jeudi 28 janvier 2016

Décembre 2015










LE MARRI D'ANGÉLIQUE








Mardi 1er décembre

Sept heures vingt. – J'ai envoyé, il y a quelques heures, le mot suivant à Rémi Usseil, à propos de son Charlemagne :

Mon cher Rémi,

Ayant liquidé mes lectures en cours, j'ai enfin pu, ce matin, retomber en Enfances. Je t'avouerai que, avant de commencer, je doutais de pouvoir lire ton livre jusqu'au bout : 420 pages de “gestes”, diantre ! cela risquait d'outrepasser mes capacités…

Or, les vingt premières pages lues, j'ai su avec certitude que, oui, j'irais au bout, et que j'irais d'un bon pas. Étant parvenu à la fin de la première, de ces “enfances”, je suis déjà sûr d'une chose : tu as considérablement progressé depuis Berthe ; une liberté de ton, une aisance que tu n'avais pas encore dans le premier livre, assortie à une écriture qui me semble avoir gagné à la fois en ampleur, en souplesse et en raffinement : c'est véritablement un grand bonheur que de te lire. Le plus étonnant, pour moi, est que tu parviennes aussi bien à faire que les parties versifiées (les “arias” de ton opéra) ne paraissent jamais artificielles ou forcées, qu'elles ne soient pas ressenties par le lecteur comme une contrainte liée au genre, mais qu'elle coulent aussi naturellement et agréablement.

Je trouve très fort aussi, dans ce premier chapitre, la façon dont tu réussis à rendre vivante et animée ta "chanson dans la chanson", celle d'Aymard : du grand art, puisque que, à plusieurs reprises, j'ai pu oublier que j'étais dans un livre consacré à Charlemagne et non aux hauts faits de Clovis.

Bref – et ce sera ma conclusion provisoire : si, ce matin, je m'effrayais un peu de ces quatre cents pages, je me réjouis maintenant d'en avoir encore trois cent cinquante devant moi.

Amitiés,

Didier

Depuis ce courrier, j'ai lu une cinquantaine de pages de plus – soit tout le chapitre II –, et mon enthousiasme n'a fait que croître. Le rassemblement de ses quelques fidèles autour du jeune Charles (victimes de ses deux enculés de demi-frères bâtards) et leurs portraits sont d'un picaresque réjouissant : on ne se croirait pas très loin de l'abbaye de Thélème ou de la forêt de Sherwood. Mon avis – mais je me trompe sûrement – est que les cinq chevaliers fidèles ont été créés par Rémi ; peut-être pas eux-mêmes, ex nihilo, mais au moins les portraits qu'il en dresse. Il faudra que je pense à lui demander ce qu'il en est.

Mais il y a mieux et plus haut, dans ce chapitre : la première moitié est occupée par la description du chemin de croix (c'est bien de cela qu'il s'agit) du très jeune Charles, portant la dépouille de son père, Pépin, empoisonné le même jour que son épouse Berthe, entre Paris et Saint-Denis, en passant par la Montjoie. Pages d'une maîtrise parfaite, où la fatigue, la douleur, l'insensé courage deviennent perceptibles par le lecteur, vraiment ressentis par lui. Et puis, aux qualités propres du texte qu'on lit vient s'ajouter, comme en surimpression, le sentiment étrange et mélancolique que, au fond, en refaisant vivre ces chevaliers pétris de bravoure et d'honneur, toujours prêts à se sacrifier pour Dieu et le roi, mais aussi ce petit peuple de paysans, de gardes ou de marmitons, il nous réaffirme, l'air de ne pas trop y toucher, dissimulé derrière les plis de ses étoffes et les armoiries de ses écus, que la France a réellement existé, que son histoire aura été longue et fertile en très riches heures ; une vérité qui, en ces temps d'agonie où nous sommes entrés pour n'en plus ressortir, sans doute, fait à la fois l'effet d'un baume et celui d'un fer porté au rouge. En ce sens, Les Enfances de Charlemagne, en plus de son côté puissamment onirique, peut aussi être considéré comme un livre de combat.


