LES AILES DE MIKE BRANT
Dimanche 1er mars
Deux heures. – Hier soir, relisant mon deuxième chapitre, Catherine a sursauté en tombant sur un passage où j'indique que Charlie – un adolescent d'à peine 15 ans – se trouve dans l'impossibilité de consulter sa montre. « Je suis presque certaine que, ayant toujours leur portable à la main, les jeunes d'aujourd'hui ne portent plus de montre », m'a-t-elle dit. Cela m'a aussitôt paru probable, à moi aussi. Pour en avoir le cœur net, j'ai lancé tout à l'heure un appel au secours sur le blog, afin de recueillir les avis éclairés de ceux de mes lecteurs qui ont l'infortune de fréquenter des adolescents. Le résultat est sans appel : pas de montre. Du reste, restant sur le même sujet, Catherine me faisait encore remarquer, dans les pages où je montre un groupe d'adolescents, qu'il était bien étonnant qu'aucun portable ne sonne jamais, interrompant celui-ci ou celui-là. Là encore elle a raison : il va falloir que je dissémine quelques téléphones ici et là, comme les œufs en chocolat que l'on cache (mal) dans les jardins, le matin de Pâques.
– Paul Valéry est décidément bien emmerdant.
Lundi 2 mars
Sept heures vingt. – Le chapitre V est sur rails ; et c'est bien le cas de le dire, puisque je me suis contenté, pour ce premier soir, de rédiger l'annonce du départ d'un train. J'ai travaillé symboliquement, en somme. C'est que ma journée n'a pas été folichonne, avec cet aller-retour inutile à Levallois, et les trois heures que j'ai perdues sur place. Ce n'était pas fatigant à proprement parler, quoiqu'un peu tout de même, mais vaguement irritant, en tout cas de nature à me passer l'envie de travailler vraiment à l'issue de la journée, d'autant que, une fois de retour, il m'a encore fallu “ravauder” l'article que j'avais écrit hier, à propos de la naine télévisuelle et, paraît-il, ange gardien. Il est vrai que choisir d'écrire le soir est s'exposer à ne plus avoir le goût de le faire sitôt que la journée s'est avérée tant soit peu contrariante. Je devrais bien me résoudre, maintenant que je me couche sensiblement plus tôt qu'avant, à mettre chaque matin sonner le réveil à six heures, puis à écrire de six heures et demie à huit heures. Compte tenu de ce que je ne dors guère plus de sept heures désormais, cela vaudrait la peine d'essayer. Je vais néanmoins attendre la semaine prochaine pour m'y risquer, profitant de ce que je serai en vacances, c'est-à-dire dégagé de l'obligation d'aller à à Levallois.
–
Rien lu, si ce n'est quelques pages de Léautaud, dans la voiture, en
attendant Catherine qui se déboîtait l'épaule chez sa kinésithérapeute.
–
J'aimerais beaucoup que le chapitre inauguré il y a une demi-heure fût
terminé le jour de mon anniversaire, soit le 19. Une trentaine de pages
du Grand Cahier en quinze jours, c'est envisageable ; à condition de ne
pas sauter une seule journée. Du reste, je me suis silencieusement
promis (et seulement à moi : restons prudent, n'insultons pas l'avenir
proche) de ne pas prendre le moindre verre d'alcool avant d'en voir la
fin.
En tout cas, même si ce roman s'ensable avant
d'arriver à la mer, ou s'il se révèle aussi médiocre que je pressens
parfois, il aura au moins servi à nourrir un peu ce journal.
Mardi 3 mars
Onze heures. –
Je viens de découvrir un site absolument stupéfiant : bien que l'on
s'estime blindé, on peine à croire que des êtres vivants doués de raison
aient pu produire des textes semblables sans hoqueter de rire de la
bonne plaisanterie qu'ils faisaient. Sur le site de France-Inter, un
individu nommé Pauchon, qui apparemment, sévi sur la radio en question,
présente ainsi cette espèce d'asile d'aliénés modernœuds :
« Une
soixantaine de groupes belges et français, des groupes du Sénégal et du Brésil
composent le Réseau Capacitation Citoyenne. Il rassemble des collectifs de tout
horizon : espace de formation ou association, économie solidaire ou espace de
concertation initiés par l’action publique, et d’autres formes d’action
collective qui visent à agir sur les conditions de vie. La démarche regroupe un
panel d’expériences qui tient sa cohérence de la diversité, de la spécificité
et de l’originalité des pratiques collectives. La capacitation citoyenne,
c’est comprendre les raisons de sa situation et pouvoir mieux agir avec
d’autres citoyens pour leur offrir des outils d’échange à des initiatives citoyennes ayant des
moyens modestes. »
La Capacitation Citoyenne, n'est-ce
pas… (Les majuscules sont bien entendu d'origine.) Je ne peux
qu'encourager tout le monde à aller arpenter un moment – pas trop
longtemps tout de même – les couloir de cet établissement psychiatrique.
Mercredi 4 mars
Dix heures et demie du matin. – J'ai oublié de noter, hier, que mon frère avait fêté son 55ème anniversaire, ce qui m'arrive rarement. Pourtant, comme chaque année, en y pensant dans le courant de la journée, je me suis aperçu que cet âge qu'il a, tout comme celui de ma sœur, me semble parfaitement irréel, ou pour mieux dire : bouffon ; beaucoup plus, même, que le mien : si je parviens tant bien que mal à accepter d'être vieux – bien que je ne ressente nullement cette vieillesse en esprit –, il me semble toujours rigoureusement impossible que la même mésaventure arrive à mon petit frère ou à ma petite sœur ; comme si, chez eux, dans la manière que je les vois, le mot “petit” comptait davantage que “frère” ou “sœur”. Puisqu'ils étaient, durant notre enfance commune, plus enfants que moi, l'aîné, je les maintiens dans cette enfance, ce qui est peut-être une façon de ne pas trop m'en éloigner moi-même. Façon dérisoire, bien entendu.
