VIE ET MORT DU CHIEN CHARLUS
Samedi 2 mai
Huit heures et demie. – J'ai terminé mon chapitre VI (ou 6, ou six) à quatre heures cet après-midi, après en avoir écrit les derniers vingt mille signes. Depuis, je me flagelle et me traite de tous les noms (mais en silence) : qu'est-ce qui m'a pris de vouloir écrire ce roman “à la main” ? Pourquoi cette volonté de souffrance ? (Car même quand j'y parvenais, durant les cinq premiers chapitres (350 000 signes tout de même), tracer les lettres avait cessé de m'être naturel et requérait une part de mon attention.) Depuis le premier tiers de ce chapitre, quand j'ai décidé de (ou me suis résigné à) repasser au clavier, tout a semblé devenir plus simple et rapide : du jour au lendemain, je suis passé de trois mille signes quotidiens (les bons jours) à huit ou dix mille, et en m'amusant davantage. Naturellement, j'ai aussitôt trouvé le moyen de me rabattre mon caquet, en me disant que si je m'amusais et que les phrases venaient plus facilement, c'est que j'étais en train de m'effondrer, littérairement. La preuve : il y a deux nuits, j'ai rencontré en rêve, autour d'une table inconnue, mon oncle Bernard L. Il m'a dit qu'il avait bien aimé mon chapitre 6 (lequel n'était alors pas fini), mais qu'il le trouvait plutôt moins bien écrit que les précédents.
Ce soir, Catherine m'a assuré du contraire,
et moi-même je m'en étais assuré juste avant : j'aime bien mon chapitre
6. Et aussitôt : que vaut un apprenti romancier qui commence à se
distribuer des fleurs à lui-même ? Réponse (au stade où j'en suis) : on
s'en fout. Ce qui compte est de finir la chose entreprise, et elle le
sera.
– J'ai repris Le XIXe siècle à travers les âges,
je ne sais même pas pourquoi. Lecture passionnante, par ce qui y est
dit (ce lien indubitable, tu par tout le monde, entre socialisme et
occultisme), et horripilante par cette manière qu'avait l'auteur
d'écrire avant de se découvrir lui-même : cette façon d'entasser les
phrases sans verbe, d'accumuler les comparaisons sans être capable d'en
choisir aucune… Du coup, on arrive à se demander si Muray était
écrivain. Si on se réfère à ses romans, la réponse est évidemment : non.
Rien de plus pâteux, de moins lisible que ces pavés tournant sur
eux-mêmes, s'engluant dans ces phrases mal bâties, redondantes,
m'as-tu-vu-quand-j'écris, etc. Pourtant, dès qu'on revient aux Exorcismes spirituels,
on retrouve une espèce de maître, un souverain ayant trouvé non
seulement sa matière mais la langue pour la dire, et comme personne. Que
s'est-il passé entre ce pavé de 1984, difficile à digérer, horripilant
par cette langue qui ne cesse de s'effondrer sous son propre poids –
gros gâteau aux apparences allemandes –, et cette aisance parfaite,
cette souveraine agilité qui se donne à lire deux ou trois ans après ?
Qu'est-il arrivé à Philippe Muray, dans ces moments-là ? Il faudra
attendre la suite du journal.
Ultima Necat.
Dimanche 3 mai
Sept heures. – On mange de plus en plus tôt, dans cette maison ! Bientôt, l'allongement des jours aidant, on ne saura plus trop si on goûte ou si on dîne. Sinon, la journée fut très calme et très improductive, comme toujours les lendemains de libations. J'ai occupé mon temps à remplir des grilles de mots croisés et à lire, assez paresseusement, le Muray recommencé d'hier.
– J'avais
envoyé mon chapitre terminé dès hier soir à M. Desgranges : pas de
réponse aujourd'hui. Naturellement, je me figure déjà que c'est parce
qu'il l'a trouvé exécrable et qu'il ne sait trop comment me l'annoncer ;
alors qu'il peut très bien avoir occupé son dimanche à tout autre
chose, à des invités par exemple. De mon côté, j'ai presque hâte d'être à
demain pour entrer dans le chapitre VII. Il commencera sous la neige ;
du reste, peut-être toute la fin du roman sera-t-elle sous la neige :
une belle neige blanche au début, et, à la fin, de la sloche,
comme disent les Québécois (orthographe non garantie…), c'est-à-dire de
la neige fondue et sale. En tout cas, je veux faire une longue
introduction avec Tosca seule, marchant en direction de la rue des
Juifs. Et j'ai décidé de donner un chien à Evremont : on l'appellera
Charlus. Pour que ce chapitre ait sa raison d'être, il faut que l'on
retrouve les mêmes personnages que dans le VI, mais déjà changés, en
route vers la résolution finale. C'est pourquoi je vais créer une
seconde “rupture temporelle” d'environ trois mois, comme entre le II et
le III.
Mardi 5 mai
Sept heures et demie. – Petit passage en coup de vent, simplement pour noter que je n'ai rien de plus à dire qu'hier. Et que ce journal m'emmerde.
–
Tout de même, signalons que j'ai, hier matin, commencé bravement le
chapitre VII. Mais que je me suis arrêté au bout d'un feuillet et ne m'y
suis pas remis ce matin. Comme je dois être d'assez bonne heure à
Levallois demain et que ce sera sans doute pour rien (comme quatre
mercredis sur cinq), je vais m'envoyer cet embryon de chapitre à mon
bureau, afin d'en meubler mes deux ou trois heures d'attente. C'est
toujours un peu pénible et poussif, un début de chapitre.
