VOIX AUX CHAPITRES
Mercredi 1er avril
Sept heures et quart. – Après une grosse semaine de fainéantise, je me suis remis au Grand Cahier ce matin, à sept heures sonnantes. Je n'ai pas écrit grand-chose (la pensée que, l'heure d'après, j'allais devoir me transporter à Levallois a suffi à me détourner de l'écriture), mais j'ai trouvé la passerelle qui va me permettre de passer de l'autre côté du canyon ; je m'y suis même engagé de deux ou trois pas. (Et j'ai l'impression de devenir tout à fait ésotérique, pour ne pas dire fumeux.)
– À FD, trois ou quatre personnes m'ont
félicité pour le petit article que j'ai écrit, à propos de la mort de
Josso, à paraître dans le numéro qui sort vendredi, et que j'ai
reproduit ici hier (c'est-à-dire il y a un mois, pour les lecteurs
éventuels…).
– Côté lecture, je poursuis les Mémoires d'un Parisien, de Galtier-Boissière, tandis que Catherine s'est plongé dans son Journal
: on doit être très mignons, tous les deux, chacun dans son fauteuil,
lisant deux livres rigoureusement semblables, autant par leur épaisseur
que par leur jaquette.
Vendredi 3 avril
Cinq heures. –
Je ne comprends pas encore bien ce qui m'a pris ce matin. Hier, levé à
six heures, j'ai dû passer une vingtaine de minutes à ce bureau, devant
le Grand Cahier ; bilan : à peine une demi-page écrite, en étant
indulgent avec moi-même. Ce matin : même heure, même chose. Deux heures
plus tard, vaquant à diverses occupations aussi stupides qu'obligatoires
(douche, vaisselle…), je ne cessais de me dire qu'à ce rythme-là, je
serais encore englué dans mon chapitre V d'ici un mois. Soudain, une
sorte de fureur contre moi-même m'a pris, je me suis fait le serment que
je finirais ce damné chapitre aujourd'hui même ; et, lâchant ce que
j'étais en train de faire, je suis revenu ici. Croyais-je à mon propre
serment ? Probablement pas. Ou pas complètement. Toujours est-il que,
rouvrant le Cahier à neuf heures et demie, cinq heures et six pages plus
loin, mon chapitre était en effet terminé. Profitant de cette lancée,
j'ai ensuite écrit cinq mille signes sur Bardot, pour FD. Évidemment,
comme le bonheur sans mélange n'est pas dans mon caractère, je me répète
depuis que cette fin de chapitre doit être au-dessous du médiocre et
fortement gâcher l'ensemble. Néanmoins, je suis encore tout éberlué de
l'avoir fait.
Samedi 4 avril
Sept heures et quart. –
Suite à mon exploit d'hier, bourré de bonnes résolutions jusqu'à la
glotte, j'avais décidé de mettre ce matin le réveil sonner à six heures,
afin d'attaquer directement mon chapitre VI sans changer de braquet. Le
problème est que, le dit exploit ayant automatiquement entraîné un
apéritif conséquent (deux bouteilles de riesling à moi seul, avec tout
de même un petit risotto de lotte et crevettes entre les deux), il n'a
plus été question de rien ce matin, et pas une ligne n'a été écrite de
la journée – même pas les 4500 signes que je dois encore à FD, à propos
de M. Hallyday. J'ai tout de même “saisi” à l'ordinateur trois pages du
Grand Cahier, car il faut que Catherine puisse lire le chapitre V d'ici
quatre ou cinq jours. Ce qui, forcément, m'ouvrira un nouveau crédit
apéritif…
– J'ai terminé les Mémoires d'un Parisien de Galtier-Boissière et commencé les 30 ans de dîners en ville,
de l'inénarrable Gabriel-Louis Pringué, à qui je compte consacrer un
billet d'ici quelques jours, le temps de le lire et de retrouver ce
qu'en dit Revel dans son petit livre Sur Proust. Michel
Desgranges m'ayant parlé, samedi dernier, du journal de Maurice Garçon,
qui fut l'avocat, très entre autres, de Galtier et de Léautaud, j'ai
tâché de le trouver en livre d'occasion : c'est chose apparemment
impossible. C'est alors que je me suis aperçu qu'une nouvelle édition
était prévue pour être publiée en mai… et aux Belles Lettres. Je vais donc attendre.
