lundi 29 juin 2015

Mai 2015










VIE ET MORT DU CHIEN CHARLUS








Samedi 2 mai

Huit heures et demie. – J'ai terminé mon chapitre VI (ou 6, ou six) à quatre heures cet après-midi, après en avoir écrit les derniers vingt mille signes. Depuis, je me flagelle et me traite de tous les noms (mais en silence) : qu'est-ce qui m'a pris de vouloir écrire ce roman “à la main” ? Pourquoi cette volonté de souffrance ? (Car même quand j'y parvenais, durant les cinq premiers chapitres (350 000 signes tout de même), tracer les lettres avait cessé de m'être naturel et requérait une part de mon attention.) Depuis le premier tiers de ce chapitre, quand j'ai décidé de (ou me suis résigné à) repasser au clavier, tout a semblé devenir plus simple et rapide : du jour au lendemain, je suis passé de trois mille signes quotidiens (les bons jours) à huit ou dix mille, et en m'amusant davantage. Naturellement, j'ai aussitôt trouvé le moyen de me rabattre mon caquet, en me disant que si je m'amusais et que les phrases venaient plus facilement, c'est que j'étais en train de m'effondrer, littérairement. La preuve : il y a deux nuits, j'ai rencontré en rêve, autour d'une table inconnue, mon oncle Bernard L. Il m'a dit qu'il avait bien aimé mon chapitre 6 (lequel n'était alors pas fini), mais qu'il le trouvait plutôt moins bien écrit que les précédents.

Ce soir, Catherine m'a assuré du contraire, et moi-même je m'en étais assuré juste avant : j'aime bien mon chapitre 6. Et aussitôt : que vaut un apprenti romancier qui commence à se distribuer des fleurs à lui-même ? Réponse (au stade où j'en suis) : on s'en fout. Ce qui compte est de finir la chose entreprise, et elle le sera.

– J'ai repris Le XIXe siècle à travers les âges, je ne sais même pas pourquoi. Lecture passionnante, par ce qui y est dit (ce lien indubitable, tu par tout le monde, entre socialisme et occultisme), et horripilante par cette manière qu'avait l'auteur d'écrire avant de se découvrir lui-même : cette façon d'entasser les phrases sans verbe, d'accumuler les comparaisons sans être capable d'en choisir aucune… Du coup, on arrive à se demander si Muray était écrivain. Si on se réfère à ses romans, la réponse est évidemment : non. Rien de plus pâteux, de moins lisible que ces pavés tournant sur eux-mêmes, s'engluant dans ces phrases mal bâties, redondantes, m'as-tu-vu-quand-j'écris, etc. Pourtant, dès qu'on revient aux Exorcismes spirituels, on retrouve une espèce de maître, un souverain ayant trouvé non seulement sa matière mais la langue pour la dire, et comme personne. Que s'est-il passé entre ce pavé de 1984, difficile à digérer, horripilant par cette langue qui ne cesse de s'effondrer sous son propre poids – gros gâteau aux apparences allemandes –, et cette aisance parfaite, cette souveraine agilité qui se donne à lire deux ou trois ans après ? Qu'est-il arrivé à Philippe Muray, dans ces moments-là ? Il faudra attendre la suite du journal.

Ultima Necat.


Dimanche 3 mai

Sept heures. – On mange de plus en plus tôt, dans cette maison ! Bientôt, l'allongement des jours aidant, on ne saura plus trop si on goûte ou si on dîne. Sinon, la journée fut très calme et très improductive, comme toujours les lendemains de libations. J'ai occupé mon temps à remplir des grilles de mots croisés et à lire, assez paresseusement, le Muray recommencé d'hier.

– J'avais envoyé mon chapitre terminé dès hier soir à M. Desgranges : pas de réponse aujourd'hui. Naturellement, je me figure déjà que c'est parce qu'il l'a trouvé exécrable et qu'il ne sait trop comment me l'annoncer ; alors qu'il peut très bien avoir occupé son dimanche à tout autre chose, à des invités par exemple. De mon côté, j'ai presque hâte d'être à demain pour entrer dans le chapitre VII. Il commencera sous la neige ; du reste, peut-être toute la fin du roman sera-t-elle sous la neige : une belle neige blanche au début, et, à la fin, de la sloche, comme disent les Québécois (orthographe non garantie…), c'est-à-dire de la neige fondue et sale. En tout cas, je veux faire une longue introduction avec Tosca seule, marchant en direction de la rue des Juifs. Et j'ai décidé de donner un chien à Evremont : on l'appellera Charlus. Pour que ce chapitre ait sa raison d'être, il faut que l'on retrouve les mêmes personnages que dans le VI, mais déjà changés, en route vers la résolution finale. C'est pourquoi je vais créer une seconde “rupture temporelle” d'environ trois mois, comme entre le II et le III.


Mardi 5 mai

Sept heures et demie. – Petit passage en coup de vent, simplement pour noter que je n'ai rien de plus à dire qu'hier. Et que ce journal m'emmerde.

– Tout de même, signalons que j'ai, hier matin, commencé bravement le chapitre VII. Mais que je me suis arrêté au bout d'un feuillet et ne m'y suis pas remis ce matin. Comme je dois être d'assez bonne heure à Levallois demain et que ce sera sans doute pour rien (comme quatre mercredis sur cinq), je vais m'envoyer cet embryon de chapitre à mon bureau, afin d'en meubler mes deux ou trois heures d'attente. C'est toujours un peu pénible et poussif, un début de chapitre.

