jeudi 26 février 2015

Janvier 2015









J'AI ÉTÉ CHARLIE 
BIEN AVANT VOUS








Jeudi 1er janvier

Cinq heures. – Heureusement que Catherine était là (mais où aurait-elle bien pu être ?) : sans elle, je manquais le concert du nouvel an, dirigé cette année par Zubin Mehta. C'était très bien, mis à part cette initiative très fâcheuse, prise il y a déjà quelques années, de remplacer, dans les séquences filmées, les merveilleux danseurs de valses, vêtus comme des Swann et des duchesses de Guermantes, par des gesticuleurs modernes (« des petits pédés en costumes noir et blanc », dixit Catherine…) s'escrimant sur des chorégraphies d'une pauvreté et d'une idiotie piteuses. Je n'ai rien, a priori, contre les chorégraphies modernes (en réalité, je m'en fous, ayant une sainte horreur de la danse), mais enfin, il me semble qu'elles ne manquent ni d'endroits où se déployer, ni d'occasions pour le faire ; alors pourquoi venir à toute force gâcher le plaisir de ceux qui, une fois l'an, ont envie de voir évoluer des valseurs classiques ?


Vendredi 2 janvier

Trois heures. – Ce matin, pendant que Catherine se faisait arracher l'épaule par une kinésithérapeute probablement psychopathe (ils le sont tous plus ou moins, à mon avis), je suis entré à la maison de la presse pour y faire l'emplette d'un second cahier Clairefontaine identique au premier (192 pages, 24 x 32 cm), lequel devrait être rempli d'ici cinq ou six jours. Je précise tout de même que, laissant vierge toutes les pages de gauche (que les psychanalystes de comptoir m'épargnent leurs sourires en coin !), pour les notes, les ajouts, les idées qui surviennent de façon prématurées, etc., je n'ai effectivement rempli pour l'instant que 75 pages. Qu'importe : j'étais presque fier de moi en ressortant de la boutique, mon cahier sous le bras, preuve tangible que le travail avance bel et bien.

À la caisse, je m'étais trouvé derrière deux personnes d'un certain âge (mais pas des vieillards), un homme puis une femme, qui attendaient pour régler leurs achats : chacun tenait dans la main un exemplaire du dernier France Dimanche. Il n'aurait pas fallu me pousser beaucoup pour que je leur révélasse être Didier Balbec et Pierre-Marie Elstir…

– Ma mère a 82 ans aujourd'hui ; je l'appellerai en fin d'après-midi.


Samedi 3 janvier

Huit heures. – Je ne fais que passer, simplement pour noter que, le peu que j'avais à dire aujourd'hui ayant trouvé sa place dans le journal parallèle, je n'ai plus de munitions pour ici. Sinon que j'ai décidé de ne plus lire de romans tant que je serai plongé dans le mien (une exception sera faite la semaine prochaine pour le dernier Houellebecq ; mais, ça, cette lecture, c'est presque une obligation professionnelle), car cela me semble néfaste et assez propre à m'inhiber grave. Par conséquent, ma dernière lecture  ayant été le Paludes de Gide, j'ai repris à son début le Journal de celui-ci. Comme souvent chez les diaristes, ai-je cru pouvoir remarquer, les années de jeunesse sont un peu emmerdantes : les jeunes gens sont, d'une manière générale, beaucoup trop sérieux et corsetés pour que leurs journaux soient vraiment savoureux. Même Léautaud n'échappe pas tout à fait à cette règle.


Dimanche 4 janvier

Sept heures et demie. – Ce matin, Catherine s'est mis en tête de confectionner une galette des rois. Sauf que, pour ce qui est de la confection proprement dite, elle en était empêchée par son statut monomane, certes provisoire mais tout de même très invalidant. Je me suis donc mué en apprenti pâtissier, et c'est moi qui ai réalisé la chose, évidemment sous son haut et attentif patronage : le résultat sera goûté tout à l'heure.

– Décidément, ces temps derniers, mes inclinations littéraires sont sujettes à des révisions inattendues (elles ont commencé avec Dostoïevski). Alors que je l'avais lu de bout en bout avec grand plaisir il y a quelques années, le journal de Gide m'est à son tour tombé des mains après quelques dizaines de pages. Comme je le notais hier, j'ai peut-être eu tort de le prendre à son début, c'est-à-dire au moment où l'auteur a tout juste dépassé vingt ans et où il me fait l'effet d'un petit raisonneur assez prétentieux ; poseur. J'ai donc remisé Gide, et pris à sa place Léautaud, en tremblant un peu que le discrédit ne s'étende aussi à lui. Mais non : dès les premières pages, l'enchantement était là, intact.


