J'AI ÉTÉ CHARLIE
BIEN AVANT VOUS
BIEN AVANT VOUS
Jeudi 1er janvier
Cinq heures. – Heureusement que Catherine était là (mais où aurait-elle bien pu être ?) : sans elle, je manquais le concert du nouvel an, dirigé cette année par Zubin Mehta. C'était très bien, mis à part cette initiative très fâcheuse, prise il y a déjà quelques années, de remplacer, dans les séquences filmées, les merveilleux danseurs de valses, vêtus comme des Swann et des duchesses de Guermantes, par des gesticuleurs modernes (« des petits pédés en costumes noir et blanc », dixit Catherine…) s'escrimant sur des chorégraphies d'une pauvreté et d'une idiotie piteuses. Je n'ai rien, a priori, contre les chorégraphies modernes (en réalité, je m'en fous, ayant une sainte horreur de la danse), mais enfin, il me semble qu'elles ne manquent ni d'endroits où se déployer, ni d'occasions pour le faire ; alors pourquoi venir à toute force gâcher le plaisir de ceux qui, une fois l'an, ont envie de voir évoluer des valseurs classiques ?
Vendredi 2 janvier
Trois heures. – Ce matin, pendant que Catherine se faisait arracher l'épaule par une kinésithérapeute probablement psychopathe (ils le sont tous plus ou moins, à mon avis), je suis entré à la maison de la presse pour y faire l'emplette d'un second cahier Clairefontaine identique au premier (192 pages, 24 x 32 cm), lequel devrait être rempli d'ici cinq ou six jours. Je précise tout de même que, laissant vierge toutes les pages de gauche (que les psychanalystes de comptoir m'épargnent leurs sourires en coin !), pour les notes, les ajouts, les idées qui surviennent de façon prématurées, etc., je n'ai effectivement rempli pour l'instant que 75 pages. Qu'importe : j'étais presque fier de moi en ressortant de la boutique, mon cahier sous le bras, preuve tangible que le travail avance bel et bien.
À la
caisse, je m'étais trouvé derrière deux personnes d'un certain âge (mais
pas des vieillards), un homme puis une femme, qui attendaient pour
régler leurs achats : chacun tenait dans la main un exemplaire du
dernier France Dimanche. Il n'aurait pas fallu me pousser beaucoup pour que je leur révélasse être Didier Balbec et Pierre-Marie Elstir…
– Ma mère a 82 ans aujourd'hui ; je l'appellerai en fin d'après-midi.
Samedi 3 janvier
Huit heures.
– Je ne fais que passer, simplement pour noter que, le peu que j'avais à
dire aujourd'hui ayant trouvé sa place dans le journal parallèle, je
n'ai plus de munitions pour ici. Sinon que j'ai décidé de ne plus
lire de romans tant que je serai plongé dans le mien (une exception
sera faite la semaine prochaine pour le dernier Houellebecq ; mais, ça,
cette lecture, c'est presque une obligation professionnelle), car cela
me semble néfaste et assez propre à m'inhiber grave. Par conséquent, ma dernière lecture ayant été le Paludes de Gide, j'ai repris à son début le Journal
de celui-ci. Comme souvent chez les diaristes, ai-je cru pouvoir
remarquer, les années de jeunesse sont un peu emmerdantes : les jeunes
gens sont, d'une manière générale, beaucoup trop sérieux et corsetés
pour que leurs journaux soient vraiment savoureux. Même Léautaud
n'échappe pas tout à fait à cette règle.
Dimanche 4 janvier
Sept heures et demie. –
Ce matin, Catherine s'est mis en tête de confectionner une galette des
rois. Sauf que, pour ce qui est de la confection proprement dite, elle
en était empêchée par son statut monomane, certes provisoire mais tout
de même très invalidant. Je me suis donc mué en apprenti pâtissier, et
c'est moi qui ai réalisé la chose, évidemment sous son haut et attentif
patronage : le résultat sera goûté tout à l'heure.