– Repris Le Tout sur le tout, de Calet. J'en lis deux ou trois chapitres, pour me décongestionner quand je n'en puis plus de l'espèce d'ébriété métaphorique de Muray dans son XIXe siècle.


Jeudi 7 mai

Sept heures dix. – Je viens de terminer Le XIXe siècle à travers les âges, mais alors très “en diagonale”, ce qui n'était évidemment pas le meilleur moyen d'en saisir toutes les nuances – car je suppose qu'il y en a ; il y en a même bien trop. Durant tout le livre, j'ai eu la pénible impression de lire un homme en état d'ébriété métaphorique, ce qui peut être très bien durant vingt ou trente pages (et encore), mais devient très fatigant lorsque le pensum en fait 650. Pourtant, çà et là, je parvenais à accrocher des aperçus passionnants, fulgurants même, qui m'incitaient à ne pas abandonner tout à fait, mais tout de suite noyés sous des avalanches d'incises inutiles, des tsunamis de comparaisons enfilées comme des perles, des ouragans de petites phrases sans verbes, chacune disant la même chose que la précédente. Pour ne pas quitter Muray sur une mauvaise impression, j'ai ressorti son journal, afin de relire les années 1983 – 1985, période où il écrit et publie le livre en question.

– J'ai trouvé hier (non : avant-hier soir dans mon lit…) le moyen d'arranger le chapitre VI que Michel Desgranges n'a pas aimé. Il faudra d'ailleurs que je pense à le remercier de me l'avoir dit sans détour, car, passé le premier coup de blues, je me suis rendu compte que s'il ne marchait pas, c'était parce que j'avais engagé mon personnage central, Evremont, dans une direction qui ne lui correspondait nullement. Je vais m'y remettre demain. Comme je vais garder les douze ou quinze pages du début et les quatre ou cinq de la fin, je pense en avoir pour trois ou quatre jours pour mener à bien le nouveau “ventre”.


Vendredi 8 mai

Sept heures dix. – Idée de roman (plus ou moins trouvée dans le journal de Muray) :



[Passage supprimé à la relecture, le 21 juin, pour cause de paranoïa active…]



Cela dit, au lieu de rêvasser à des idées de romans, j'aurais sans doute été mieux inspiré d'écrire celui en cours, ce que je n'ai fait ni hier ni aujourd'hui. Il est vrai que je suis un peu embarrassé, dans la mesure où je ne veux pas me lancer dans le chapitre VII – commencé mais à peine – sans avoir refait le VI. Or, dans la nouvelle version de celui-ci, il y aura une visite dans un refuge de la SPA, expérience que Catherine et moi ne ferons que mardi ou mercredi prochains. Donc, n'étant pas à trois jours près, j'ai tendance à me dire qu'autant attendre que cette visite ait été faite pour me lancer dans cette partie. Et voilà comment la fainéantise se donne bonne conscience.

– Je reviendrai sans doute sur le journal de Muray demain.


Samedi 9 mai

Sept heures. – Le feuilleton canin se poursuit, mais le dernier épisode a pris une tournure plutôt pénible. Vers midi, appel de la SPA pour nous dire que Charlus (qui s'appelle encore Milos), tout comme ses frères et sœurs, ne pourrait être vacciné lundi comme prévu. Raison : presque toute la portée a attrapé une maladie, dont Catherine n'a pas retenu le nom (ça se termine en "iose", ce qui n'est jamais bon signe…), mais qui est suffisamment grave pour que deux chiots en soient déjà morts. Charlus, pour l'instant, fait partie des deux ou trois qui ne présentent aucun symptôme, mais on suppose que cela peut encore venir. Quoi qu'il en soit, même si elle doit effectivement se produire, son arrivée chez nous est reportée sine die.

– La conséquence “littéraire” de cela est que je n'ai plus aucune raison valable de surseoir à la poursuite du roman, puisqu'il risque de n'y avoir pas de visite au refuge SPA d'Orgeval, où nous sommes censés aller signer les papiers de l'adoption. Par conséquent, je compte fermement m'y remettre demain; et espère, non moins fermement, ne pas y passer plus de trois jours (je parle du chapitre VI “nouvelle manière”, bien entendu, pas du roman dans son entier).

– J'ai reçu ce matin le Roman du roman, de Jacques Laurent, dont j'ai commencé la lecture cet après-midi, abandonnant pour cela le journal de Muray. J'ai aussi tondu le jardin, comme l'ont fait tous nos voisins, à peu près en même temps que moi : il régnait sur notre coin de campagne un vacarme de fin du monde, voire de gay pride.


Dimanche 10 mai

Sept heures et demie.. – Petite moquerie de Catherine tout à l'heure. Il y a dans notre cuisine, en permanence, un genre de post-it (mais qui n'en est pas un puisqu'on ne peut pas le coller) sur lequel chacun de nous, au gré de ses besoins, note les denrées qui lui manquent, ce qui, in fine, établit une liste toute faite en vue de la prochaine expédition à l'entrepôt de nourriture le plus proche, en l'occurrence le Super U de Saint-Aquilin. En début d'après-midi, j'ai voulu y noter le mot “maquereaux” (oui, c'est comme ça : j'aime beaucoup les maquereaux en boîte, aux vin blanc et aromates) ; j'ai commencé à écrire : maquera… ; repérant ma faute, je me suis donc interrompu, ai biffé mon ratage pour recommencer en dessous : maquereaux. Et c'est ce scrupule, agissant même sur une liste de commissions, qui a provoqué la légère ironie dont je parlais.