Dimanche 5 avril
Sept heures et quart. – Il y avait longtemps que je n'avais lu quelque chose d'aussi involontairement cocasse que ces 30 ans de dîners en ville
de Gabriel-Louis Pringué, dont Revel puis Galtier-Boissière m'avaient
successivement donné l'envie. L'admiration naïve, pour ne pas dire simple,
qu'il porte à tout ce qui est du “gratin”, sans le moindre
discernement, ni le plus léger doute, les hyperboles alambiquées que lui
inspire sa vénération pour cette noblesse par qui il n'en revient pas
d'être reçu, tout cela donne une puissance comique dévastatrice à son
livre. Il est si outré en sa latrie, si émerveillé devant des “mots”
d'une consternante platitude, que l'on finirait par croire que son but
secret était en réalité de déconsidérer ce Faubourg Saint-Germain qu'il
livre en pâture à notre esprit un tantinet plus critique que le sien. Je
me réjouis déjà du billet plus approfondi que je compte lui consacrer
d'ici un jour ou deux.
Avec tout ça, comme
dirait Jonathan, je n'ai pas écrit le premier mot de l'article Johnny.
En revanche, ce matin, j'ai commencé le chapitre VI, par une petite
scène “modernœuse”, qui n'est qu'ébauchée et que j'aimerais bien
réussir.
Mardi 7 avril
Quatre heures.
– Je viens de finir de taper le chapitre V, que je vais donner à lire à
Catherine dès que je l'aurai moi-même relu : cela plus le temps
printanier, voilà qui devrait nous fournir un excellent prétexte à
apéritif. Il est un peu plus long que je ne me l'étais imaginé au vu de
sa version manuscrite : soixante-dix mille signes. Le chapitre suivant,
en revanche, n'a guère avancé.
– Passer sans transition ni précaution des souvenirs de Pringué aux Mémoires
d'Hélie de Saint Marc est une expérience assez déroutante, presque
violente. J'ai rédigé ce matin un court billet à propos du second : pour
l'instant, il me laisse très tranquille de commentaires…
Huit heures.
– Je n'y avais pas pensé, évidemment. Mon chapitre V est, jusqu'à
présent, le plus “personnel”. Du coup, le lisant, Catherine s'est
trouvée plongée dans des lieux et avec des personnes qu'elle connaît ou
pense connaître, ce qui l'a empêchée d'avoir un avis un tant soit peu extérieur.
Du coup, j'ai (presque) décidé d'envoyer à Michel Desgranges la
totalité de ce qui est déjà écrit. Après tout, cinq chapitres étant
faits sur huit, il ne peut plus rien ni pour ni contre moi : s'il trouve
bon ce que j'ai déjà écrit, cela me fouettera pour la fin ; s'il trouve
ça mauvais, je gagnerai un temps fou en m'arrêtant là. Si j'avais une
imprimante, je m'empresserais de matérialiser tout ça pour le lui
envoyer. Là, il me faudra attendre deux semaines, mon retour à FD. En
attendant, je m'amuse assez avec le début du chapitre VI.
Neuf heures.
– Mon billet de ce matin, à propos d'Hélie de Saint Marc : deux
commentaires. Je tenais à ce billet, parce qu'il parlait d'un homme
admirable, à mon avis, et parce que j'avais trouvé le moyen d'en tirer
vingt lignes un peu originales. Silence absolu. Là, je crois que je vais
vraiment mettre fin à cette plaisanterie blogueuse ; peut-être dès
demain, voire tout de suite : j'en ai assez.
Jeudi 9 avril
Onze heures du matin.
– J'ai finalement sauté le pas hier, en envoyant mes cinq premiers
chapitres à Michel Desgranges ; plus exactement, j'ai transmis le fichier
à quelqu'un des Belles Lettres, afin qu'il l'imprime et l'envoyer par
la poste à Desgranges ; ce qu'il a fait avec une célérité remarquable.
Michel devrait donc le recevoir ce matin ou demain. Ensuite, je n'aurai
plus qu'à placer ma tête sur le billot et à attendre le couperet.
Évidemment, à peine la machine était-elle lancée de manière irréversible
que je trouvais toutes les raisons du monde qui auraient dû me pousser à
ne pas envoyer ces deux cents pages à Desgranges ; ce qui m'a plus ou moins déprimé la moitié de la journée d'hier.