Mercredi 2 décembre

Sept heures vingt. – Depuis trois ans que je suis passé du rewriting à la rédaction, c'est la première fois qu'une telle chose m'arrive : hier, en fin d'après-midi, Philippe B. m'a demandé de reprendre assez largement mon article sur Michèle “Angélique” Mercier. J'en ai été d'autant plus marri que je me suis rapidement rendu compte qu'il avait raison de me le demander, et que le papier serait assez nettement meilleur une fois que j'aurais tenu compte de ses observations et suggestions ; ce que j'ai fait ce matin. Du coup, le texte est passé de dix à treize mille signes : ça lui apprendra.

– Continué la lecture du Charlemagne de Rémi, avec toujours autant de gourmandise. Les chapitres III et IV nous transportent à la cour du roi mahométan de Tolède. Les divers affrontements entre les chevaliers français et leurs homologues sarrasins (mot qui, nous rappelle-t-on en note, est pour les auteurs de chansons de geste rigoureusement synonyme de “païens”), ainsi que la bataille du chapitre IV, baignent vraiment dans une atmosphère de merveilleux, avec ses excès et ses invraisemblances que l'on ne se préoccupe pas de justifier, mais que, quand elles deviennent vraiment trop grosses, on fait passer par une invocation à Dieu ; lequel, il va de soi, ne peut que favoriser ses chrétiens au détriment des adorateurs de fausses divinités. N'y manque pas non plus l'élément cocasse représenté par le très méchant fils du roi de Tolède, Marsile ; lequel, à force de réclamer sans se lasser, la décapitation ou la pendaison de tous les Français qui défilent devant le trône de son père, finit par ressembler à la fois au grand vizir Iznogoud de Goscinny et au Chinois fou d'Hergé dans Le Lotus bleu. J'ajoute que les parties “poétisées” (décasyllabes à 4/6 ou alexandrins, tantôt rimés, tantôt assonancés) sont parfaitement enchâssées dans le cours du texte en prose et semblent être non pas les interruptions d'un voyage, mais des îles éparses dans le lit du fleuve sur quoi nous sommes embarqués, ravissant l'œil sans interrompre la navigation.

– Demain après-midi, révision annuelle de Liselotte, ce qui va me contraindre à passer deux bonnes heures à attendre au garage Volvo de la banlieue commercialo-industrielle d'Évreux ; c'est là que Rémi Usseil va m'être d'un secours très-précieux. Et j'ai hâte de voir s'il est possible de lire une chanson de geste dans un garage automobile du XXIe siècle.


Vendredi 4 décembre

Sept heures vingt. – L'après-midi d'hier fut hautement merdique. J'ai commencé par passer à la clinique Pasteur d'Évreux, afin d'y prendre un rendez-vous pour mon scanner de mars prochain. Là, pas de problème, hormis la vieille dame qui, affirmant qu'elle était arrivée avant moi, ce qui est possible, m'est franchement passée devant. Ensuite, il me fallait rejoindre le garage Volvo, situé nettement à l'extérieur d'Évreux, sur la route de Rouen, dans une zone commerciale assez nouvelle ; si nouvelle, même, que Liselotte a refusé de prendre l'adresse du garage. Heureusement, je savais comment y aller. De plus, j'étais assez largement en avance.

Je savais comment y aller, en venant directement de Pacy. Là, partant du centre d'Évreux, je me suis, Dieu sait comment et pourquoi, retrouvé sur une petite route de campagne qui, certes, longeait l'autoroute de Rouen, mais ne permettait pas d'accéder à ma fameuse zone commerciale. Je n'ai pu reprendre l'autoroute dans l'autre sens qu'à Acquigny, soit à plus de vingt kilomètres d'Évreux. Finalement, j'arrive chez Volvo à 14 h 02 pour 14 h, les mécaniciens étaient en train d'ouvrir les grandes portes coulissantes de l'atelier. Au guichet d'accueil, on me dit que David va venir tout de suite, qu'il prend en charge la voiture d'un autre client. « Vous voyez, la Volvo blanche, là, juste dehors… » Je poireaute, debout, le livre d'Usseil sous le bras. Au bout d'un quart d'heure, le chef d'atelier – David, donc –, était toujours en discussion avec le vieux con, propriétaire de la Volvo blanche, qui ne cessait de lui expliquer je ne sais quoi. Les nerfs commençaient à me lâcher quand, enfin – il était plus de deux heures et quart –, je sens un mouvement s'amorcer. Mais c'est pour voir les deux hommes, le mécano et le client, monter dans la voiture, et entendre le moteur démarrer. J'en ai aussitôt déduit que, vraiment, ce n'était pas mon jour ; j'ai dit à la dame de l'accueil, qui semblait navrée, que j'en avais assez d'attendre, que j'étais censé poireauter deux heures le temps de la révision, que j'étais déjà en train de m'énerver avant même que quiconque ait soulevé le capot, que je lui tirais ma révérence et que je rappellerais un de ces jours pour un autre rendez-vous. Le David a téléphoné à la maison en fin d'après-midi, tellement gêné et obséquieux, que c'est moi, maintenant, qui ne savais plus quoi dire pour lui remonter le moral et lui assurer que, non, pas du tout, ce contretemps ne m'avait nullement ennuyé, et bla, et bla, et bla. Il n'empêche que j'ai été ferme : au prochain rendez-vous (ce sera vendredi prochain), je leur apporte la voiture le matin, il me passe un “véhicule de courtoisie”, je rentre chez moi et je reviens récupérer Liselotte en fin de journée. Il a acquiescé à tout.