–
Dans son journal, Léautaud note ceci (1er janvier 1935), à propos de
Marie Dormoy : « Elle a cette idée que c'est le christianisme qui a créé
l'amour tel que nous le connaissons. Elle dit que l'amour-passion
n'existait pas chez les Grecs, qu'on ne le voit pas dans le théâtre,
dans lequel les mobiles des actions des personnages se rattachent tous à
la Fatalité. Une bibliothécaire de Sainte-Geneviève a fait un travail
sur Héloïse et Abélard, qui est, me dit-elle, une merveilleuse histoire
d'amour. Elle a envie d'y mettre une introduction dans laquelle elle
traiterait et développerait cette idée du christianisme créateur de
l'amour. Je l'y ai vivement engagée. Je lui en reparlerai. »
Il
faudrait plus de connaissances, de culture, que je n'en ai pour pouvoir
juger de la pertinence de cela. Peut-être faudrait commencer par relire
L'Amour et l'Occident, ce livre de Denis de Rougemont que je me
souviens d'avoir lu voilà une trentaine d'années et qui, si j'en crois
mes lambeaux de souvenirs, aborde justement cette question de la
différence entre l'amour grec et l'amour chrétien (Éros/Agapè),
notamment au travers de Tristan et Iseult. Je veux bien relire
Rougemont, mais ce volume a-t-il survécu à tous mes, puis nos
déménagements ? Se trouve-t-il encore dans la bibliothèque ? J'ai bien
peur que non. Et puis, vu le smog qui règne dans ma cervelle, c'est
peut-être bien une fausse piste. Il faudrait tout de même savoir si le
christianisme a inventé l'amour ou pas, bon sang !
Jeudi 5 mars.
Quatre heures et demie.
– Très peu d'écrivains et de livres trouvant grâce aux yeux de
Léautaud, j'ai tendance, lorsque par extraordinaire il fait l'éloge de
l'un d'eux, à me précipiter chez Amazon pour tâcher de me procurer
l'ouvrage qu'il a couvert de fleurs. C'est un réflexe assez sot, car ce
n'est pas parce que Léautaud est très exigeant et peu facile à
satisfaire que ses goûts correspondent aux miens. Cette réflexion faite
tout à l'heure ne m'a pas empêché, aussitôt après, de venir devant ce
clavier pour commander le Délice d'Éleuthère de Julien Benda, que Léautaud, à sa parution en 1935, affirme avoir lu cinq fois, tant le livre l'avait enthousiasmé !
–
Ce matin, scanner semestriel à la clinique Pasteur d'Évreux, afin de
vérifier que les métastases de mon cancer rénal de 2013 se tiennent
coites. C'était le troisième depuis l'opération, et je dois dire que,
les trois fois, j'y suis allé l'esprit parfaitement tranquille, sans une
once d'appréhension. De même quand il s'agit, le lendemain ou le
surlendemain, de prendre connaissance des résultats. Si ce scanner-ci
est aussi rassurant que ses deux prédécesseurs, nous passerons ensuite à
un seul contrôle par an.
Samedi 7 mars
Huit heures. – Tout à l'heure, peu après six heures (je venais de remonter de nourrir Bergotte), je me suis dit qu'il faudrait que je note cela
dans mon journal. Il ne m'aurait pas coûté grand-chose de me
transporter du salon à ici pour le faire tout de suite, mais je t'en
fous : je n'ai pas bougé. Si bien que, depuis dix minutes, je suis à me
casser la tête devant l'écran et le clavier afin de retrouver ce qui
avait bien pu me traverser l'esprit alors. Naturellement, ça ne revient
pas. J'ai été pris des dizaines de fois à ce petit jeu, mais apparemment
je n'en ai tiré aucune leçon ; ce serait à désespérer si la chose à
noter avait eu la moindre importance. Mais, après tout, peut-être en
avait-elle : comment le savoir puisque je l'ai oubliée ?
–
Continué le journal de Léautaud (nous sommes, lui et moi, rendus à
l'année 1937 et nous sentons bien que l'avenir s'annonce sombre). Il m'a
donné l'envie – mais pas avant d'en avoir terminé avec Le Neveu de Rameau – de relire Le Misanthrope.
–
J'ai procédé, cet après-midi, à la première tonte de l'année, et
j'aurais pu le faire depuis déjà une dizaine de jours. La dernière de
l'année dernière ayant été effectuée vers la mi-novembre (j'ai dû la
consigner dans ce journal), et l'herbe ayant continué de pousser encore
un peu après elle, je vais finir par y croire, à leur fichu
réchauffement du climat. (Et c'est précisément cela que je voulais noter
à six heures : on voit que j'aurais pu sans grand dommage persister
dans mon oubli.)
Dimanche 8 mars
Sept heures.
– Fiévreux et courbatu depuis ce matin. Ce n'était pas encore très
sensible au moment du lever, si bien que j'ai tout de même pu écrire une
page du Grand Cahier de sept à huit heures. C'est seulement après que
je me suis mis à frissonner. Finalement, il y a une demi-heure, je me
suis résigné à avaler le Doliprane que Catherine m'incitait à prendre
depuis des heures. Mais il n'y a rien à faire : je ne puis aller contre
ce trait de caractère imbécile que je tiens de ma mère, lequel consiste,
en cas de douleurs, fièvre, etc., à décréter qu'il sera toujours temps
de voir demain ce que ça donne, qu'on ne va pas avaler des médicaments
pour si peu. Dans ce domaine, ma mère est encore plus sévèrement
atteinte que moi.
J'ai donc passé la journée entière à
lire (assez paresseusement) le journal de Léautaud, au point d'en être
un peu abruti ce soir. Si je ne vais pas mieux demain, il faudra bien me
résoudre à faire venir un médecin, ne serait-ce que pour obtenir de lui
l'arrêt de travail qui m'évitera d'avoir des articles à écrire pour FD.
Mardi 10 mars
Quatre heures et demie.
– La journée d'hier ne fut guère plus brillante que la veille, à ceci
près que le spectre de la grippe s'est rapidement éloigné, au profit
d'une bonne vieille gastro-entérite, à en juger par les symptômes
collatéraux. Cela ne m'a pas empêché, aujourd'hui, d'enterrer Florence
Arthaud en moins de huit mille signes. Mais la fièvre, bien que modérée,
a bien sûr fait que je n'ai pas ouvert le Grand Cahier depuis trois
jours. Je compte m'y remettre demain. Mais pour ce qui est de mon espoir
d'avoir terminé le chapitre V le jour de mon anniversaire, cela me
paraît totalement compromis.
Jeudi 12 mars
Trois heures. – Mon emploi du temps prend des allures de plus en plus monastiques – dans sa régularité, non dans sa profondeur mystique :
– 6 h, lever
– de 6 à 7 h, café et lecture
– de 7 à 8 h, écriture dans le Grand Cahier
– de 8 à 9 h, re-café et re-lecture (qui ne doit pas être confondue avec la relecture)
– de 9 à 11 h : activités indispensables et stupides, telles que douche, ravitaillement, aspirateur, etc.