Cinq heures.
– Eh bien, le verdict est tombé plus rapidement que je ne l'aurais
pensé : Michel Desgranges a reçu mes chapitres au courrier de ce matin,
il les a lus aussitôt et m'a appelé vers quatre heures pour me dire de
m'y remettre dare-dare, que ce qu'il venait de lire lui avait plu et
que, globalement, j'étais en train d'écrire un bon roman. Il m'a ensuite
fait deux ou trois critiques (notamment sur mes dialogues, alors que
j'avais tendance, moi, à en être plus satisfait que du reste ; comme
quoi…), mais en me précisant qu'il en avait encore deux ou trois autres
dans la manche, qu'il gardait pour plus tard. En revanche, il a eu l'air
surpris que je ne prévoie que trois chapitres pour suivre ces cinq-là.
Du coup, je suis en train de me dire qu'avant que de poursuivre
l'écriture, il serait peut-être bon d'établir une sorte de découpage de
la suite.
Là-dessus, comme j'étais trop énervé pour
lire, je suis allé tondre le jardin. Après avoir mis deux bouteilles de
riesling au frais…
Vendredi 10 avril
Huit heures. –
Naturellement, Michel Desgranges ayant lu mes cinq chapitres, je n'ai
pas résisté à l'envie de les relire moi aussi “par ses yeux”. Je suis
parvenu aux trois quarts du deuxième. Je suis d'accord avec lui (ben
tiens…) : ce n'est pas mal. Où je ne le suis plus, d'accord, c'est
lorsqu'il trouve que mes dialogues “de jeunes” sont trop littéraires. Au
point où j'en suis rendu – il faudra voir la suite –, je les trouve,
moi, assez bons. Je veux dire par là qu'ils “sonnent juste” à l'oreille
(à mon oreille…). Conséquence : même si c'est lui qui a raison,
je vois mal comment je pourrais les améliorer, si je les trouve bons. Ou
alors, il faudra reprendre tout cela ensemble, et ligne à ligne.
En
revanche, j'ai été beaucoup plus sensible à son étonnement, lorsque je
lui ai dit qu'il ne me restait que trois chapitres à écrire. Je pense de
plus en plus qu'il a raison de s'en étonner (voire de s'en inquiéter).
Ce soir, en parlant avec Catherine, il me semble avoir trouvé le moyen
de prolonger et de nourrir le roman. Mais bon Dieu que c'est frustrant
de ne jamais rien savoir, d'avancer en tâtonnant, comme un aveugle au
milieu d'un carnaval !
Je suis désormais (presque) sûr d'une chose, que je crois avoir déjà notée : ce roman, je le terminerai quoi qu'il arrive.
Samedi 11 avril
Six heures.
– Matthieu Woland vient de téléphoner pour dire que, ayant affronté de
gros bouchons sur le périphérique, ils ne seront ici (d'après leur GPS),
Marie-Adeline et lui, que vers sept heures moins le quart. Ce qui est
une heure parfaite pour déboucher une première bouteille.
– Le deuxième volet de la trilogie druonnesque des Grandes Familles
est tout à fait ennuyeux. Résultat, même si Catherine me dit que cela
s'arrange nettement dans le troisième, je n'ai guère envie d'y aller
voir. On y repensera dans quelque temps, lorsque j'aurai un “creux” dans
mes lectures, comme il m'arrive régulièrement.
– En
revanche, j'ai, hier et aujourd'hui, relu mes cinq chapitres :
probablement sous l'influence du jugement positif de Desgranges, je les
ai trouvés tout à fait bien. Je m'étonne surtout de leur unité, sachant
que ces 350 000 signes ont été écrits à raison de trois mille par jour
au maximum, et souvent assez péniblement. Par contre, je ne suis pas du
tout d'accord avec Michel, qui me disait trouver mes dialogues trop
“littéraires”, trop “écrits” : ce n'est pas l'impression qu'ils m'ont
faite à cette relecture. Il faudra voir cela de plus près.
Mardi 14 avril
Sept heures vingt. –
Finalement, les Woland sont arrivés à sept heures, samedi (c'est
traître, les GPS). Nous avons mangé, bu, ri et parlé jusqu'aux environs
de minuit, si mes lambeaux de mémoire de la fin de soirée sont exacts.
