mercredi 30 décembre 2015

Novembre 2015










LA MAISON DE CORRECTIONS









Dimanche 1er novembre

Huit heures. – Week-end fort agréable avec l'Héritière (fille de Pluton et Emma, je le rappelle pour les distraits). Jeune femme médecin, comme papa et maman, mais qui a décidé de s'occuper des dingues : je ne l'envie pas, moi à qui les dysfonctionnements mentaux ont toujours collé une venette biblique. Néanmoins, quand Alzheimer aura fait que je me serai promené deux ou trois fois complètement à poil dans les rues du Plessis, je serai peut-être content que des gens comme elle existent.

Nous sommes donc allés, hier, la récupérer à Vernon, au train de Paris qui était scrupuleusement à l'heure, avant de mettre le cap sur Jumièges, avec traversée de la Seine par le bac. Le restaurant (Auberge des ruines) était aussi bon que dans notre souvenir, à Catherine et à moi, du jour où nous y avions entraîné Marchenoir, voilà deux ans (à peu près). Quant aux ruines elles-mêmes, elles resplendissaient sous le soleil, ce qui ne les empêchaient pas d'exhaler, pour moi, une tristesse persistante : l'impression de contempler l'Europe d'aujourd'hui depuis notre futur de plus en plus immédiat.

La soirée fut raisonnablement alcoolisée (de mon point de vue…), l'Héritière y tint sa partie, Catherine réalisa un sans-faute culinaire, et moi un sans-faute œnologique. Pour aujourd'hui, je me suis un peu désintéressé de l'aspect mondain de l'existence, laissant les deux femmes vivre leur vie sans moi ; moi qui avais reçu hier un autre roman de Robert Penn Warren (Un endroit où aller), dont j'ai lu une centaine de pages.

Catherine ayant raccompagné notre hôte à la gare de Vernon peu après six heures, je me suis cru autorisé à déboucher la bouteille de chablis qui avait échappé à notre sage orgie d'hier.

Pot Bouille semble être en train de me happer, depuis quelques jours ; des lambeaux de choses voudraient se mettre en place, en particulier, depuis hier soir, la “scène primordiale” entre Colin F. (25 ans, je pense) et Clara (15 ou 16 ans, ou 17, la fille de la “digital mother” de l'immeuble “des pauvres”), qui a eu lieu durant une fête de l'escalier. J'ai aussi décidé que le petit frère de cette Clara (10 ou 11 ans ?) s'appellerait Léo. Il est une sorte d'électron libre, presque toujours muet, l'œil témoin, celui qui se promène partout, d'un immeuble à l'autre, etc.


Lundi 2 novembre

Sept heures et quart. – Hier soir, cependant que nous tentions (moi en tout cas) de suivre un film particulièrement idiot, avec Travolta, je dis à Catherine : « Il me semble qu'il y a longtemps que je ne suis pas allé chez les Desgranges : il va falloir que je m'invite à déjeuner. » Et, il y a dix minutes, mail de Michel, se plaignant plus ou moins de n'avoir pas de mes nouvelles (mais que pourrais-je bien lui raconter d'intéressant ?), ni ma visite. Je viens de lui répondre, en lui proposant de débouler samedi prochain.

– Journée paisible, FD ne m'ayant demandé qu'un court article d'à peine deux mille cinq cents signes, qui furent écrits avant que j'aie le temps de m'en rendre compte, pratiquement d'eux-mêmes. Le reste du temps, j'ai poursuivi, avec bonheur, ma lecture d'Un endroit où aller, de Penn Warren.

– Demain, FD.


Mardi 3 novembre

Sept heures et quart. – Journée levalloisienne, donc rien à noter ici. Si ce n'est qu'Adeline Blondieau a perdu son procès en diffamation contre Johnny Hallyday, mais tout le monde s'en fout.


Jeudi 5 novembre.

Sept heures vingt. – Très frappé, ce matin, par l'annonce de la mort de René Girard, survenue hier. Bien sûr, on ne peut pas parler de surprise, dans la mesure où il allait avoir 92 ans le mois prochain. Je crois que le choc vient essentiellement de la brutale fermeture sur elle-même d'une œuvre aussi riche et, à mon sens, importante ; la certitude que, désormais, on ne lira plus jamais un nouveau livre de René Girard. Dès que je l'ai su, j'ai publié une photo de lui sur le blog, en précisant que j'y reviendrais dans un avenir proche, et sans rien dire d'autre. Mais vu la teneur de quelques-uns des commentaires qui sont arrivés depuis, je sens un certain découragement me saisir, principalement ceux de M. Arié qui, en dépit d'une intelligence qu'il tient lui-même en très haute estime, n'a visiblement rien compris à ce qu'il a lu, puisqu'il prête à Girard des opinions radicalement contraires à celles qu'il a (qu'il avait…) en réalité. Pour qu'on comprenne ce que je veux dire, je mets ici son deuxième commentaire, suivi de ma réponse :

« À mon (humble) avis, il y aura le Girard du Bouc émissaire, qui restera, parce que, là, il a vraiment découvert quelque chose; et celui du "Avec le christianisme, tout ça, c'est fini", qui s'est vraiment planté (parce que si c'était vrai, depuis 20 siècles, on s'en serait aperçu...)

Il me semble d'ailleurs (mais je n'ai pas tout lu, ni compris tout ce que j'ai lu) qu'il y a une grande contradiction, chez Girard : il met bien le doigt sur le fait que le phénomène du bouc émissaire ne peut fonctionner que si la collectivité qui se soude autour de ce crime sait qu'il est en réalité innocent ( parce que s'il n'est pas innocent, ce n'est plus un crime, c'est une punition normale relevant de la justice), et le fait que le christianisme est le premier à proclamer l'innocence du bouc émissaire, innocence qui fait partie de sa définition. »

« En effet, vous semblez, sauf votre respect, n'y avoir rien compris. Girard dit très exactement le contraire de vous : le bouc émissaire ne peut exercer son action bienfaisante que si tout le monde, y compris lui-même souvent (cf Œdipe), est persuadé de sa culpabilité ! Girard résume bien cela en une phrase : « Avoir un bouc émissaire, c'est ne pas savoir qu'on l'a. »

Il s'ensuit que le judéo-christianisme (et non le christianisme seul) joue bien un rôle de dévoilement du mécanisme, en faisant ressortir l'innocence de la victime. Les premiers exemples de dévoilement du mécanisme sont bien vétéro-testamentaires (Joseph, Job, en particulier), mais ce sont évidemment les textes néo-testamentaires et les paroles du Christ qui achèvent la mise en lumière du phénomène (lapidation de la femme adultère, démons de Gerasa, reniement de Pierre, etc., etc. Et, bien entendu, clé de voûte absolue, la crucifixion).