Le résultat de toute cette agitation inutile est que nous avons pris l'apéritif hier soir, raison pour laquelle je ne suis pas venue dans ce journal.


Dimanche 6 décembre

Sept heures dix. – Pas grand-chose à noter, sinon que j'ai terminé, juste avant le dîner, le livre de Rémi Usseil, qui se soutient jusqu'à la dernière page et constitue donc une authentique réussite. Mais une réussite pour combien de lecteurs ? C'est la question.

Nous nous préparons, comme de juste à une mini-soirée électorale ; je dis “mini” car, dès neuf heures moins le quart, nous souciant peu d'écouter mentir les habituels politiciens de plateaux, nous basculerons sur un film américano-coréen de science-fiction, dont j'ai bien entendu oublié le titre. S'il s'avère décevant, nous reviendrons à Game of Thrones, qui est notre lot quasi quotidien depuis quelques semaines, puisque nous en sommes presque au milieu de la troisième saison. C'est très bien fait, Game of Thrones, et pas inintéressant, même si un peu compliqué à suivre pour nos vieilles cervelles fatiguées. Seulement il y a ces inexplicables “tunnels”, en moyenne un par épisode : soudain, deux personnages se mettent à bavasser interminablement sur un sujet n'ayant que fort peu à voir avec l'intrigue, laquelle est donc suspendue durant deux ou trois minutes, le temps de cet incompréhensible trou d'air. Hormis cela, c'est une série agréable, et Catherine et moi avons bien hâte que les trois bébés dragons deviennent enfin adultes, afin de nous montrer de quoi ils sont capables.

– Hier, huit mille signes consacrés à Laurette Fugain ; demain, la même quantité à propos de Jacques Villeret.


Lundi 7 septembre

Sept heures et demie. – En ayant fini avec Les Enfances de Charlemagne, je m'apprêtais à me consacrer à Samuel Butler (Ainsi va toute chair, qui attend patiemment depuis des mois sur la table basse) lorsque, facteur passé, je me suis retrouvé avec deux livres de Muray, aimablement envoyés par Dany-des-Belles-Lettres : La Gloire de Rubens et Postérité ; c'est par ce dernier que j'ai commencé, simplement parce qu'il est très longuement question de ce roman dans le dernier volume paru du journal de l'auteur. J'étais presque certain d'en avoir déjà lu les premières pages, voilà quelques années ; effectivement, la certitude s'est imposée quand je les ai reprises. Le roman fait cinq cents pages très serrées, je doute fort d'avoir la patience d'aller au bout d'elles, tant la manière d'écrire de Muray, très efficace dans les courts textes qui ont fait sa renommée, se révèle horripilante dès qu'il prétend écrire un roman. C'est grand dommage car, au moins dans les quatre-vingts pages lues aujourd'hui, il y a beaucoup de choses intéressantes, piquantes, drôles, etc. Mais, comment dire ? C'est comme se retrouver devant une purée aux truffes ; une grande jatte contenant six ou sept kilos de pommes de terre ; et, pour espérer trouver les lamelles du précieux champignon, vous devez absolument engloutir toute la purée. J'y reviendrai, et en donnant des exemples concrets de ce qui m'insupporte dans ce style ; ce qui ne sera pas compliqué, les exemples en question se retrouvant pratiquement dans chaque paragraphe.

