jeudi 29 janvier 2015

Décembre 2014











LA PROMENADE DU HÉRISSON









Lundi 1er décembre

Trois heures. – Je crains bien, hier (et même avant-hier), d'avoir laissé passer la fin de novembre sans rien venir écrire ici pour la saluer comme cet auguste (si je puis dire…) mois le méritait pourtant. Mais c'est que j'ai de plus en plus tendance à délaisser ce journal, depuis deux ou trois semaines. Que pourrais-je bien y noter, du reste, dans la mesure où la seule chose qui m'occupe l'esprit ce sont mes petits travaux du soir, et que les réflexions ou interrogations qu'ils m'inspirent, je les consigne ailleurs ? En plus de ça, il me semble que je lis beaucoup moins, ou plus paresseusement, ce qui n'incite guère à des réflexions littéraires. Bref, mon cher journal, je suis désolé de te le dire, mais tu files un mauvais coton.


Mercredi 3 décembre

Midi. – Après trois semaines consécutives sans y venir, le retour à Levallois s'est opéré de façon moins pénible que je ne le craignais ; en réalité, c'est à peine si j'ai eu l'impression d'un changement, tellement j'y passe peu de temps.

– Parce que j'ai, depuis quelque temps, des envies de romans, et si possible de grands romans, j'ai ressorti Anna Karénine de son rayon. Je me suis interrompu après une cinquantaine de pages : l'édition Folio que je possède depuis des lustres est si vieille, la typographie si petite et l'encre tellement pâlie que je me crevais les yeux dessus. J'ai donc commandé le roman en Pléiade (d'occasion…) et mis le Folio à la poubelle. En attendant qu'une Anna toute pimpante ne m'arrive, je tue le temps avec Tallemant des Réaux et Mme de Sévigné, en “panaché”.


Dimanche 7 décembre

Onze heures du matin. – J'ai déjà noté cela des dizaines de fois, mais, là, je crois que c'est la réalité : ce journal semble frappé d'une vilaine maladie. Ce n'est même plus que je néglige d'y venir, c'est que j'oublie franchement son existence.

Anna Karénine est arrivée avant-hier, dans son joli costume de Pléiade et je m'y suis donc aussitôt replongé : n'en ayant lu qu'une centaine de pages sur plus de 800, il me semble préférable de n'en rien dire pour le moment. J'ai également reçu le numéro de Politique magazine, ce mensuel de tendance assez nettement “réac” pour lequel j'avais accepté d'écrire un article, ou une tribune, si l'on préfère : elle s'y trouve en effet. Mercredi, je vais d'ailleurs déjeuner, à Levallois, avec Jean-Baptiste d'Albaret (joli nom proustien !) et Grégoire Arnould, respectivement rédacteur en chef et secrétaire de rédaction de ladite publication. Comme je n'en attends rien, de ce déjeuner, il ne peut, éventuellement, en sortir que du bon.

– À mesure que la date de son opération de l'épaule se rapproche – ce devrait être le 23 décembre –, Catherine se met à appréhender de plus en plus ; appréhension contrebalancée par le fait qu'elle se trouve chaque jour un peu plus invalide que la veille, et qu'elle voit bien qu'il n'y a aucun moyen d'y échapper. Quant à moi, je passerai donc seul les journées des 22 et 23, ce qui me fera une occasion toute trouvée pour apéritiver les soirées correspondantes.

Car, d'alcool, je ne bois quasiment plus. Notre dernier apéritif  doit remonter au lendemain de la visite de l'Héritière, c'est-à-dire à deux semaines ; et cela ne me manque nullement. À vrai dire, je n'y pense même pas. J'ai l'impression que je vais finir par cesser totalement de boire, mais par simple tarissement naturel, sans en avoir pris formellement la décision et sans même m'en apercevoir. Si seulement cela pouvait fonctionner de la même manière avec le tabac…

Sur ce front-là, Catherine tient bon depuis presque deux semaines. Quant à moi, je fume six à sept cigarettes quotidiennes selon les organisateurs, et plutôt huit ou neuf d'après ma police personnelle ; ce qui représente tout de même une consommation divisée par plus de deux : résultat appréciable.