– Curieusement, je n'ai lu aujourd'hui aucune glorification sanglotante du 10 mai 1981, comme c'est en principe la règle chaque année, tout au moins chez les blogueurs de gauche qui croient encore que Mitterrand l'était aussi. Heureusement, la démence modernœuse a tout de même trouvé à s'éployer : le 10 mai étant désormais la journée des minorités visibles, ou des guignolades antiracistes, ou des rentiers de l'esclavage, je ne sais trop, le CRAN (Comité de Récolte de l'Argent National) a annoncé fièrement qu'il engageait une action contre le baron Seillière, au motif que sa famille se serait enrichie voilà quelques siècles, en mettant au travail sans leur consentement explicite quelques milliers d'Africains, que d'autres Africains plus malins leur avaient dûment vendus. Ne jamais perdre une occasion de rire, surtout. Cela dit, si jamais cette amusante officine réussit à récupérer quelques piécettes à la suite de sa pantalonnade majuscule, on ne pourra que s'incliner devant le tour de force de gens capables de se gorger de bon lait nourricier aujourd'hui, alors que la traite remonte à plus de deux cents ans.


Mardi 12 mai

Quatre heures. – La parvovirose dont il était jusqu'à présent indemne a frappé le pauvre Charlus hier soir ou cette nuit. Il est d'ores et déjà en traitement, ce qui devrait lui sauver la vie, mais rien n'est certain, évidemment. La seule bonne nouvelle est que cette saloperie, quand les chiens en réchappent, ne leur laisse aucune séquelle. Comme, après guérison, ils restent possiblement contagieux durant plusieurs semaines, nous avons avancé à vendredi le rappel de vaccins (dont celui de la parvovirose) que Bergotte n'aurait dû subir que début juillet.

– Je ne sais si c'est le fait de le relire (sûrement), mais depuis quelque temps j'ai de grands regrets de la mort de Muray, au vu de toutes les démences que l'on voit proliférer dans la société française, la plus savoureuse étant sans doute la “réforme” de l'Éducation nationale, aventureusement lancée par Mme Belkacem, qui s'est mis à peu près tout le monde à dos – et en particulier les professeurs – en un temps record. Le virus de l'égalitarisme idéologique est en train de les rendre tous fous.

– Je ne me suis toujours pas remis au chapitre VI, et je ne sais pas pourquoi. A priori, rien ne devrait me bloquer : je sais presque exactement le nombre de pages que je dois écrire (entre 20 et 30, fourchette large ; disons 25), je sais quoi mettre dedans et dans quel ordre. Alors ? Alors je ne sais pas. À tout hasard, j'ai rapatrié le Grand Cahier de la Case vers la maison (où je dors à nouveau, tendis que Catherine a réintégré sa chambre dans la Case), afin d'essayer de me remettre au travail entre sept et huit heures le matin, et à la main si j'y arrive.


Mercredi 13 mai

Sept heures. – Encore rien fait aujourd'hui. Enfin, si, trois feuillets pour FD, mais on comprend bien que je ne parle pas de ce travail-là. L'excuse du jour est qu'il me fallait absolument savoir si, en cas de visite à un refuge de la SPA, on peut en repartir aussitôt avec un chien, ou bien s'il faut attendre quelques jours, le temps que se règlent d'hypothétiques questions administratives ou vétérinaires. J'ai posé la question hier soir, par mail, à Jérôme Vallet, et comme il ne m'a répondu que dans l'après-midi aujourd'hui, l'excuse était donc toute trouvée. Excuse d'autant plus stupide, et d'une mauvaise foi qui m'abasourdit moi-même, que je n'en suis pas du tout arrivé au passage se déroulant à la SPA, que j'aurais donc très bien pu m'avancer vers lui en commençant d'écrire ce qui doit venir avant. Au lieu de cela, j'ai paresseusement lu Muray (Exorcismes spirituels I) et rempli deux ou trois grilles de mots croisés. Tout cela dans une humeur assez morose, provoquée par le fait de mon inactivité. Pas de quoi être fier.


Vendredi 15 mai

Sept heures dix. – Cette fois, je me suis vraiment remis au travail : presque dix mille signes depuis ce matin. En réalité, j'avais déjà repris le VI hier, mais sans lui faire grand mal… Si je tiens le rythme d'aujourd'hui, et il serait bon que je le fisse, le chapitre devrait pouvoir être terminé lundi. Il en restera encore trois derrière, dans lesquels je ne sais pas trop ce que je vais mettre, bien que voyant à peu près – et même assez précisément – où je dois arriver, où je veux arriver.

Les Origines de la France contemporaine de Taine sont un livre remarquable. Dans l'élan d'enthousiasme qu'il me donne, j'ai ressorti de son rayonnage le livre de Tocqueville sur la Révolution et l'ancien régime. Mais je sais aussi que si le livre de Magny, Roman des origines et origines du roman, arrive demain ou lundi, je céderai certainement à l'envie d'abandonner Taine pour elle (bizarre, cette phrase…).