– Écrit à peine la moitié du Villeret, qui n'était pourtant pas bien long : huit mille signes. Je ferai le reste demain matin (pas trop tôt…).


Mercredi 9 décembre

Sept heures et quart. – Comment parler de Postérité, le roman de Philippe Muray, dont je viens de terminer les 540 pages très serrées ? Quels mots employer pour décrire la stupéfaction saisissant le lecteur de Muray, celui des Exorcismes, lorsqu'il se trouve soudain englué dans cet énorme pudding gélatineux, tout de même parsemé de quelques trop rares fruits confits vraiment savoureux ? Comment l'écrivain d'Après l'histoire ou de L'Empire du Bien a-t-il pu accoucher de ce monstre inviable ? Par quel aveuglement a-t-il pu croire que ces ratiocinations engluées les unes dans les autres, statiques, ne débouchant sur rien, écrites dans une langue horripilante à force de métaphores clonées se présentant systématiquement par petits trains de cinq ou six, à la queue-leu-leu ; et cet échantillon de dix ou douze figurines interchangeables, indiscernables et découpées dans le contreplaqué le plus mince, par quel sortilège Muray en est-il venu à penser que cet amas constituait un roman ? Je ne sais pas. Vraiment, je ne sais pas. Avant de commencer celui-ci, j'envisageais plus ou moins, après, de lire son roman suivant, On ferme ; je m'en garderai : l'accablement et l'irritation sont tels, ce soir, qu'une dose supplémentaire, j'en ai peur, risquerait de me faire dangereusement désaimer l'autre Muray, celui que je lis depuis plus de dix ans – et relirai encore. Avec celui-là, j'espère que La Gloire de Rubens va me rabibocher.


Vendredi 11 décembre

Sept heures vingt. – J'ai tenté hier soir de noter quelques lambeaux d'idées, à propos du problème que me pose Muray depuis quelques jours (La Gloire de Rubens efface partiellement l'impression désastreuse laissée par Postérité, mais, justement, elle ne le fait que partiellement), de cet incroyable rift que je vois béer entre ses courts essais d'une part et le reste de son œuvre de l'autre. C'était si maladroit que, ce matin, j'ai tout effacé : on ne devrait jamais se lancer dans des considérations littéraires les soirs d'apéritif ; ni dans aucune autre, d'ailleurs.

– Journée Volvo. J'ai emmené Liselotte au garage d'Évreux ce matin, à neuf heures, pour son petit check up annuel. Je l'ai récupérée peu avant cinq heures, la plaisanterie m'a coûté près de 800 euros, et encore se sont-ils arrangés pour ne me changer aucun pneu, en mettant ceux de devant derrière et vice-versa. Du coup, il va falloir changer les quatre à la prochaine révision qui, elle, va me coûter des sommes que je n'ose même pas envisager. Entre neuf heures et cinq heures, j'ai dû subir l'humiliation de me déplacer dans une minuscule voiture de fille, et de marque Mitsubishi : j'espère n'avoir croisé, au volant de ce suppositoire à camions (formule de mon père), aucune personne de ma connaissance.

– En parcourant la documentation qui m'est arrivée, à propos des Frères ennemis et du “destin brisé” de l'un d'entre eux, j'ai eu l'excellente surprise de constater que j'avais déjà traité le sujet, il y a huit ans, dans FD. Avec un minimum de toilettage, ce long article de Didier Balbec devrait parfaitement faire mon affaire. M'occuperai de ce ravaudage dès demain.


Samedi 12 décembre

Huit heures dix. – Retour inattendu, tout à l'heure, attendant Catherine (à la messe au Plessis), de l'idée d'un Bref manuel de désertion, petit livre de 80 ou 100 pages maximum. L'idée qui m'est venue serait d'y incorporer cette évocation du “trottoir jaune” de Sedan, que je n'ai finalement jamais écrite, malgré plusieurs tentatives, très étirées dans le temps (la première, dont je n'ai aucune trace, doit bien remonter à 35 ans). Celle-ci et peut-être deux ou trois autres, entrelardées avec les textes correspondant plus étroitement au titre de l'ensemble. À voir.

– Commencé à lire Frédéric Bastiat, édition de l'Institut Coppet.