–
de 11 à 12 h 30 (approximativement), travail pour FD les jours où il y
en a. Sinon, re-re-café et re-re-lecture (qui ne doit pas être confondue
avec la re-relecture)
– 12 h 30 à 13 h, déjeuner sur le pouce, c'est-à-dire debout dans la cuisine
– 13 à 14 h, cure de sottise péremptoire et d'inculture satisfaite à travers les blogs
– 14 à 18 h, lecture, sieste, lecture, sieste, lecture (ad lib.)
– 18 h, repas de Bergotte, journal (le mien, pas celui de la télévision)
– 18 h 55, repas des humains
– 19 à 20 h, écriture dans le Grand Cahier
– 20 h à 20 h 30, ultime tour de la blogoboule
– 20 h 40, film à la télévision
– 23 h, extinction des feux et de l'homme
Quatre heures et demie. – Profitant du quarantième anniversaire de sa mort (25 avril 1975), Le Soir
de Bruxelles ressortait avant-hier cette vieille tarte à la crème d'un
Mike Brant assassiné plutôt que suicidé ; si bien que je me suis
retrouvé aujourd'hui – dégât collatéral coutumier – avec six mille
signes à écrire sur le même sujet. Cela m'a fait ressouvenir de la
version inédite que m'avait donnée de cette mort Patrick H., un soir de
la fin des années quatre-vingt, probablement aux Sablons, ce café de l'avenue de Gaulle de Neuilly, récemment remplacé par un Burger King.
Patrick H., paix à son âme joyeuse et amicale, était le grand reporter people,
comme on ne disait pas encore, de FD. Auparavant, il avait ouvert puis
fermé plusieurs boîtes de nuits en divers endroit, ce qui lui avait
permis de mener une vie amusante et de connaître beaucoup de monde du
showbiz, d'où son embauche à FD. Sa vie n'était pas devenue plus triste
pour autant, puisque pour gagner son salaire, que j'imagine confortable –
on était au début des années soixante-dix –, il lui suffisait de
fréquenter toutes les vedettes de l'époque qui intéressaient le journal,
c'est-à-dire plutôt la bande à Barclay ou à Johnny Stark que celle à
Jacques Douai et à François Béranger. En pratique, cela signifiait qu'il
passait ses soirées dans les endroits les plus à la mode, aux frais de
sa direction, et ses week-end dans les villas cossues des uns ou des
autres, à sauter les starlettes stagiaires et les apprenties chanteuses
dont les vedettes ne voulaient pas – et parfois les mêmes, et parfois en
même temps. Sa punition consistait à être privé de vacances tous les
étés, simplement parce qu'il était contraint de suivre ses vedettes. Il
passait donc juillet et août à Saint-Tropez, FD continuant à lui régler
toutes ses notes de frais, ainsi que l'essence pour son bateau et le
prix de son stationnement dans le port. C'était, en plus de ça, un homme
charmant, souriant, toujours de bonne humeur, pas hâbleur pour un sou
et pas du tout mythomane, ce qui est plus rare qu'on ne pourrait le
croire dans le domaine d'activités qui était le sien.
C'est donc aux Sablons
qu'un soir, devant une bière ou un whisky, il me raconta sa vérité sur
la mort de Mike Brant. Je regrette de n'avoir rien noter de ce qu'il m'a
dit, l'authenticité de mon petit récit risquant de souffrir de ses
lacunes et de son imprécision. La clé de l'affaire se situe cinq mois
avant la mort de l'artiste, le 22 novembre 1974, jour où Mister Brant se
jette par la fenêtre du cinquième étage de l'hôtel de la Paix, à
Genève. Comme il est miraculeusement rattrapé par le balcon du
troisième, il s'en tire avec deux mois d'hôpital. C'est là que mes
souvenirs deviennent imprécis : je ne me rappelle pas si Mike Brant a
ensuite confié l'explication directement à Patrick H. ou si celui-ci l'a
recueillie auprès de l'un de ses amis du showbiz, proches de Mike Brant
: Carlos, Eddie Barclay ou autre. Toujours est-il que Mike Brant aurait
affirmé avoir pris une substance illicite – là encore, défaut de
souvenir à propos de la substance en question, la drogue n'ayant jamais
fait partie de mon champ de connaissance –, à la suite de quoi il aurait
acquis la certitude qu'il était devenu capable de voler ; certitude
qu'il aurait donc mis aussitôt en pratique, depuis la fenêtre dont j'ai
parlé.
Par la suite, me disait toujours Patrick, ses
amis s'étaient en quelque sorte relayés auprès de lui, d'abord pour le
convaincre d'arrêter cette saloperie, ensuite pour au moins le persuader
de n'en prendre que lorsqu'il se trouvait au rez-de-chaussée des
maisons, et enfin en s'arrangeant pour ne pas le laisser seul lorsqu'il
en prenait tout de même. Comme Mike Brant avait continué à s'enfiler
autant de drogue que Carlos d'alcool ou Barclay de jeunes filles,
Patrick H. restait persuadé, le soir de notre conversation, une douzaine
d'années plus tard, que, le 25 avril 1975, Mike Brant n'avait pas du
tout chercher à s'écraser sur le trottoir mais bien à s'envoler
par-dessus les toits ; ce qu'il a finalement fait, si l'on se place d'un
point de vue religieux ou même simplement métaphorique. En tout cas,
cette version me paraît à la fois plus plausible et plus belle que cette
histoire d'assassinat commandité par Simon Wajntrob, le producteur
véreux. D'un autre côté, le fait que Wajntrob ait été retrouvé trois ans
plus tard au bois de Boulogne, “suicidé” au volant de sa voiture, d'une
balle dans le cœur et d'une autre dans la nuque, conserve tout de même
quelque crédibilité à la thèse crapuleuse.
Vendredi 13 mars
Huit heures du matin.
– Je m'aperçois que se sont mis à cohabiter en moi, à propos de ce
fichu roman, deux sentiment contradictoires en apparence. D'un côté, il y
a l'envie d'en avoir terminé avec lui au plus vite, au moins pour
savoir enfin s'il existe ; de l'autre, le désir opposé : celui que
l'écriture en dure le plus longtemps possible, à cause de l'impression
que j'ai de faire quelque chose ; et aussi parce que je subodore
que, une fois l'affaire faite, et quelle que soit son issue, je vais me
retrouver face à un grand vide.
Neuf heures et demie. –
On tombe parfois, dans le journal de Léautaud, sur des notations très
énigmatiques, comme par exemple celle-ci, à propos de quoi je me perds
en conjectures depuis une demi-heure au moins. Léautaud parle d'une
exposition qui lui est consacrée : photos, dessins, manuscrits, etc.,
dont il doit honorer de sa présence le vernissage. Il s'y rend en
maugréant, bien entendu. Et il écrit ceci, le soir même : « Je suis donc
arrivé vers 3 heures et demie, chargé de deux assez jolies branches de
lilas blanc pour Mme Jean Loize [Les Loize sont les organisateurs de l'exposition].
