puissent être. Les guignolades “résistancialistes” conjointes de
la gauche et de la droite faisaient monter en moi une envie de revenir à
mon abstentionnisme rigoureux de naguère, et il n'est pas sûr que je ne
cède pas à cette tentation-là dans les élections prochaines.
–
Continué à lire Bastiat : on se découvre tout surpris de constater
qu'il y eut des époque où l'on pouvait, en France, être économiste et
néanmoins manier élégamment sa langue.
Mercredi 16 décembre
Sept heures et demie. –
Je traîne depuis hier un rhume qui, pour être peu carabiné, ne m'en
colle pas moins une légère fièvre, laquelle se traduit par une lourdeur
de tête qui fait que, sitôt que je m'assoie pour lire, je m'endors. Je
ne vais quand même pas être être condamné à lire debout, tout de même ? Ô
vieillesse, vieillesse !
– À propos de lecture, j'ai
abandonné Bastiat au milieu du gué : l'économie et moi, décidément… À la
place, je me suis replongé dans Les Décombres de M. Rebatet,
lecture dont je serais sans doute mieux avisé de ne pas me vanter à trop
haute voix. Mais j'ai trouvé un passage dans lequel il portraiture
Aristide Briand de manière assassine, et d'une tournure telle que,
moyennant deux ou trois mots ôtés, on pourrait croire à une charge
contre Hollande. Je crois d'ailleurs que, demain, je vais proposer ces
quelques lignes, en énigme, sur le blog.
– Vu
Jobbé-Duval hier (décidément, je ne saurai jamais si ce digne
cardiologue réclame le trait d'union à son nom ou pas) : mon cœur
fonctionne normalement. C'est du moins la conclusion que j'ai tirée de
son mutisme total, après examen, concernant le dit organe. C'est une
chose qui surprend toujours Catherine, et même l'atterre quelque peu,
que je ne songe jamais à demander quoi que soit à mes médecins
réguliers. Mais c'est que je pars du principe que, si quelque chose
clochait, ils auraient alors la présence d'esprit de me le dire, de
m'envoyer faire des examens, prendre des remèdes, etc. S'ils se taisent
(ou si l'on parle de tout autre chose), c'est que tout va bien,
provisoirement.
Jeudi 17 décembre
Sept heures et demie. –
Je pensais en avoir fini avec le hors-série n°4 (ces Destins commencent
à me les briser…), mais voici que Philippe B., pour les pages
consacrées à Laurette Fugain, me réclame un encadré à la gloire de
l'association créée par Stéphanie Fugain, mère de la première. Ce n'est
évidemment pas grand-chose à faire, cela va me prendre vingt minutes
demain matin, mais ça m'agace tout de même un peu, pour une raison
n'ayant à peu près rien à voir avec l'article lui-même, et encore moins
avec FD. C'est que m'énervent toujours plus ou moins ces gens qui, sous
prétexte que la vie leur a infligé un malheur, se croient ensuite
autorisé à se jucher au sommet de leur tragédie personnelle pour faire
suer la terre entière jusqu'à la fin de leurs jours. Ce sont d'ailleurs
souvent des femmes, ai-je cru pouvoir observer, bien que je ne dispose
évidemment d'aucuns chiffre ni statistique sur le sujet. C'est celui-ci,
dont le fils s'est tué en voiture à 20 ans, qui n'a rien de plus pressé
que de créer une association (l'arme ordinaire de ces gens-là, la seule
qui ne nécessite pas de permis de port) et va s'en servir pour exiger,
tempêter, squatter les plateaux de télévision, insulter ceux qui
émettent les plus légères réserves à propos de son “combat”, etc. C'est
celle-là, qui voudrait, sous prétexte que sa fille est morte suite à un
coma éthylique, qu'on interdise l'alcool partout, qu'on crée des
brigades volantes munies d'alcootests dans les rues, qu'on rouvre
Cayenne pour les plus de 0,5 g, etc. Et je ne dis rien des mères de
filles violées, qui sont peut-être les plus enragées. Je ne sais
d'ailleurs pas pourquoi je m'énerve, dans la mesure où le cas de
Stéphanie Fugain est tout de même assez différent, son association se
contentant, dans ses campagnes de “sensibilisation” aux maladies du
sang, de demander aux gens d'aller donner le leur dans les petits
camions spécialisés, de ne pas jeter leurs plaquettes usagées, etc.