– Repris Le Tout sur le tout,
de Calet. J'en lis deux ou trois chapitres, pour me décongestionner
quand je n'en puis plus de l'espèce d'ébriété métaphorique de Muray dans
son XIXe siècle.
Jeudi 7 mai
Sept heures dix. – Je viens de terminer Le XIXe siècle à travers les âges,
mais alors très “en diagonale”, ce qui n'était évidemment pas le
meilleur moyen d'en saisir toutes les nuances – car je suppose qu'il y
en a ; il y en a même bien trop. Durant tout le livre, j'ai eu la
pénible impression de lire un homme en état d'ébriété métaphorique, ce
qui peut être très bien durant vingt ou trente pages (et encore), mais
devient très fatigant lorsque le pensum en fait 650. Pourtant, çà et là,
je parvenais à accrocher des aperçus passionnants, fulgurants même, qui
m'incitaient à ne pas abandonner tout à fait, mais tout de suite noyés
sous des avalanches d'incises inutiles, des tsunamis de comparaisons
enfilées comme des perles, des ouragans de petites phrases sans verbes,
chacune disant la même chose que la précédente. Pour ne pas quitter
Muray sur une mauvaise impression, j'ai ressorti son journal, afin de
relire les années 1983 – 1985, période où il écrit et publie le livre en
question.
– J'ai trouvé hier (non : avant-hier soir
dans mon lit…) le moyen d'arranger le chapitre VI que Michel Desgranges
n'a pas aimé. Il faudra d'ailleurs que je pense à le remercier de me
l'avoir dit sans détour, car, passé le premier coup de blues, je me suis
rendu compte que s'il ne marchait pas, c'était parce que j'avais engagé
mon personnage central, Evremont, dans une direction qui ne lui
correspondait nullement. Je vais m'y remettre demain. Comme je vais
garder les douze ou quinze pages du début et les quatre ou cinq de la
fin, je pense en avoir pour trois ou quatre jours pour mener à bien le
nouveau “ventre”.
Vendredi 8 mai
Sept heures dix. – Idée de roman (plus ou moins trouvée dans le journal de Muray) :
[Passage supprimé à la relecture, le 21 juin, pour cause de paranoïa active…]
Cela
dit, au lieu de rêvasser à des idées de romans, j'aurais sans doute été
mieux inspiré d'écrire celui en cours, ce que je n'ai fait ni hier ni
aujourd'hui. Il est vrai que je suis un peu embarrassé, dans la mesure
où je ne veux pas me lancer dans le chapitre VII – commencé mais à peine
– sans avoir refait le VI. Or, dans la nouvelle version de celui-ci, il
y aura une visite dans un refuge de la SPA, expérience que Catherine et
moi ne ferons que mardi ou mercredi prochains. Donc, n'étant pas à
trois jours près, j'ai tendance à me dire qu'autant attendre que cette
visite ait été faite pour me lancer dans cette partie. Et voilà comment
la fainéantise se donne bonne conscience.
– Je reviendrai sans doute sur le journal de Muray demain.
Samedi 9 mai
Sept heures.
– Le feuilleton canin se poursuit, mais le dernier épisode a pris une
tournure plutôt pénible. Vers midi, appel de la SPA pour nous dire que
Charlus (qui s'appelle encore Milos), tout comme ses frères et sœurs, ne
pourrait être vacciné lundi comme prévu. Raison : presque toute la
portée a attrapé une maladie, dont Catherine n'a pas retenu le nom (ça
se termine en "iose", ce qui n'est jamais bon signe…), mais qui est
suffisamment grave pour que deux chiots en soient déjà morts. Charlus,
pour l'instant, fait partie des deux ou trois qui ne présentent aucun
symptôme, mais on suppose que cela peut encore venir. Quoi qu'il en
soit, même si elle doit effectivement se produire, son arrivée chez nous
est reportée sine die.
– La conséquence
“littéraire” de cela est que je n'ai plus aucune raison valable de
surseoir à la poursuite du roman, puisqu'il risque de n'y avoir pas de
visite au refuge SPA d'Orgeval, où nous sommes censés aller signer les
papiers de l'adoption. Par conséquent, je compte fermement m'y remettre
demain; et espère, non moins fermement, ne pas y passer plus de trois
jours (je parle du chapitre VI “nouvelle manière”, bien entendu, pas du
roman dans son entier).
– J'ai reçu ce matin le Roman du roman,
de Jacques Laurent, dont j'ai commencé la lecture cet après-midi,
abandonnant pour cela le journal de Muray. J'ai aussi tondu le jardin,
comme l'ont fait tous nos voisins, à peu près en même temps que moi : il régnait sur notre coin de campagne un vacarme de fin du monde, voire de gay pride.
Dimanche 10 mai
Sept heures et demie.. – Petite moquerie de Catherine tout à l'heure. Il y a dans notre cuisine, en permanence, un genre de post-it
(mais qui n'en est pas un puisqu'on ne peut pas le coller) sur lequel
chacun de nous, au gré de ses besoins, note les denrées qui lui
manquent, ce qui, in fine, établit une liste toute faite en vue de la prochaine expédition à l'entrepôt de nourriture le plus proche, en l'occurrence le Super U
de Saint-Aquilin. En début d'après-midi, j'ai voulu y noter le mot
“maquereaux” (oui, c'est comme ça : j'aime beaucoup les maquereaux en
boîte, aux vin blanc et aromates) ; j'ai commencé à écrire : maquera… ; repérant ma faute, je me suis donc interrompu, ai biffé mon ratage pour recommencer en dessous : maquereaux. Et c'est ce scrupule, agissant même sur une liste de commissions, qui a provoqué la légère ironie dont je parlais.