Mercredi 10 décembre

Midi et demie. – N'ayant aucun travail à faire, mais coincé ici, en raison de mon déjeuner avec les duettistes de Politique Magazine, je me suis brusquement souvenu que j'étais censé tenir un journal. Sauf que je n'ai strictement rien à y noter, comme chaque jour où je me trouve à Levallois ; comme si le fait de n'être pas dans la Case annihilait toute velléité diaristique (je viens de m'y reprendre à quatre fois, pour écrire ce damné “annihilait”…).

– Le jeune J., avec qui je me suis trouvé au pied de l'immeuble, et qui me semblait avoir une triste mine, m'a dit qu'il était en pleine séparation d'avec sa femme (encore une psy, cette race maudite…), que cela faisait six mois que l'affaire traînait et qu'il ne supportait plus cette situation. Il se dit persuadé que sa femme a un amant, mais elle refuse de lui répondre, dans un sens ou dans l'autre, lorsqu'il la questionne à ce sujet. Elle a pris un appartement séparé, mais continue de venir certains soirs au domicile conjugal, etc. Il me dit qu'il aurait préféré une rupture franche et nette. Bien sûr, tout le monde préfèrerait (ou dit préférer) cela ; mais, d'après ce que j'ai pu en juger autour de moi depuis au moins trente ans, les choses se passent rarement de cette façon.

(– Il faudrait que j'aille noter deux ou trois choses dans l'autre journal, mais, là, je n'ai vraiment plus le temps.)


Jeudi 11 décembre

Six heures. – Mon déjeuner d'hier, avec Jean-Baptiste d'Albaret et Grégoire Arnould s'est fort bien passé. Ce sont tous les deux de charmants jeunes gens (mais de plus en plus de gens me paraissent très jeunes, à c't'heure…), de conversation agréable et fort loin d'être incultes. Je n'ai pas vu filer ces presque deux heures, bien que nous n'ayons, les uns et les autres, bu que de l'eau.

– Me voici de nouveau en fausses vacances (ou vacances trompe-l'œil) pour les douze jours qui viennent ; c'est-à-dire que je continue d'écrire des articles pour FD, mais trois jours par semaine au lieu de cinq, et surtout que je suis dispensé de me rendre à Levallois les mardis et mercredis, ce qui est bien le principal à mes yeux. C'est ainsi que, ce matin, j'ai écrit cinq mille signes à la mémoire de Daniel Balavoine, que j'ai toujours détesté de son vivant, et dont la voix de chat écorché et les mélodies pénibles continuent de m'être tout à fait insupportables ; ou du moins le seraient si je ne me gardais de les entendre jamais.


Vendredi 12 décembre

Sept heures et quart. – Mes puissances tutélaires semblent avoir été aujourd'hui pris d'une folie que je ne m'explique pas. Vers deux heures de l'après-midi, j'ai d'abord reçu en pdf les deux cents pages d'un livre écrit par la comédienne Éva Darlan (dans lequel elle pleurniche sur ses ennuis d'argent passés, mais peu importe), à lire rapidement afin d'en tirer un sujet pour le numéro en cours (lequel boucle normalement mardi soir, avec possibilité de “repiquage” mercredi jusqu'à midi). Je trouvais déjà ça un peu juste, dans la mesure où, tout de même, je ne suis pas censé travailler pour FD le week-end (j'écris Paludes, moi, merde !). Mais voici que, vers quatre heures, Gabriel m'envoie mon sujet “du jour”, quatre mille signes consacrés à Line Renaud, en me précisant que cela n'annulait pas Darlan et qu'il fallait que tout soit terminé et rendu lundi avant midi. Lundi ? Avant midi ? Pour un bouclage ayant lieu mardi soir voire mercredi midi ? Évidemment, ce samedi et ce dimanche de travail seront par moi “récupérés”, mais le fait est que je n'ai pas pu, malgré mes questionnements, obtenir une explication rationnelle pour ce soudain emballement de la machine.

Avec tout cela, je n'ai guère lu plus de trois ou quatre chapitres d'Anna Karénine.