» Or, nous sommes le 24 janvier 1942. D'où question immédiate et
taraudante : comment pouvait-on se procurer du lilas blanc, à Paris, en
plein mois de janvier, et a fortiori en pleine Occupation ? L'avis de
Catherine est qu'il a dû acheter chez une fleuriste quelque chose qu'il a
pris pour du lilas et qui n'en était pas. En effet, on ne voit guère
d'autre explication plausible.
Quatre heures et demie. –
J'ai l'impression de n'avoir, un peu, appris à écrire que depuis que je
tiens un blog, soit depuis 2007. Il suffirait, pour s'en convaincre, de
relire ma production de cette année 2007, ce qui est heureusement
impossible puisque le blog de cette année-là a été supprimé par moi en
novembre : à de très rares exceptions près, tous ces billets sont écrits
n'importe comment, gonflés de m'as-tu-vuisme, entachés de facilités,
alourdis de vulgarités de style, etc. Il me semble tout de même que ceux
des années suivantes réussissent de plus en plus, mais sans doute
jamais complètement, à éliminer ces scories. En un sens, je suis
redevable à Catherine, puisque c'est elle qui m'a poussé, à l'époque, à
me lancer dans cette forme d'écriture dont j'ignorais même l'existence,
le blog. Il était donc bien naturel que lui soit dédié le livre publié
l'année dernière, car il n'aurait jamais existé sans elle. De même que
je lui devrai entièrement le roman en cours, si jamais il est jugé digne
de publication. S'il ne l'est pas, la faute m'en incombera seule.
Samedi 14 mars
Huit heures. – Élodie a 45 ans ; elle en avait 20 quand je l'ai connue.
–
Depuis que je relis le journal de Léautaud, je vois bien ce que l'on
gagne à n'écrire que pour soi : on peut tout dire. Pas de question à se
poser, sur ce que va dire celui-ci, penser celui-là. Donc, celui qui
publie au fur et à mesure, quelle que soit la périodicité et le mode de
cette publication, est obligé de se contraindre, de se retenir, de se censurer,
comme on dit. J'en parlais tout à l'heure à Catherine, pendant notre
dîner (un haricot de mouton à tomber), qui me fit tranquillement
observer qu'il me suffirait, puisque j'écris ce journal sur un blog
inaccessible à quiconque, avant de le transporter sur un autre, public,
au moment de la parution, d'écrire absolument ce que je veux sur le
premier, puis de supprimer sur le second ce qui me semble gênant. Depuis
qu'elle m'a dit cela, je me demande comment j'ai pu être assez con pour
n'y pas penser tout seul et avant. C'est exactement ce que je vais
faire à partir d'aujourd'hui.
– Parlant de mon roman
avec Catherine, je me suis aperçu – et lui ai dit – qu'une crainte au
moins m'avait désormais quitté, sans même que je m'en aperçoive
vraiment, au moment où elle l'a fait : celle de ne pas réussir à le
terminer. Je sais désormais que j'en viendrai à bout, quelle que puisse
être la valeur du résultat final. Jusqu'à récemment, j'avais plutôt
tendance à penser que c'est lui qui viendrait à bout de moi : il vient
de subir sa première défaite. Mais il reste sans doute en embuscade.
–
Lire Léautaud, son journal, est une chose très bénéfique pour qui est
en train d'essayer d'écrire : on n'est pas obligé de le suivre pas à pas
dans ce qu'il préconise, mais on peut en faire son miel.
Dimanche 15 mars
Sept heures vingt. –
Contrairement à ce que j'ai laissé Catherine croire ce matin, je n'ai
pas écrit la moindre ligne entre sept et huit heures, comme je suis
censé le faire. Et pas davantage ce soir d'ailleurs. En dehors des six
mille signes que j'ai torchés à toute allure pour FD (à propos du fils
aîné de Michael Jackson…), je n'ai rien fait d'autre que lire et
somnoler. Pour ce qui est des lectures, j'ai commencé par poursuivre le
journal de Léautaud, avant de bifurquer brusquement vers Le Misanthrope, puis Candide. Journée de relecture, donc, plutôt que de lecture.
–
À propos de ce que je disais hier, de ces choses que je ne vais plus
m'interdire de noter ici, mais en les supprimant avant publication, je
me demandais ce matin si je devais me contenter de les enlever ou bien
les remplacer par des lignes de points. La deuxième solution me paraît
beaucoup plus amusante, car je sais qu'elle va frustrer un certain
nombre de mes quinze lecteurs mensuels. Enfin, moi, à leur place, je le
serais, frustré. D'ailleurs je le suis quand Léautaud me fait le coup.
– Ce soir, Excalibur
de Boorman. Je me demande, avec un peu d'appréhension, si le film a
supporté le passage du temps, et aussi mon propre vieillissement.
Lundi 16 mars
Neuf heures du matin.
– J'ai commandé hier le journal de Galtier-Boissière (sans m'en vanter
auprès de Catherine, car je ne l'ai pas trouvé à moins de quarante
euros…) : l'influence de Léautaud continue à se faire sentir. Quant à
Robert Ménard, le maire de Béziers, il me donne, lui, envie de lire les
mémoire d'Hélie de Saint Marc, grand Français comme il nous en faudrait
trois ou quatre légions.
– Plus ce roman avance (je devrais plutôt dire : à mesure qu'il grossit,
car je ne suis pas sûr du tout qu'il avance vraiment), plus je suis
assuré de son insignifiance, de son inutilité. Pourtant, je continue à
en écrire une page à l'aurore, une autre au crépuscule. Pourquoi donc ?
En tout cas, sauf à l'instant où sonne le réveil, se lever à six heures
chaque matin m'est plutôt agréable.
Mardi 17 mars
Sept heures et demie du matin. – Est-ce qu'on devient romancier à mon âge ? Tout cela est ridicule. Ridicule et vain.