Samedi 16 mai

Onze heures du matin. – Je ne résiste pas au plaisir de venir tout de suite noter ici ce qui suit. Je viens de recevoir des Belles Lettres le décompte de mes ventes pour l'année 2014 : 173 exemplaires, pas un de plus ! (Mais en fait un de moins, puisque celui que ma mère a tenu à acheter ne compte pas vraiment.) On est à mi-chemin entre la grande marée d'équinoxe et le tsunami. Me voilà donc, auprès de mon éditeur, avec un compte débiteur de six cent et quelques euros (question : doit-on, dans ce cas, mettre “cent” au pluriel, ou faut-il considérer, comme je l'ai fait, que les “et quelques” suffisent à le rendre invariable ?) Ce flop magistral – évidemment prévisible et prévu – ne me dérange pas le moins du monde, ni ne m'attriste, ni rien du tout. La seule chose qui m'ennuie est d'avoir fait perdre de l'argent aux Belles Lettres. Je serais eux, je m'abstiendrais à l'avenir d'éditer quoi que ce soit portant en couverture le nom porte-poisse de Didier Goux.

Cela dit, si j'enlève les trente ou quarante pékins connus de moi qui ont acheté En territoire ennemi, cela signifie qu'il a été lu (enfin, au moins acquis…) par environ cent vingt personnes dont j'ignore tout ; vertigineux, quand on y songe.

 Six heures. –  Un mail nous a appris, en début d'après-midi, que Charlus était mort la nuit dernière, comme nous nous en doutions fortement, sa “mère porteuse” nous ayons avertis dès hier soir d'une aggravation subite de son état, suivie d'un départ pour les urgences vétérinaires. Elle nous disait qu'il ne fallait pas conserver trop d'espoir ; ce qui, à mon avis, était une manière progressive de nous annoncer sa mort. Car, en fait d'urgences vétérinaires, je pense qu'il s'agissait simplement de le piquer. Décidément, il semble dit que nous n'aurons jamais de chien nommé Charlus, puisque le précédent, en 1999, n'avait pas passé plus de deux semaines chez nous.

Je tâcherai de revenir demain sur cette histoire de chienne de la Guadeloupe, enceinte, rapatriée, etc. Car tout cela me semble parfaitement aberrant et assez symptomatique de notre époque en proie à toutes sortes de démences.

Huit heures et demie. – Il n'empêche : ce chien que nous n'avons pas eu, que nous avons aperçu une fois, il y a dix jours, au milieu d'autres chiots semblables à lui, eh bien je ne cesse d'y penser depuis que je sais qu'il est mort. Je me surprends à imaginer ce qu'il aurait pu “donner” adulte, je lui construis un caractère, je bâtis des souvenirs – non pas pour Catherine et moi, mais pour lui, ce qui est le comble de la sottise ; je le vois dans sa vieillesse, c'est-à-dire par-delà ce temps énorme pour lui qu'auraient constituées les dix ou douze années prochaines. Pour tout dire, et bien que je tinsse pas tant que cela à voir arriver un nouveau chien ici, je ressens tout de même, du fait de sa mort, une sorte de regret, de frustration de ce qu'il n'a pas été. Je pense aussi à ce qu'on l'a laissé souffrir alors qu'il aurait été si simple et si humain de mettre fin tout de suite à cette pauvre vie qui n'en a pas été une. J'essaie de me mettre dans la cervelle d'un chiot de deux mois, intubé de partout, incapable de bouger, souffrant mille morts sans savoir pourquoi, séparé de sa mère et de ses frères et sœurs ; tout cela pour disparaître à peine né. Il vaut mieux que je m'arrête là.

Neuf heures et quart. – Non, je dois encore noter ceci, que cette mort-là entre en parfaite résonance avec le chapitre VI que je suis en train de refaire, et plus précisément avec son nouveau cœur à quoi j'en suis rendu, c'est-à-dire à l'adoption d'un chien dans un refuge. Je n'ai pas pu m'empêcher de me dire que la mort de Charlus allait probablement m'aider.


Dimanche 17 mai

Sept heures dix. – Voilà, j'ai laissé tout à l'heure ce brave Evremont à la grille du chenil, il ne me reste plus que la visite et l'adoption pour que le VI “nouvelle mouture” soit terminé. Et je tiens absolument à ce qu'il le soit demain. Je serai donc installé devant cet ordinateur dès sept heures du matin (bon, disons sept heures et demie…).

C'est à peu près tout.


Lundi 18 mai

Sept heures et demie. – Eh bien, aussi étonné que j'en sois moi-même, le programme énoncé hier a été presque réalisé ; le “presque” étant motivé par le fait que je ne me suis mis au travail qu'à huit heures. Mais à une heure, le chapitre était bouclé. Comme c'est désormais la règle, je l'ai donné à lire cet après-midi à Catherine, de façon à ce que nous en parlions au moment de l'apéritif. Nous n'en avons pas dit grand-chose (ni bu beaucoup, c'est peut-être lié) ; en revanche, elle a eu la bonne idée de me demander ce qui allait se passer dans le chapitre suivant ; je lui ai d'abord répondu que je n'en savais à peu près rien, ce qui était vrai ; mais, comme je ne pouvais pas en rester là, j'ai déroulé pour elle (et pour moi) toute la trame de ce chapitre VII qui me menace. On peut dire que je n'ai pas perdu mon temps, même si mon foie a un peu souffert.

– Reçu, en deux fois, le deuxième tome de la correspondance Morand – Chardonne (commandé à Amazon hier matin, dimanche : c'est à peine croyable), avec le livre de Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, puis le journal de guerre (la Seconde) de Maurice Garçon, publié en partenariat par Les Belles Lettres et Fayard. Conséquence fâcheuse pour lui, mais prévisible : ce pauvre Taine va devoir patienter quelque temps sur la table du salon ; et je ne dis rien de Tocqueville.