Dimanche 14 décembre

Deux heures. – Avant-hier – ce journal, d'une certaine façon, en témoigne –, pas une seconde je n'ai pensé que c'était le premier anniversaire de la mort de mon père ; c'est Catherine qui me l'a rappelé, en début de soirée, et encore parce qu'elle-même venait de voir, sur Facebook probablement, le message laissé par ma sœur à ce sujet. En revanche, je sais que, demain, la dite sœur aura 50 ans, ce qui me semble particulièrement absurde.

– Dans Anna Karénine, les discussions et considérations de Lévine et de ses voisins quant aux améliorations à apporter, ou non, à l'agriculture russe sont d'un parfait ennui (de même que l'étaient les considérations historiques filandreuses dans Guerre et Paix). Heureusement, elles ne prennent pas trop de place.

–Hier soir, parce que le film que nous avions choisi m'ennuyait prodigieusement – une histoire de baseball, avec Brad Pitt, à laquelle je ne comprenais goutte ni ne m'intéressais –, j'ai lu d'une traite les 130 pages du Je m'accuse… de Léon Bloy, qui est une démolition en règle de Zola (qu'il appelle Le Crétin…), et notamment de son roman Fécondité, que Bloy lit à mesure qu'il paraît en feuilleton dans L'Aurore, ce qui lui provoque des accès de bile aussitôt consignés. C'est publié, ainsi que d'autres livres de Bloy, par un nouvel éditeur, Quaestio, dont le fondateur gravite, si j'ai bien compris, dans les cercles camusiens, et et a eu la gentillesse de m'envoyer cet exemplaire. J'avoue que, malgré mon peu d'appétence pour Bloy, j'ai ri souvent de sa méchanceté et de ses outrances, en reconnaissant qu'il lui arrivait régulièrement de taper juste. Car Zola, que j'ai beaucoup pratiqué et aimé (mais pas Fécondité, tout de même…), a évidemment des manies, des tics d'écriture, des ridicules, qui font qu'il est une cible commode, surtout pour un Bloy. Néanmoins, quand je tombe sur des phrases comme celle-ci : « Quelques furieux de l'été dernier ont vu s'éteindre leur fureur dans le mépris équitable où se noyèrent indistinctement tous les mimes de la farce atroce. », je n'ai plus qu'une envie, celle de refermer le livre pour n'y plus revenir.

Pour ce qui est de l'enflure de Zola, poussée jusqu'à l'absurde, Bloy cite cet extrait d'article, publié au moment de la révision du procès de Dreyfus, et le lendemain de la grâce accordée au capitaine, dans lequel Zola s'adresse à l'épouse de Dreyfus (c'est Bloy qui souligne) : « Nous lui élevons un autel dans nos cœurs, n'ayant à lui donner rien de plus pur ni de plus précieux. C'est au pied de cet autel, et non ailleurs, que se fera “l'acquittement triomphal, la réparation éclatante”, et que seront vues “toutes les générations À GENOUX, demandant à la mémoire du supplicié glorieux le pardon du crime de leurs pères. Ici, Madame, nous arrivons au sommet. il n'est pas de gloire, il n'est pas d'exaltation plus haute… Cet innocent, le voilà devenu le symbole de la solidarité humaine, d'un bout à l'autre de la terre. Lorsque la religion du Christ avait mis quatre siècles à se formuler (?????), à conquérir quelques nations, la religion de l'innocent condamné deux fois a fait, d'un coup, le tour du monde, réunissant dans une immense unanimité, toutes les nations civilisées. Je cherche, au cours de l'histoire, un pareil mouvement de fraternité universelle et je ne le trouve pas. »