Il fut rebeloté le lendemain midi, mais en beaucoup plus doux, puisque
l'amiral devait ramener entières sa compagne et sa voiture ; ainsi que
lui même éventuellement. Quant à Catherine et moi, nous avons lu et
somnolé jusqu'à l'heure de l'apéritif du soir, lequel m'envoya au lit
dès neuf heures. J'étais tout de même encore un peu fatigué le lendemain matin, lorsqu'il a fallu que, exceptionnellement, j'aille faire le guignol à Levallois.
Ce
n'est que ce matin que, dès sept heures et demie (au lieu de sept
heures…), j'ai rouvert le Grand Cahier, pour écrire presque deux pages
du chapitre VI. Cela dit, comme depuis la conclusion du V j'ai décidé
d'en rajouter un, j'ai plutôt l'impression de m'éloigner de la fin que
de m'en rapprocher. Néanmoins, je commence à mieux les voir, ces
damnés chapitres à faire. Espérons qu'ils ne feront pas s'écrouler tout
l'édifice : combien de romans a-t-on lus, qui démarraient superbement,
s'essoufflaient un peu dans la seconde moitié pour se vautrer dans leurs
trente ou cinquante dernières pages ?
– Comme j'étais
parvenu au bout de mon dernier magazine de mots croisés, je me suis
attaqué aux grilles “muettes”, celles dont les petits carrés noirs ont
été enlevés avant impression. C'est plus difficile que les normaux
(c'est, en fait, un exercice différent), mais très amusant – pour
l'instant en tout cas.
Mercredi 15 avril
Sept heures et quart.
– Il se passe parfois des choses curieuses, dans le cerveau humain ; en
tout cas dans celui dont je suis doté. Ce matin, je me suis éveillé
tout seul vers six heures dix, me suis levé sans avoir à me forcer.
Bergotte n'avait pas chié dans le salon, le chat obèse n'avait vomi
nulle part, le soleil commençait d'incendier le ciel (langage chromo)
derrière la ferme, il faisait doux, le café était correctement dosé.
Trois quart d'heures plus tard, je suis venu m'installer à ce bureau, où
j'ai rempli sans peine une page du Grand Cahier. Ensuite, la journée
s'est déroulée sans heurt, piquetée de lectures intéressantes, sans le
moindre travail à faire pour FD et sans ennuis corporels d'aucune sorte.
Eh bien, malgré cela, mon humeur n'a pas arrêtée de s'assombrir au fil
des heures, ou en tout cas de se morosifier. Sans que je puisse
trouver un commencement de début d'explication à cette lente mais
régulière dégradation morale. Je me répète que ce n'est pas important,
que le principal est que la page matinale ait bien été écrite. Mais tout
de même, c'est fort étrange, cette dégringolade sans cause.
Vendredi 17 avril
Sept heures et demie. –
Je me demandais si j'étais venu dans ce journal hier soir : je ne suis
pas étonné que non. La journée fut fatigante et irritante, mais c'était
prévu, plus ou moins, puisque Catherine avait rendez-vous avec le
docteur D., le chirurgien qui l'a opérée de l'épaule le 23 décembre
dernier (évidemment “dernier”, andouille !), qui est sans doute un
excellent praticien mais répulsif sur le plan humain, puisqu'il fait
partie de ces médecins qui semblent jouir de l'autorité – non : du
pouvoir – qu'ils ont sur leurs patients et en profitent pour les faire
poireauter des heures dans leurs salles d'attentes inconfortables et promiscuitaires.
Je me suis épaté moi-même de mon calme, l'énervement n'étant apparu que
durant le dernier quart d'heure d'attente. Avant, j'avais bénéficié du
soutien efficace de Léautaud, puisque j'avais emporté Passe-Temps
(conseil d'habitué : quand on se plonge dans ces cloaques mornes que
sont les hôpitaux, penser à prendre un livre léger, pétillant, ironique,
mordant, et si possible déjà connu ; un livre nouveau, un peu difficile
d'accès, aurait raison de vous). Et c'est sur les pages de garde de ce
volume que j'ai rédigé le billet
publié au retour. À propos du retour, les autorités routières nous
ayant, pour sortir de Rouen, conseillé de suivre l'itinéraire S 6 plutôt
que la route normale (A 13), nous avons eu l'impulsion naïve de leur
faire confiance ; mal nous en a pris : nous nous sommes retrouvés dans
un bouchon d'anthologie, coincés entre un mur de camions et un rail de
sécurité ; ce fut assez bref heureusement, mais nous n'en sortîmes que
pour rejoindre l'A 13 à deux ou trois kilomètres de l'endroit où nous
l'avions quittée ; et elle roulait très bien. Il va de soi qu'au bout de
tout cela, apéritif fut offert aux participants, mais il resta
curieusement raisonnable.