C'est ce dévoilement judéo-chrétien qui nous permet de repérer les phénomènes modernes de boucs émissaires. Mais c'est aussi lui qui les rend désormais inefficaces et conduit à leur multiplication. »

– Je crois n'avoir pas dit ici que, voilà deux jours, j'ai raccroché les deux cabanes à graines au cerisier. Comme chaque année, ce sont les mésanges qui sont arrivées les premières, mais en petit nombre encore, suivies le lendemain par quelques verdiers, toujours aussi “cailleras” dans leurs façons de se comporter. Les chardonnerets, eux, ne devraient pas arriver avant les premiers vrais froids.


Vendredi 6 novembre

Sept heures vingt. – J'ai éprouvé la brusque envie, ce matin, de lire René Girard, par une sorte d'hommage posthume, je suppose, et je suis, depuis lors, replongé dans Je vois Satan tomber comme l'éclair, assurément l'un de ses livres les plus remarquables. En revanche, je suis de plus en plus certain que, malgré ma promesse hasardeuse d'hier, faite sur le blog, je n'écrirai pas de billet à son sujet. À quoi cela pourrait-il bien servir ? Les livres sont là, disponibles, pas chers ; et j'ai déjà indiqué plusieurs fois ceux par lesquels, à mon sens, il fallait entrer dans cette œuvre unique. À partir de là, que chacun se débrouille.

– J'ai aussi écrit trois feuillets à propos de “François Mitterrand, fan de Michel Sardou”… Et, demain, je passerai à Albert de Monaco, à qui, bien entendu, il n'arrive rigoureusement rien. Elle vient, cette clause de cession, bon sang ?


Samedi 7 novembre

Sept heures vingt-cinq. – Ayant fini ce matin le livre que j'évoquais hier, je comptais fermement revenir à la biographie d'Octave Auguste, commencé avant-hier. D'autant que, un peu plus tard, arrivait dans la boîte aux lettres la Vie des douze Césars de Suétone. Mais Satan n'avait sans doute pas comblé mon appétit girardien puisque, rangeant ce volume, j'ai aussitôt saisi son voisin, Mensonge romantique… Mais je m'aperçois que, me sentant en ces livres presque comme chez moi, je les relis très vite. Je devrais donc, dès demain, après-demain au plus tard, revenir à mes Antiquités.

– Pendant ce temps, sur le blog Sarkofrance, la “discussion” roule sur les méfaits du christianisme, sur l'effroyable tyrannie que l'Église catholique continue de faire peser sur le corps et l'esprit du pauvre Occidental de 2015. On ne se figure pas avec quelle assurance et quelle pompe – du plus irrésistible comique – cet aréopage de vieillards aligne des arguments et des condamnations qui faisaient déjà figures de lieux communs à l'époque de Voltaire. C'en devient presque hallucinogène, au bout d'un moment. Je conseille vivement l'expérience, à condition de ne pas avoir à prendre le volant ensuite.


Lundi 9 novembre

Sept heures et demie. – J'avais presque réussi à ne plus trop me soucier à Paludes, m'imaginant que, si je n'y pensais effectivement plus, le temps allait se remettre à s'écouler à sa vitesse coutumière. (Bon, dans la mesure où le roman est annoncé sur le site des Belles Lettres, il devient ridicule de continuer à parler de Paludes. Désignons-le donc par son vrai nom : Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq.) Si le temps a continué à couler avec cette lenteur déprimante, c'est sans doute parce que je n'ai pas réussi à penser totalement à autre chose. Mais, enfin, je parvenais tout de même à maintenir plus ou moins à distance ce foutu roman.

Et voilà que, hier, ce très précieux enfoiré de Woland, signale sur Facebook que le Chef-d'œuvre est annoncé sur le site des Belles Lettres, information que Catherine s'empresse de me transmettre. Et je découvre, horrifié, déprimé, crucifié, une couverture aussi semblable et aussi ratée que celle d'En territoire ennemi, laquelle continue de me faire vieillir de dix ans à chaque fois que mes yeux se posent sur elle. J'ai aussitôt envoyé à Caroline Noirot (on était dimanche soir) un mail angoissé, qui tentait de masquer son angoisse sous un humour forcé. Elle m'a rassuré dès neuf heures ce matin : “on” n'a fait que reproduire la couverture du précédent livre, mais rien n'est encore décidé pour le prochain. Pffff

Là-dessus, néanmoins, je relis le court extrait (choisi par moi…) destiné à figurer en quatrième de couverture. Horreur : c'est n'importe quoi ! Non seulement ce dialogue est sans grand intérêt (mais, après tout, peut-être reflète-t-il justement par là l'ensemble du roman…), mais en plus il donne une image faussée de celui que je persiste à considérer comme le personnage principal. J'ai aussitôt expédié un mail à Mme Noirot, pour savoir s'il était encore temps pour moi de trouver un extrait meilleur (je pense que oui) ; ce qui va me conduire à tout relire de ce roman, alors que je comptais en être quitte jusqu'aux épreuves de l'éditeur.

En même temps, ce n'est pas vrai : sans doute parce que je parviens pas à entrer dans le prochain roman (en tout cas à y entrer assez vite à mon goût), j'ai l'envie, depuis quelques jours, de relire le Chef-d'œuvre. Or, voilà que ce texte de quatrième m'en fournit l'occasion. Et je sens bien que je saute sur ce prétexte pour tenter d'accélérer le temps, car jamais les mois ne m'ont paru passer aussi lentement que depuis que ce putain de livre doit sortir en janvier de l'année qui n'en finit pas de venir. Si je n'avais pas la crainte du ridicule, je dirais bien le nombre de fois, depuis cet été, où j'ai craint de mourir “avant parution”. J'en ris à chaque fois, mais ça n'empêche pas cette espèce de vague appréhension de revenir.