– Ce pauvre Gauche de Combat poursuit sa descente aux enfers psychiatriques. Le mot qui revient désormais le plus souvent dans les billets qu'il publie en rafale chaque jour, n'ayant visiblement rien d'autre à faire, c'est : indiscutablement. Comme tous les gens qui sont coupés de la vie “normale”, ne sortent plus de chez eux et passent leur vie à traquer (ou à rechercher) les complots sur internet, il prend désormais pour argent comptant tout ce qu'il peut ramasser dans ce cloaque, pourvu que ça flatte ses névroses. Il me fait, d'un côté, penser au fils de Catherine, incapable de mettre en doute les délires qu'il rencontre dans ses navigations internétiques ; il me rappelle aussi ces vieilles gens de ma jeunesse pour qui tout ce qui se trouvait imprimé “dans le journal” était forcément parole d'évangile, vérité indéboulonnable. Donc, quand il découvre un délire nouveau, émanant probablement de l'un de ses doubles, de ses frères en révolution fantasmée, dans le paragraphe suivant, le délire en question devient automatiquement indiscutable. Et, du reste, il a raison : personne ne discute plus avec lui. Qui serait assez “bonne sœur” pour tenter de persuader un fou se prenant pour Napoléon qu'il n'est pas Napoléon ?


Lundi 14 décembre

Sept heures dix. – Je n'ai rien écrit ici hier, par une sorte d'accablement, en me disant que j'allais forcément être amené à parler de la pantalonnade électorale du jour ; or, j'avais envie de tout plutôt que de cela. M'asseyant devant le téléviseur à huit heures moins cinq, je me suis aperçu que je me moquais absolument des résultats qui allaient apparaître, quels qu'ils puissent être. Les guignolades “résistancialistes” conjointes de la gauche et de la droite faisaient monter en moi une envie de revenir à mon abstentionnisme rigoureux de naguère, et il n'est pas sûr que je ne cède pas à cette tentation-là dans les élections prochaines.

– Continué à lire Bastiat : on se découvre tout surpris de constater qu'il y eut des époque où l'on pouvait, en France, être économiste et néanmoins manier élégamment sa langue.


Mercredi 16 décembre

Sept heures et demie. – Je traîne depuis hier un rhume qui, pour être peu carabiné, ne m'en colle pas moins une légère fièvre, laquelle se traduit par une lourdeur de tête qui fait que, sitôt que je m'assoie pour lire, je m'endors. Je ne vais quand même pas être être condamné à lire debout, tout de même ? Ô vieillesse, vieillesse !

– À propos de lecture, j'ai abandonné Bastiat au milieu du gué : l'économie et moi, décidément… À la place, je me suis replongé dans Les Décombres de M. Rebatet, lecture dont je serais sans doute mieux avisé de ne pas me vanter à trop haute voix. Mais j'ai trouvé un passage dans lequel il portraiture Aristide Briand de manière assassine, et d'une tournure telle que, moyennant deux ou trois mots ôtés, on pourrait croire à une charge contre Hollande. Je crois d'ailleurs que, demain, je vais proposer ces quelques lignes, en énigme, sur le blog.

– Vu Jobbé-Duval hier (décidément, je ne saurai jamais si ce digne cardiologue réclame le trait d'union à son nom ou pas) : mon cœur fonctionne normalement. C'est du moins la conclusion que j'ai tirée de son mutisme total, après examen, concernant le dit organe. C'est une chose qui surprend toujours Catherine, et même l'atterre quelque peu, que je ne songe jamais à demander quoi que soit à mes médecins réguliers. Mais c'est que je pars du principe que, si quelque chose clochait, ils auraient alors la présence d'esprit de me le dire, de m'envoyer faire des examens, prendre des remèdes, etc. S'ils se taisent (ou si l'on parle de tout autre chose), c'est que tout va bien, provisoirement.