Avec tout ça, j'ai tout de même trouvé le temps de tondre le jardin, pas très longtemps avant qu'il ne se mette à tomber des hallebardes. Il y a des jours où l'on est content d'avoir un peu connu la vie et le monde.


Mardi 19 mai

Sept heures vingt. – Le livre de Mme Robert est parti directement à la poubelle après une cinquantaine de pages, tout encombrées d'un fatras psychanalytique qui ne m'est plus supportable. Je suis passé au Journal de Maurice Garçon, lecture beaucoup plus excitante, heureusement. J'espère que les co-éditeurs ne vont pas s'en tenir là et vont donner le reste, c'est-à-dire les années d'avant celui-ci et les années d'après, ce qui devrait représenter environ quatre volumes, si j'ai bien compris ce que disent dans leur introduction les deux maîtres d'œuvre – mais à aucun moment ils ne font allusion à une suite, justement.

– J'ai dû arriver à Levallois vers onze heures ce matin et j'en suis reparti à une heure et demie, travail fait et déjeuner pris. Cela m'énerve de plus en plus d'être tenu de faire ces cent soixante kilomètres, ce qui me coûte tout de même près de quarante euros, pour boucler un travail que j'aurais aussi bien fait d'ici, comme je le prouve d'ailleurs les autres jours de la semaine depuis maintenant deux ans et demi. Mais j'ai beau tourner cela dans tous les sens, je ne vois pas du tout comment je pourrais faire en sorte d'en être dispensé.


Samedi 23 mai (Saint-Didier)

Sept heures et demie. – Profitant de ce que j'étais à Levallois mardi, j'ai imprimé le chapitre VI “revisité” et l'ai envoyé à Michel Desgranges ; qui m'a répondu, hier, qu'il le trouvait très bien. Comme il m'était apparu qu'il avait parfaitement raison de trouver la première mouture à moitié ratée (au moins), j'ai décidé de le croire également dans le vrai cette fois-ci. Je ne sais si son verdict m'a donné l'impulsion nécessaire – sans doute, oui –, mais le chapitre VII me paraît ce soir lancé : 1500 signes hier et 6000 aujourd'hui. C'est peu, mais je commence à être habitué à ce que chaque début de nouveau chapitre soit presque aussi pénible que de commencer un roman tout entier. Et puis, sur ces deux jours, la pente est tout de même nettement ascendante.

– Il est bien dommage que je ne sois pas capable d'écrire autant d'heures dans une journée que j'en ai passé depuis ce matin à lire la Correspondance (volume II) de Morand et Chardonne. Si le premier se montre plus abrupte, mordant, parfois cynique que le second, Chardonne se révèle ici, davantage que dans le premier tome me semble-t-il, beaucoup plus froid et dur que son correspondant. Ses réactions lorsque son fils est atteint par le cancer qui va le tuer en deux mois sont stupéfiantes de “maîtrise”, presque d'indifférence. À l'inverse, quand meurt Roger Nimier, Morand est durement et profondément atteint, et il ne juge pas nécessaire de le cacher, même si, bien entendu, il sait lui aussi se garder de tout épanchement, s'il “s'empêche”. Lecture passionnante en tout cas : j'ai avalé les cinq cents premières pages comme j'aurais vidé un flacon de riesling.

– Catherine et ma sœur ont décidé que nous irions déjeuner chez ma mère dimanche prochain, à l'occasion de la fête des mères, cette vilaine chose pétainiste (brrr !) ; ce qui me va tout à fait, et a semblé lui aller aussi, une fois qu'elle a été mise au courant de ce qui se tramait.

– Je ne crois pas avoir dit que, depuis quelques semaines, nous hébergeons deux nichées de mésanges charbonnières, l'une dans la cabane accrochée au tronc du cerisier, l'autre dans celle que Catherine, malgré mes avis, a fixée au haut du volet de la porte de la Case (preuve qu'elle a bien fait de ne pas m'écouter, donc). Depuis deux semaines, nous nous divertissons, chaque fois que nous prenons un café-cigarette sur la terrasse, de voir les parents aller et venir sans cesse, le bec garni d'un ver en arrivant et bec vide en repartant. Comme tout manège avait brusquement cessé hier matin dans la cabane du cerisier, et que le silence y régnait, nous en avons déduit que les oisillons étaient devenus oiseaux et s'étaient envolés (ma mère prétend que les petits quittent toujours le nid au lever du jour, ce qui est un peu frustrant pour les observateurs négligents que nous sommes). En revanche, le raffut continue dans la cabane du volet et les piaillements frôlent l'hystérie dès que l'un des deux parents arrive, porteur de victuailles. J'espère tout de même qu'ils ne tarderont plus car, depuis deux jours, je trouve que Golo tourne au pied du volet avec une insistance inquiétante. Il ne peut pas attraper les petits à l'intérieur, tant qu'ils restent au nid ; mais il serait préférable qu'il ne soit pas là au matin de l'envol, moment toujours un peu périlleux, pour des volatiles mal assurés d'eux-mêmes et ignorant probablement que, dans la nature, les chats existent.