– Pour ce qui est
d'aujourd'hui, la journée aurait été parfaitement satisfaisante si
j'avais empli une page du Grand Cahier, ce que je n'ai pas fait, m'étant
réveillé à sept heures et demie au lieu de six. J'étais pourtant décidé
à accomplir ce devoir moral en début d'après-midi, mais c'est alors que
me sont tombés dessus cinq mille signes à écrire sur Charlène, cet os
de seiche qui, par époux interposé, préside désormais aux destinées de
cette grande et fière nation qu'est Monaco. L'étincelle de départ était
qu'elle recevait en principauté un petit nègre sans papier de son pays
d'origine : ce fut bouleversant. Non seulement j'ai écrit ce pensum –
que des voix aussi mauvaises qu'intérieures me conseillaient vivement de
garder pour dimanche –, mais j'ai également passé la tondeuse, alors
que la pluie annoncée comme certaine par Météo France aurait pu me faire
surseoir à cette corvée jusqu'à lundi. On comprendra aisément que ces
actes héroïques en cascades aient justifié, et entraîné, un apéritif
surnuméraire, mais modeste.
Demain midi, nous recevrons
Rémi Usseil, l'homme des épopées perdues dont il est l'un des plus
fiers et talentueux hérauts. Je crois savoir qu'on déjeunera d'un bœuf
aux carottes ; et je suis sûr qu'on boira du vin d'Alsace.
Samedi 18 avril
Sept heures vingt. –
Journée passée avec Rémi (Usseil). Fort agréable, au moins pour moi. Je
dis “pour moi” car j'ai l'impression d'avoir parlé à jet continu et que
ce pauvre Rémi a été condamné à m'écouter. Mais enfin, évidemment, si
j'étais aussi pénible que je le crains, rien ne l'empêchait de se sauver
plus tôt. Son deuxième livre, consacré à Charlemagne, va sortir aux
Belles Lettres en octobre ; il m'a sidéré en m'apprenant que le texte en
faisait plus d'un million de signes (celui de Berthe, d'après
lui, en faisait trois cent mille). J'ai hâte de voir le résultat,
d'autant que, toujours d'après lui, il s'agira d'un livre de même
apparence que le premier.
À peine arrivé, Rémi nous a
transmis le bonjour de Renaud Camus, ce qui, évidemment, nous a surpris.
Ils s'étaient en effet rencontrés, quelques semaines plus tôt, dans les
studios d'une radio dont le nom m'échappe (il y a le mot “liberté”
dedans, je crois) et qui s'écoute sur internet. Rémi s'y trouvait pour
une interview à propos de Berthe au grand pied, et, entretien
fait, les gens de la radio lui ont proposé de rester pour les
enregistrements suivant le sien, ce qu'il a fait. C'est alors qu'il a vu
arriver Camus, qui lui-même devait être interviewé ce jour-là. Il s'est
présenté et, je suppose, l'a fait en référence à moi. Et voilà comment
Renaud Camus et Rémi Usseil ont opéré leur jonction grâce à moi : dans
le genre “ go between”, je suis en train de devenir imbattable.
–
Cependant que nous dévorions (surtout lui…) le bœuf aux carottes de
Catherine, j'ai dit à Rémi qu'il devrait songer à écrire des romans
historiques ; romans “moyenâgeux” évidemment. Il m'a dit y avoir déjà
pensé, plus ou moins, je l'ai encouragé à y penser plutôt plus que moins
: il est hautement qualifié pour réussir l'épreuve, dans la mesure où
personne comme lui n'est à même de dresser une “toile de fond” réelle.