–
Curieusement, je n'ai lu aujourd'hui aucune glorification sanglotante
du 10 mai 1981, comme c'est en principe la règle chaque année, tout au
moins chez les blogueurs de gauche qui croient encore que Mitterrand
l'était aussi. Heureusement, la démence modernœuse a tout de même trouvé
à s'éployer : le 10 mai étant désormais la journée des minorités
visibles, ou des guignolades antiracistes, ou des rentiers de
l'esclavage, je ne sais trop, le CRAN (Comité de Récolte de l'Argent
National) a annoncé fièrement qu'il engageait une action contre le baron
Seillière, au motif que sa famille se serait enrichie voilà quelques
siècles, en mettant au travail sans leur consentement explicite quelques
milliers d'Africains, que d'autres Africains plus malins leur avaient
dûment vendus. Ne jamais perdre une occasion de rire, surtout. Cela dit,
si jamais cette amusante officine réussit à récupérer quelques
piécettes à la suite de sa pantalonnade majuscule, on ne pourra que
s'incliner devant le tour de force de gens capables de se gorger de bon
lait nourricier aujourd'hui, alors que la traite remonte à plus de deux
cents ans.
Mardi 12 mai
Quatre heures.
– La parvovirose dont il était jusqu'à présent indemne a frappé le
pauvre Charlus hier soir ou cette nuit. Il est d'ores et déjà en
traitement, ce qui devrait lui sauver la vie, mais rien n'est certain,
évidemment. La seule bonne nouvelle est que cette saloperie, quand les
chiens en réchappent, ne leur laisse aucune séquelle. Comme, après
guérison, ils restent possiblement contagieux durant plusieurs semaines,
nous avons avancé à vendredi le rappel de vaccins (dont celui de la
parvovirose) que Bergotte n'aurait dû subir que début juillet.
–
Je ne sais si c'est le fait de le relire (sûrement), mais depuis
quelque temps j'ai de grands regrets de la mort de Muray, au vu de
toutes les démences que l'on voit proliférer dans la société française,
la plus savoureuse étant sans doute la “réforme” de l'Éducation
nationale, aventureusement lancée par Mme Belkacem, qui s'est mis à peu
près tout le monde à dos – et en particulier les professeurs – en un
temps record. Le virus de l'égalitarisme idéologique est en train de les
rendre tous fous.
– Je ne me suis toujours pas remis
au chapitre VI, et je ne sais pas pourquoi. A priori, rien ne devrait me
bloquer : je sais presque exactement le nombre de pages que je dois
écrire (entre 20 et 30, fourchette large ; disons 25), je sais quoi
mettre dedans et dans quel ordre. Alors ? Alors je ne sais pas. À tout
hasard, j'ai rapatrié le Grand Cahier de la Case vers la maison (où je
dors à nouveau, tendis que Catherine a réintégré sa chambre dans la
Case), afin d'essayer de me remettre au travail entre sept et huit
heures le matin, et à la main si j'y arrive.
Mercredi 13 mai
Sept heures. –
Encore rien fait aujourd'hui. Enfin, si, trois feuillets pour FD, mais
on comprend bien que je ne parle pas de ce travail-là. L'excuse du jour
est qu'il me fallait absolument savoir si, en cas de visite à un
refuge de la SPA, on peut en repartir aussitôt avec un chien, ou bien
s'il faut attendre quelques jours, le temps que se règlent
d'hypothétiques questions administratives ou vétérinaires. J'ai posé la
question hier soir, par mail, à Jérôme Vallet, et comme il ne m'a
répondu que dans l'après-midi aujourd'hui, l'excuse était donc toute
trouvée. Excuse d'autant plus stupide, et d'une mauvaise foi qui
m'abasourdit moi-même, que je n'en suis pas du tout arrivé au passage se
déroulant à la SPA, que j'aurais donc très bien pu m'avancer vers lui
en commençant d'écrire ce qui doit venir avant. Au lieu de cela, j'ai
paresseusement lu Muray (Exorcismes spirituels I) et rempli deux
ou trois grilles de mots croisés. Tout cela dans une humeur assez
morose, provoquée par le fait de mon inactivité. Pas de quoi être fier.
Vendredi 15 mai
Sept heures dix. –
Cette fois, je me suis vraiment remis au travail : presque dix mille
signes depuis ce matin. En réalité, j'avais déjà repris le VI hier, mais
sans lui faire grand mal… Si je tiens le rythme d'aujourd'hui, et il
serait bon que je le fisse, le chapitre devrait pouvoir être terminé
lundi. Il en restera encore trois derrière, dans lesquels je ne sais pas
trop ce que je vais mettre, bien que voyant à peu près – et même assez
précisément – où je dois arriver, où je veux arriver.
– Les Origines de la France contemporaine
de Taine sont un livre remarquable. Dans l'élan d'enthousiasme qu'il me
donne, j'ai ressorti de son rayonnage le livre de Tocqueville sur la
Révolution et l'ancien régime. Mais je sais aussi que si le livre de
Magny, Roman des origines et origines du roman, arrive demain ou lundi, je céderai certainement à l'envie d'abandonner Taine pour elle (bizarre, cette phrase…).