Jeudi 17 décembre

Sept heures et demie. – Je pensais en avoir fini avec le hors-série n°4 (ces Destins commencent à me les briser…), mais voici que Philippe B., pour les pages consacrées à Laurette Fugain, me réclame un encadré à la gloire de l'association créée par Stéphanie Fugain, mère de la première. Ce n'est évidemment pas grand-chose à faire, cela va me prendre vingt minutes demain matin, mais ça m'agace tout de même un peu, pour une raison n'ayant à peu près rien à voir avec l'article lui-même, et encore moins avec FD. C'est que m'énervent toujours plus ou moins ces gens qui, sous prétexte que la vie leur a infligé un malheur, se croient ensuite autorisé à se jucher au sommet de leur tragédie personnelle pour faire suer la terre entière jusqu'à la fin de leurs jours. Ce sont d'ailleurs souvent des femmes, ai-je cru pouvoir observer, bien que je ne dispose évidemment d'aucuns chiffre ni statistique sur le sujet. C'est celui-ci, dont le fils s'est tué en voiture à 20 ans, qui n'a rien de plus pressé que de créer une association (l'arme ordinaire de ces gens-là, la seule qui ne nécessite pas de permis de port) et va s'en servir pour exiger, tempêter, squatter les plateaux de télévision, insulter ceux qui émettent les plus légères réserves à propos de son “combat”, etc. C'est celle-là, qui voudrait, sous prétexte que sa fille est morte suite à un coma éthylique, qu'on interdise l'alcool partout, qu'on crée des brigades volantes munies d'alcootests dans les rues, qu'on rouvre Cayenne pour les plus de 0,5 g, etc. Et je ne dis rien des mères de filles violées, qui sont peut-être les plus enragées. Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi je m'énerve, dans la mesure où le cas de Stéphanie Fugain est tout de même assez différent, son association se contentant, dans ses campagnes de “sensibilisation” aux maladies du sang, de demander aux gens d'aller donner le leur dans les petits camions spécialisés, de ne pas jeter leurs plaquettes usagées, etc. Mais, évidemment, dans le cas de la leucémie, il est assez difficile de pointer un coupable irréfutable et de demander pour lui plus de répression…

On va me dire (je le sais parce qu'on me l'a déjà dit souvent) que ces gens ont énormément souffert, ce qui est vrai, que ces associations sont leur moyen de ne pas craquer, leur thérapie. C'est sans doute vrai aussi. Mais est-ce qu'on imagine le tintamarre médiatique, et les demandes d'interdictions et de répression en pluie serrée, si tous les parents de morts prématurés se mettaient à faire pareil ?

– Poursuivi la lecture des Décombres. Livre à la fois superbe et parfois glaçant, en particulier dans ses éructations antisémites, proches de sombrer dans le délire. Mais il dit aussi nombre de choses – sur la démocratie, la pourriture d'un régime, la bassesse irrémédiable de ses élus, etc. – qui ont encore à notre époque des échos nettement perceptibles ; et même, sans doute, de plus en plus.


Samedi 19 décembre

Sept heures et quart. – Il semblerait que mes chefs aient tout à fait oublié mon existence. En toute logique, en ayant terminé ce jour-là avec le hors-série n°4, j'aurais dû réintégrer la rédaction de l'hebdomadaire dès mercredi ; or, je n'ai vu venir aucun travail. Inutile de préciser que cela ne m'a nullement traumatisé, que je ne m'en suis senti dévalorisé en rien.

– Je suis toujours dans Les Décombres, si je puis me permettre. Le tableau que brosse Rebatet de sa “drôle de guerre” (il se retrouve dans un régiment de Chasseurs alpins à Romans) est d'un grand talent et d'un irrésistible comique ; avec aussi un fond de tristesse et d'accablement car, si vraiment l'armée avait atteint le stade de déréliction qu'il montre, alors, en effet, cette guerre était perdue d'avance, et la défaite de la France n'a plus grand chose de ce caractère étrange que lui attribuait Marc Bloch.

– Le chat noir et blanc des voisins d'en face, qui a contracté voilà quelque temps l'habitude de venir prendre le soleil sur notre terrasse, était de nouveau là ce matin et me contemplait à travers la porte d'un air tout à fait serein, voire légèrement goguenard ; très détendu en tout cas. Ne voulant pas qu'il se croit chez lui pour autant, je décidai d'ouvrir la porte à Bergotte afin qu'elle lui fasse comprendre de façon indiscutable que le territoire était déjà occupé. Au bruit de la clenche, le chat a descendu les marches et s'est assis au pied de l'escalier. Bergotte sort, le regarde, s'avance d'à peine un mètre et s'arrête… avant de revenir vers moi et de me demander à rentrer ; avec l'air de ne pas trop comprendre l'intérêt de la déranger pour si peu. Le chat, lui, voyant le chien surgir de la maison, n'avait pas eu un frémissement des oreilles ni des moustaches.