Mardi 6 janvier

Deux heures et demie. – “Ma” galette des rois n'était pas mauvaise du tout : elle a été finie hier soir. Et j'ai beau m'essorer la cervelle (ce qui me fait penser que je dois aller sortir le linge de la machine pour le mettre à sécher…), je ne vois pas ce que je pourrais ajouter d'autre. Si ce n'est que j'ai très peu travaillé hier soir (une demi-page de cahier), mais que cela ne m'inquiète pas vraiment : j'approche de la fin du troisième chapitre et je pense que c'est l'appréhension d'entrer dans le suivant qui me fait lanterner dans la dernière ligne droite ; la fin du deuxième m'avait déjà fait cet effet.Peut-être, aussi, me faudrait-il abandonner pour le moment l'idée de l'édition papier du journal 2014 : quand j'ai passé deux heures à ce travail, finalement assommant, je n'ai plus guère envie de m'atteler à une autre charrue. D'autant qu'il y avait eu également trois mille signes à écrire pour FD, ce gagne-pain dont j'ai parfois tendance à oublier qu'il nécessite quelques contreparties venant de moi.


Mercredi 7 janvier

Sept heures et demie. – L'attentat perpétré contre Charlie Hebdo, la mort de Cabu, Wolinski et autres m'a évidemment frappé de sidération. Ce qui ne m'a nullement surpris, en revanche, rentrant chez moi vers six heures ce soir, c'est le fleuve de larmes convenues qui, tel un Vidourle en furie, ravage encore la blogoboule à l'heure où j'écris ces mots.  Pas étonné davantage de ce que cette ignominie ait à ce point le pouvoir d'essorer les glandes lacrymales tout en laissant les cerveaux parfaitement en repos. Le début de phrase qui revient le plus souvent, dans le chœur des pleureuses, c'est : « Il n'y a pas de mots pour… »

Eh bien, si, justement, il y en a.

– La deuxième mauvaise nouvelle de la journée, qui m'atteint bien davantage que la première, c'est que la révision annuelle de la voiture plus la pose de deux pneus neufs m'ont coûté exactement mille euros.

– La bonne nouvelle est que, durant les deux heures où j'ai attendu que ma voiture soit prête, dans le “coin salon” du garage Volvo, j'ai terminé mon troisième chapitre. La mauvaise nouvelle induite par cette bonne nouvelle est qu'il me faut à présent me lancer dans le quatrième, dont j'ai une vision plus que floue.


Jeudi 8 janvier

Midi. – J'ai presque terminé la lecture de Soumission : heureusement pour moi, ce n'est nullement LE chef-d'œuvre… Disons que le roman se situe dans l'honnête moyenne de la production houellebecquienne : inférieur à Extension du domaine de la lutte et aux Particules élémentaires, mais nettement supérieur à La Possibilité d'une île ; disons du niveau de Plateforme ou de La Carte et le Territoire. Le personnage principal – et à peu près unique – est une copie conforme de tous les “héros” des livres précédents, atteint des mêmes symptômes (solitude, aboulie…) et souffrant des mêmes manques affectifs et sexuels. La différence est évidemment la “toile de fond” science-fictionnelle, c'est-à-dire l'élection d'un musulman comme président de la République ; mais ce n'est, justement, guère plus qu'une toile de fond – en tout cas à une centaine de pages de la fin –, et je trouve qu'entre elle et le héros, la carburation ne se fait pas toujours très bien. Néanmoins, l'idée d'une alliance de la gauche avec le nouveau parti musulman que Houellebecq imagine, pour barrer la route de l'Élysée au Front national, semble assez crédible, si l'on en juge par les faiblesses coupables, et même assez dégoûtantes, de la gauche actuelle envers “nos” musulmans.

J'ai tout de même souri lorsque François, le personnage en question, émet l'hypothèse que certains discours de Marine Le Pen pourraient avoir été (en 2022, donc) écrits par Renaud Camus sous la surveillance de Florian Philippot. Du reste, j'ai souri plus d'une fois car, dans celui-ci comme dans les précédents, Houellebecq déploie un humour auquel je suis particulièrement sensible.


Vendredi 9 janvier

Sept heures et demie. – Journée bien tranquille aujourd'hui, en dehors de la demi-heure où j'ai dû attendre Catherine dans la voiture, devant chez sa kiné. Comme nous avions pris un assez copieux apéritif hier soir, chose qui n'était pas arrivée depuis le réveillon de Noël, je me suis autorisé de cela pour ne pas commencer mon chapitre IV aujourd'hui. Mais il est impératif que je le fasse demain, sinon l'habitude d'écrire chaque jour risquerait de s'estomper dangereusement.