Mardi 16 décembre

Huit heures. – Mes puissances tutélaires m'ont fichu la paix aujourd'hui, ce qui était fort bien venu : l'article d'hier  m'a été si pénible à écrire – ce qui, heureusement, n'arrive presque jamais –, que j'étais ravi de souffler un peu. Il s'agissait de regarder un documentaire de près d'une heure à propos de cette famille du Nord (non : de l'Aisne) dont le père, mort maintenant, a toujours été persuadé, parce que sa mère le lui a assuré, qu'il était le fils de Hitler, lequel aurait engrossé sa mère en 1917, alors qu'il se battait dans ce coin-là. Depuis, le fils et la fils ont repris le flambeau et cherchent à tout prix à savoir s'ils peuvent revendiquer un papy Adolf ou non. Des tests ADN ont été effectués (c'était le “clou” du documentaire en question) sur eux et sur de très lointains cousins de Hitler (la branche commune remonte au début du XVIIIe siècle…). Les tests sur le chromosome Y se sont révélés négatifs. Mais, évidemment, quand on veut croire à quelque chose, on trouve toujours de bonnes raisons. (Car c'est le plus étonnant : aussi bien le père mort que son fils aujourd'hui, on sent qu'ils aimeraient beaucoup être les descendants de Hitler ; la petite-fille, nettement moins en revanche). Donc, les pseudo-descendants ont décrété que les tests n'étaient pas fiables (ils n'ont pas entièrement tort), dans la mesure où les pères officiels d'un arbre généalogique ne sont pas forcément les géniteurs réels. Si bien que, maintenant, le frère et la sœur essaient de convaincre les autorités religieuses autrichiennes (bon courage…) de déterrer Aloïs Hitler, le père d'Adolf, pour pratiquer de nouveaux tests. Et, bien entendu, on devine déjà que, en cas de résultat négatif, ils pourront toujours dire que rien ne prouve qu'Aloïs soit le vrai père d'Adolf, etc.

– Sinon, je suis allé à Vernon, dans un magasin “chasse et pêche”. J'en suis ressorti avec un superbe caleçon molletonné kaki (il n'y avait pas d'autres couleurs…) qui m'a tout de même coûté 49 €, mais qui devrait me permettre de ne plus avoir les jambes gelées quand je suis assis dans mon fauteuil. De retour à la maison, je me suis évidemment empressé de les enfiler : ils sont très confortables, merci.

(Le paragraphe précédent prouve, en ses hésitations mêmes, que je ne saurai jamais si l'on doit acheter un caleçon avant de les enfiler ; c'est d'ailleurs la même chose avec “pantalon(s)”.)


Jeudi 18 décembre

Trois heures. – Bon, décidément, le choix que j'ai fait il y a un mois n'est pas tenable. En commençant le roman (14 novembre), je m'étais dit que je n'y ferais aucune allusion ici. Pour en parler librement si le besoin s'en faisait sentir, j'ai donc ouvert un “journal parallèle” entièrement dédié. La raison qui me retenait d'en parler ici, je crois, était la peur du ridicule, pour le cas où l'entreprise tournerait court, d'une façon ou d'une autre. Seulement, ce roman, je ne m'occupe à peu près que de lui du matin au soir, même si je ne l'écris effectivement qu'environ une heure et demie à deux par jour, le soir. Du coup, quoi consigner ici ? Il ne reste rien, disons : presque rien, et en plus cela sonne faux puisque je m'impose le silence sur ce qui a le plus d'importance dans ma vie depuis plus d'un mois maintenant. Donc, deux solutions se présentent : soit suspendre tout à fait ce journal, soit me remettre à y parler librement de ce qui me vient à l'esprit, y compris si cela concerne mes écritures en cours, en prenant le risque que les écritures s'arrêtent d'elles-mêmes avant terme, ou que leur résultat final soit une innommable bouse. Après tout, celui qui veut à tout prix éviter le ridicule, celui-là n'a qu'à pas tenir de journal, ou au moins ne pas le donner à lire avant d'être mort et enterré.


Vendredi 19 décembre

Quatre heures. – Notre hyperactive voisine, aidée par son hyperactif géniteur et par celui que nous supposons être son hyperactif frère, vient d'abattre et de débiter son cerisier, lequel était, de notre fenêtre de cuisine, fort agréable à contempler, entre la fin de mars et le début de novembre. Mais, évidemment, un arbre, ça fait plein de saletés sur la pelouse et c'est constamment infesté d'oiseaux. Il est nettement plus agréable et joli de disposer un peu partout des papillons de plastique ou de gros escargots en terre cuite. Et puis, comme ça, nous aurons une vue parfaite sur ses poubelles et son bac à compost, que les branches basses du cerisier avaient tendance à nous cacher un peu. Pourquoi les gens font-ils tout ce qu'il faut pour que nous les haïssions ?