Dimanche 20 décembre

Une heure et demie. – Je viens d'exhumer du tiroir de mon bureau le Grand Cahier que j'avais abandonné au milieu du chapitre VI du Chef-d'œuvre, pour cause de difficultés grandissantes à écrire à la main. Comme je ne vois guère de raisons pour que ces douleurs et blocages du poignet et du pouce aient disparu par enchantement depuis sept ou huit mois, cette exhumation ressortit donc à l'acte symbolique. Car il est temps, je le sens de plus en plus nettement, que je me remette à essayer d'écrire quelque chose d'un peu suivi. Mais quoi ? Après d'assez longs atermoiements, je me suis (presque) décidé à laisser provisoirement de côté Pot-Bouille, roman plus ambitieux dans ses proportions et ses attendus que celui déjà écrit, et qui, de ce fait, m'impressionne encore suffisamment pour ne pas m'y mettre. Je me suis donc tourné de nouveau vers ce “Bref manuel” auquel j'ai déjà pensé (et auquel j'ai peut-être même fait allusion dans ce journal, je ne me souviens pas). Il devrait être constitué par un certain nombre de textes assez courts, centrés sur un sujet commun, le tout ne dépassant pas cent “petites pages” ; soit cent mille signes au grand maximum. Chaque texte commencera par une courte phrase à l'impératif (Faites ceci, gardez-vous de cela, etc.), pour mettre en avant le côté manuel, guide pratique. Je ne sais pas quand (ni même si…) je vais m'y mettre, mais il me semble indispensable, ensuite, que tout soit écrit de manière continue et en un temps relativement bref : un mois, deux au grand maximum. Si je table sur cent mille signes, cela représente, à la main et de mon écriture misérable, environ trente pages du Grand Cahier ; donc, pas plus de trente jours de travail. Si je tiens compte des jours où je ne ferai rien, par exemple quand je dois aller à FD, un mois et demi devrait être la bonne mesure.


Mercredi 23 décembre

Midi. – Élodie nous est arrivée hier après-midi, pour passer Noël ici. Ce qui, bien entendu, a justifié que nous prissions un verre ou deux hier soir, mais sans excès notable. Ce matin, la mère et la fille sont parties je ne sais trop où, ce qui explique en partie ma présence dans ce journal à un moment très inhabituel. J'y reviendrai sans doute cet après-midi car je doute qu'elles puissent résister au plaisir de regarder l'un de ces films idiotement sentimentaux qui font leurs délices à toutes deux. De toute façon, il est plus que probable que je reçoive du travail en provenance de FD.

– Je viens de voir que le premier volume des œuvres complètes de Houellebecq allait paraître le 6 janvier, soit dix jours avant le Chef-d'œuvre : je n'arrive pas à décider si c'est une bonne ou une mauvaise chose ; voire une chose parfaitement neutre. C'est en tout cas un livre que je n'achèterai pas, possédant déjà, en “ordre dispersé” sinon tout ce qu'il a écrit, du moins tout ce qui m'intéresse de lui (soit la totalité de l'œuvre moins les poèmes).


Jeudi 24 décembre

Trois heures et demie. – Les filles sont occupées à jouer au scrabble dans le salon télé. Comme la maison ne dispose pas de ce jeu, elles sont assises côte à côte, chacune son ordinateur sur les genoux, et jouent électroniquement.

– Est-ce le fait d'en parler hier ? Une envie de relire Houellebecq m'a saisi brusquement. J'ai commencé par Interventions, un recueil d'articles déjà anciens (années 90), puis j'ai enchaîné avec La Carte et le Territoire. J'ai été fort étonné de découvrir que, lors d'une scène de bistrot, Jed Martin, le personnage principal, commande un Viandox, ce que fait aussi Evremont dans le premier chapitre du Chef-d'œuvre. Catherine dit que mon inconscient devait s'en souvenir et que c'est ressorti au moment opportun ; je n'en crois pas un mot, trouvant que ce serait vraiment exagérer les pouvoirs de cet hypothétique inconscient, dans la mesure où ma dernière lecture de ce roman doit remonter à au moins quatre ans. Un peu plus loin, le personnage de Michel Houellebecq va se chercher un chien au plus proche refuge de la SPA, là encore comme le fait Evremont dans mon chapitre VI. Ce qui m'amuse, c'est que d'éventuels lecteurs, à la fois attentifs et connaissant bien l'œuvre de Houellebecq, pourront se persuader que, de ma part, il s'agit de clins d'œil, alors que cela relève d'un hasard total. Je vais maintenant relire Soumission, roman paru alors que je devais être quelque part entre les troisième et quatrième chapitres du mien : là, au moins, en cas de ressemblance, on ne pourra pas incriminer mon inconscient. En revanche, on pourra toujours m'accuser de plagiat.