– J'ai envoyé, sur les conseils de Michel Desgranges, un mail à l'attachée de presse des Belles Lettres afin qu'elle m'envoie le journal de Muray, ainsi qu'un autre livre consacré à la fin de l'empire romain, livre chaudement recommandé par le même Desgranges. Moi qui ne demande jamais de services de presse à quiconque, je me sens comme gêné de l'avoir fait cette fois-ci.

– Ayant fini le roman de Houellbecq, ainsi que le dernier numéro de Causeur, je suis sagement revenu à Léautaud. Cela dit, il faudrait bien que je termine Crime et Châtiment, car je ne vais pas tarder à en avoir besoin.


Lundi 12 janvier

Deux heures. – Les manifestations des “Charlie”, ce mélange de larmoiements auto-satisfaits et de puériles rodomontades ont fait que j'ai oscillé durant deux jours entre l'exaspération et l'abattement. La quantité de bêtise sentimentale qui s'est déversée dans la blogoboule fut absolument hallucinante. Et tous ces gens, bien entendu, sont d'une sincérité insupportable : s'ils trichaient, comme le font à l'envi les politiques depuis cinq jours, ce serait encore tolérable, l'habitude jouerait. Mais là… tous ces braves gens, partout, qui, durant quelques heures se sont mués en hérauts de la liberté, comme les enfants enfilent leur habit de Zorro le matin de Noël, c'était à pleurer de pitié. Et, par là-dessus, le concert unanime des voix z'autorisées, pouvoir, presse et bien entendu showbiz confondus, nous enjoignant, nous intimant de rompre aussi vite que possible tout lien qui pourrait nous être venu à l'esprit entre ces assassinats ignobles et la religion qui les a rendus possibles et même largement suscités. Quatre ou cinq millions de “gentils”, à battre la semelle sur le macadam, qui seront tout surpris, la semaine prochaine ou dans un mois, lorsque d'autres sauvages recommenceront la même chose ailleurs, sans tenir le moindre compte de leur “formidable mobilisation”. Heureusement, j'avais mon antidote : le journal de Léautaud.

– À propos de journal, aucune réponse pour le moment de l'attachée de presse des Belles Lettres, à propos de celui de Muray. Mais enfin, il n'y a pas encore de temps perdu ; d'autant qu'elle ne travaille peut-être pas le lundi, cette dame.

– Aucune réponse non plus, et ça m'agace déjà plus, de mes puissances tutélaires, à qui j'ai envoyé un mail hier, pour leur demander si elles verraient un inconvénient grave à ce que je restasse chez moi (en travaillant bien entendu) jusqu'au 20 février, date à laquelle, en principe, Catherine doit récupérer l'usage de son bras gauche et, donc, redevenir autonome. Cela dit, je m'en irrite sur le principe, mais dans la mesure où je ne suis pas censé retourner à Levallois avant le 20 (janvier, cette fois), là non plus il n'y a guère d'urgence. Sauf que je sais par expérience que quand un chef ne vous répond pas tout de suite, il y a de grands risques pour qu'il ne le fasse pas non plus ensuite.

– Sur les conseils de je ne sais plus qui de Causeur (Jérôme Leroy ? Non, je ne crois pas…), j'ai acheté et lu les Considérations sur Hitler de Sebastian Haffner, livre remarquable, concis, net, d'une grande pénétration, paru en 1978 et que les éditions Perrin reproposent en ce moment dans une nouvelle traduction. Je voulais, hier, en tirer un billet, mais j'y ai renoncé : pas envie de parler de choses intelligentes avec des “Charlie”, même s'il n'y en a que fort peu parmi mes lecteurs habituels, et Dieu merci. Je fais grève, je boude, voilà !

– La bonne nouvelle (pour moi exclusivement), c'est que, après avoir tourné autour durant deux ou trois jours, je me suis finalement lancé dans mon quatrième chapitre, dont j'ai écrit trois pages de cahier, soit entre cinq et six mille signes (les trois premiers en contiennent en moyenne 80 000, màs o menos).