Dimanche 24 mai

Sept heures vingt. – Les titis sont toujours dans leur boîte, accrochée au volet, mais ils s'enhardissent. Depuis ce matin, les parents nourriciers ne pénètrent même plus dans la petite cabane ; ils se contentent de s'accrocher au rebord de l'entrée circulaire, et ce sont les jeunes qui montent chercher la chenille ou le ver qu'on veut bien leur apporter. Cet après-midi, j'ai passé une bonne heure dans la chaise longue, avec Morand et Chardonne – mais moi seul avait le privilège d'être confortablement installé – à ne lire pratiquement rien, trop occupé à observer le manège. Trois fois j'ai cru que l'un ou l'autre des oisillons allait se décider à sortir, il avait déjà toute sa petite tête ébouriffée en dehors… et puis non, ils m'ont refusé ce plaisir de les voir s'envoler, ou plutôt tanguer jusqu'à la gouttière ou la corde à linge toutes proches. Et je tentais de me représenter quel choc formidable, quelle révolution copernicienne ce devait être, de passer d'un coup d'un espace confiné, étroit, sombre, uniquement éclairé par cet œil-de-bœuf par où arrivent et repartent les auteurs de vos jours, à cet univers immense, insoupçonné ; j'essayais d'imaginer la stupéfaction ressentie à la découverte simultanée des couleurs, des volumes, des odeurs, et surtout de ces invisibles courants porteurs ne demandant qu'à vous emmener où vous prend la fantaisie d'aller. Je ne suis pas sûr d'y être tout à fait parvenu.

La journée se termine, ils ne partiront pas aujourd'hui. Peut-être que, demain matin, au moment du premier café, le nichoir sera retombé dans le silence ; tout le monde aura fui.


Lundi 25 mai

Deux heures et demie. – Fin de l'aventure “mésanges” ce matin. Comme je n'ai pas envie de tout reprendre, je me contenterai de remettre ici l'annonce que j'en ai faite il y a quelques heures sur le blog :

« Voilà, ils sont partis ! Quand je suis sorti sur la terrasse, à sept heures, il y en avait déjà deux hors du nid, reconnaissables à leur tête encore tout ébouriffée et, plus grave pour eux, à leur absence totale de méfiance vis-à-vis de moi.

» J'en ai vu sortir successivement six autres, et j'ai manqué le dernier (il fallait bien que quelqu'un aille chercher le pain…). Donc, neuf en tout. Hélas, il y a eu de la perte. Le premier que j'ai vu quitter le nichoir n'a pas survécu plus de trois minutes aux griffes de Golo, que j'avais stupidement laissé sortir (avant de le renfermer précipitamment). Parmi les autres, l'un est tombée dans l'herbe presque comme un caillou. Nous l'avons placé en hauteur pour lui laisser une chance. Mais, une heure après, il n'avait pas bougé d'un millimètre, ses yeux étaient aux trois quarts fermés et, quand nous l'avons incité à l'envol, il est retombé sur le flan, puis sur le dos, ne tenant même plus sur ses pattes. Me disant qu'il allait agoniser durant peut-être des heures, je me suis résolu à le noyer dans le bac des eaux de pluie. Cela prit environ trente secondes, qui me parurent très longues.

» Un dernier, enfin, ne semblait pas non plus capable de voler, mais lui était beaucoup plus vivace. Nous l'avons placé sur la table de jardin, d'où il a sauté dans l'herbe avant de s'éloigner (mais en sautillant, pas en volant). Nous nous concentrons sur le fait qu'il y en a tout de même six qui ont de bonnes chances de profiter un peu de la vie. »

Ce qui est curieux, c'est que j'ai vu immédiatement le parti que je pouvais tirer de l'épisode de la noyade pour le roman : non seulement il s'intégrait au chapitre en cours, mais même au passage que je suis justement occupé à essayer d'écrire, dans lequel, pour le dire très vite, le personnage nommé Evremont sent s'exercer sur lui des forces qui tendent à le rattacher à des choses, à un passé, dont il avait cru un peu vite qu'il en était complètement et définitivement affranchi. J'ai aussitôt écrit six mille signes qui, pour l'instant, restent “flottants” car ne se rattachant pas directement au paragraphe où j'en étais resté hier soir. Pour mémoire (?), je mets ces quatre feuillets ici, pas corrigés, ni même relus :

 