Sept heures et demie du soir. –
Mauvais temps pour le roman, comme on doit s'en douter en lisant
l'entrée de ce matin. Il y avait longtemps que je n'avais pas eu une
journée “sans” aussi marquée qu'aujourd'hui. Je me suis réveillé avec
une conscience aiguë de la vanité de toute chose, et principalement de
cette chose-là. Et cela ne m'a pas lâché jusqu'à maintenant (où je
pleurniche ici plutôt que d'écrire une seconde page dans le Grand
Cahier). Le seul point positif à quoi me raccrocher est que, ce matin,
malgré mon accablement de mes écritures, je suis tout de même venu y
ajouter deux ou trois paragraphes ; qui, je suppose, ne seront ni pires,
ni évidemment meilleurs, que ceux des jours précédents. J'aimerais tout
de même bien être revenu demain matin à de plus indulgents sentiments
vis-à-vis de moi-même, ma vie, mon œuvre.
– Je suis pris d'une vraie rage de relecture de Molière depuis trois jours. Successivement : Le Misanthrope, Tartuffe, Don Juan, Le Médecin malgré lui, La Comtesse d'Esparbagnac, Les Femmes savantes, Le Malade imaginaire. Demain, probablement : Le Bourgeois gentilhomme, Les Fourberies de Scapin. Tout cela sans lâcher tout à fait Léautaud.
Mercredi 18 mars
Sept heures et demie. –J'ai reçu ce matin le Journal
de Galtier-boissière (1940 – 1950, 1000 p.). J'ai abandonné Léautaud,
le temps d'en lire les cent premières pages d'un trait. Depuis, je passe
de l'un à l'autre, et cette lecture en double miroir est tout à fait
savoureuse, dans la mesure où les deux hommes déjeunaient ou dînaient
régulièrement ensemble dans ces années-là, si bien qu'il est intéressant
de croiser leurs commentaires réciproques sur les mêmes conversations,
ainsi que l'image qui ressort de chacun à travers les notes de l'autre.
Galtier est beaucoup plus lapidaire dans ses notations et il n'a pas
l'aisance de Léautaud dans le style, ni l'œil aussi aigu. Mais il est
d'une férocité réjouissante, parfois, et surtout il fait partie de ces
gens, assez rares, qui ne se trompent pratiquement jamais lorsqu'ils se
risquent à des prédictions politiques, même dans une période aussi
incertaine et agitée que les années 1940 – 45. Sur ce point, c'est
Léautaud qui pâtit de la comparaison, lui qui est capable, dans un même
paragraphe, de clamer son admiration pour l'Angleterre et d'affirmer son
souhait d'une victoire de l'Allemagne. Mais, sans cela, il ne serait
sans doute pas Léautaud. Il a a aussi ce mérite énorme d'avoir laissé
publier telles quelles des pages qui ne sont pas forcément à son
honneur, ni à celui de sa lucidité politique, alors qu'il lui aurait été
très facile, ayant vécu encore onze ans après la fin de la guerre, d'en
ôter tous les passages “compromettants”. S'il y avait un au-delà, on
serait assuré d'entendre son rire sardonique devant les mines dégoûtées
de nos amis progressistes quand son nom vient dans la conversation.
Imaginer le mépris que lui inspireraient notre époque et ses
aberrations, les sarcasmes qu'il déverserait sur les blogueurs tout
bouffis de leur propre importance, voilà qui ajoute encore au plaisir
que procure son journal.
– Le Grand Cahier n'a pas été
ouvert une seule fois aujourd'hui. Et j'ai passé la moitié de la journée
à en éprouver une sorte de vague culpabilité ; pas assez forte
cependant pour m'expédier au travail. Il est capital que je noircisse au
moins une page demain matin, de manière toute symbolique, en raison de
mon anniversaire.
Jeudi 19 mars
Cinq heures et demie. – Dans une heure et demie, 59 ans.
–
Hier soir, au moment de me coucher, j'ai trouvé la scène finale du
chapitre en cours. Je me suis relevé pour la noter, ne me fiant plus du
tout à ma mémoire. Du coup, ce matin, je me suis remis au travail avec
plus d'entrain qu'avant-hier ; ce qui n'était pas bien difficile. Il
doit me manquer une quinzaine de pages pour venir à bout du V, mais
comme je vois désormais assez bien la scène finale, le reste a cessé de
m'inquiéter – ce qui ne veut pas dire bien sûr que ce reste sera réussi,
ce serait trop facile.
Vendredi 20 mars
Huit heures.
– Journée traditionnelle de lendemain d'apéritif : lecture, lecture… et
pas une ligne écrite. Je ne suis même pas descendu à Pacy pour en
rapporter du pain, me contentant de ce qui restait à la maison. Mais,
dès demain, le réveil sonnera de nouveau à six heures…
–
Demain sera également une journée importante pour les oiseaux du
jardin, à qui j'ai versé les dernières graines du sac ce matin : il va
falloir réapprendre à se nourrir tout seul au lieu de jouer au demandeur
d'asile…
Samedi 21 mars
Sept heures. –
Hier soir, comme je m'apprêtais à me coucher à minuit moins le quart,
au lieu d'une heure plus tôt les autres jours, j'ai repoussé, pour ce
matin, le réveil de six à sept heures. Le résultat a été que je me suis
levé à cinq heures et quart, tout à fait réveillé. Et que j'ai rempli ma
page de Grand Cahier de six heures et demie à sept heures et demie.
Conséquence de ce décalage, j'ai ressenti cet après-midi le besoin d'une
vraie sieste, allongé sur le lit et non dans le fauteuil du salon comme
à l'accoutumée. J'ai dû dormir pas loin de deux heures, si bien que je
me trouve ce soir un peu abruti, sans aucune envie de reprendre mes
écritures, ainsi que je suis censé le faire. Après tout, une page de
plus, une page de moins…
– J'ai reçu ce matin les Mémoires d'un Parisien
de Galtier-Boissière, très gros volume édité par le Quai Voltaire, les
souvenirs d'Hélie de Saint Marc, dont le titre exact m'échappe, et enfin
le Crépuscule des bibliothèques, de Virgile Quelque-chose (il
s'agit d'un pseudonyme, et lui aussi m'échappe en ce moment). C'est un
livre que j'ai lu sous sa forme tapée, que j'ai trouvé suffisamment
intéressant et bien écrit pour être transmis à Michel Desgranges, lequel
a dû être du même avis que mois, puisque les Belles Lettres se sont
chargées de le faire paraître ces jours-ci. L'auteur me l'a envoyé
agrémenté d'un envoi à la fois chaleureux et sobre. Je balance entre
rédiger rapidement un billet de blog en utilisant les souvenirs que j'ai
de cette lecture, qui remonte à plusieurs mois, et attendre de l'avoir
relu pour tenter de faire quelque chose d'un peu plus fouillé ; ce qui
risque d'être nettement plus long car je n'ai nulle envie d'interrompre
mes lectures de Léautaud et Galtier. Je pourrais aussi “panacher” ces
deux options en me livrant à une relecture rapide et superficielle, mais
suffisante pour me réactiver les neurones. On verra ça lundi.