Samedi  20 décembre

Sept heures. – Le passage à l'ordinateur, en 1990, à FD, me fut un véritable soulagement, car, depuis environ trois ans, j'éprouvais, dès que j'écrivais à la main, des ankyloses immédiates dans le poignet et le pouce qui me rendaient l'exercice fort pénible ; le clavier m'a donc sauvé. Par conséquent, il était d'un illogisme total, quand j'ai envisagé de tenter l'écriture d'un roman, de décider d'aller acheter un cahier Clairefontaine de 200 pages et de grand format (24 x 32) afin de revenir à l'écriture manuelle. En réalité, c'est à peine si je l'ai décidé : ça s'est imposé à moi comme une évidence ; il ne pouvait pas en aller autrement. De fait, depuis cinq semaines, j'écris chaque soir cinq mille signes, more or less, et ce, sans la moindre gêne ni douleur d'aucune sorte. Mon écriture reste certes horrible et à peine déchiffrable, mais tenir le stylo m'est redevenu facile, et même agréable. Les désagréments physiques qui s'arrangent tout seuls avec l'âge sont suffisamment rares pour que celui-ci méritât d'être consigné.

– Tout à l'heure, ayant terminé Anna Karénine,  j'ai aussitôt sauté de Tolstoï à Dostoïevski, ayant besoin de relire Crime et Châtiment pour mes propres petits travaux.

– Tolstoï, dans ses romans, a décidément l'art de gâcher sa marchandise ou, en tout cas, de la rendre moins attrayante que ce qu'elle aurait pu être. Ce sont les tartines historico-philosophiques dans Guerre et Paix et les considérations sur les progrès nécessaires de l'agriculture russe dans Anna Karénine. En outre, dans ce dernier roman, toute la dernière partie, venant après le suicide de l'héroïne (60 pages de Pléiade, tout de même), me semble totalement superflue, le lecteur n'en ayant à peu près rien à faire que Lévine – auquel il ne s'est déjà pas beaucoup intéressé tout au long du livre – retrouve le chemin menant à Dieu ou simplement celui qui conduit à sa maison et à sa fadasse épouse. Je crois que, après une dernière tentative avec Ivan Illitch, racheté la semaine dernière, on ne me reprendra pas de longtemps à lire Léon. De toute façon, Fédor me réclame.

– Les voisins ont fini de déraciner leur cerisier en début d'après-midi ; ils avaient l'air très contents d'eux-mêmes.


Mardi 23 décembre

Deux heures et demie. – J'ai conduit Catherine, hier, à la clinique de l'Europe de Rouen où, ce matin, un praticien lui a démantibulé l'épaule gauche, avant, je suppose, de la lui remantibuler. Elle m'a appelé il y a une demi-heure, mais c'était sans doute trop tôt : la voix était pâteuse et l'élocution difficile (on aurait dit moi hier soir…) ; je lui ai suggéré de faire une petite sieste et de me rappeler plus tard, cela d'autant plus que mes coquillettes étaient presque cuites et qu'il fallait que je glissasse le steak haché dans la poêle ; bref, ce n'était pas le moment. En principe, elle sortira dès demain, ce qui nous permettra de réveillonner gentiment.

– Il y a dix minutes, sortant de la maison pour venir ici, j'ai eu la surprise de voir “notre” hérisson musarder sur la terrasse, assez loin de l'abri que Catherine lui a bâti au fond de son jardin. Il s'est contenté d'un petit tour avant de repartir vers le fond, de boire quelques lampée dans le couvercle de poubelle retourné placé là justement en guise d'abreuvoir, puis il s'est enquillé sous la haie. Un peu plus tôt, sur le trajet, Bergotte est venue le sentir ; il s'est bien évidemment mis en boule (le hérisson est un animal coléreux), mais s'est remis à trotter en se dandinant dès qu'elle s'est éloignée de quelques pas. Catherine, qui le nourrit scrupuleusement tout l'hiver avec des croquettes pour chat, sera fort déçue, voire furieuse, de l'avoir manqué.