Jeudi 15 janvier

Sept heures et quart. – Je viens ici, en quelque sorte, “par défaut” : Catherine ayant eu envie d'un verre – ce qu'elle appelle ses “apéritifs analgésiques” –, je l'ai accompagné d'un ou deux des miens (ce que je n'avais fait ni hier ni avant-hier, par exemple). Si bien que le peu que que j'ai bu suffit à me couper l'envie de consacrer cette heure, comme je le devrais, à écrire dans le Grand Cahier (je mets les majuscules à dessein, parce que cette expression me rappelle le fameux Grand Livre dont il est tant question dans les romans de Balzac). Du reste, il avance bien peu vite, ce quatrième chapitre : je ne sais plus trop quand je l'ai commencé, mais il ne compte guère plus de quatre ou cinq pages, et encore ne doivent-elles pas être bien fameuses, tant j'ai l'impression de tourner autour du grand bain en ayant peur d'y plonger. Tant pis : il avancera au rythme qu'il pourra et vaudra ce qu'il vaudra.

– Le journal de Léautaud m'a entièrement repris. Il y a vraiment des moments où, emporté, je me dis durant une seconde ou deux, que je vais, demain, aller lui dire tout l'intérêt qu'il suscite en moi. Et puis, juste après, le retour douloureux, très aigu, de la conscience du temps irrémédiablement mort. C'est que, cette conscience, nul ne l'a plus que lui, aussi. Si bien que, quand il retourne mettre ses pas dans le quartier de la rue des Martyrs, vers 1910, et qu'il se prend à évoquer ce qu'il y a vécu trente ans plus tôt, avec une justesse dans la nostalgie dont je connais peu d'équivalents – et même peut-être aucun, en fait –, le lecteur naturellement porté à ce même type d'abandon ne sait plus du tout s'il doit déplorer la perte du Paris que regrette Léautaud, où bien de celui dans lequel il circule et qui, pour lui, est tout aussi fantastiquement lointain. Et chaque homme ou femme croisé dans ces pages, qu'il soit écrivain connu ou quincaillier ou concierge – et d'ailleurs les écrivains ne sont pas ceux qui vivent forcément le plus – semble s'extraire d'une photographie grisâtre et vaguement flou dans ses fonds, pour retrouver, le temps d'un paragraphe, la vie naturelle qui l'a quitté – où qu'il a quittée – depuis plus d'un siècle. Dans le journal de Léautaud, le temps guette à chaque page, et en même temps il abdique ses pouvoirs.


Vendredi 16 janvier

Cinq heures et demie. – Je viens d'être sollicité par Jacques Drillon, à qui la lecture du journal de Muray – que j'ai moi-même reçu ce matin – a donné l'idée d'une enquête sur les écrivains vivant de besognes alimentaires ; il veut évidemment que je lui parle du Muray “mondain”, ce que j'ai accepté de faire. Il m'a envoyé par mail sept ou huit questions, que nous complèterons par téléphone si besoin est. Comme il dit vouloir me citer, j'ai aussitôt demandé à Dany, l'attachée de presse des Belles Lettres, de lui faire parvenir un exemplaire d'En territoire ennemi : on n'est pas plus machiavélique que moi.

(Il faudra que je pense, quand j'aurai fait ce petit travail, de reporter mes réponses ici, afin d'en garder trace.)

– Philippe B. a accepté sans la moindre difficulté que je ne paraisse plus à Levallois d'ici au 20 février ; j'ai aussitôt décidé que cela m'ouvrait un droit inaliénable à un apéritif vespéral.


Samedi 17 janvier

Huit heures. – L'apéritif ayant effectivement consommé hier, mon chapitre 4 est toujours en panne ; il est absolument nécessaire que je m'y remette demain, d'autant que j'ai trouvé, hier, en traversant la rue Anatole-France de Levallois, sous le regard de deux gendarmes équipés de mitraillettes, ce qui “coinçait” dans son organisation initiale. Du coup, il va être plus court qu'imaginé, ce qui me donne l'impression, m'étant rapproché de sa fin, d'avoir travaillé.

– Mes deux occupations de la journée, en dehors du journal de Muray, ont été de conduire Bergotte chez la toiletteuse, puis d'aller l'y rechercher, et de répondre aux quelques questions posées par Drillon ; lequel, dès réception, s'est déclaré fort satisfait de ce que je m'étais montré aussi “généreux et précis”.

– Je reviendrai sur le Muray dans les jours prochains.