Pour le reste, bien sûr, il faut savoir s'il est capable de bâtir une
intrigue (et, là, je lui ai très modestement proposé mon aide, ou en
tout cas mon “œil”), avec tous les obligados que ce genre
suppose. Une chose est certaine, à mes yeux : il a toutes les armes en
mains pour se lancer dans l'aventure : il maîtrise sa langue (et c'est
encore peu dire) et, surtout, il vit au Moyen Âge. Évidemment, tout cela n'est que le minimum : il faut ensuite pouvoir bâtir un synopsis solide (dans le genre Comte de Monte Cristo)
puis écrire le roman. Je crois pouvoir l'aider pour certaines bricoles,
mais au bout du compte tout cela dépendra de lui. Il m'amuserait
beaucoup que, dans un siècle, les manuels scolaires (si ces choses
existent encore) expliquent aux chères têtes blondes (ou brunes et
frisées) que le grand Rémi Usseil s'est mis à écrire les livres qui ont
fait sa gloire à la suite d'un déjeuner qu'il fit chez un obscur
écrivain en bâtiment de sa jeunesse, dont ont ne se souvient que parce
que, justement, il est l'inventeur de cette savoureuse expression :
écrivain en bâtiment.
Lundi 20 avril
Huit heures.
– Depuis hier, Nicolas, sur ses différents blogs, subit les attaques
conjointes, en piqué et en intimidation morale, de Guy Birenbaum et de
l'anonyme qui se présente comme “Sarkofrance”, à propos de moi. Il
s'agit de lui faire prendre conscience qu'il fréquente un antisémite
immonde (moi, donc), ce dont, je suppose, il a été trop bête pour
s'apercevoir depuis huit ans qu'on se connaît et se fréquente. Chacun
réagit selon son caractère ou ses habitudes : Birenbaum trépigne,
Sarkofrance se fait doucereux, mais le message est le même : il serait
quand même temps, mon bon Nicolas, de te réveiller et de t'apercevoir
quelle ignoble bête tu fréquentes. Avec le message subliminal suivant :
si tu romps et le voues aux gémonies, on peut encore passer l'éponge et
te réintégrer dans tous tes droits de gentil progressiste ; mais fais
gaffe, notre mansuétude ne durera pas toujours. Ce que ce gai luron de
Sarkofrance résume par un Take care drôlement bien senti. Si
Nicolas ne se laisse pas impressionner par ce faisceau d'injonctions
vertueuses, c'est qu'il doit être déjà saoul ; ce n'est pas possible
autrement.
Quant à moi, qui demeure obstinément du côté
du mal, des ténèbres, etc., je m'amuse énormément de ces postures
qu'ils prennent, ces guignols qui, à mesure qu'ils se gonflent comme la
grenouille, me font rire davantage et davantage pitié. Je ne sais pas à
quel âge il est prévu que je meure, mais je suis sûr, ou à peu près,
que, d'ici là, je vais devenir de plus en plus libre.
–
Pour revenir à des choses intéressantes, j'ai commencé à lire
l'autobiographie de Chesterton, que m'a apportée Rémi avant-hier : quand
on fréquente les blogs, et notamment les bas-fonds que je viens
d'évoquer, il est absolument nécessaire de lire de véritables écrivains
pour compenser. J'ai aussi reçu le deuxième volume du Théâtre de Maurice Boissard,
et Léautaud fait partie de ces esprits supérieurement libres qui
m'empêcheront toujours d'attacher la moindre importance à des Birenbaum
ou à des Sarkofrance.
Vendredi 24 avril
Sept heures vingt.
– Nous sommes, depuis hier, embarqués dans des histoires de chien, qui
prennent un tour assez nettement asilaire. La règle de fer que nous nous
étions fixée était de ne plus acheter de bêtes de race et de nous
contenter désormais des petits bâtards ou corniauds que nous trouverions
ici ou là, et notamment chez notre vétérinaire. La seconde règle –
d'airain, celle-là – était que nous ne reprendrions rien ni personne
tant que Bergotte serait en vie.