Lundi 23 mars
Huit heures. – Hier,
en rentrant de chez ma sœur, nous nous sommes trouvés englués dans un
bouchon, juste après Rouen, à l'endroit où l'autoroute venant de Dieppe
rejoint l'A 13. Or, nous sommes souvent allés là-bas le dimanche, soit
chez Isabelle et Olivier, comme cette fois, soit chez ma mère ; et
jamais nous n'avions rencontré un tel problème. J'ai fini par entrevoir
la vérité : ces centaines d'imbéciles motorisés et surnuméraires
rentraient massivement des bords de mer, où ils étaient allés contempler
la grande marée. Ou la “marée du siècle”, en infralangage de
plumitif. Comment peut-on gaspiller autant de temps, d'énergie et
d'argent pour aller s'extasier devant de l'eau qui monte ? C'est un réel
mystère, pour moi qui n'aurais pas bougé un orteil quand bien même leur
marée aurait eu lieu au bout de la rue de l'Église.
–
J'ai terminé le journal de Léautaud cet après-midi (il meurt à la fin :
aucun suspense). Je tâcherai, demain ou mercredi, quand je serai à
m'ennuyer à Levallois, de rédiger un billet sur l'affaire de la guenon
noyée, objet d'un différend larvé entre Michel Desgranges et moi.
Mardi 24 mars
Sept heures et demie.
– Ce matin, Alexandre n'était pas à son bureau, au service photo de FD.
Brice est venu me dire pourquoi une heure plus tard : la nuit dernière,
le père d'Alexandre, Yves, a “fait” un AVC, apparemment très grave.
D'après le message laissé par Alexandre sur le téléphone d'Anthony (son
chef), il y aurait peu de chances qu'il en réchappe. Yves Josso a
débarqué au rewriting de FD vers la fin de 1983, si je me souviens bien.
Nous sommes devenus amis très vite et j'ai le souvenir de nombreuses
soirées passées chez lui, dans cette maison de la rue Blomet où il a
vécu toute sa vie, où je crois même qu'il est né. Je pense n'avoir pas
connu d'hommes plus chaleureux que lui, mis à part Philippe Bernalin qui
l'était autant. À quelques mois près, Yves a vingt ans de plus que moi,
ce qui le mène cette année (ou l'aurait mené, si l'affaire
tourne aussi mal que le craint son fils aîné) à 79 ans. La première fois
que j'ai pénétré dans cette maison plus chaleureuse qu'aucune autre, de
celles que j'ai connues, Alexandre et son frère Théophile devaient
avoir quelque chose comme douze et dix ans – mes souvenirs sont un peu
flous sur ce point. Quant à Claire, la seconde et jeune épouse d'Yves
(elle doit être à peu près de mon âge, je dirais), elle venait tout
juste d'accoucher d'Éléonore, que je voyais à chaque fois que j'étais
invité et qui doit donc être aujourd'hui une femme de plus de trente ans
; pas beaucoup plus. Pour les deux garçons, ils étaient parfois là et
parfois non, puisque leur vie se partageait entre cette maison familiale
et l'appartement où leur mère vivait avec Philippe Muray.
Yves
Josso est (est ? était ? Bon sang que ces moments-là sont pénibles
d'incertitude !) un homme d'une grande bonté, qui posait sur les gens un
regard toujours compréhensif et amusé. Le sectarisme était parfaitement
étranger à sa nature, dont l'humour était le socle, ou le principe
directeur…
Je n'ai pas envie d'en dire plus ce soir. Je vais attendre en espérant.
–
En plus de cela, c'est notre téléviseur qui est bel et bien mort hier
soir, ce qui va, dès demain, faire le bonheur de M. et Mme Darty. Être
obligé de penser à l'achat d'un poste de télé, fût-il à écran plat, me
gonfle prodigieusement.
Mercredi 25 mars
Cinq heures. –
Eh bien, la question du temps verbal à employer pour parler d'Yves
Josso est résolue : un très court mail d'Alexandre vient de m'apprendre
qu'il est mort hier soir. Cette nouvelle m'affecte beaucoup plus que je
ne l'aurais soupçonné.
Jeudi 26 mars
Huit heures. –
L'enterrement de Josso aura lieu samedi matin, ce qui est le pire jour
pour moi, dans la mesure où les obligations de Catherine font que je me
trouve, ce jour-là, privé de voiture. Je serai tout de même un peu
présent : Alexandre semblait tenir beaucoup à ce que quelqu'un de FD
écrive un texte pour qu'il soit lu durant la cérémonie à l'église. Je
viens de l'écrire, et c'est Axelle qui le lira à ma place. Je le mets
ici en attendant :
Si j’en crois ma mémoire, ce qui est déjà une
imprudence, Yves est arrivé au rewriting de France Dimanche à la fin de 1983 ; j’y étais moi-même depuis un
an, ce qui me permettait de jouer les anciens, bien que plus jeune de 20 ans
très exactement. Il ne nous fallut pas plus de quelques semaines pour devenir
quelque chose comme des amis d’enfance ; nous le sommes restés si
longtemps, et si bien, que nous avons fini par être des amis de vieillesse.
Entretemps, il y avait donc eu ces trois journées hebdomadaires que nous
passions ensemble, et avec quelques autres, au rewriting ; service dont
Yves devint un jour le chef, sans l’avoir désiré plus que cela, je crois. Mais
enfin, il fallait bien vivre, élever Éléonore qui venait tout juste d’arriver,
et consolider ce qui menaçait de s’écrouler dans la maison de la rue Blomet.
Je pourrais écrire des pages et des pages, sur cette
maison où j’ai passé d’assez nombreuses soirées, sans jamais abuser de l’eau
minérale. Je crois que je n’en ai pas connu d’aussi naturellement chaleureuse
et accueillante. Mais peut-être que je prête à ces murs des vertus qui
appartenaient en propre à leur principal occupant. En tout cas, il me plaisait
beaucoup de penser, moi le déménageur impénitent, qu’Yves continuait de vivre
dans la maison de son enfance, assuré qu’elle deviendrait, un jour, celle de
son grand âge : cela donnait à ces soirées une sorte de « supplément
d’âme » très précieux. Et, le lendemain, il fallait bien retourner à France
Dimanche.