Dimanche 18 janvier

Sept heures vingt. – Je comptais vraiment me remettre au roman aujourd'hui, en fin d'après-midi comme je le fait depuis maintenant deux mois. Mais j'ai eu le tort de ne pas me débarrasser dès ce matin des cinq mille signes que je devais à FD et de ne le faire que vers trois heures. Résultat, quand j'ai eu fini, je n'avais plus du tout le goût de revenir à mes petits travaux personnels. D'autant moins qu'écrire cet article-là m'avait profondément exaspéré : faire pleurer Margot sur les problèmes d'une gosse de semi-riches, parents dans le showbiz, évidemment divorcés et trop occupés par leurs “carrières” pour se souvenir qu'ils ont fait une fille, laquelle vire assez rapidement pétasse à problèmes, se fait déberlinguer à 13 ans, se met à picoler, tâte des amphétamines et se retrouve pour finir dans une sorte de maison de détention pour mineures au fin fond de l'Utah (elle vivait en Californie avec sa mère, cette simili-actrice que les Français ont pu voir, avec sa jumelle, dans le film d'Yves Robert, Le Jumeau). Dix ans plus tard, évidemment, la donzelle sort un livre “ moi je” pour que le monde entier apprenne son infortune. On suppose qu'elle l'a fait pour se “reconstruire”, comme de juste. – Il s'agit de la fille du pitre Philippe Manœuvre, lequel, en plus, a eu la superbe idée de prénommer sa fille Manon. Manon Manœuvre : on plongerait dans la drogue pour moins que ça. Tout cela m'a énervé, mon énervement étant encore augmenté par le fait que je ne vois toujours pas quel lectrice de FD pourrait s'intéresser à une inconnue, fille d'un type qui, pour elle, est à peu près aussi inconnu.

Après cela, j'avais davantage des envies de fauteuil que de lignes supplémentaires d'écriture.


Lundi 19 janvier

Huit heures. –  J'ai finalement réussi, ce soir, à réatteler le bœuf à sa charrue, mais l'ensemble n'est pas allé bien loin : à peine une page du cahier, et encore sans le moindre entrain. Il ne me dit rien qui vaille, ce chapitre IV…

– J'ai poursuivi la lecture du journal de Muray, avec des sentiments mitigés : excitation parfois, ennui à d'autres moments. Néanmoins, à partir de 1982, 1983, on commence à voir assez nettement se dessiner les sujets d'occupation du Muray en devenir, et donc les lignes de forces de ses livres futures. Comme il en parle abondamment durant toute l'année 1983, j'ai repris son XIXe siècle à travers les âges : lecture par moment horripilante, à cause de la prolifération sans mesure des métaphores, des incidentes inutiles, des choses dites systématiquement sous trois ou quatre formes différentes juxtaposées, etc. Ce livre de plus de six cents pages (dans l'éditions Tel Gallimard que j'ai) aurait bien mérité d'en avoir deux cents de moins. Du coup, malgré l'intérêt que suscite chez moi son thème général, ou sa ligne directrice si l'on préfère (socialisme et occultisme), je ne pense pas que je le relirai jusqu'au bout.


Mardi 20 janvier

Huit heures. – Il y a quelque chose de vraiment tragique – ou de dérisoire, selon le point de vue qu'on adopte – dans ce premier volume du journal de Muray ; c'est de le voir accumuler des pages et des pages de notes, d'idées, de pistes pour le roman qu'il ne sera jamais capable d'écrire : plus il se montre intelligent et plus on comprend qu'il ne l'écrira pas (mais, en même temps, c'est un peu facile de dire cela, puisque nous (les lecteurs) savons bien qu'il ne l'écrira pas, ou en tout cas qu'il essaiera à plusieurs reprises et qu'il échouera). Je disais ce soir à Catherine que ce n'était pas du tout une lecture pour moi en ce moment : voir, jour après jour, un écrivain incomparablement supérieur à ce que je serai jamais fournir la preuve qu'il n'est pas et ne peut pas être romancier est évidemment tout ce dont je n'ai pas besoin (surtout depuis trois ou quatre jours).

Et, tandis que nous parlions de cela, je lui disais (à Catherine), qu'il y avait matière pour un roman, dans cette espèce de course poursuite et de parallélisme faux, entre Muray et moi. Il y aurait même quelque chose de borgésien, là-dedans, ces chassés-croisés entre deux hommes qui ne se sont jamais vus (si, une fois, trois minutes, à une sorte de cocktail donné par Jean-Paul Bertrand au Rocher), mais que tout (Josso, BM, FD, Desgranges, roman, etc.) précipite constamment l'un sur l'autre sans qu'ils se rencontrent jamais (roman sud-américain des années cinquante). Si bien que, tentant d'écrire un roman qui a pour centre (pour prétexte ?) Michel Houellebecq, me voilà pensant à un autre qui me réunirait à Philippe Muray : preuve d'impuissance créatrice, certainement.