– Lorsque l'on veut changer le temps des verbes au cours d'une même scène, il me semble que le mieux est d'opérer une transition au moyen d'un verbe qui reste identique au passé simple et au présent (dire, conclure, etc.) ; mais, évidemment, ce n'est pas toujours possible.

La Mort d'Ivan Illitch m'a réconcilié avec Tolstoï ; en revanche, Crime et châtiment est en train de me fâcher avec Dostoïevski, d'une manière que je crois irrémédiable. J'ai lu les “grands romans” très jeune : entre 18 et 20 ans, si je me souviens correctement ; ils m'avaient soulevé d'enthousiasme, au point que je ne parvenais jamais à m'arrêter lorsque j'entrais dans un : je me rappelle avoir lu Les Frères Karamazov en deux nuits, à Rennes (la journée je dormais, si bien que, venu là pour trois jours, je n'ai absolument rien vu de la ville, n'ayant pas une seule fois mis le pied dehors, sauf pour venir de la gare et y retourner). J'ai relu ces mêmes grands romans il y a une quinzaine d'années, lorsque sont sorties les nouvelles traductions d'André Marcowicz, achetées à mesure de leurs parutions ; là encore, peut-être avec un enthousiasme moins juvénile, j'ai subi l'emprise dostoïevskienne. Mais, cette fois, non. Je ne supporte plus ces monologues chaotiques, ces embardées dans les interminables dialogues, ni surtout ce climat de folie clinique qui envahit tout et tous. « De la littérature de cabanon ! », aurait grommelé Léautaud. J'irai au bout du roman parce que j'y suis plus ou moins contraint, mais le moins que je puisse dire est que je le lis très en diagonale. Et je me demande si la jeunesse ne serait pas un état nécessaire à la lecture de Dostoïevski, parce que cet âge n'est jamais très éloigné de la folie.


Jeudi 25 décembre

Deux heures vingt. – J'ai récupéré Catherine, hier, aux environs de midi et dans un assez sale état, son épaule opérée la faisant fort souffrir, malgré les calmants administrés. « Je tombe de sommeil mais je n'arrive pas à m'endormir à cause de la douleur ! », se plaignait-elle. Afin que soient respectées les traditions, nous avons tout de même débouché une bouteille de crémant pour elle, cependant que je mettais à mal ce qui restait de Ricard ; comme élément solide, des bouchées et des feuilletés de chez Picard, vraiment pas terribles. L'effet de ses deux verres de vin s'ajoutant à celui des calmants (nous avions auparavant demandé au bon docteur Pluton si les deux étaient compatibles…), Catherine a fini par s'endormir sur le canapé vers huit heures ; au bout d'une demi-heure, elle s'est plus ou moins réveillée et a filé se coucher. Quant à moi, j'ai dû me mettre au lit vers dix heures. Ce matin, après avoir passé une bonne nuit, Catherine souffrait déjà nettement moins qu'hier ; la conséquence de ce relâchement de la souffrance est qu'elle ne fait à peu près que dormir.


Vendredi 26 décembre

Sept heures vingt. – N'en pouvant vraiment plus des agitations dostoïevskiennes, j'ai momentanément laissé là les personnages de Crime et Châtiment pour reprendre le volume de nouvelles de Tchékhov : ça repose. Mais il faudra bien que je revienne à Raskolnikov et à son cortège de malades, puisque je me suis mis en tête (et n'en démordrai point…) de me servir du personnage de Sonia pour mon propre roman. Elle est même – dans mon esprit seulement, car elle n'est pas encore apparue sur le papier – en train de prendre une place assez curieuse ; en tout cas pas du tout prévue au départ. Mais, encore une fois, à peu près rien n'était prévu au départ.

– Au milieu de tout cela, j'ai fait courageusement le petit homme d'intérieur, puisque Catherine, invalidée par son bras en écharpe et assommée par les pilules morphiniques, a passé les neuf dixièmes de la journée au lit.