Samedi 16 mai
Onze heures du matin. –
Je ne résiste pas au plaisir de venir tout de suite noter ici ce qui
suit. Je viens de recevoir des Belles Lettres le décompte de mes ventes
pour l'année 2014 : 173 exemplaires, pas un de plus ! (Mais en fait un
de moins, puisque celui que ma mère a tenu à acheter ne compte pas
vraiment.) On est à mi-chemin entre la grande marée d'équinoxe et le
tsunami. Me voilà donc, auprès de mon éditeur, avec un compte débiteur
de six cent et quelques euros (question : doit-on, dans ce cas, mettre
“cent” au pluriel, ou faut-il considérer, comme je l'ai fait, que les
“et quelques” suffisent à le rendre invariable ?) Ce flop magistral –
évidemment prévisible et prévu – ne me dérange pas le moins du monde, ni
ne m'attriste, ni rien du tout. La seule chose qui m'ennuie est d'avoir
fait perdre de l'argent aux Belles Lettres. Je serais eux, je
m'abstiendrais à l'avenir d'éditer quoi que ce soit portant en
couverture le nom porte-poisse de Didier Goux.
Cela dit, si j'enlève les trente ou quarante pékins connus de moi qui ont acheté En territoire ennemi,
cela signifie qu'il a été lu (enfin, au moins acquis…) par environ cent
vingt personnes dont j'ignore tout ; vertigineux, quand on y songe.
Six heures.
– Un mail nous a appris, en début d'après-midi, que Charlus était mort
la nuit dernière, comme nous nous en doutions fortement, sa “mère
porteuse” nous ayons avertis dès hier soir d'une aggravation subite de
son état, suivie d'un départ pour les urgences vétérinaires. Elle nous
disait qu'il ne fallait pas conserver trop d'espoir ; ce qui, à mon
avis, était une manière progressive de nous annoncer sa mort. Car, en
fait d'urgences vétérinaires, je pense qu'il s'agissait simplement de le
piquer. Décidément, il semble dit que nous n'aurons jamais de chien
nommé Charlus, puisque le précédent, en 1999, n'avait pas passé plus de
deux semaines chez nous.
Je tâcherai de revenir demain
sur cette histoire de chienne de la Guadeloupe, enceinte, rapatriée,
etc. Car tout cela me semble parfaitement aberrant et assez
symptomatique de notre époque en proie à toutes sortes de démences.
Huit heures et demie.
– Il n'empêche : ce chien que nous n'avons pas eu, que nous avons
aperçu une fois, il y a dix jours, au milieu d'autres chiots semblables à
lui, eh bien je ne cesse d'y penser depuis que je sais qu'il est mort.
Je me surprends à imaginer ce qu'il aurait pu “donner” adulte, je lui
construis un caractère, je bâtis des souvenirs – non pas pour Catherine
et moi, mais pour lui, ce qui est le comble de la sottise ; je le vois
dans sa vieillesse, c'est-à-dire par-delà ce temps énorme pour lui
qu'auraient constituées les dix ou douze années prochaines. Pour tout
dire, et bien que je tinsse pas tant que cela à voir arriver un nouveau
chien ici, je ressens tout de même, du fait de sa mort, une sorte de
regret, de frustration de ce qu'il n'a pas été. Je pense aussi à ce
qu'on l'a laissé souffrir alors qu'il aurait été si simple et si humain
de mettre fin tout de suite à cette pauvre vie qui n'en a pas été une.
J'essaie de me mettre dans la cervelle d'un chiot de deux mois, intubé
de partout, incapable de bouger, souffrant mille morts sans savoir
pourquoi, séparé de sa mère et de ses frères et sœurs ; tout cela pour
disparaître à peine né. Il vaut mieux que je m'arrête là.
Neuf heures et quart. –
Non, je dois encore noter ceci, que cette mort-là entre en parfaite
résonance avec le chapitre VI que je suis en train de refaire, et plus
précisément avec son nouveau cœur à quoi j'en suis rendu, c'est-à-dire à
l'adoption d'un chien dans un refuge. Je n'ai pas pu m'empêcher de me
dire que la mort de Charlus allait probablement m'aider.
Dimanche 17 mai
Sept heures dix.
– Voilà, j'ai laissé tout à l'heure ce brave Evremont à la grille du
chenil, il ne me reste plus que la visite et l'adoption pour que le VI
“nouvelle mouture” soit terminé. Et je tiens absolument à ce qu'il le
soit demain. Je serai donc installé devant cet ordinateur dès sept
heures du matin (bon, disons sept heures et demie…).
C'est à peu près tout.
Lundi 18 mai
Sept heures et demie. –
Eh bien, aussi étonné que j'en sois moi-même, le programme énoncé hier a
été presque réalisé ; le “presque” étant motivé par le fait que je ne
me suis mis au travail qu'à huit heures. Mais à une heure, le chapitre
était bouclé. Comme c'est désormais la règle, je l'ai donné à lire cet
après-midi à Catherine, de façon à ce que nous en parlions au moment de
l'apéritif. Nous n'en avons pas dit grand-chose (ni bu beaucoup, c'est
peut-être lié) ; en revanche, elle a eu la bonne idée de me demander ce
qui allait se passer dans le chapitre suivant ; je lui ai d'abord
répondu que je n'en savais à peu près rien, ce qui était vrai ; mais,
comme je ne pouvais pas en rester là, j'ai déroulé pour elle (et pour
moi) toute la trame de ce chapitre VII qui me menace. On peut dire que
je n'ai pas perdu mon temps, même si mon foie a un peu souffert.
–
Reçu, en deux fois, le deuxième tome de la correspondance Morand –
Chardonne (commandé à Amazon hier matin, dimanche : c'est à peine
croyable), avec le livre de Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman,
puis le journal de guerre (la Seconde) de Maurice Garçon, publié en
partenariat par Les Belles Lettres et Fayard. Conséquence fâcheuse pour
lui, mais prévisible : ce pauvre Taine va devoir patienter quelque temps
sur la table du salon ; et je ne dis rien de Tocqueville.
– Avec tout ça,
j'ai tout de même trouvé le temps de tondre le jardin, pas très
longtemps avant qu'il ne se mette à tomber des hallebardes. Il y a des
jours où l'on est content d'avoir un peu connu la vie et le monde.