Mercredi 21 janvier

Huit heures. –  Discussion apéritive avec Catherine : où aller ? Où déménager pour éviter les fleuves arabes, les tsunamis africains ? Je lui explique que la question est, en quelque sorte, déjà résolue : ils sont les vainqueurs de demain ; nous sommes les témoins d'une civilisation agonisante, et qui, comme d'habitude, agonise sous les applaudissements ravis de ceux qui tiennent les micros, qui ont tellement peur de ce qui advient qu'ils tiennent à ce que que ça arrive le plus vite possible, pour en finir une bonne fois (meilleur exemple local : Claude Askolovitch ; mais on pourrait en citer cent autres, de ces égorgés volontaires). L'Europe a commencé de s'abîmer et elle va, sous la forme qu'elle a depuis dix ou douze siècles, mourir pour faire place à autre chose, qui donnera peut-être des résultats magnifiques d'ici deux ou trois siècles, mais qui aura cessé d'être l'Occident, l'Europe. Nous sommes ces générations malheureuses (il y en a eu d'autres) qui voyons mourir notre monde. J'ai de l'admiration pour ceux qui pensent pouvoir encore se battre, comme Renaud Camus et d'autres, mais je crois qu'il est trop tard, et qu'ils le savent, au fond. Je peux admettre que nous disparaissions, même si cela me rend extraordinairement triste ; de toute façon il le faut bien. Ce que je ne parviens pas à comprendre, c'est qu'on soit à ce point aveugle à ce qui arrive, comme le sont ces gens que je lis jour après jour, et qui ne voient pas à quel point les tragédies se répètent selon les mêmes modalités bouffonnes (les Byzantins discutaient, dit-on, du sexe des anges, nous discourons du mariage homosexuel et des acquis sociaux) ; qui semblent même vouloir que tout s'accélère. En fait, ils ne doivent pas être si aveugles que je le dis. Ils sont dans la situation d'un condamné que l'on pousse vers la falaise : la perspective est tellement terrifiante qu'il finit par supplier que l'on aille plus vite et plus fort : qu'il tombe enfin, qu'on en finisse de cette attente. Il en arrive, par effet de terreur, à trouver qu'il mérite vraiment ce qui est sur le point de lui arriver.


Jeudi 22 janvier

Huit heures. – Je suis très fatigué de la vie que je mène depuis un mois, et je ne peux malheureusement pas en mener une autre. Je suis bien obligé de faire le garde-malade, le chauffeur, l'homme de maison, etc. Et, du coup, le roman est en panne, et le sera sans doute jusqu'à ce que Catherine récupère l'usage de son second bras. Évidemment, d'un point de vue strictement horaire, j'aurais tout à fait le temps, chaque jour, de consacrer une heure et demie, voire deux heures, à l'écriture. Mais on revient toujours à ce que disait Flaubert (de mémoire) : pour écrire, il ne suffit pas de n'être pas dérangé, il faut être sûr qu'on ne pourra pas l'être. Or, moi, chaque matin, en ce moment, je m'éveille en me disant qu'il faut que je fasse ceci, et puis cela, et puis encore cela, etc. Du coup, il devient tout à fait impossible d'écrire, ou même de faire semblant puisque je ne suis pas sûr, au fond, d'écrire “pour de vrai”.

À tout cela s'ajoute le fait que je suis empêtré dans un chapitre dont je me demande s'il a lieu d'être, s'il ne devrait pas se dissoudre dans le précédent et les suivants, etc. Bref, je crois que j'utilise un peu trop facilement l'infirmité passagère de Catherine pour justifier un arrêt qui, de toute façon, ce serait produit.

Il y a vraiment des moments où je les hais tous, Catherine, Desgranges, Vallet, qui m'ont poussé à cette folie de roman, dont je suis presque certain que je vais le rater splendidement.

– Et, là-dessus, la tragédie qu'est le journal de Muray, et sa résonance lugubre en moi, en ce moment. Mais j'y reviendrai.