Samedi 26 décembre

Quatre heures. – Comme les deux femmes, la mère et la fille, n'arrêtent à peu près jamais de parler, je me trouvai incapable d'une lecture un peu absorbante. Après mon mini-cycle houellebecquien, je me suis donc replongé dans la Correspondance de Proust, en commençant par l'année 1914, au moment où il vient tout juste de publier chez Grasset, et à compte d'auteur, Du côté de chez Swann. Cette lecture m'a entièrement repris et il m'étonnerait beaucoup que je m'arrête avant d'être parvenu à sa mort, en novembre 1922, c'est-à-dire six fort volumes (les années 1916 et 1919 me manquent).


Dimanche 27 décembre

Cinq heures. –  Catherine et Élodie viennent de rentrer d'une promenade qu'elles sont allées faire à Pacy, sur le chemin qui longe l'Eure : elles ont bien failli revenir sans Bergotte, laquelle est tombée à l'eau, à un endroit où le courant est assez important et où il n'y avait nulle possibilité pour elle de remonter par ses propres moyens. Heureusement, Catherine a tout juste eu le temps de la rattraper par la peau du cou… mais avec ses mains emmouflées ! Puis, Élodie a réussi, en se jetant à plat ventre, à lui saisir les pattes arrière, cependant que Catherine faisait de même avec celles d'avant ; pour, enfin, parvenir péniblement à extraire la chienne trempée de la rivière. Pendant ce temps, j'étais bien tranquille au salon, à lire les lettres de Proust de l'année 1915.

– À propos de cette Correspondance, je ne décolère pas depuis hier contre les jean-foutre des éditions Plon, qui semblent tenir pour négligeable le fait que cette édition, celle de Philip Kolb, soit épuisée. La correspondance de Proust, épuisée : est-ce qu'on peut se dire un pays de culture, après une chose pareille ? Le résultat est que j'ai bel et bien trouvé, sur les sites dédiés, le volume concernant l'année 1919 (c'est celle qui me manque le plus, car concernant ses deux déménagements,  la reprise de publication de La Recherche, après la guerre, et le prix Goncourt), mais il me faudrait, pour l'acquérir, débourser près de 180 euros, ce que je ne suis nullement disposé à faire. Je voue donc aux Gémonies la maison Plon à peu près une fois par heure, sans parvenir pour autant à éteindre la frustration qui m'habite.


Jeudi 31 décembre

Midi. – La semaine a été un peu perturbée (mais il nous faut désormais, surtout moi, que d'infimes changements pour être “perturbés”…) par la présence d'Élodie, sans qu'elle-même y soit pour rien d'ailleurs ; c'est en tout cas ce qui explique que je ne sois pas venu dans ce journal trois jours consécutifs. Durant ce temps, j'ai poursuivi ma relecture des lettres de Proust (je termine 1917), qui me ravissent tout autant que lors de ma première lecture, vers la fin des années quatre-vingt. Ce serait bien, j'imagine, que j'en tire un billet, mais je ne vois pas pourquoi je ferais de la publicité, même très indirecte, aux cuistres inopérants de chez Plon.

Comme Élodie nous a quittés hier en début d'après-midi, et que nous avons pris notre dernier apéritif le soir même, nous allons terminer l'année avec une exemplaire sobriété, exactement comme nous l'avions fait l'année dernière.

Le 31 décembre 2014 (je viens d'aller vérifier), je me souhaitais de parvenir à terminer le roman commencé quelques semaines plus tôt, en espérant que les anges gardiens, avec qui Catherine est en liaison quasi permanente, voudraient bien me donner un coup de main : apparemment, ils ont été efficaces. Cette année, je me souhaite d'entrer, sans trop d'atermoiement ni de peine dans le livre suivant, quel qu'il soit.

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