Hier soir, pourtant,
la décision a été prise – et suivie d'exécution quasi immédiate – de
faire l'acquisition d'un grand bouvier suisse, auprès du domaine des
Joyeuses Gambades, dans le Loiret, où nous avions acheté Bergotte il y a
presque neuf ans. Rien ne fut signé, heureusement, car ce matin en
m'éveillant c'est la première chose que je me suis dite : que nous
étions vraiment idiots de balancer entre deux mille et deux mille cinq
cents euros dans la nature pour un chien. Catherine a dû suivre le même
cheminement que moi car, cet après-midi, elle m'a soudain demandé si je
tenais tant que ça à avoir un grand bouvier (je n'avais jamais énoncé
une telle exigence), ajoutant qu'il serait tout de même plus raisonnable
de revenir aux bergers beaucerons qu'elle avait précédemment repérés
sur Le Bon Coin (sur les conseils du vétérinaire). Ceux-ci, en
plus de ne coûter qu'entre trois et quatre cents euros par tête de
chiot, avaient l'avantage d'être nés à moins d'une demi-heure de route
d'ici. Nous avons donc annulé ce pauvre bouvier suisse et, demain, nous
irons choisir notre future bergère à Marcilly-la-Campagne, qui se trouve
quelque part entre Évreux et Nonancourt. Du coup, l'idée me point, je
me demande si, demain soir, nous ne mériterons pas un petit apéritif
pour fêter la somptueuse économie réalisée.
– Si je
n'ai rien écrit ici, c'est en raison des visites successives, lesquelles
ont induit quelques libations vespérales. Je m'étais dit que je
rattraperais le retard ensuite, mais je n'en ai plus la moindre envie.
De toute façon, ça ne vous aurait pas intéressés.
Samedi 25 avril
Quatre heures. –
La palinodie canine continue. Réveillé dès cinq heures et demie, je me
suis aussitôt mis à penser à cette visite que nous devions faire cet
après-midi, laquelle allait donc déboucher immanquablement sur l'achat
d'un berger beauceron, que nous serions allés chercher le mois prochain.
Brusquement, cet emballement qui nous avait saisis m'est apparu comme
une bêtise à ne pas faire. Je me sentais accablé à l'idée de voir
débarquer un chiot ici, bouleverser la vie tranquille de cette maison,
etc. Une fois levé, ce fut pis : accueilli bien calmement et
courtoisement, comme chaque matin, par Bergotte et les deux chats, je me
suis vu en train de comptabiliser les dégâts de la nuit, ramasser les
merdes, éponger les flaques, etc.
C'est donc la
première chose que j'ai dite à Catherine lorsqu'elle s'est levée à son
tour : qu'à mon avis nous commettions une erreur et qu'il serait
préférable d'y réfléchir encore un peu avant de faire le saut ;
réfléchir surtout à la race, le beauceron me paraissant de moins en
moins adapté à nous, d'après ce que j'en puis savoir. Elle a eu l'air
vraiment déçue sur le moment, puis a paru se rendre à mes raisons. Pour
le moment en tout cas.
– Sinon, j'ai repris ce matin le
cours du chapitre VI et, après quelques paragraphes dans le Grand
Cahier, je suis passé directement au clavier, mes douleurs au poignet
gauche ne faisant pas mine de s'estomper beaucoup. Ne plus avoir le
stylo en main ne m'a nullement bloqué, contrairement à ce que je
craignais, de façon un peu surnaturelle et assez sotte. Du coup, j'en ai
refait une page en fin de matinée. Si l'accélération du rythme venait à
se confirmer, je pourrais bien avoir fini le roman fin juin. Mais
depuis le temps que je déjoue mes propres pronostics, il serait
peut-être bon que je n'en fisse plus.
Lundi 27 avril
Sept heures vingt.
– L'accélération supputée samedi s'est pleinement confirmée hier : le
soir venu, j'avais écrit une douzaine de milliers de signes, tout au
clavier. Du coup, je me reprenais à espérer pouvoir terminer le roman
avant le premier juillet…
Sauf que, aujourd'hui, après
en avoir écrit deux mille, tout s'est arrêté, en raison des travaux en
cascade exigé par mes Puissances. Je m'y attendais puisque, pour cause
de premier mai vendredi (jour de parution de FD, d'habitude), il y avait
“bouclage avancé ” ce lundi, c'est-à-dire que devait être terminé ce
soir ce qui l'est d'ordinaire le mardi soir. J'ai d'abord récolté cinq
mille signes faciles à écrire, à propos d'une so called actrice jouant dans ce feuilleton quasi institutionnel et dont je n'ai jamais regardé le moindre épisode : Plus belle la vie.