Samedi 24 janvier

Huit heures. – Je ne sais pas si c'est une sorte d'“effet Charlie”, mais je me sens assez dépressif depuis une semaine ; les courts billets que je publie depuis une semaine ne sont pas très joyeux, et moi non plus. Je crois vraiment que notre monde, l'Occident, l'Europe, est en train d'agoniser, et qu'on ne peut plus rien pour lui : trop de signes concomitants, trop de lectures d'écrivains dressant des constats différents mais qui se rejoignent dangereusement : Muray, Camus, Houellebecq, Taillandier…  Et puis, l'insurmontable bêtise des blogueurs, qui ne voient rien, ne comprennent rien, s'occupent systématiquement de choses sans aucun intérêt ni la moindre importance. L'exemple symptomatique d'Élodie, à qui ses études d'histoire semblent n'avoir servi à rien, de lui avoir donné aucun outil pour mieux voir le présent, qui est enthousiaste face à toute “avancée” vers l'abîme qu'elle ne voit pas, etc.

Je ne sais pas si c'est à cause de Catherine invalide, ou de cette saloperie de roman qui va rapidement finir par me démolir, mais enfin, pour l'instant, je me sens plutôt “en dessous” de moi-même.


Dimanche 25 janvier

Dix heures et demie du matin. – Moral toujours un peu “dans les chaussettes” ce matin. Dès que j'ai ouvert les yeux – et même un peu avant –, mon ébauche de roman m'a sauté à la gorge, assorti de pensées réjouissantes, telles que : « Laisse tomber tout de suite, avant que ce soit lui qui te laisse en plan ! », ou bien : « De toute façon, tu n'as strictement rien à dire et tu le dis très mal… » Cet état me vient assez régulièrement depuis le 14 novembre dernier : en général, il s'estompe au fil de la journée ; on verra ce qu'il en sera aujourd'hui. Là-dessus, je me remets, après le premier café, dans le journal de Léautaud (1913), et je tombe au milieu de plaintes continuelles, comme quoi il a déjà dépassé 40 ans, qu'il n'a pratiquement rien fait, qu'il a un livre en chantier depuis sept ans, etc. Ce n'est toujours pas lui qui va me remonter.


Lundi 26 janvier

Sept heures et demie. – Me voici passablement furieux envers mes puissances tutélaires. Hier, en leur envoyant mon travail du jour, je leur ai demandé s'il serait possible que je n'ai rien à faire demain, compte tenu de la journée chargée qui m'attend (faire un minimum de ménage, aller chercher Chihiro et Adrien à la gare de Vernon, faire des courses pour les nourrir…). Je précisais toutefois, comme gage de ma bonne volonté, que, si ce n'était pas possible, s'il y avait tout de même un article à écrire, je me débrouillerais. Et voilà que, ce soir, en fait d'article, Gabriel me demande de trouver et d'acheter le livre qui vient de sortir sur le clan Chirac, de le lire, d'y trouver un sujet d'ici demain soir et de l'écrire mercredi matin. Par chance (?), j'ai trouvé, par téléphone, le livre dans une librairie de Vernon, où il m'a été mis de côté. Le problème est que je ne sais pas à quelle heure arrivent nos deux Japonais, ni, donc, quand je vais disposer du damné bouquin. Lequel bouquin, précisons-le, est en vente depuis déjà 10 jours. Et c'est le lundi soir qu'on se réveille, pour le bouclage du mercredi midi. Je suis furieux comme il m'arrive rarement de l'être.

– Sinon, ayant fini de le taper, j'ai donné mon premier chapitre à lire à Catherine, qui me dit l'avoir trouvé bien. Mais que pouvait-elle dire d'autre, sachant bien que si jamais elle le trouvait médiocre et me le disait, cela aurait pour immédiate conséquence que je flanque tout à la poubelle ? Tendance qui est déjà bien assez présente comme cela depuis quelques jours. Mais enfin, son appréciation m'a tout de même requinqué pendant une heure ou deux.


Mercredi 28 janvier

Sept heures vingt. – Soirée très agréable, hier, avec Adrien et Chihiro (repartis ce matin), venue heureusement compenser une journée de merde, sur laquelle je reviendrai peut-être, mais rien n'est moins sûr.