Là-dessus, décision prise par moi d'un apéritif (nous n'avions rien bu depuis la venue de l'Héritière), et première question de Catherine (à peu près) : « Tu comptes t'y mettre quand, à Pot-Bouille ? » Elle a demandé ça, “sur la pointe des pieds”, prête à bifurquer sur autre chose, si jamais je prenais mal la question. Je n'ai pas pris mal la question, mais je n'avais pas vraiment de réponse. Je ne sais pas, c'est vrai. Pot-Bouille est une sorte de magma, certains côtés commencent à se solidifier, mais je ne vois à peu près rien, bien qu'y pensant tout le temps, exactement comme ce fut le cas pour le Chef-d'œuvre. En réalité, je me retrouve presque au même point qu'il y a un an (j'ai commencé à écrire le Chef-d'œuvre le 14 novembre 2014), et le fait d'être venu à bout de ce roman ne m'aide en rien pour le suivant.


Mardi 10 novembre

Sept heures dix. – J'ai passé une grande partie de la journée à relire les deux premiers tiers du Chef-d'œuvre. J'ai sélectionné, pour cette maudite “quatrième” sept ou huit extraits ; le problème est qu'ils me paraissent à peine meilleurs que celui qu'ils sont censés remplacer, et même, pour certains, pas meilleurs du tout. Je sens que, finalement, je vais en rester à celui-ci, l'initial, et que la galère voguera comme elle pourra.

– Terminé la biographie d'Auguste, commencé la Vie des douze Césars et commandé les Annales de Tacite.

– Hier, j'ai adressé à Dany, l'attachée de presse des Belles Lettres, un mail pour lui rappeler gentiment qu'elle était censée m'envoyer le deuxième tome du journal de Muray, lequel est enfin paru. Elle m'a répondu que je l'inquiétais un peu car elle me l'avait expédié “il y a déjà quelques jours” ; ce matin, il n'était toujours pas là. S'il n'arrive pas du tout, ce sera le deuxième livre qui s'évanouit dans la nature, entre le boulevard Raspail et la poste de Pacy. Je suis presque sûr que le problème se situe en amont car, de mon côté, sur la centaine (voire plus) de livres que j'ai commandés, chez Amazon ou ailleurs, aucun n'a jamais été perdu : je puis donc innocenter les postiers pacéens. Si je n'ai toujours rien au courrier de jeudi, il est convenu que Dany m'en renverra un exemplaire.

– Je devrai, demain, écrire six ou sept mille signes sur le consternant Léon Zitrone, mort il y a vingt ans. Plaisir, plaisir…


Jeudi 12 novembre

Sept heures dix. – L'affaire “quatrième de couverture” est réglée. Hier, j'ai commencé par soumettre mes huit extraits à Catherine, qui en a trouvé trois à son goût et m'a expliqué pourquoi les autres lui semblaient inférieurs : ses arguments étant recevables, je les ai reçus. J'ai encore éliminé un extrait supplémentaire et, pour finir, ai envoyé les deux rescapés à Caroline Noirot, en lui disant que, décidément, je ne parvenais pas à me décider entre eux, et en lui donnant succinctement les arguments qui me venaient, en faveur de l'un puis de l'autre. Ensuite, plus les heures passaient et plus je me disais que le second extrait était décidément le meilleur. Or, ce matin, mail de Mme Noirot, pour me dire qu'elle élisait ce même second “sans hésitation”. Voici donc ce texte de quatrième de couverture, suivi de la petite notice biographique que l'on m'a demandé de rédiger :

« Le chien se rua sur la porte, que Tosca ouvrit juste à temps pour qu’il puisse filer vers l’escalier.
– Tâchez de faire en sorte qu’il ne pisse pas sur le paillasson du Régicide comme la semaine dernière, dit Evremont, alors que l’adolescente avait déjà un pied sur le palier : vous avez failli me brouiller avec ce pauvre Boucherie, vous savez ?
Tosca avait disparu ; comme chaque jour, il resta immobile près de la porte refermée, écoutant son pas décroître au fil des marches, puis le claquement du battant, en bas, et enfin le silence. Sitôt après, Charlus se mit à lui manquer, Tosca aussi ; il en conçut un vague agacement. Depuis quelque temps, il comprenait que quelque chose tentait de le ramener vers la terre. Il voyait s’éloigner la vie un peu flottante qui était la sienne, et qu’il aimait, entre deux airs, sans trop d’opinions ni de causes à défendre ; il ne souhaitait pas en changer. Il s’était habitué à regarder le monde comme on va au théâtre, les soirs où la pièce n’est pas assez bonne, ni suffisamment mauvaise, pour retenir l’attention. Mais des liens se formaient et s’enracinaient doucereusement ; il se sentait devenir ballon captif, alors qu’il était certain et satisfait d’avoir rompu une à une toutes ses amarres anciennes : voici que les amarres remontaient comme des lierres pour lui attraper les chevilles. »

« Didier Goux est né en 1956, pour n'avoir pas trouvé le moyen de faire autrement. Il vient donc de passer soixante ans à éviter autant que possible de se rendre utile à la société et nuisible à ses voisins. Il a néanmoins la chance d'être entouré d'une femme aimante, d'un chien fidèle et de deux chats plutôt indifférents. »

– Lecture d'Achever Clausewitz, le dernier livre important de Girard, publié en 2007. C'est, pour moi, un livre difficile, dont m'échappent des pans entiers ; et dont, comme après sa première lecture il y a huit ans, il ne me restera pas grand-chose, une fois le volume refermé.


Vendredi 13 novembre

Sept heures dix. – En ayant fini avec Girard (pour cette fois-ci en tout cas), retour à Suétone et à ses Vies des douze Césars : je viens d'achever Tibère (après Clausewitz…) et j'ai tout juste abordé Caligula.

– Comme je le craignais, le deuxième volume du journal de Muray n'est toujours pas arrivé, ce qui semble bien signifier qu'il s'est “perdu”, au hasard des bureaux de poste et des centres de tri divers (les guillemets sont là pour indiquer que je croirais plus volontiers à un vol qu'à une perte). J'en ai informé Mme de Ribas, qui m'a répondu qu'elle m'en envoyait un autre exemplaire ; espérons qu'il ne subira pas le même sort. J'ai en tout cas, de le lire, une grande hâte.

– Après-demain, déjeuner chez les Desgranges. 


Samedi 14 novembre

Sept heures et quart. – Est-on tenu, dans un journal dit intime, de parler des événements qui se produisent hors de l'intime ? Je suppose que la réponse est non, dans la mesure où l'auteur de ce journal, presque par définition, n'est obligé à rien. Cependant, parfois, il se sent comme incité à le faire, même si la chose l'accable par avance, presque certain qu'il est de ce que ses propos vont osciller entre le banal et le stupide.