Mardi 19 mai
Sept heures vingt. – Le livre de Mme Robert est parti directement à la poubelle après une cinquantaine de pages, tout encombrées d'un fatras psychanalytique qui ne m'est plus supportable. Je suis passé au Journal de Maurice Garçon, lecture beaucoup plus excitante, heureusement. J'espère que les co-éditeurs ne vont pas s'en tenir là et vont donner le reste, c'est-à-dire les années d'avant celui-ci et les années d'après, ce qui devrait représenter environ quatre volumes, si j'ai bien compris ce que disent dans leur introduction les deux maîtres d'œuvre – mais à aucun moment ils ne font allusion à une suite, justement.
–
J'ai dû arriver à Levallois vers onze heures ce matin et j'en suis
reparti à une heure et demie, travail fait et déjeuner pris. Cela
m'énerve de plus en plus d'être tenu de faire ces cent soixante
kilomètres, ce qui me coûte tout de même près de quarante euros, pour
boucler un travail que j'aurais aussi bien fait d'ici, comme je le
prouve d'ailleurs les autres jours de la semaine depuis maintenant deux
ans et demi. Mais j'ai beau tourner cela dans tous les sens, je ne vois
pas du tout comment je pourrais faire en sorte d'en être dispensé.
Samedi 23 mai (Saint-Didier)
Sept heures et demie. –
Profitant de ce que j'étais à Levallois mardi, j'ai imprimé le chapitre
VI “revisité” et l'ai envoyé à Michel Desgranges ; qui m'a répondu,
hier, qu'il le trouvait très bien. Comme il m'était apparu qu'il avait
parfaitement raison de trouver la première mouture à moitié ratée (au
moins), j'ai décidé de le croire également dans le vrai cette fois-ci.
Je ne sais si son verdict m'a donné l'impulsion nécessaire – sans doute,
oui –, mais le chapitre VII me paraît ce soir lancé : 1500 signes hier
et 6000 aujourd'hui. C'est peu, mais je commence à être habitué à ce que
chaque début de nouveau chapitre soit presque aussi pénible que de
commencer un roman tout entier. Et puis, sur ces deux jours, la pente
est tout de même nettement ascendante.
– Il est bien
dommage que je ne sois pas capable d'écrire autant d'heures dans une
journée que j'en ai passé depuis ce matin à lire la Correspondance
(volume II) de Morand et Chardonne. Si le premier se montre plus
abrupte, mordant, parfois cynique que le second, Chardonne se révèle
ici, davantage que dans le premier tome me semble-t-il, beaucoup plus
froid et dur que son correspondant. Ses réactions lorsque son fils est
atteint par le cancer qui va le tuer en deux mois sont stupéfiantes de
“maîtrise”, presque d'indifférence. À l'inverse, quand meurt Roger
Nimier, Morand est durement et profondément atteint, et il ne juge pas
nécessaire de le cacher, même si, bien entendu, il sait lui aussi se
garder de tout épanchement, s'il “s'empêche”. Lecture passionnante en
tout cas : j'ai avalé les cinq cents premières pages comme j'aurais vidé
un flacon de riesling.
– Catherine et ma sœur ont
décidé que nous irions déjeuner chez ma mère dimanche prochain, à
l'occasion de la fête des mères, cette vilaine chose pétainiste (brrr !)
; ce qui me va tout à fait, et a semblé lui aller aussi, une fois
qu'elle a été mise au courant de ce qui se tramait.
–
Je ne crois pas avoir dit que, depuis quelques semaines, nous hébergeons
deux nichées de mésanges charbonnières, l'une dans la cabane accrochée
au tronc du cerisier, l'autre dans celle que Catherine, malgré mes avis,
a fixée au haut du volet de la porte de la Case (preuve qu'elle a bien
fait de ne pas m'écouter, donc). Depuis deux semaines, nous nous
divertissons, chaque fois que nous prenons un café-cigarette sur la
terrasse, de voir les parents aller et venir sans cesse, le bec garni
d'un ver en arrivant et bec vide en repartant. Comme tout manège avait
brusquement cessé hier matin dans la cabane du cerisier, et que le
silence y régnait, nous en avons déduit que les oisillons étaient
devenus oiseaux et s'étaient envolés (ma mère prétend que les petits
quittent toujours le nid au lever du jour, ce qui est un peu frustrant
pour les observateurs négligents que nous sommes). En revanche, le
raffut continue dans la cabane du volet et les piaillements frôlent
l'hystérie dès que l'un des deux parents arrive, porteur de victuailles.
J'espère tout de même qu'ils ne tarderont plus car, depuis deux jours,
je trouve que Golo tourne au pied du volet avec une insistance
inquiétante. Il ne peut pas attraper les petits à l'intérieur, tant
qu'ils restent au nid ; mais il serait préférable qu'il ne soit pas là
au matin de l'envol, moment toujours un peu périlleux, pour des
volatiles mal assurés d'eux-mêmes et ignorant probablement que, dans la
nature, les chats existent.
Dimanche 24 mai
Sept heures vingt.