Lundi 29 décembre

Sept heures vingt. – Deux jours de suite sans écrire la moindre ligne : le Chef-d'œuvre est mal parti. Pour aujourd'hui, toutefois, j'ai une excuse en béton : les Puissances ne m'ont pas réclamé moins de trois articles pour le numéro qui bouclait ce jour, avec vingt-quatre heures d'avance pour cause de premier de l'an. Si on ajoute à cela le fait qu'il me faut jouer à l'homme d'intérieur : faire les courses, préparer plus ou moins les repas (mais heureusement plutôt moins que plus), accompagner Catherine chez la kinésithérapeute, attendre qu'elle en ressorte, etc., on conviendra qu'il me me restait plus guère de temps, ni d'énergie, pour mes petites écritures personnelles. Je n'ai d'ailleurs pas lu non plus. Je viens plus ou moins de me promettre d'écrire quatre pages au lieu de deux demain, pour compenser un tant soit peu.

Pour ce qui est des travaux ménagers, Catherine devant porter attelle durant huit semaines, je ne suis pas près d'en être débarrassé.


Mardi 30 décembre

Midi. – J'ai omis de préciser, hier, tandis que je pleurnichais sur mon sort et la somme de travail qui m'était tombée dessus, que le troisième papier m'a été demandé par Philippe B. en échange de ma présence ce matin à Levallois ; on peut donc difficilement appeler cela de l'exploitation… Comme je n'ai pas l'intention d'y aller non plus demain, jour de réveillon saint-sylvestrien, et donc de grands déplacements en tous sens des hordes festives, me voilà tranquille jusqu'à la mi-janvier, puisque je suis censé être en vacances les deux semaines prochaines (vacances de trajets mais non d'articles à écrire, comme c'est désormais la coutume – mais je ne vais pas le répéter à chaque fois non plus…). Je me disais, il y a un instant, que j'allais peut-être profiter de  ce temps libre pour mettre en livre le journal 2014, qui sera achevé demain ; opération qui risque, comme c'est désormais rituel, de me valoir quelques jolies crises de nerfs contre le logiciel rétif de M. Blurb.

– Le froid sec qui règne depuis quelques jours, et qui est assez inhabituel ici, a pour effet que, l'air étant plus transparent, les paysages familiers en paraissent comme élargis ; je m'en faisais la réflexion tout à l'heure, en descendant la côte qui nous sépare de Pacy (où, du reste, régnait un bordel automobile noir). D'ordinaire, je descends chercher le pain – et autres bricoles si elles s'avèrent nécessaires – aux alentour d'une heure, moment où les commerces ferment, à l'exception des boulangeries et du Super U, ce qui me permet de laisser ma voiture à peu près n'importe où et de ne faire la queue nulle part. Mais, là, il fallait que je passe à la clinique vétérinaire, laquelle ferme à midi.  C'est bien à tort qu'on en déduirait que l'un ou l'autre de nos animaux est malade : c'est juste que le Dr Le Thomas, patron de la dite clinique et grand admirateur (je suppose que j'aurais dû plutôt écrire fan…) des bandes dessinées de Nicolas, est passé chez Élodie et lui, en se rendant à Cancale pour Noël. Élodie, maligne, en a profité pour lui confier le cadeau de Noël qu'elle a fait à sa mère, et c'est ce paquet que je suis allé récupérer tout à l'heure à la clinique.

– J'ai publié ce matin mon journal de novembre ; si bien que tout le monde (c'est-à-dire les 20 personnes qui le lisent réellement) va savoir que j'ai commencé à écrire un roman, ou en tout cas quelque chose : j'ai un peu hâte de voir quel type de réaction cela va susciter, ou plutôt si ça va en susciter.


Mercredi 31 décembre

Sept heures dix. – C'est bien pour dire que je ne fais pas défaut à ce journal pour le dernier jour de l'année… Catherine et moi venons de finir de réveillonner : blanc de poulet et endives, à la crème et au roquefort ; et même pas une larme d'Alsace pour enchanter le tout. Dans une heure et demie, clou de la fête, nous enchaînerons avec un film de Wim Wenders, centré sur Dashiell Hammet (pas sûr du tout de l'orthographe…) : il va y avoir une ambiance ébouriffante, je le sens.

– Pour ce qui concerne 2015, n'ayant rien à souhaiter à personne, je me souhaite, à moi, de venir à bout du roman entrepris, et surtout qu'il soit à peu près lisible. Catherine a intérêt à mettre mes anges gardiens sur le coup, ils ne seront sans doute pas superflus.

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