Les actes de mort qui se sont produits hier soir en différents points de Paris (et dans cette espèce d'enfer “hors sol” qu'est le Stade de France) ont aussitôt généré, de façon quasi automatique, leur lot de réactions prévisibles, qui vont du flot lacrymal prétendu à l'injonction crypto-menaçante (pas d'amalgame !) en passant par des geignardises qui sont un merveilleux aveu d'incompréhension : « Il n'y a pas de mots pour… »

Cette fois-ci, pourtant, dans ce flux prévisible, est venu se glisser un élément inattendu ; inattendu et comique. Brusquement, comme touchés par la grâce, entre hier soir et ce matin, un certain nombre de gens, qui jusqu'ici vivaient les yeux grand fermés et accusaient des pires vilenies nauséabondes ceux qui avaient l'outrecuidance d'entrouvrir leurs paupières, ceux-là ont découvert que nous étions en guerre. Mais non, qu'est-ce que je raconte ? Bien sûr qu'ils ne l'ont pas découvert : c'eût été admettre que l'état de guerre préexistait à leur prise de conscience et que, donc, ceux qui tentaient de les réveiller depuis des mois voire des années auraient eu raison avant eux. Comme la perspective leur est évidemment insupportable, ils n'ont pas découvert l'état de guerre, ils l'ont décrété, le plus souvent sous cette forme simplissime – d'aucuns diront bébête : « Depuis hier soir, nous sommes en guerre. » Cela ne fait pour eux aucun doute : jusqu'à l'heure du dîner, approximativement, nous vivions dans la paix, les lendemains se gargarisaient avant de se mettre à chanter ; et, brusquement, à peu près au moment du digestif, on s'est retrouvé en guerre ; comme ça, d'un claquement de doigts.

Bien entendu, aussitôt après, effrayés par ce qu'ils venaient de dire, ils ont fait deux pas en arrière (ils ont rétropédalé, pour employer cet absurde verbe à la mode qui commence sérieusement à me courir sur le haricot) ; on est en guerre, bon, d'accord, mais attention, pas d'erreur, de confusion ni d'amalgame : pas contre l'islam ! Non, non, non ! L'islam n'a rigoureusement rien à voir là-dedans. La preuve, c'est que le Conseil machin musulman s'est empressé de dénoncer vertueusement les différents massacres de la nuit. L'autre preuve – minuscule, dérisoire, celle-là –, c'est que, sur le blog du toujours bien sage Sarkofrance, on remplace désormais le cri de ralliement de ces non-musulmans, Allahou akbar, par une innocente demi-ligne de points de suspension.

Je prévois qu'il ne se passera pas deux jours avant que de bons apôtres de la pensée-qui-sent-bon, du genre du sieur Blachier par exemple, toujours volontaire pour aller curer les fossés de la malpensance, ne viennent nous expliquer que non seulement nos ennemis n'ont rien à voir avec l'islam, mais que par contre ils ont tout à voir avec le fascisme, voire le nazisme, et seulement avec eux. Du coup, on se retrouvera avec un ennemi familier, pas ancestral mais presque, qu'il fait bon haïr.

Pendant ce temps, l'islam, lui, bien planqué derrière le masque halloweenesque de l'État islamique, pourra tranquillement continuer de s'étendre, de corroder, de détruire.

– Terminé les Vies des douze Césars tout à l'heure, juste avant de passer à table. Comme les choses, parfois, s'agencent bien, j'avais reçu au courrier de ce matin les Annales de Tacite que je voulais lire juste après Suétone.


Lundi 16 novembre

Sept heures vingt. – Déjeuner comme toujours agréable, hier, chez les Desgranges. C'était la première fois que je me rendais chez eux sans avoir de téléphone portatif, ayant mystérieusement égaré le mien voilà déjà un mois ou deux. Naturellement, c'est ce jour précis que le portail a choisi pour refuser de s'ouvrir à mon injonction chiffrée. Comme, de plus, la sonnette qui relie le boitier à la maison semble ne pas fonctionner, j'en ai été quitte pour passer sous la clôture de bois, puis rejoindre la maison à pied. Mais c'est qu'il est bien vaste, le domaine Desgranges, et le chemin qui serpente nonchalamment du portail à la résidence est en continuelle et forte pente ascendante ! Je suis arrivé soufflant comme un gros phoque. La suite fut beaucoup plus reposante ; pour cette fois, nous avons assez peu parlé de littérature, et ce de mon fait, ayant dès le début informé Michel que j'avais commencé à acheter DVD et blu-ray et que, donc, j'attendais de lui qu'il me recommandât quelques séries américaines ou anglaises de bonne qualité, lui qui les connaît à peu près toutes. Ce qui nous a occupé une partie du déjeuner. Auparavant, avec l'entière bonne foi qui le caractérise parfois, Michel avait entrepris de me convaincre que René Girard n'était qu'un guignol, juste après m'avoir dit qu'il ne devait pas en avoir lu plus de dix lignes, voilà 25 ou 27 ans. Je crains de n'avoir pas été très brillant – et même en deçà – dans ma défense de ce pauvre Girard. Il est vrai que je n'ai pas fait grand effort, sachant le combat perdu d'avance. Détestant de plus en plus conduire de nuit, je suis reparti dès quatre heures et quart, accompagné jusqu'au portail par mes hôtes, malgré mes objurgations de n'en rien faire, sachant qu'ils allaient devoir, ensuite, se taper la remontée.

– Comme Catherine et moi avons, à mon retour, pris l'apéritif rituel, j'escomptais qu'aujourd'hui serait une journée de fainéant. De fait, elle a commencé comme cela puisque FD n'a exigé de moi qu'un mini-article de deux mille cinq cents signes, lequel fut bouclé en une demi-heure. C'est alors que d'autres tâches me sont tombées dessus en rafales ; toutes venant des Belles Lettres. Ce fut d'abord le graphiste (si l'on dit bien ainsi) chargé de la couverture du Chef-d'œuvre, qui voulait s'enquérir de mes éventuelles idées à propos d'icelle ; ensuite, mail de Dany, l'attachée de presse, me réclamant une photo de moi ainsi qu'une courte notice biographique (“sérieuse”, précisait-elle…) ; et, enfin, sont arrivées en “doc joint” les épreuves du roman, avec les suggestions de corrections de la personne qui a relu le tout : j'ai commencé à les examiner, je continuerai (et terminerai) probablement mercredi. Sur cinq propositions qu'il me fait, j'en suis à peu près trois et passe outre les deux autres ; ce qui ne veut pas dire, quand je ne tiens pas compte de son avis, qu'il a tort : sur le plan syntactique, voire stylistique, il a même souvent raison, stricto sensu ; mais il arrive que je persiste à préférer l'approximation que j'avais écrite à l'expression juste ou à la construction orthodoxe qu'il me propose à la place.