–
Décidément, ces temps derniers, mes inclinations littéraires sont
sujettes à des révisions inattendues (elles ont commencé avec
Dostoïevski). Alors que je l'avais lu de bout en bout avec grand plaisir
il y a quelques années, le journal de Gide m'est à son tour tombé des
mains après quelques dizaines de pages. Comme je le notais hier, j'ai
peut-être eu tort de le prendre à son début, c'est-à-dire au moment où
l'auteur a tout juste dépassé vingt ans et où il me fait l'effet d'un
petit raisonneur assez prétentieux ; poseur. J'ai donc remisé
Gide, et pris à sa place Léautaud, en tremblant un peu que le discrédit
ne s'étende aussi à lui. Mais non : dès les premières pages,
l'enchantement était là, intact.
Mardi 6 janvier
Deux heures et demie. –
“Ma” galette des rois n'était pas mauvaise du tout : elle a été finie
hier soir. Et j'ai beau m'essorer la cervelle (ce qui me fait penser que
je dois aller sortir le linge de la machine pour le mettre à sécher…),
je ne vois pas ce que je pourrais ajouter d'autre. Si ce n'est que j'ai
très peu travaillé hier soir (une demi-page de cahier), mais que cela ne
m'inquiète pas vraiment : j'approche de la fin du troisième chapitre et
je pense que c'est l'appréhension d'entrer dans le suivant qui me fait
lanterner dans la dernière ligne droite ; la fin du deuxième m'avait
déjà fait cet effet.Peut-être, aussi, me faudrait-il abandonner pour le
moment l'idée de l'édition papier du journal 2014 : quand j'ai passé
deux heures à ce travail, finalement assommant, je n'ai plus guère envie
de m'atteler à une autre charrue. D'autant qu'il y avait eu également
trois mille signes à écrire pour FD, ce gagne-pain dont j'ai parfois
tendance à oublier qu'il nécessite quelques contreparties venant de moi.
Mercredi 7 janvier
Sept heures et demie.
– L'attentat perpétré contre Charlie Hebdo, la mort de Cabu, Wolinski
et autres m'a évidemment frappé de sidération. Ce qui ne m'a nullement
surpris, en revanche, rentrant chez moi vers six heures ce soir, c'est
le fleuve de larmes convenues qui, tel un Vidourle en furie, ravage
encore la blogoboule à l'heure où j'écris ces mots. Pas étonné
davantage de ce que cette ignominie ait à ce point le pouvoir d'essorer
les glandes lacrymales tout en laissant les cerveaux parfaitement en
repos. Le début de phrase qui revient le plus souvent, dans le chœur des
pleureuses, c'est : « Il n'y a pas de mots pour… »
Eh bien, si, justement, il y en a.
–
La deuxième mauvaise nouvelle de la journée, qui m'atteint bien
davantage que la première, c'est que la révision annuelle de la voiture
plus la pose de deux pneus neufs m'ont coûté exactement mille euros.
–
La bonne nouvelle est que, durant les deux heures où j'ai attendu que
ma voiture soit prête, dans le “coin salon” du garage Volvo, j'ai
terminé mon troisième chapitre. La mauvaise nouvelle induite par cette
bonne nouvelle est qu'il me faut à présent me lancer dans le quatrième,
dont j'ai une vision plus que floue.
Jeudi 8 janvier
Midi. – J'ai presque terminé la lecture de Soumission : heureusement pour moi, ce n'est nullement LE chef-d'œuvre… Disons que le roman se situe dans l'honnête moyenne de la production houellebecquienne : inférieur à Extension du domaine de la lutte et aux Particules élémentaires, mais nettement supérieur à La Possibilité d'une île ; disons du niveau de Plateforme ou de La Carte et le Territoire. Le personnage principal – et à peu près unique – est une copie conforme de tous les “héros” des livres précédents, atteint des mêmes symptômes (solitude, aboulie…) et souffrant des mêmes manques affectifs et sexuels. La différence est évidemment la “toile de fond” science-fictionnelle, c'est-à-dire l'élection d'un musulman comme président de la République ; mais ce n'est, justement, guère plus qu'une toile de fond – en tout cas à une centaine de pages de la fin –, et je trouve qu'entre elle et le héros, la carburation ne se fait pas toujours très bien. Néanmoins, l'idée d'une alliance de la gauche avec le nouveau parti musulman que Houellebecq imagine, pour barrer la route de l'Élysée au Front national, semble assez crédible, si l'on en juge par les faiblesses coupables, et même assez dégoûtantes, de la gauche actuelle envers “nos” musulmans.