Mais, évidemment, dans le cas de la leucémie, il est assez difficile de
pointer un coupable irréfutable et de demander pour lui plus de
répression…
On va me dire (je le sais parce qu'on me
l'a déjà dit souvent) que ces gens ont énormément souffert, ce qui est
vrai, que ces associations sont leur moyen de ne pas craquer, leur thérapie.
C'est sans doute vrai aussi. Mais est-ce qu'on imagine le tintamarre
médiatique, et les demandes d'interdictions et de répression en pluie
serrée, si tous les parents de morts prématurés se mettaient à faire
pareil ?
– Poursuivi la lecture des Décombres.
Livre à la fois superbe et parfois glaçant, en particulier dans ses
éructations antisémites, proches de sombrer dans le délire. Mais il dit
aussi nombre de choses – sur la démocratie, la pourriture d'un régime,
la bassesse irrémédiable de ses élus, etc. – qui ont encore à notre
époque des échos nettement perceptibles ; et même, sans doute, de plus
en plus.
Samedi 19 décembre
Sept heures et quart. –
Il semblerait que mes chefs aient tout à fait oublié mon existence. En
toute logique, en ayant terminé ce jour-là avec le hors-série n°4,
j'aurais dû réintégrer la rédaction de l'hebdomadaire dès mercredi ; or,
je n'ai vu venir aucun travail. Inutile de préciser que cela ne m'a
nullement traumatisé, que je ne m'en suis senti dévalorisé en rien.
– Je suis toujours dans Les Décombres,
si je puis me permettre. Le tableau que brosse Rebatet de sa “drôle de
guerre” (il se retrouve dans un régiment de Chasseurs alpins à Romans)
est d'un grand talent et d'un irrésistible comique ; avec aussi un fond
de tristesse et d'accablement car, si vraiment l'armée avait atteint le
stade de déréliction qu'il montre, alors, en effet, cette guerre était
perdue d'avance, et la défaite de la France n'a plus grand chose de ce
caractère étrange que lui attribuait Marc Bloch.
– Le
chat noir et blanc des voisins d'en face, qui a contracté voilà quelque
temps l'habitude de venir prendre le soleil sur notre terrasse, était de
nouveau là ce matin et me contemplait à travers la porte d'un air tout à
fait serein, voire légèrement goguenard ; très détendu en tout cas. Ne
voulant pas qu'il se croit chez lui pour autant, je décidai d'ouvrir la
porte à Bergotte afin qu'elle lui fasse comprendre de façon indiscutable
que le territoire était déjà occupé. Au bruit de la clenche, le chat a
descendu les marches et s'est assis au pied de l'escalier. Bergotte
sort, le regarde, s'avance d'à peine un mètre et s'arrête… avant de
revenir vers moi et de me demander à rentrer ; avec l'air de ne pas trop
comprendre l'intérêt de la déranger pour si peu. Le chat, lui, voyant
le chien surgir de la maison, n'avait pas eu un frémissement des
oreilles ni des moustaches.