– Les titis sont toujours dans leur boîte, accrochée au volet, mais ils
s'enhardissent. Depuis ce matin, les parents nourriciers ne pénètrent
même plus dans la petite cabane ; ils se contentent de s'accrocher au
rebord de l'entrée circulaire, et ce sont les jeunes qui montent
chercher la chenille ou le ver qu'on veut bien leur apporter. Cet
après-midi, j'ai passé une bonne heure dans la chaise longue, avec
Morand et Chardonne – mais moi seul avait le privilège d'être
confortablement installé – à ne lire pratiquement rien, trop occupé à
observer le manège. Trois fois j'ai cru que l'un ou l'autre des
oisillons allait se décider à sortir, il avait déjà toute sa petite tête
ébouriffée en dehors… et puis non, ils m'ont refusé ce plaisir de les
voir s'envoler, ou plutôt tanguer jusqu'à la gouttière ou la corde à
linge toutes proches. Et je tentais de me représenter quel choc
formidable, quelle révolution copernicienne ce devait être, de passer
d'un coup d'un espace confiné, étroit, sombre, uniquement éclairé par
cet œil-de-bœuf par où arrivent et repartent les auteurs de vos jours, à
cet univers immense, insoupçonné ; j'essayais d'imaginer la
stupéfaction ressentie à la découverte simultanée des couleurs, des
volumes, des odeurs, et surtout de ces invisibles courants porteurs ne
demandant qu'à vous emmener où vous prend la fantaisie d'aller. Je ne
suis pas sûr d'y être tout à fait parvenu.
La journée
se termine, ils ne partiront pas aujourd'hui. Peut-être que, demain
matin, au moment du premier café, le nichoir sera retombé dans le
silence ; tout le monde aura fui.
Lundi 25 mai
Deux heures et demie. –
Fin de l'aventure “mésanges” ce matin. Comme je n'ai pas envie de tout
reprendre, je me contenterai de remettre ici l'annonce que j'en ai faite
il y a quelques heures sur le blog :
« Voilà, ils sont partis ! Quand je suis sorti sur la terrasse, à sept
heures, il y en avait déjà deux hors du nid, reconnaissables à leur tête
encore tout ébouriffée et, plus grave pour eux, à leur absence totale
de méfiance vis-à-vis de moi.
» J'en ai vu sortir successivement
six autres, et j'ai manqué le dernier (il fallait bien que quelqu'un
aille chercher le pain…). Donc, neuf en tout. Hélas, il y a eu de la
perte. Le premier que j'ai vu quitter le nichoir n'a pas survécu plus de
trois minutes aux griffes de Golo, que j'avais stupidement laissé
sortir (avant de le renfermer précipitamment). Parmi les autres, l'un
est tombée dans l'herbe presque comme un caillou. Nous l'avons placé en
hauteur pour lui laisser une chance. Mais, une heure après, il n'avait
pas bougé d'un millimètre, ses yeux étaient aux trois quarts fermés et,
quand nous l'avons incité à l'envol, il est retombé sur le flan, puis
sur le dos, ne tenant même plus sur ses pattes. Me disant qu'il allait
agoniser durant peut-être des heures, je me suis résolu à le noyer dans
le bac des eaux de pluie. Cela prit environ trente secondes, qui me
parurent très longues.
» Un dernier, enfin, ne semblait pas non
plus capable de voler, mais lui était beaucoup plus vivace. Nous l'avons
placé sur la table de jardin, d'où il a sauté dans l'herbe avant de
s'éloigner (mais en sautillant, pas en volant). Nous nous concentrons
sur le fait qu'il y en a tout de même six qui ont de bonnes chances de
profiter un peu de la vie. »
Ce qui est curieux, c'est
que j'ai vu immédiatement le parti que je pouvais tirer de l'épisode de
la noyade pour le roman : non seulement il s'intégrait au chapitre en
cours, mais même au passage que je suis justement occupé à essayer
d'écrire, dans lequel, pour le dire très vite, le personnage nommé
Evremont sent s'exercer sur lui des forces qui tendent à le rattacher à
des choses, à un passé, dont il avait cru un peu vite qu'il en était
complètement et définitivement affranchi. J'ai aussitôt écrit six mille
signes qui, pour l'instant, restent “flottants” car ne se rattachant pas
directement au paragraphe où j'en étais resté hier soir. Pour mémoire
(?), je mets ces quatre feuillets ici, pas corrigés, ni même relus :
De petits faits oubliés depuis longtemps revenaient pustuler à la surface
de sa mémoire. Quelques semaines plus tôt, par exemple, il avait repensé à la
petite mésange. C’était à la fin d’un mois de juin, il devait avoir sept ou
huit ans. Depuis une semaine il se trouvait chez son grand-père Abélard, dans
la petite maison de campagne que le
patriarche des Pichette avait achetée au bord de la Divonne, à mi-chemin
entre Pranes et Chamblain-Semeuse, et où il passait les cinq beaux mois de l’année. Le temps n’avait cessé d’être
épouvantable, et comme Evremont devenait pénible d’ennui, son grand-père avait
tenté de canaliser son
désœuvrement sur le nichoir de bois fixé à la porte de l’appentis, juste à
droite de la minuscule véranda marquant l’entrée de la maison, où s’alignaient
les bottes et les sabots de plastique que l’on mettait pour aller au jardin “de
devant” – les herbes aromatiques et les radis de la grand-mère Suzanne – ou à
celui “de derrière”, sur quoi Abélard régnait seul et en maître. Le vieil homme
avait réussi au-delà de ses propres espérances : durant toute la semaine
suivante, Evremont avait passé l’essentiel de ses journées dans cette véranda,
à observer le ballet incessant des deux mésanges charbonnières, le couple
nourricier, apportant à tour de rôle de petites chenilles d’un vert de pomme
acide à leurs oisillons, invisibles au fond de la cabanette de bois suspendue,
mais de plus en plus audibles à mesure que passaient les jours. Parfois, tout
de même, l’enfant trouvait le temps un peu long ; il demandait à son
grand-père quand les titis
allaient sortir. « Bientôt ! », répondait invariablement
Abélard, après quelques secondes de silence, durant lesquelles il scrutait les
nuages plombés comme pour y lire les signes mystérieux de l’envol prochain.