Quel chef était Yves Josso ? À l’image de l’homme
qui en avait coiffé la casquette : indulgent sur les détails et les petits
travers de chacun ; ferme sur deux ou trois principes, dont celui qui
consistait à monter au feu chaque fois qu’il considérait que nos bien-aimés
directeurs successifs montraient une tendance un peu trop marquée à nous
prendre pour de gentils esclaves quasi bénévoles. Il est vrai aussi que nous
passions plus d’heures à parler et à rire, à encenser nos écrivains préférés et
à brocarder l’époque, qu’à travailler ; ce qui est quand même le minimum
exigible pour des âmes aussi bien nées que les nôtres.
J’écris ces lignes vendredi matin. Il est six heures
et demie, je vois le jour se lever à ma gauche. Il s’est levé aussi pour vous
qui êtes réunis ici, mais il ne s’est pas levé pour Yves. Et, l’écrivant, j’en
ai le cœur qui se serre et l’esprit qui se gèle. Pensant à ces trente années où
j’ai eu la chance de connaître et de fréquenter cet homme-là, je sens que je
pourrais l’évoquer encore pendant des heures ; ou alors il faut que je me
taise maintenant. Je me tais donc. De toute façon, déjà du vivant d’Yves, les
grands silences ne nous étaient pas non plus inconnus.
Didier Goux
Vendredi 27 mars 2015
–
Comme la vie imbécile continue malgré tout, les survivants que nous
sommes se sont rendus chez Darty pour y acquérir une nouvelle
télévision. Il était convenu que nous ne devions pas consacrer à cet
achat plus que le strict nécessaire. Nous fîmes bien entendu l'exact
contraire de ce sage programme, puisque, en sus de l'écran plat, nous
avons également acheter un appareil pour lire les blue-ray ainsi qu'un
“système de son” Bose permettant d'améliorer très nettement le son en
question. Si l'on ajoute à cela la prise machin, le kit de nettoyage de
l'écran, et deux ou trois autres bricoles que j'ai oubliées, on arrive à
une facture de 1700 euros, ce qui est plus du double de ce que nous
envisagions au départ. Tout cela pour regarder des films que nous avons
déjà vus dix fois.
Vendredi 27 mars
Dix heures du matin.
– Ayant rendez-vous chez son médecin à huit heures, Catherine a donc
quitté la maison un quart d'heure plus tôt. De mon côté, je m'étais levé
avec trois quarts d'heure de retard, pour cause de rendormissement
inopiné après la sonnerie du réveil ; j'aurais donc dû logiquement me
mettre au Grand Cahier au moment où elle s'en allait. Évidemment je n'en
ai rien fait, ce qui ne m'empêchera pas, tout à l'heure, si elle me
pose la question, de lui dire que, oui, j'ai “fait ma page”. Bref, tout
se passe avec le pseudo-roman comme c'était la règle avec les BM (qui
étaient eux-mêmes des pseudo-romans, mais d'un autre genre) : quand le
chat n'est pas là, etc.
– Au lieu de cela, j'ai relu et
un peu amendé le texte écrit et reproduit ici hier soir, avant de
l'envoyer à qui de droit, c'est-à-dire à Axelle qui doit le lire demain
et à Alexandre qui se trouve être directement concerné ; en leur disant
que, s'il ne leur convenait pas pour une raison ou une autre, qu'ils ne
se gênent pas pour le passer par pertes et profits.
– Cet après-midi : tondeuse.
Samedi 28 mars
Huit heures. –
Voilà deux ou trois jours que je tourne en rond dans mon chapitre
cinquième. Je suis comme le voyageur arrivant au bord du canyon, qui
voit très bien et très proche la rive d'en face, qui sait ce qu'il va y
trouver et ce qu'il a à y faire, mais qui marche de long en large sur la
falaise parce qu'il ne repère pas la passerelle permettant de franchir
le précipice. Je m'en suis ouvert à Catherine pendant le repas, sachant
qu'elle a souvent ce pouvoir de débloquer les choses, quel que soit ce
qu'elle peut raconter. Et en effet, c'est ce qui s'est produit, une fois
de plus. Je vais noter la suite ici, sachant que je l'enlèverai sans
doute avant publication, vu son peu d'intérêt.
Mon
problème était de me trouver avec un père et son fils, face à face dans
une cuisine, peu après la mort de leur épouse et mère. Ils ne doivent
pas parler d'elle, ou seulement par ricochet, par hasard, par erreur,
etc. Cette partie là est achevée, réussie ou non. Ensuite, le fils (l'un
de mes trois personnages masculins principaux) doit se retrouver aux
prises avec une "fille fantôme" remontant de son adolescence, après la
disparition de son père (parti se coucher suite à excès de consommation
de banyuls). Mais c'est le père qui doit amener cette fille
(probablement : Brigitte) “sur le tapis”, et c'est précisément ça que je
ne parviens pas à faire, autour de quoi je tourne depuis trois jours.
Je savais que le père devait l'avoir revue, dans la mesure où elle n'a
jamais quitté Warnaucourt. Pourquoi ? Comment ? voilà ce qui coinçait.
En me suggérant qu'elle pourrait être infirmière et travailler au
laboratoire d'analyse, Catherine a débloqué quelque chose. D'abord parce
que, en effet, la mère ayant affronté la maladie, le labo a dû être
fréquenté ; ensuite parce que l'une de mes “filles fantômes” réelles,
Nadine, est effectivement devenue infirmière, comme je l'ai appris
récemment. Du coup, le passage devrait se faire, sur quoi je bloquais :
il faut que le fils tente de relancer la non-conversation sur la mère.
Et le père, pour “botter en touche” une nouvelle fois (il l'a déjà fait
dans les pages déjà écrites) va se mettre à évoquer Brigitte. Du coup,
cette humeur morose que je traîne depuis trois jours (mais Yves Josso y
est aussi pour quelque chose) est en voie de dissipation, et j'ai
presque hâte de m'y remettre. Bref, si je suis un écrivain raté, ce qui
est probable, Catherine est, elle, une femme d'écrivain parfaitement
réussie.
– Les fils Darty (pas morts ; sinon on les
appellerait : les feux Darty fils…) sont arrivés vers onze heures, afin
de livrer et d'installer l'écran plat coréen que nous avons acheté il y a
deux jours. Je pensais qu'ils se contenteraient de la déposer, dans la
mesure où nous avons payé un supplément pour qu'un “technicien” passe,
lundi, expliquer aux consternants Bidochon que nous sommes comment
fonctionne cette merveille technologique, par quelles opérations
incantatoires transformer un rectangle de plastique en “télécommande
universelle”, etc. Eh bien, pas du tout : quand ces deux jeunes gens
sont repartis, la nouvelle télé fonctionnait impeccablement, la “barre
de son” Bose (je crois que c'est son nom) pétait le feu, et j'ai même
réussi à comprendre, après leur départ, comment allumer et éteindre tout
seul ce nouvel engin du diable. Rentrant de la messe (elle ne pourra
pas y aller demain matin, puisque je serai parti chez les Desgranges
avec la voiture), Catherine a suggéré que nous pourrions “arroser”
(j'adore ce verbe employé dans ce sens, car c'est une acception
militaire que j'ai toujours entendu mon père employer) notre “nouveau
jouet”, lequel va être solennellement inauguré d'ici une demi-heure, par
le visionnage d'un film dénué de tout intérêt.