De petits faits oubliés depuis longtemps revenaient pustuler à la surface de sa mémoire. Quelques semaines plus tôt, par exemple, il avait repensé à la petite mésange. C’était à la fin d’un mois de juin, il devait avoir sept ou huit ans. Depuis une semaine il se trouvait chez son grand-père Abélard, dans la petite maison de campagne que le  patriarche des Pichette avait achetée au bord de la Divonne, à mi-chemin entre Pranes et Chamblain-Semeuse, et où il passait les cinq beaux mois de l’année. Le temps n’avait cessé d’être épouvantable, et comme Evremont devenait pénible d’ennui, son grand-père avait tenté de canaliser  son désœuvrement sur le nichoir de bois fixé à la porte de l’appentis, juste à droite de la minuscule véranda marquant l’entrée de la maison, où s’alignaient les bottes et les sabots de plastique que l’on mettait pour aller au jardin “de devant” – les herbes aromatiques et les radis de la grand-mère Suzanne – ou à celui “de derrière”, sur quoi Abélard régnait seul et en maître. Le vieil homme avait réussi au-delà de ses propres espérances : durant toute la semaine suivante, Evremont avait passé l’essentiel de ses journées dans cette véranda, à observer le ballet incessant des deux mésanges charbonnières, le couple nourricier, apportant à tour de rôle de petites chenilles d’un vert de pomme acide à leurs oisillons, invisibles au fond de la cabanette de bois suspendue, mais de plus en plus audibles à mesure que passaient les jours. Parfois, tout de même, l’enfant trouvait le temps un peu long ; il demandait à son grand-père quand les titis allaient sortir. « Bientôt ! », répondait invariablement Abélard, après quelques secondes de silence, durant lesquelles il scrutait les nuages plombés comme pour y lire les signes mystérieux de l’envol prochain. « Tu dois continuer à les surveiller sans te laisser distraire, mon gamin, ajoutait-il, l’index levé. Car si personne n’est là pour les regarder, ces petits diables ne bougeront pas du nid ! Et surtout, dès que tu verras pointer un bec par le trou, viens vite me prévenir… » Fort de cette mission, dûment remotivé, Evremont reprenait son poste d’observation, sur le petit banc de bois disposé par son grand-père entre les bottes.
En effet, un jour, au début de la matinée, les oisillons s’envolèrent ; Evremont se souvenait encore de la pénible frustration que l’événement lui avait infligée. Car il se trouvait seul : ses parents étaient retournés à Warnaucourt dans la voiture rouge, pour il ne savait quoi, et son grand-père était allé chez Mme Lanternier, la voisine d’en face, de l’autre côté de la mare, lui porter une grosse botte de radis. « Les radis, quand ça donne, ça donne ! », aimait répéter Suzanne, les années où le jardin de devant en était submergé. Quant à sa grand-mère, justement, elle s’était totalement effacée de l’épisode, Evremont aurait été incapable de dire pourquoi elle n’était pas à la maison au moment crucial, elle qui pourtant n’en sortait presque jamais. Il avait compté sept oisillons, mais peut-être y en eut-il un ou deux pour s’évader en catimini, par exemple au moment où il était allé prendre un Choco BN dans le buffet de la cuisine. Il trépignait sous la véranda, de ne pouvoir partager son excitation avec personne, lorsqu’une nouvelle petite tête ébouriffée passait par le trou circulaire, hésitait, disparaissait, revenait, s’évanouissait encore, avant de filer droit devant, en un vol bruyant et pataud. Il y en eut sept, mais c’est la sixième mésange qui revient crever la surface du temps, quarante ans plus tard ; celle qui, au sortir du nid, était tombée tout de suite sur les gravillons, au lieu d’aller se percher comme ses frères et sœurs sur la gouttière de l’appentis ou dans le lilas près du portail. Il s’était approché de l’oiseau à pas mesurés, pour ne pas l’effrayer ; il l’avait pris et posé sur sa paume ouverte ; aussi délicatement que possible, il l’avait lancé vers le haut, pour l’inciter à l’envol, lui donner une seconde chance. La mésange était retombée sur les gravillons, sans même ouvrir ses ailes. Il avait compris que la situation était préoccupante et nécessitait des décisions promptes. Le plus urgent était de mettre l’oiseau hors de portée des chats de Mme Lanternier, qui venaient volontiers, ces effrontés sanguinaires, traîner leurs coussinets de ce côté-ci de la mare, même si son grand-père les chassaient à vastes moulinets de bras dès qu’il en apercevait un. (« Les chats tuent uniquement par plaisir ; les chats sont des nazis ! » : tel était le leitmotiv d’Abélard Pichette.) Comme Evremont n’était pas encore bien grand, il ne put faire mieux que de déposer la mésange sur le bord du vieux puits, obturé par une grosse plaque de fer circulaire et rouillée. Il se rend compte aussitôt que c’est dérisoire : aucun chat, même perclus, n’hésitera à sauter sur la margelle s’il est question d’y zigouiller un oiseau sans défense ; surtout pas les deux de Mme Lanternier, qui sont vraiment très nazis. Les yeux fixés sur la petite bête immobile, comme si son regard avait le pouvoir de lui faire ouvrir ses ailes, il l’imagine éventrée par les griffes, décapitée par les crocs ; il ne peut pas laisser faire ça, il n’y a plus qu’une solution : il a vu, l’été précédent, son grand-père prendre les trois petits chats qui étaient venus naître dans la grange pour aller les noyer dans la grande poubelle de plastique noire, placée sous la gouttière pour recueillir les eaux de pluie. Il n’a pas le choix, c’est ce qu’il doit faire : tout plutôt que les tortures des nazis…
Quarante ans plus tard, du fond de son fauteuil, Evremont revoyait le fin bec de la mésange s’ouvrir et se refermer trois ou quatre fois, sous la surface noire de l’eau où la maintenait sa main. Elle ne s’était pas débattue, son corps ne tremblait pas : juste le bec, qui paraissait le supplier et qui, au bout d’un temps très long, au moins trente secondes, était finalement resté ouvert. Il était allé enfouir le corps sous un tas de feuilles mortes et à demi pourries, dans la haie de troènes ; il s’était dépêché de pleurer avant que son grand-père ne revienne ; il n’avait jamais rien dit à personne.


Ce qui m'amuse (un peu) dans le fait de reproduire cet extrait, c'est que je me rends bien compte qu'il va donner une idée totalement fausse, ou en tout cas fort biaisée, du roman en cours. On pourrait en effet penser qu'il s'agit d'une sorte de plongée dans le passé d'un homme, d'un retour sur son enfance, etc. Or, ce n'est rien de cela : dans les quelque 450 000 signes déjà écrits, il n'a jamais une seule fois, avant ce passage, été question d'enfance, et fort peu d'un passé quelconque.