« Tu dois continuer à les surveiller sans te laisser distraire, mon gamin,
ajoutait-il, l’index levé. Car si personne n’est là pour les regarder, ces
petits diables ne bougeront pas du nid ! Et surtout, dès que tu verras
pointer un bec par le trou, viens vite me prévenir… » Fort de cette
mission, dûment remotivé,
Evremont reprenait son poste d’observation, sur le petit banc de bois disposé
par son grand-père entre les bottes.
En
effet, un jour, au début de la matinée, les oisillons s’envolèrent ;
Evremont se souvenait encore de la pénible frustration que l’événement
lui
avait infligée. Car il se trouvait seul : ses parents étaient
retournés à Warnaucourt dans la voiture rouge, pour il ne savait quoi,
et son
grand-père était allé chez Mme Lanternier, la voisine d’en face, de
l’autre côté
de la mare, lui porter une grosse botte de radis. « Les radis, quand ça
donne, ça donne ! », aimait répéter Suzanne, les années où le jardin
de devant en était submergé. Quant à sa grand-mère, justement, elle
s’était
totalement effacée de l’épisode, Evremont aurait été incapable de dire
pourquoi
elle n’était pas à la maison au moment crucial, elle qui pourtant n’en
sortait
presque jamais. Il avait compté sept oisillons, mais peut-être y en
eut-il un
ou deux pour s’évader en catimini, par exemple au moment où il était
allé
prendre un Choco BN dans le buffet de la cuisine. Il trépignait sous la
véranda, de ne pouvoir partager son excitation avec personne, lorsqu’une
nouvelle petite tête ébouriffée passait par le trou circulaire,
hésitait,
disparaissait, revenait, s’évanouissait encore, avant de filer droit
devant, en
un vol bruyant et pataud. Il y en eut sept, mais c’est la sixième
mésange qui revient crever la surface du temps, quarante ans plus tard ;
celle
qui, au sortir du nid, était tombée tout de suite sur les gravillons, au
lieu
d’aller se percher comme ses frères et sœurs sur la gouttière de
l’appentis ou
dans le lilas près du portail. Il s’était approché de l’oiseau à pas
mesurés,
pour ne pas l’effrayer ; il l’avait pris et posé sur sa paume
ouverte ; aussi délicatement que possible, il l’avait lancé vers le
haut,
pour l’inciter à l’envol, lui donner une seconde chance. La mésange
était
retombée sur les gravillons, sans même ouvrir ses ailes. Il avait
compris
que la situation était préoccupante et nécessitait des décisions
promptes.
Le plus urgent était de mettre l’oiseau hors de portée des chats de Mme
Lanternier, qui venaient volontiers, ces effrontés sanguinaires, traîner
leurs
coussinets de ce côté-ci de la mare, même si son grand-père les
chassaient à
vastes moulinets de bras dès qu’il en apercevait un. (« Les chats tuent
uniquement par plaisir ; les chats sont des nazis ! » : tel
était le leitmotiv d’Abélard Pichette.) Comme Evremont n’était pas
encore bien
grand, il ne put faire mieux que de déposer la mésange sur le bord du
vieux
puits, obturé par une grosse plaque de fer circulaire et rouillée. Il se
rend
compte aussitôt que c’est dérisoire : aucun chat, même perclus,
n’hésitera
à sauter sur la margelle s’il est question d’y zigouiller un oiseau sans
défense ; surtout pas les deux de Mme Lanternier, qui sont vraiment très
nazis. Les yeux fixés sur la petite bête immobile, comme si son
regard avait le pouvoir de lui faire ouvrir ses ailes, il l’imagine
éventrée par
les griffes, décapitée par les crocs ; il ne peut pas laisser faire ça,
il
n’y a plus qu’une solution : il a vu, l’été précédent, son grand-père
prendre les trois petits chats qui étaient venus naître dans la grange
pour
aller les noyer dans la grande poubelle de plastique noire, placée sous
la
gouttière pour recueillir les eaux de pluie. Il n’a pas le choix, c’est
ce
qu’il doit faire : tout plutôt que les tortures des nazis…
Quarante ans plus tard, du fond de son fauteuil, Evremont revoyait le
fin bec de la mésange s’ouvrir et se refermer trois ou quatre fois, sous la
surface noire de l’eau où la maintenait sa main. Elle ne s’était pas débattue,
son corps ne tremblait pas : juste le bec, qui paraissait le supplier et
qui, au bout d’un temps très long, au moins trente secondes, était finalement
resté ouvert. Il était allé enfouir le corps sous un tas de feuilles mortes et
à demi pourries, dans la haie de troènes ; il s’était dépêché de pleurer
avant que son grand-père ne revienne ; il n’avait jamais rien dit à
personne.
Ce qui m'amuse (un peu) dans
le fait de reproduire cet extrait, c'est que je me rends bien compte
qu'il va donner une idée totalement fausse, ou en tout cas fort biaisée,
du roman en cours. On pourrait en effet penser qu'il s'agit d'une sorte
de plongée dans le passé d'un homme, d'un retour sur son enfance, etc.
Or, ce n'est rien de cela : dans les quelque 450 000 signes déjà écrits,
il n'a jamais une seule fois, avant ce passage, été question d'enfance,
et fort peu d'un passé quelconque.
Mercredi 27 mai
Sept heures et demie. –
À la réflexion, je pense que, au moment de la publication, je
supprimerai l'extrait reproduit hier. D'abord parce que, le relisant ce
matin, avant de poursuivre, je l'ai déjà un peu changé ; ensuite parce
que j'aurais trop l'air de “faire le buzz”, ou au moins de le tenter.