– Je
n'ai eu aucune “retombée” de l'enterrement de Josso, ce qui est normal,
chacun des présents devant avoir autre chose à penser. Mais, plusieurs
fois dans la matinée, je me suis surpris à penser à la cérémonie qui se
déroulait, uniquement sous l'angle : vont-ils aimer le texte que j'ai
écrit pour l'occasion ? Je ne peux pas dire que j'en sois sorti grandi à
mes propres yeux.
Dimanche 29 mars
Neuf heures du matin. –
J'ai oublié de noter, hier, que, compte tenu de la dépense inopinée
engendrée par le nouvel équipement télévisuel, Catherine a jugé plus
sage de renoncer au séjour à Bruges. J'en suis ravi.
Neuf heures du soir. – L'essentiel de ma journée s'est passé chez Agnès et Michel
Desgranges. En arrivant, le portail franchi, deux daims (ou biches, ou
je ne sais quoi) ont traversé sans se presser la sente vaguement
goudronnée qui monte vers la maison : c'était un signe paisible de la
journée, je l'ai pris comme tel. Ainsi qu'il est de règle, Michel m'a
laissé feuilleter les derniers livres qui étaient entrés chez lui, des
volumes lourds et imposants, remontés des XVIIe et XVIIIe siècles, dont
vous n'aviez jamais entendu parler, pas plus que moi, mais que lui va
lire. Il est essentiel que des gens achètent ces livres, non pour les
posséder, mais pour les lire, c'est-à-dire leur rendre une sorte de vie :
je suis très sensible à ce genre de rêverie.
Puis
nous passâmes à table, ce qui est bien le moins, mais mon gentilhomme de
La Varende se levait sans cesse pour aller chercher, dans les
rayonnages les plus proches, tel ou tel volume, qu'il était urgent de me
montrer ; et, en effet, ce l'était. Il était, je crois, content que je
sois là ; j'étais heureux d'y être.
Deux jours plus tôt, Michel m'avait envoyé par mail un article écrit par Jacques Henric sur le premier volume du journal de Philippe Muray ; article un peu (à mon sens) “m'as-tu-vu-quand-j'écris”, mais enfin assez empathique, pas inintelligent, etc. En parlant avec lui (avec Desgranges), je comprends pourquoi cet article l'a diverti.
Cette
journée fut très XVIe siècle (seconde moitié), alors que j'étais
certain que Michel avait fait une fois pour toute sa niche dans le XVIIe
: surprise, excitation. Le XXe ne fut pas tout à fait absent, puisque
nous parlâmes un peu de Renaud Camus, et réglâmes un petit différend que
nous avions, à propos de Paul Léautaud et d'une guenon. Et voilà que,
comme attendu, je rentre à la maison, sous une pluie que je qualifierais
de battante, si je ne craignais pas les lieux communs…
Verre
servi, Schumann faisant jouer son piano et son hautbois, Catherine me
dit : « Ah, c'est vrai : à huit heures, il y a la soirée électorale… »
J'avais totalement oublié. Je n'y ai pas pensé une seule fois depuis mon
réveil, aucun Desgranges, femme ou homme, n'y a fait la moindre
allusion durant les quelques heures que j'ai passées chez eux.
Mardi 31 mars
Sept heures vingt.
– Comme je m'y attendais plus ou moins, mes Puissances tutélaires ont
décidé qu'il fallait “faire quelque chose” au sujet d'Yves Josso, ainsi
qu'il est plus ou moins de règle dans toute la presse quand un ancien
membre de la rédaction replie son ombrelle (encore plus, bien sûr, si le
propre fils du mort fait à son tour partie de la dite rédaction) ; et,
comme je m'y attendais tout autant, c'est à moi que l'on a demandé
d'écrire cette “nécro”, pour rester dans le jargon vernaculaire de ma
belle et digne profession. Le voici :
Longtemps,
Yves Josso a été le chef de cette « armée des ombres » qui répond au
nom un peu barbare de rewriting.
Le rewriting, c’est en quelque sorte l’atelier d’écriture où les « petites
mains » anonymes redressent les phrases bancales, font résonner les mots,
ajoutent une petite pierrerie de style par-ci, par-là, afin de vous offrir les
articles étincelants que vous dévorez chaque semaine. Yves Josso a donc, durant
des années, été le Vulcain de cette forge où s’élaborait le visage unique de France
Dimanche.
Travailler
avec lui comme confrère, puis pour
lui lorsqu’il prit le commandement de notre précieux petit radeau, ne constitua
pas seulement une chance : ce fut un bonheur. Surdoué de l’amitié, d’une
infatigable bonté, indulgent aux faiblesses des hommes mais scrupuleux dans le
travail, il avait ce don très rare de vous faire vous sentir meilleur
simplement en parlant avec vous, ou même en se contentant de vous écouter, ce
qu’il faisait mieux que personne. Cela ne l’empêchait nullement de donner de la
voix (qu’il avait grave et profonde : toutes les femmes en
raffolaient !) si l’un de nous, certain jour, en prenait un peu trop à son
aise avec la syntaxe, sous prétexte que la nuit précédente avait été
mouvementée et le sommeil trop court. Le savon passé, on allait sans plus y
penser renouer les fils de l’amitié au traditionnel « bistrot d’en
bas ».
Comme
tous les gens ouverts et curieux, Yves Josso n’était pas doué pour l’ennui, et
je crois pouvoir affirmer qu’il a eu une retraite parfaitement heureuse et épanouie,
entre son épouse et ses trois enfants. Il avait 77 ans lorsque, le 24 mars
dernier, une saloperie d’AVC – qui ne mérite même pas que l’on écrive son nom
en entier – a décidé qu’il avait assez joui des bienfaits de l’existence et a
pris des mesures définitives en ce sens. Depuis sa mort, je ne cesse de me dire
que, l’AVC et moi, on va avoir du mal à se réconcilier.
Didier GOUX
Et il me plaît de terminer le mois avec lui.
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