Dimanche 20 décembre
Une heure et demie. – Je viens d'exhumer du tiroir de mon bureau le Grand Cahier que j'avais abandonné au milieu du chapitre VI du Chef-d'œuvre,
pour cause de difficultés grandissantes à écrire à la main. Comme je ne
vois guère de raisons pour que ces douleurs et blocages du poignet et
du pouce aient disparu par enchantement depuis sept ou huit mois, cette
exhumation ressortit donc à l'acte symbolique. Car il est temps, je le
sens de plus en plus nettement, que je me remette à essayer d'écrire
quelque chose d'un peu suivi. Mais quoi ? Après d'assez longs
atermoiements, je me suis (presque) décidé à laisser provisoirement de
côté Pot-Bouille, roman plus ambitieux dans ses proportions et
ses attendus que celui déjà écrit, et qui, de ce fait, m'impressionne
encore suffisamment pour ne pas m'y mettre. Je me suis donc tourné de
nouveau vers ce “Bref manuel” auquel j'ai déjà pensé (et auquel j'ai
peut-être même fait allusion dans ce journal, je ne me souviens pas). Il
devrait être constitué par un certain nombre de textes assez courts,
centrés sur un sujet commun, le tout ne dépassant pas cent “petites
pages” ; soit cent mille signes au grand maximum. Chaque texte
commencera par une courte phrase à l'impératif (Faites ceci, gardez-vous
de cela, etc.), pour mettre en avant le côté manuel, guide pratique. Je
ne sais pas quand (ni même si…) je vais m'y mettre, mais il me semble
indispensable, ensuite, que tout soit écrit de manière continue et en un
temps relativement bref : un mois, deux au grand maximum. Si je table
sur cent mille signes, cela représente, à la main et de mon écriture
misérable, environ trente pages du Grand Cahier ; donc, pas plus de
trente jours de travail. Si je tiens compte des jours où je ne ferai
rien, par exemple quand je dois aller à FD, un mois et demi devrait être
la bonne mesure.
Mercredi 23 décembre
Midi.
– Élodie nous est arrivée hier après-midi, pour passer Noël ici. Ce
qui, bien entendu, a justifié que nous prissions un verre ou deux hier
soir, mais sans excès notable. Ce matin, la mère et la fille sont
parties je ne sais trop où, ce qui explique en partie ma présence dans
ce journal à un moment très inhabituel. J'y reviendrai sans doute cet
après-midi car je doute qu'elles puissent résister au plaisir de
regarder l'un de ces films idiotement sentimentaux qui font leurs
délices à toutes deux. De toute façon, il est plus que probable que je
reçoive du travail en provenance de FD.
– Je viens de
voir que le premier volume des œuvres complètes de Houellebecq allait
paraître le 6 janvier, soit dix jours avant le Chef-d'œuvre : je
n'arrive pas à décider si c'est une bonne ou une mauvaise chose ; voire
une chose parfaitement neutre. C'est en tout cas un livre que je
n'achèterai pas, possédant déjà, en “ordre dispersé” sinon tout ce qu'il
a écrit, du moins tout ce qui m'intéresse de lui (soit la totalité de
l'œuvre moins les poèmes).
Jeudi 24 décembre
Trois heures et demie.
– Les filles sont occupées à jouer au scrabble dans le salon télé.
Comme la maison ne dispose pas de ce jeu, elles sont assises côte à
côte, chacune son ordinateur sur les genoux, et jouent électroniquement.
– Est-ce le fait d'en parler hier ? Une envie de relire Houellebecq m'a saisi brusquement. J'ai commencé par Interventions, un recueil d'articles déjà anciens (années 90), puis j'ai enchaîné avec La Carte et le Territoire.
J'ai été fort étonné de découvrir que, lors d'une scène de bistrot, Jed
Martin, le personnage principal, commande un Viandox, ce que fait aussi
Evremont dans le premier chapitre du Chef-d'œuvre. Catherine dit
que mon inconscient devait s'en souvenir et que c'est ressorti au
moment opportun ; je n'en crois pas un mot, trouvant que ce serait
vraiment exagérer les pouvoirs de cet hypothétique inconscient, dans la
mesure où ma dernière lecture de ce roman doit remonter à au moins
quatre ans. Un peu plus loin, le personnage de Michel Houellebecq va se
chercher un chien au plus proche refuge de la SPA, là encore comme le
fait Evremont dans mon chapitre VI. Ce qui m'amuse, c'est que
d'éventuels lecteurs, à la fois attentifs et connaissant bien l'œuvre de
Houellebecq, pourront se persuader que, de ma part, il s'agit de clins
d'œil, alors que cela relève d'un hasard total. Je vais maintenant
relire Soumission, roman paru alors que je devais être quelque
part entre les troisième et quatrième chapitres du mien : là, au moins,
en cas de ressemblance, on ne pourra pas incriminer mon inconscient. En
revanche, on pourra toujours m'accuser de plagiat.