Jeudi 29 janvier

Midi et demie. –  Mardi, vers six heures et demie, je me suis éveillé dans le même état d'exaspération où j'étais tombé la veille. Comprenant qu'il n'était plus question de se rendormir, je me suis levé, à la grande stupéfaction de Bergotte. J'ai décidé que je ferais deux aller-retour à Vernon, l'un pour ce maudit livre sur les Chirac, l'autre pour aller cueillir les Japonais à leur descente du train. Il fallait aussi, à un moment où à un autre, que j'achète de quoi nourrir nos invités le soir même. À dix heures et demie, j'étais de retour, avec le livre, de la charcuterie et un assortiment de fromages. Immédiatement, je me suis mis à lire le Chirac au triple galop, tout en prenant des notes sur ce qui me semblait utilisable pour un article (lequel ne pouvait guère qu'être centré sur Bernadette, le reste étant trop “politique” pour FD). Mon idée était de “vendre” un sujet à mes Puissances suffisamment tôt pour pouvoir l'écrire dans la foulée et, de ce fait, être plus tranquille mercredi matin, puisqu'il me fallait ramener les Japonais à la gare de Vernon. À deux heures et demie, mon mail était envoyé, ne me restait plus qu'à attendre ; ce que j'ai fait jusqu'à quatre heures et demie, moment auquel Françoise D., rédactrice en chef, m'a dit que, le sujet n'étant pas assez original (ce que je savais bien, mais il n'y en avait pas d'autre), on allait probablement le garder pour le numéro suivant : ce “probablement” a fait que je suis tout de même resté coincé devant l'ordinateur jusqu'à six heures, moment auquel j'ai décidé d'envoyer mentalement tout le monde se faire voir chez Plumeau, et de fermer l'ordinateur jusqu'au lendemain. Heureusement, comme je le notais brièvement hier, la soirée avec Adrien et Chihiro fut des plus agréables, ce qui a bien compensé le reste.

Catherine souffrant, elle était déjà partie se coucher lorsque son frère a téléphoné pour lui apprendre la mort de sa grand-mère maternelle (101 ans), nouvelle que je lui ai gardée pour le lendemain matin.

– Tout à l'heure, dans la boîte aux lettres, le journal 2014 de Camus, intitulé Morcat, petit village abandonné de l'Aragon, comme il y en a beaucoup en Espagne, d'après mes lointains souvenirs. Je m'y attaquerai dès que j'en aurai terminé avec Les Grandes Familles de Druon, c'est-à-dire probablement demain.


Samedi 31 janvier

Cinq heures. – Catherine a lu hier soir mon assez long chapitre 2 (presque cent mille signes) que j'avais fini de taper quelques heures plus tôt. Elle dit l'avoir trouvé bon. Bon. Elle semble avoir été notamment “séduite” par le personnage de Charlie, lequel, m'avait-il semblé à la relecture, n'est en effet pas le plus mal venu. À propos de lui, et surtout de son malencontreux prénom (dans le contexte actuel), il faut tout de même que je clarifie les choses une bonne fois.

Il s'agit d'un adolescent de 15 ans, fils d'un épicier algérien et d'une Française. Comme, à sa naissance, chacun penchait pour un prénom se rapportant à sa culture propre : Mohammed pour le père et Charles pour la mère (par admiration pour le Général), ils transigèrent et le nommèrent finalement Mohammed-Charles, prénom peu commode à porter, qui ne tarda pas à se transformer en Charlie. Catherine m'a fait observer qu'en raison du je-suis-charlisme ambiant, ce prénom allait engendrer des confusions, créer des dissonances peut-être fâcheuses. J'en suis d'accord, évidemment. Le problème est que j'ai imaginé ce petit personnage à l'époque où j'ai essayé de lancer la série de romans “de gare” qui s'appelait L'Empire des sectes, c'est-à-dire en 1997. Je l'avais ensuite repris dans les quinze ou vingt derniers BM, et voici qu'il revient dans mon roman actuel ; il devait au départ être tout à fait secondaire, comme l'étaient ses deux précédents avatars, et puis, dès le deuxième chapitre, il s'est mis à prendre de l'importance. On me dira que je pourrais aussi bien le rebaptiser Mohammed-Robert et le faire appeler Bobby. Sauf que, non, justement, je ne peux pas. Dans mon esprit, voici presque 20 ans qu'il est Charlie et il ne m'est plus possible de faire qu'il cesse de l'être. Et puis, je ne vois pas pourquoi ce serait à moi de céder, dans la mesure où mon Charlie a tout de même beaucoup plus d'ancienneté que le leur. Donc, Charlie il restera, et tant pis pour les éventuels malentendus. Comme le dit Catherine : « Quand tu passeras chez Ruquier, pense à emporter un Empire des sectes, pour prouver que tu dis la vérité. » On n'est pas plus prévoyant.

Huit heures. – Comme nous avons eu raison, tout à l'heure, de prendre un verre et d'en profiter pour parler de mon roman ! Je m'obstinais dans une voie, dans un personnage, qui, lorsque j'ai essayé d'expliquer son rôle à Catherine, m'est apparu, tout autant qu'à elle, tout à fait inutile, et même sans doute dommageable à l'ensemble si jamais je m'étais obstiné à le maintenir. Exit ! Le mois se termine bien, donc.

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