Enfin parce que, peut-être, ces trois ou quatre feuillets sauteront-ils
au dernier moment et qu'il n'en restera rien ; ou qu'ils iront prendre
place plus loin, je n'en sais rien. De toute façon, à part Catherine et
Michel Desgranges, je trouve assez malsain que qui que ce soit puisse
lire un ou des extraits de cette chose que j'essaie de faire tenir
debout.
– Le nichoir à mésange qui se trouve sur le
versant est de la maison, et dont Catherine se désespérait que personne
l'utilise jamais, semble bien être “en main” depuis quelques jours, sans
doute pour la seconde nichée de l'année, celle de juin. Je pense que
l'on doit en être au stade où la femelle couve, ravitaillée par le mâle ;
mais c'est bien difficile à affirmer : il faudrait passer des heures à
proximité et ne faire que cela. Or, l'inconvénient de cette cabane-là,
par rapport aux trois autres, est qu'on ne la voit pas de la maison, ni
moi quand je suis assis à mon bureau.
– Je viens de
m'apercevoir, consultant le calendrier affiché dans la cuisine, que
l'avant-dernier jour ouvrable du mois était demain ; or, rien n'est prêt
pour la publication du journal d'avril.
Jeudi 28 mai
Sept heures dix. –
Il avance bien lentement, ce chapitre VII : pas plus de trois mille
signes par jour, et encore, les jours où j'y travaille. Je crois que
cela tient à ce que je vois plus ou moins comment doivent évoluer les
personnages (dans ce chapitre où, de plus, il ne se passe à peu près
rien, sauf à la fin), mais que je ne sais pas trop comment régler leur
ballet. Je suis dans la situation d'un pâtissier débutant et autodidacte
: je mets dans mon saladier de la farine, du sucre, un peu de levure,
un jaune d'œuf, du lait, je remue vaguement le tout, pour m'apercevoir
que ça ne ressemble guère à une pâte. Donc, de là à obtenir un gâteau…
Je
vais néanmoins m'efforcer de passer à la vitesse supérieure à compter
de demain, en me fixant la barre à dix mille signes par jour jusqu'à
lundi. En fait, si je tenais cette cadence, le chapitre serait quasiment
terminé lundi soir : ne rêvons pas.
– Terminé la Correspondance Morand – Chardonne ; j'ai enchaîné avec Fouquet ou Le Soleil offusqué,
du même Morand : très bien. À cette occasion, en lisant le titre sur la
couverture, exactement tel que je viens de le retranscrire, je me suis
avisé que ce type de titre, assez courant dans les époques anciennes
mais plus tellement de nos jours : Machin Chouette ou le blablabla du
truc, il s'agissait en fait de deux titres à part entière et simplement
reliés par la conjonction. J'en veux pour preuve les majuscules
initiales à “Le” et à “Soleil”. C'est exactement le genre de micro-règle
parfaitement inutile, et de toute façon déjà tombée en désuétude, si
l'on en juge par les livres qui paraissent de nos jours, que je suis
toujours ravi d'apprendre.
Samedi 30 mai
Sept heures et demie. –
Demain, déjeuner chez ma mère, avec Isabelle : fête des mères. Je viens
de rentrer dans le cerveau scandinave de Liselotte un trajet qui nous
permettra d'éviter l'autoroute A 13, et surtout les trois millions
d'abrutis parisiens qui sont si amoureux de leur ville qu'ils ne songent
qu'à la quitter pour les bords de mer les plus proches, au moindre
week-end survenant.
– Dans un mail expédié ce matin,
Michel Desgranges me dit ceci : « Dialogues? Nous en reparlerons de vive
voix. Avec des questions, comme : des dialogues réalistes peuvent-ils
être dans le ton d'un roman littéraire? » Oui, lui ai-je répondu,
reparlons-en, et surtout parce que c'est le genre de question que je me
tourne et retourne depuis quelques semaines, sans parvenir à trouver des
réponses pleinement satisfaisantes. Il n'est d'ailleurs pas dit qu'une
discussion suffira à dissoudre tous mes points d'interrogation. Je vois
très bien qu'il est ridicule de vouloir “copier” le langage des jeunes
(j'ai lu suffisamment de mauvais romans qui tentaient de le faire) ;
d'autant que ce qu'on croit être un “langage de jeunes” est déjà
obsolète au moment où il parvient aux oreilles des vieux cons bourgeois
dans mon genre. De toute façon, s'il ne l'était pas alors, il le serait
six mois ou un an plus tard. Et je sais bien que, ce qui convient, c'est
de donner si l'on peut l'illusion d'un langage parlé. Parce que,
d'un autre côté, il faut bien, si l'on met en scène des jeunes, leur
donner une sorte d'empreinte verbale. Il me semble par exemple
impossible, même au sein d'un texte “littéraire”, de leur faire marquer
le “ne” des négations. Et je crois qu'il n'est pas mauvais, dans leurs
dialogues, de rajouter quelques-uns de ces mots ou expressions
parasitaires et dénués de sens qui, dans leur discours, ont presque la
fonction de virgules, de respirations, d'hésitations, voire d'esquives.
Tout cela est bien compliqué.
– La “vitesse supérieure”
à propos de quoi je plastronnais hier est restée lettre morte : deux
mille signes aujourd'hui, suivis d'une tenace déprime, car je ne
parviens pas à voir où me mène ce chapitre ; que je trouve à la fois
inutile et indispensable. Quand j'en aurai terminé avec ce pensum, le
premier qui me parlera d'écrire un roman deviendra illico mon ennemi
intime.
– Repris le Journal de Maurice Garçon.
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