Samedi 26 décembre
Quatre heures.
– Comme les deux femmes, la mère et la fille, n'arrêtent à peu près
jamais de parler, je me trouvai incapable d'une lecture un peu
absorbante. Après mon mini-cycle houellebecquien, je me suis donc
replongé dans la Correspondance de Proust, en commençant par l'année 1914, au moment où il vient tout juste de publier chez Grasset, et à compte d'auteur, Du côté de chez Swann.
Cette lecture m'a entièrement repris et il m'étonnerait beaucoup que je
m'arrête avant d'être parvenu à sa mort, en novembre 1922, c'est-à-dire
six fort volumes (les années 1916 et 1919 me manquent).
Dimanche 27 décembre
Cinq heures. –
Catherine et Élodie viennent de rentrer d'une promenade qu'elles sont
allées faire à Pacy, sur le chemin qui longe l'Eure : elles ont bien
failli revenir sans Bergotte, laquelle est tombée à l'eau, à un endroit
où le courant est assez important et où il n'y avait nulle possibilité
pour elle de remonter par ses propres moyens. Heureusement, Catherine a
tout juste eu le temps de la rattraper par la peau du cou… mais avec ses
mains emmouflées ! Puis, Élodie a réussi, en se jetant à plat ventre, à
lui saisir les pattes arrière, cependant que Catherine faisait de même
avec celles d'avant ; pour, enfin, parvenir péniblement à extraire la
chienne trempée de la rivière. Pendant ce temps, j'étais bien tranquille
au salon, à lire les lettres de Proust de l'année 1915.
– À propos de cette Correspondance,
je ne décolère pas depuis hier contre les jean-foutre des éditions
Plon, qui semblent tenir pour négligeable le fait que cette édition,
celle de Philip Kolb, soit épuisée. La correspondance de Proust, épuisée
: est-ce qu'on peut se dire un pays de culture, après une chose
pareille ? Le résultat est que j'ai bel et bien trouvé, sur les sites
dédiés, le volume concernant l'année 1919 (c'est celle qui me manque le
plus, car concernant ses deux déménagements, la reprise de publication
de La Recherche, après la guerre, et le prix Goncourt), mais il
me faudrait, pour l'acquérir, débourser près de 180 euros, ce que je ne
suis nullement disposé à faire. Je voue donc aux Gémonies la maison Plon
à peu près une fois par heure, sans parvenir pour autant à éteindre la
frustration qui m'habite.
Jeudi 31 décembre
Midi.
– La semaine a été un peu perturbée (mais il nous faut désormais,
surtout moi, que d'infimes changements pour être “perturbés”…) par la
présence d'Élodie, sans qu'elle-même y soit pour rien d'ailleurs ; c'est
en tout cas ce qui explique que je ne sois pas venu dans ce journal
trois jours consécutifs. Durant ce temps, j'ai poursuivi ma relecture
des lettres de Proust (je termine 1917), qui me ravissent tout autant
que lors de ma première lecture, vers la fin des années quatre-vingt. Ce
serait bien, j'imagine, que j'en tire un billet, mais je ne vois pas
pourquoi je ferais de la publicité, même très indirecte, aux cuistres
inopérants de chez Plon.
Comme Élodie nous a quittés
hier en début d'après-midi, et que nous avons pris notre dernier
apéritif le soir même, nous allons terminer l'année avec une exemplaire
sobriété, exactement comme nous l'avions fait l'année dernière.
Le
31 décembre 2014 (je viens d'aller vérifier), je me souhaitais de
parvenir à terminer le roman commencé quelques semaines plus tôt, en
espérant que les anges gardiens, avec qui Catherine est en liaison quasi
permanente, voudraient bien me donner un coup de main : apparemment,
ils ont été efficaces. Cette année, je me souhaite d'entrer, sans trop
d'atermoiement ni de peine dans le livre suivant, quel qu'il soit.
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