Je pensais m'en tirer à ce bon compte, lorsque le deuxième train m'a
percuté de plein fouet. La duchesse de Cambridge, alias Kate Middleton,
devant accoucher dans les heures qui viennent, tout se mettait en place
pour consacrer quatre (ou huit ?) pages supplémentaires à l'événement,
lesquelles seraient alors ajoutées au numéro déjà terminé, un peu comme
un encart, ou plutôt comme une enveloppe, puisque le journal se
retrouverait alors à l'intérieur de ce “cahier” supplémentaire. Donc,
tout devant impérativement être à l'imprimerie à midi, branle-bas de
combat. Toute la rédaction doit être à Levallois à huit heures, afin de
remplir (éventuellement : la duchesse va peut-être se retenir encore
quelques heures…) les pages en question. Il allait de soi – mais on me
l'a aussitôt confirmé – que le gros du travail reposerait sur mes
épaules. On m'a aussi annoncé que Philippe B., aimable directeur,
souhaitait que je commençasse à écrire l'article tout de suite, sans
attendre de savoir si le gluant avait été dépoté. J'ai donc tartiné
illico six mille signes sur le sujet, lesquels serviront de base de
travail demain, si naissance il y a eu.
On comprendra
que le roman soit resté en plan. En revanche, je me le suis envoyé dans
ma boitamel de Levallois car, si la duchesse est toujours grosse, je
n'aurai rien d'autre à m'occuper que lui de toute la matinée. J'aimerais
beaucoup avoir fini ce chapitre VI samedi. Le problème est que je ne
sais pas trop combien de pages il me manque pour y arriver, à ce bout.
–
La saga canine, à présent. Contrairement à ce que j'écrivais samedi
avec un bel optimisme, Catherine ne s'est nullement rendue à mes raison –
qui, du reste, n'en étaient pas vraiment – et à continué à faire mon
siège, si je puis dire, fouillant les sites de refuges SPA de la région,
proposant d'adorables chiots à ma convoitise, etc. Le résultat est que,
passant par le site du refuge d'Orgeval, entre ici et Levallois, nous
sommes arrivés à une page proposant à l'adoption trois petits “bergers
croisés”, autrement dit des corniauds, âgés d'un mois et demi, qui
seront donc adoptables réellement dans une quinzaine. Ils sont pour le
moment, avec leur mère, dans une famille d'accueil près de Gisors,
c'est-à-dire à une demi-heure d'ici : nous y sommes attendu jeudi matin
pour les voir, mais nous avons déjà pratiquement réservé un petit mâle
qui, pour l'instant, s'appelle Milos et a déjà été rebaptisé Charlus.
Nous avons déjà eu un chien nommé ainsi, mais c'était il y a dix-sept
ans et nous ne l'avons gardé que trois ou quatre semaines ; donc,
Catherine a estimé que ça ne comptait pas et que nous pouvions réutiliser le nom.
Ces
chiots ont une histoire assez curieuse, ce sont en quelque sorte des
miraculés (langage FD), mais je n'ai pas envie d'en parler maintenant ;
d'autant que je compte en faire un billet de blog jeudi ou vendredi
(certainement plutôt vendredi), dès que Catherine aura pris quelques
photos de lui.
Mardi 28 avril
Sept heures vingt.
– Eh bien, on a branle-bas-de-combattu pour rien hier après-midi et ce
matin à partir de huit heure : Madame de Cambridge n'a pas mis bas avant
midi, sans doute pour échapper à la couverture de FD. Avec tout ça
(j'aime de plus en plus cette expression idiote – c'est bien entendu
son idiotie même qui me ravit), comme me le faisait à l'instant
remarquer M. Arié, j'ai totalement oublié que nous étions
l'avant-dernier jour ouvrable du mois, et que j'aurais donc dû, pour
respecter mes propres règles, publier ce matin mon journal de mars. Mais
c'est que, en plus d'attendre que vêle la duchesse, j'ai passé du
temps, à Levallois (grande première !) à écrire Paludes, qui
s'est allongé de presque dix mille signes. Je pense être quelque part
entre la moitié et les deux-tiers du chapitre. Et aussi, je m'en avise à
l'instant, entre la moitié et les deux tiers de l'ensemble du roman –
plus près des deux tiers, probablement.
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