– Avec tout cela, je n'ai lu guère plus qu'une cinquantaine de pages de Tite-Live.


Mardi 17 novembre

Sept heures dix. – Pas de journal, pour cause de relecture des épreuves du Chef-d'œuvre.


Mercredi 18 novembre

Sept heures cinq. – Je pensais bien en avoir définitivement terminé avec le Chef-d'œuvre, ce matin, quand j'ai renvoyé au responsable de la fabrication des Belles Lettres mes épreuves revues et corrigées ; or, je me trompais puisque, dans la demi-heure, le responsable en question m'a accusé réception de mon envoi, en me disant qu'il me ferait parvenir les épreuves du roman le plus vite possible : ce que j'ai pris pour elles n'était donc qu'un stade intermédiaire du processus. Par ailleurs, j'ai également reçu, du graphiste, la couverture modifiée par lui selon mes indications (je voulais que le titre soit grossi et mon nom réduit) : elle est désormais tout à fait bien ; je me suis d'ailleurs empressé de la mettre sur le blog.

Toute cette agitation fait que je me sens un regain d'impatience et d'excitation, quant à la sortie du volume. Je m'arrange de l'impatience, mais j'essaie tant bien que mal de combattre l'excitation, qui me semble néfaste à terme, dans la mesure où il est probable, et même hautement, que, dès sa sortie, mon malheureux Chef-d'œuvre tombera dans un silence de sépulcre.

– J'étais ravi que FD n'ait pas jugé bon de m'envoyer le moindre travail : ayant enfin reçu, à midi, le deuxième volume du journal de Muray, j'ai pu m'y consacrer totalement le reste de la journée. Les cent premières pages sont à peu près dans la même tonalité que le volume initial, en tout cas de la fin de celui-ci ; c'est le journal d'un homme de quarante ans, pétri d'angoisse et de doute, obnubilé par la double mort de ses parents, qu'il ne parvient pas à surmonter ; avec, en corollaire, un fort sentiment de culpabilité, son père ayant renoncé à ses ambitions littéraires à sa naissance, pour se consacrer, par la force des choses, à des besognes, certes d'écriture, mais purement alimentaires (ce que le fils reproduit après lui en vivant des Brigade mondaine, exercice qui le met chaque fois à la torture…). On ressent aussi un certain sentiment de tristesse, dès que Muray se met à parler (et il en parle à chaque page) de son roman en cours (nous sommes en 1986), Postérité, qui sortira deux ans plus tard : rien qu'aux mots et aux tournures qu'il emploie (il faudrait que mon roman… le roman devra être… etc.), vu aussi l'inquiétante obésité qui se met à affliger l'œuvre en cours, le lecteur du journal comprend avant de l'avoir lu, avant même qu'il soit terminé, que ce roman est (sera) manqué ; et, de fait, il l'est, si j'en crois le souvenir des cinquante premières pages que j'en garde ; non sans panache mais irrémédiablement. Au fil de ma lecture, j'ai corné quelques pages, où sont des paragraphes dont je compte me resservir si, dans quelques jours, je me lance dans un billet de critique à propos de ce livre dense, touffu et, par moment, un peu effrayant.

– Coup de téléphone de Joseph Vebret, en milieu de matinée, qui, du fond de son Auvergne adoptive, venait de découvrir la couverture du Chef-d'œuvre sur le blog. C'était pour me dire qu'il comptait réaliser une “longue interview” de moi, à propos du roman, dans son Salon littéraire. Well… Nous avons, après cela, parlé boutique fort agréablement durant une petite demi-heure.

(Je le note ici pour ne pas l'oublier : je viens de décider que l'édition sur papier de mon journal de cette année devrait s'appeler Ma vie est un Chef-d'œuvre, avec évidemment la majuscule initiale à “Chef”.)


Jeudi 19 novembre

Sept heures dix. – Durant la première moitié de ce second volume de journal, Muray semble littéralement obsédé par son refus de la paternité, et cette pression terrible qu'exercent les femmes, d'après lui, pour faire accepter aux hommes ce dont, au fond, ils ne veulent pratiquement jamais : l'enfantement. C'est normal en un sens, puisqu'il s'agit, si je comprends bien (j'ai abandonné Postérité au bout d'une cinquantaine de pages, si ma mémoire est bonne), du sujet même de ce gros roman qu'il vient juste de terminer, au milieu de l'année 1987, où je me suis arrêté tout à l'heure. Mais il en parle vraiment trop, et de plus en plus au fil des semaines et des mois, pour qu'il n'y ait pas là quelque chose de plus personnel, voire de plus menaçant. L'impression est renforcée par les effets de miroir troublants que crée Muray, en parlant tantôt de ses personnages, tantôt des êtres réels qui les lui ont inspirés ; c'est surtout vrai pour le narrateur, qui est aussi lui-même, mais pas exactement (on se croirait chez Proust…), et encore davantage pour Angélica (ou Angélique ? Je ne suis plus sûr, tout à coup), qui redevient par moment Nanouk, diminutif donné à Anne, la véritable compagne de l'auteur (et donc de l'homme qui dit “je” dans le journal, mais pas du narrateur dans le roman dont parle ce même auteur…), qui se trouve être en plus le maître d'œuvre du journal qu'on est en train de lire.

– Matinée de corvées diverses en perspectives, demain : déchetterie (les abords immédiats du garage commencent à ressembler à un camp de romanos), banque, poste, vétérinaire, marchand de graines, et je dois en oublier une ou deux. Mais enfin, c'est toujours mieux que d'aller à Levallois.


Vendredi 20 novembre

Quatre heures et demie. – Le sursaut d'excitation amené par les corrections du manuscrit et la couverture étant plus ou moins retombé, je me répète, depuis hier, qu'il me faut abandonner les illusions que j'ai pu avoir un moment, que je dois bien me persuader dès maintenant que le roman n'aura pas le moindre succès, simplement parce que personne ne s'en fera l'écho et que, donc, nul ne sera averti de son existence. Naturellement, je sais très bien que c'est une sorte de pare-feu que j'essaie d'ériger, entre moi et la déception qui deviendra effective si se produit ce que je feins de tenir pour assuré. Mais je me dis aussi qu'à force de le répéter, je finirai par m'en persuader, et qu'ainsi la désillusion sera moins pénible lorsqu'elle surviendra, entre février et avril prochain.