Mercredi 27 mai

Sept heures et demie. – À la réflexion, je pense que, au moment de la publication, je supprimerai l'extrait reproduit hier. D'abord parce que, le relisant ce matin, avant de poursuivre, je l'ai déjà un peu changé ; ensuite parce que j'aurais trop l'air de “faire le buzz”, ou au moins de le tenter. Enfin parce que, peut-être, ces trois ou quatre feuillets sauteront-ils au dernier moment et qu'il n'en restera rien ; ou qu'ils iront prendre place plus loin, je n'en sais rien. De toute façon, à part Catherine et Michel Desgranges, je trouve assez malsain que qui que ce soit puisse lire un ou des extraits de cette chose que j'essaie de faire tenir debout.

– Le nichoir à mésange qui se trouve sur le versant est de la maison, et dont Catherine se désespérait que personne l'utilise jamais, semble bien être “en main” depuis quelques jours, sans doute pour la seconde nichée de l'année, celle de juin. Je pense que l'on doit en être au stade où la femelle couve, ravitaillée par le mâle ; mais c'est bien difficile à affirmer : il faudrait passer des heures à proximité et ne faire que cela. Or, l'inconvénient de cette cabane-là, par rapport aux trois autres, est qu'on ne la voit pas de la maison, ni moi quand je suis assis à mon bureau.

– Je viens de m'apercevoir, consultant le calendrier affiché dans la cuisine, que l'avant-dernier jour ouvrable du mois était demain ; or, rien n'est prêt pour la publication du journal d'avril.


Jeudi 28 mai

Sept heures dix. – Il avance bien lentement, ce chapitre VII : pas plus de trois mille signes par jour, et encore, les jours où j'y travaille. Je crois que cela tient à ce que je vois plus ou moins comment doivent évoluer les personnages (dans ce chapitre où, de plus, il ne se passe à peu près rien, sauf à la fin), mais que je ne sais pas trop comment régler leur ballet. Je suis dans la situation d'un pâtissier débutant et autodidacte : je mets dans mon saladier de la farine, du sucre, un peu de levure, un jaune d'œuf, du lait, je remue vaguement le tout, pour m'apercevoir que ça ne ressemble guère à une pâte. Donc, de là à obtenir un gâteau…

Je vais néanmoins m'efforcer de passer à la vitesse supérieure à compter de demain, en me fixant la barre à dix mille signes par jour jusqu'à lundi. En fait, si je tenais cette cadence, le chapitre serait quasiment terminé lundi soir : ne rêvons pas.

– Terminé la Correspondance Morand – Chardonne ; j'ai enchaîné avec Fouquet ou Le Soleil offusqué, du même Morand : très bien. À cette occasion, en lisant le titre sur la couverture, exactement tel que je viens de le retranscrire, je me suis avisé que ce type de titre, assez courant dans les époques anciennes mais plus tellement de nos jours : Machin Chouette ou le blablabla du truc, il s'agissait en fait de deux titres à part entière et simplement reliés par la conjonction. J'en veux pour preuve les majuscules initiales à “Le” et à “Soleil”. C'est exactement le genre de micro-règle parfaitement inutile, et de toute façon déjà tombée en désuétude, si l'on en juge par les livres qui paraissent de nos jours, que je suis toujours ravi d'apprendre.


Samedi 30 mai

Sept heures et demie. – Demain, déjeuner chez ma mère, avec Isabelle : fête des mères. Je viens de rentrer dans le cerveau scandinave de Liselotte un trajet qui nous permettra d'éviter l'autoroute A 13, et surtout les trois millions d'abrutis parisiens qui sont si amoureux de leur ville qu'ils ne songent qu'à la quitter pour les bords de mer les plus proches, au moindre week-end survenant.

– Dans un mail expédié ce matin, Michel Desgranges me dit ceci : « Dialogues? Nous en reparlerons de vive voix. Avec des questions, comme : des dialogues réalistes peuvent-ils être dans le ton d'un roman littéraire? » Oui, lui ai-je répondu, reparlons-en, et surtout parce que c'est le genre de question que je me tourne et retourne depuis quelques semaines, sans parvenir à trouver des réponses pleinement satisfaisantes. Il n'est d'ailleurs pas dit qu'une discussion suffira à dissoudre tous mes points d'interrogation. Je vois très bien qu'il est ridicule de vouloir “copier” le langage des jeunes (j'ai lu suffisamment de mauvais romans qui tentaient de le faire) ; d'autant que ce qu'on croit être un “langage de jeunes” est déjà obsolète au moment où il parvient aux oreilles des vieux cons bourgeois dans mon genre. De toute façon, s'il ne l'était pas alors, il le serait six mois ou un an plus tard. Et je sais bien que, ce qui convient, c'est de donner si l'on peut l'illusion d'un langage parlé. Parce que, d'un autre côté, il faut bien, si l'on met en scène des jeunes, leur donner une sorte d'empreinte verbale. Il me semble par exemple impossible, même au sein d'un texte “littéraire”, de leur faire marquer le “ne” des négations. Et je crois qu'il n'est pas mauvais, dans leurs dialogues, de rajouter quelques-uns de ces mots ou expressions parasitaires et dénués de sens qui, dans leur discours, ont presque la fonction de virgules, de respirations, d'hésitations, voire d'esquives. Tout cela est bien compliqué.

– La “vitesse supérieure” à propos de quoi je plastronnais hier est restée lettre morte : deux mille signes aujourd'hui, suivis d'une tenace déprime, car je ne parviens pas à voir où me mène ce chapitre ; que je trouve à la fois inutile et indispensable. Quand j'en aurai terminé avec ce pensum, le premier qui me parlera d'écrire un roman deviendra illico mon ennemi intime.

– Repris le Journal de Maurice Garçon.


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