– Depuis une douzaine d'heures, il a plu sans discontinuer ; il fait nuit depuis ce matin, ou peu s'en faut.

– Le blogueur comiquement pseudonommé Gauche de Combat semble sur le point de succomber à sa névrose antifascisto-racisto-nazie, laquelle s'exaspère depuis quelque temps d'une façon quasi exponentielle. Il ne parle plus désormais que des “traques” qu'il mène contre ses ennemis (traques devant son clavier, bien entendu), de dénonciations, de “vigilance” et d'appels à toutes les répressions possibles, s'indignant de ce que ni la police ni la justice ne semble vouloir déférer à ses injonctions de plus en plus comminatoires. Il y avait certainement, au début des années quarante, des maniaques de la délation, des punaises de Kommandantur, qui, tout comme lui, devaient se scandaliser de ce que la Gestapo n'arrêtait pas immédiatement tous ceux qu'ils venaient leur livrer. GdC dénonce du néo-nazi, du fasciste ou du raciste parce c'est dans l'air du temps, qu'on lui a dit que le Mal était logé dans ces gens-là, d'autant plus menaçants, je suppose, qu'ils sont évidemment introuvables ; il pourra, demain, si le vent tourne, s'en prendre de la même manière à n'importe qui d'autre. Aurait-il été russe à la fin des années vingt, que GdC aurait dénoncé d'imaginaires koulaks, pour, dix ans plus tard, balancer à la Guépéou de tout aussi imaginaires trotskystes. Français dans les années d'Occupation, il aurait commencé par donner des Juifs aux Allemands avant de dénoncer les collabos au lendemain de la Libération, tout cela avec la forte conscience de son utilité au genre humain et l'enivrante impression d'être né pour quelque chose. En fait, sa démence gagnant apparemment du terrain, mais ne parvenant pas à quitter le terrain burlesque, il me fait de plus en plus penser au personnage joué par Gérard Jugnot dans Papy fait de la résistance : petit bout d'homme à la fois ridicule et malfaisant, dont, par chance, la malfaisance reste pour l'instant embryonnaire sous la lourde et pesante carapace du ridicule. Mais collez-lui une mitraillette entre les mains et indiquez-lui où se trouve l'échelle du mirador : vous verrez alors de quoi Guignol est capable dès qu'il s'affuble des peintures de la guerre sainte ; Adolfo Ramirez donnera sa pleine mesure.


Samedi 21 novembre

Six heures. – Catherine ayant choisi la messe du samedi soir de préférence à celle du dimanche matin, je devrais, eu égard à la tradition, être occupé à siroter du riesling dans le salon en écoutant de la musique, plutôt que devant ce clavier ; c'eût été d'autant plus logique que nous n'avons pas bu une goutte depuis dimanche, à mon retour de chez les Desgranges. Le problème est que, mercredi prochain, nous recevons ma mère et ma sœur à déjeuner, si bien que, si j'avais sacrifié à Bacchus ce soir, nous nous serions retrouvés avec deux journées alcoolisées dans la semaine, ce qui aurait été contraire à nos nouveaux principes. On me dira que, puisque nous ne sommes que samedi, j'aurais très bien pu m'offrir tout de même quelques verres ce soir, en partant du principe que les libations de mercredi ne “compteront” que pour la semaine prochaine. Et, en effet, j'aurais fort bien pu ; mais c'est un bas calcul que je me suis héroïquement refusé à faire.

– Reçu au courrier Les Enfances de Charlemagne de Rémi Usseil – très joli volume –, dont j'ai lu la préface, aussi élégante que savante. Il me reste à entrer dans l'histoire et voir si Rémi va être capable de me porter jusqu'à la dernière des quatre cent et quelques pages ; je n'ai d'ailleurs aucune raison de penser le contraire. En attendant, j'ai commencé La Route au tabac d'Erskine Caldwell, mais c'est un roman assez court, qui ne devrait pas me retenir au-delà de lundi.


Dimanche 22 novembre

Sept heures et demie. –Deux activités aujourd'hui (en dehors de la demi-heure de marche quotidienne, à laquelle je me suis remis voilà trois semaines environ) : terminé le roman de Caldwell et regardé un documentaire de 52 mn consacré à Hervé Vilard. On essaiera de deviner laquelle de ces deux occupations fut strictement professionnelle. Cela dit, ce monsieur Vilard m'a plutôt étonné en bien.


Lundi 23 novembre

Sept heures dix. – Journée bruyante et animée, puisque, dès huit heures et demie, le tailleur de haies était là pour tailler la haie ; ensuite, comme il est également élagueur de cerisiers, il a élagué le cerisier. Homme jeune, sympathique et souriant, dont la sveltesse et le crâne en œuf de Pâques m'ont donné plusieurs fois l'impression fugace, sortant de la Case, de croiser Ygor Yanka. Le bruit de ses différents engins ne m'a nullement empêché d'écrire six mille signes à propos d'Albert de Monaco et de Dimitri Rybolovlev, le malfrat aussi russe que milliardaire à qui il a refilé l'AS Monaco il y a quatre ans ; article sans aucun intérêt pour des lectrices de FD, dont je suis bien persuadé que pas une sur dix ne le lira jusqu'au bout.

– Je suis repassé de Caldwell à Warren : Les Rendez-vous de la clairière, panachés avec quelques pages de Tite-Live, qui vient tout juste d'abolir la royauté pour instaurer la république ; au train où je vais, je ne suis pas près de passer à Tacite.

– Avec tout cela (mais tout cela quoi ?), je ne suis toujours pas allé à la déchetterie afin de désengorger la descente de garage ; or, ma mère sera là mercredi midi, et je passe demain la journée à Levallois…


Mardi 24 novembre

Sept heures et demie. – Les journées pénibles à FD sont devenues rarissimes, mais aujourd'hui en était une. Sujet imposé : Sophie Davant ; titre “de travail” : Victime des attentats ! contrainte : il fallait attendre la confirmation d'un fait assez brumeux au départ, ce qui faisait que, contrairement à d'habitude, je ne pouvais pas commencer à écrire tout de suite ; et, donc, étais dans l'impossibilité de savoir à quelle heure j'allais être en mesure de quitter Levallois. Or, un hasard malencontreux m'avait fait prendre rendez-vous à trois heures avec mon cardiologue neuilléen, pour ma petite visite de contrôle bisannuelle ; rendez-vous que, par précaution, j'ai immédiatement annulé.

Sophie Davant a été “victime” des attentats, dans la mesure où, devant enregistrer l'une de ses émissions stupides deux ou trois jours après le 13 novembre, le public requis ne s'est pas présenté au studio, et que, donc, l'enregistrement a dû être reporté.

D'un point de vue strictement moral, l'affaire ne me pose aucun problème. Presque au contraire : je suis tellement exaspéré par l'émotion niaise et impuissante qui se déverse sur nous depuis dix jours que je trouverais plutôt piquant d'écrire l'article qu'on attend de moi. Seulement, je me place sur un autre terrain, celui de l'intérêt du journal qui m'emploie, et je vois tout de suite le danger. Danger double, d'ailleurs : danger “interne”, car je suis bien certain que ceux que j'ai appelés naguère “les petits jeunes gens moraux” de la rédaction doivent être à fond dans la logique émotionnelle que l'on voit se répandre partout, de même qu'ils ont été Charlie en janvier dernier et l'ont probablement déjà oublié (une émotion chasse l'autre) ; danger “externe”, encore plus ennuyeux : on risque de se faire méchamment allumer par nos “chers confrères”, qui seront ravis de se bricoler une virginité provisoire sur notre dos.

J'en parle autour de moi, aux principaux généraux de cette armée mexicaine qu'est devenu notre digne hebdomadaire ; on me répond que, lors du “point” de ce matin, tout le monde a tenté de persuader Philippe B. qu'il valait mieux laisser tomber ce sujet, mais qu'il s'est obstiné, parce qu'il “tenait” là sa une. Avec tout ça, nous n'avions toujours aucune précision quant aux circonstances de l'affaire, ce qui était un peu ennuyeux pour en tirer 5000 signes. Et Philippe B. avait proprement disparu ; il n'avait toujours pas réapparu à quatre heures et vingt, quand j'ai décidé de rentrer à la maison.

Entretemps, suite à une vague confirmation orale qu'annulation d'enregistrement il y avait bien eue, j'avais écrit les cinq mille signes en question, que j'avais ensuite dispatchés auprès de l'armée mexicaine. Le concert de louanges des Mexicains a été unanime : nul n'aurait pu se sortir mieux que moi de ce piège à rats. Ils avaient raison : mes lambeaux de modestie dussent-ils en souffrir, personne en effet – en tout cas à FD – n'aurait pu s'en tirer aussi brillamment, disposer ci ou là de très habiles contre-feux pour se protéger des foudres émotionnelles qui n'allaient pas manquer de tomber de toutes parts. Je leur fis toutefois observer que cela ne résolvait rien sur le fond, et que nous risquions toujours, malgré mon habileté satanique, de nous faire exploser la face pour avoir laissé entendre que cette malheureuse animatrice (qui elle-même sera peut-être outrée de se voir entraînée dans cette aventure) était une victime-des-attentats. L'un des Chicanos (un petit jeune homme moral) finit par me supplier presque d'aller plaider la cause auprès de Philippe B. dès qu'il rentrerait, avec cet argument sans doute massue mais pour moi énigmatique : « Il n'y a que toi, dans ce journal, qui puisse le faire changer d'avis. » (Énigmatique car jamais je n'ai tenté de faire changer d'avis qui que ce soit, et surtout pas l'un ou l'autre des directeurs de FD que j'ai pu connaître.)

J'ai donc fini par rentrer chez moi (sous une pluie battante et par une autoroute surencombrée), en disant à la ronde que, une fois arrivé, j'étais tout prêt à amender mon papier dans le sens où on le jugerait bon. Quelque chose me dit qu'il va paraître tel que je l'ai écrit, puisque, à huit heures et quart, je n'ai toujours aucune nouvelle de quiconque, au sud du Rio Grande.

– À peu près au milieu du pavé précédent, le désir de fumer me poussa hors de la Case ; j'emportai avec moi le demi-verre de riesling qui se languissait entre écran et clavier. Fut-ce l'air frais ou le nectar alsacien ? Une brutale envie naturelle me conduisit à rouvrir la porte pour me débarrasser de mon verre, ayant besoin de mes deux mains. Or, ici, vu l'encombrement, quand on pose quelque chose, c'est forcément sur un livre ; c'est ainsi que mes quelques centilitres de vin blanc se retrouvèrent sur Les Bêtises de Jacques Laurent, durant le temps d'une miction. Et je me suis dit, m'en avisant, que si jamais une sorte d'au-delà existait, l'âme de ce monsieur Laurent s'était peut-être trouvée bien aise de ce verre offert.

– Rien lu, évidemment.


Mercredi 25 novembre

Huit heures vingt –  Je faisais tout à l'heure remarquer à Catherine à quel point ma mère était désormais entrée dans le silence, un peu comme sa propre mère avant elle, si je me souviens bien. Elle a perdu son partenaire de babil, mon père, et du coup, elle qui parlait sans cesse, désormais se tait, sauf si, nommément, on l'interroge. C'est une chose qui me navre plus ou moins, je dois le dire, je m'en suis rendu compte aujourd'hui : passer trois ou quatre heures en face de ma mère silencieuse (pendant que Catherine et Isabelle ne cessent de jacasser – et moi aussi, dès que j'ai suffisamment bu), la regarder s'ennuyer (mais peut-être que non, au fond), faire semblant de s'intéresser aux âneries que racontent les deux filles à propos de leurs téléphones portables, échanger par moment des regards avec elle, dont elle n'avait nulle conscience apparente…



Jeudi 26 novembre

Sept heures vingt. – Le père Hervé Benoît s'est mis lui-même au cœur d'une tourmente dont il risque fort, je le crains, de ne pas sortir indemne, vu l'ambiance d'hystérie pleurnicho-guerrière dans laquelle nous barbotons actuellement. Son crime ? Avoir esquissé un parallèle entre les tueurs du Bataclan et les jeunes gens qui s'y trouvaient massés pour y subir les flots de décibels d'une musique de merde. Bien entendu, de tous ceux qui, depuis hier ou avant-hier, réclament, exigent sa tête, aucun ne prend la peine d'examiner, au besoin pour le réfuter, ce qui est dit dans cette tribune, et qui méritait pourtant qu'on s'y arrête ne serait-ce qu'un moment. Non, bien sûr. Il est tellement plus facile et plus agréable d'anathémiser, de défourailler les armes absolues de langage (fasciste, etc.) ! Le père Benoît compare les assassins et leurs victimes ? Aussitôt, chez les neuneus de service, les Gauche de Combat bembellysés, on hurle que le même père Benoît justifie les massacres de l'autre vendredi ; il ne fait évidemment rien de tel. La seule chose, sans doute, qui est en trop dans son article, certes violent (mais le Christ lui-même n'a-t-il pas dit qu'il était venu nous apporter la discorde et le glaive ?), c'est la phrase consacrée aux avortements, mis en regards de la tuerie ; elle est de trop parce qu'elle constitue un irrésistible appeau à progressistes déments; et parce qu'elle n'apporte finalement pas grand-chose. Pour le reste, qu'on l'approuve totalement ou seulement en partie, la charge sonnée par le père Benoît me paraît salutaire. Et on peut l'admirer de n'avoir pas eu la lâche prudence d'attendre quelques mois pour la publier, quand tout le monde aura à peu près oublié ce sinistre vendredi.


Vendredi 27 novembre

Sept heures et demie. – Comme il était prévisible, le père Benoît se retrouve démis de toutes ses fonctions et invités par ses deux évêques (celui de Lyon, où il officie, et celui de Bourges, dont il dépend : personnages que je me garderai de qualifier ici, mais ce n'est pas l'envie qui me manque de le faire) à se retirer immédiatement dans une abbaye. J'ose encore espérer, pour lui, qu'il s'agit là d'une mesure d'apaisement, afin que les milices progressistes cessent de baver en montrant les crocs ; et que, quand ces gentils accusateurs publics se seront tournés vers une nouvelle proie à déchiqueter, notre bon père sera réintégré discrètement dans la hiérarchie et retrouvera un poste à la mesure de ses talents. En attendant, d'après ce que j'ai pu parcourir rapidement sur internet, beaucoup des pratiquants de la blogoboule applaudissent à tout rompre, trouvant non seulement normal mais souhaitable, très hautement souhaitable, qu'un homme puisse être traité comme un paria, pour ne pas dire un monstre, simplement pour avoir tenté d'exprimer une opinion. Je sens que la fin du monde ne va pas être gaie.

– J'ai reçu il y a une couple d'heures les premières épreuves du Chef-d'œuvre, lequel fera donc 334 pages. L'idée de devoir une fois de plus me colleter avec ce pensum m'a légèrement déprimé, tout d'abord. J'ai même failli renoncer complètement à cette six ou septième relecture. Mais je me suis dit ensuite que renvoyer des épreuves vierges de toute correction ne ferait guère sérieux ; bref, je n'y couperai pas. Je crois d'ailleurs que je vais rebaptiser la Case : la maison de corrections…

Je trouve d'autre part étrange qu'un éditeur envoie des épreuves sous forme de pdf, mais en demandant à l'auteur qu'il porte ses corrections sur une “copie papier”. Il m'aurait semblé plus normal et conforme aux habitudes que l'on m'envoyât directement cette fameuse copie papier, au lieu de s'en remettre à moi pour la produire, ce que je n'ai nullement l'intention de faire. Par conséquent, comme mes corrections seront fatalement peu nombreuses, je les noterai à part, sur un document Word ; à charge pour les personnes compétentes de les reporter au bon endroit.


Samedi 28 novembre

Sept heures dix. – Comme il fallait s'y attendre, je n'ai pas écrit le moindre signe des dix mille que je dois mettre en forme à propos de Michèle Mercier, en vue d'un nouveau hors-série “Destins brisés”. À la place, j'ai relu environ un tiers du Chef-d'œuvre, c'est-à-dire les trois premiers chapitres ; lecture non inutile, puisque j'ai trouvé une douzaine de petites choses à corriger dans chacun de ces trois. De plus, cette relecture, pour être au moins la sixième, ne me pèse pourtant nullement : je suis peut-être en train de prendre le chemin de ces vieux chanteurs gâteux qui passent l'essentiel de leurs journées à récouter leurs vieux disques…

– Cet après-midi, appel téléphonique du père Benoît. J'attendais un homme relativement abattu par la chasse aux sorcières dont il est victime de la part des hyènes progressistes : j'ai trouvé quelqu'un de tout à fait remonté au contraire, fort des très nombreux soutiens que, dit-il, il ne cesse de recevoir depuis “l'Affaire”. Il nous (Catherine écoutait avec l'autre téléphone) a dit plusieurs choses intéressantes, voire réjouissantes, mais qu'il vaut mieux, je suppose, que je ne transcrive pas ici. Ceci toutefois : il y a un jour ou deux, tandis qu'il traversait la basilique de Fourvière, le voilà soudain abordé par un inconnu, qui tenait à lui manifester son soutien et qui, l'ayant fait, lui précisa en substance ceci : « J'ai appris ce qui vous arrivait par un blog que j'aime beaucoup, celui de M. Goux… » Lorsqu'il aura réglé ses petits problèmes en cours, le père Benoît a prévu de monter vers la Normandie, où il est attendu en un certain nombre de lieux amis, y compris, donc, au Plessis-Hébert : ce sera au moins une conséquence heureuse de ce qui lui tombe dessus.

– Fini Les Rendez-vous de la clairière. Je vais abandonner quelque temps Robert Penn Warren pour revenir à Erskine Cardwell et son Petit Arpent du Bon Dieu. Simultanément, je compte m'intéresser de près au Charlemagne de Rémi Usseil.

Tout cela, sans oublier Angélique


Dimanche 29 novembre

Sept heures et demie. – Dix mille signes écrits à propos de Michèle “Angélique” Mercier, soixante pages du Chef-d'œuvre corrigées, cinq chapitres lus du Petit Arpent du Bon Dieu : un bon dimanche.


Lundi 30 novembre.

Huit heures. – Je vois le bout de ma relecture d'épreuves : il ne me restera, demain, que le dernier chapitre et le court épilogue. Aujourd'hui, j'ai trouvé que mon chapitre 5 était vraiment très bien.

– Cet après-midi, dernière tonte avant le printemps.

(Je voulais dire quelques mots sur le film que nous revîmes hier soir, le Gran Torino de Clint Eastwood, mais je n'en ai plus le temps : ce sera, peut-être, pour le mois prochain.)

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