J'ai tout de même
souri lorsque François, le personnage en question, émet l'hypothèse que
certains discours de Marine Le Pen pourraient avoir été (en 2022, donc)
écrits par Renaud Camus sous la surveillance de Florian Philippot. Du
reste, j'ai souri plus d'une fois car, dans celui-ci comme dans les
précédents, Houellebecq déploie un humour auquel je suis
particulièrement sensible.
Vendredi 9 janvier
Sept heures et demie.
– Journée bien tranquille aujourd'hui, en dehors de la demi-heure où
j'ai dû attendre Catherine dans la voiture, devant chez sa kiné. Comme
nous avions pris un assez copieux apéritif hier soir, chose qui n'était
pas arrivée depuis le réveillon de Noël, je me suis autorisé de cela
pour ne pas commencer mon chapitre IV aujourd'hui. Mais il est impératif
que je le fasse demain, sinon l'habitude d'écrire chaque jour
risquerait de s'estomper dangereusement.
– J'ai envoyé,
sur les conseils de Michel Desgranges, un mail à l'attachée de presse
des Belles Lettres afin qu'elle m'envoie le journal de Muray, ainsi
qu'un autre livre consacré à la fin de l'empire romain, livre chaudement
recommandé par le même Desgranges. Moi qui ne demande jamais de
services de presse à quiconque, je me sens comme gêné de l'avoir fait
cette fois-ci.
– Ayant fini le roman de Houellbecq, ainsi que le dernier numéro de Causeur, je suis sagement revenu à Léautaud. Cela dit, il faudrait bien que je termine Crime et Châtiment, car je ne vais pas tarder à en avoir besoin.
Lundi 12 janvier
Deux heures.
– Les manifestations des “Charlie”, ce mélange de larmoiements
auto-satisfaits et de puériles rodomontades ont fait que j'ai oscillé
durant deux jours entre l'exaspération et l'abattement. La quantité de
bêtise sentimentale qui s'est déversée dans la blogoboule fut absolument
hallucinante. Et tous ces gens, bien entendu, sont d'une sincérité
insupportable : s'ils trichaient, comme le font à l'envi les politiques
depuis cinq jours, ce serait encore tolérable, l'habitude jouerait. Mais
là… tous ces braves gens, partout, qui, durant quelques heures se sont
mués en hérauts de la liberté, comme les enfants enfilent leur habit de
Zorro le matin de Noël, c'était à pleurer de pitié. Et, par là-dessus,
le concert unanime des voix z'autorisées, pouvoir, presse et bien
entendu showbiz confondus, nous enjoignant, nous intimant de rompre
aussi vite que possible tout lien qui pourrait nous être venu à l'esprit
entre ces assassinats ignobles et la religion qui les a rendus
possibles et même largement suscités. Quatre ou cinq millions de
“gentils”, à battre la semelle sur le macadam, qui seront tout surpris,
la semaine prochaine ou dans un mois, lorsque d'autres sauvages
recommenceront la même chose ailleurs, sans tenir le moindre compte de
leur “formidable mobilisation”. Heureusement, j'avais mon antidote : le
journal de Léautaud.
– À propos de journal, aucune
réponse pour le moment de l'attachée de presse des Belles Lettres, à
propos de celui de Muray. Mais enfin, il n'y a pas encore de temps perdu
; d'autant qu'elle ne travaille peut-être pas le lundi, cette dame.
–
Aucune réponse non plus, et ça m'agace déjà plus, de mes puissances
tutélaires, à qui j'ai envoyé un mail hier, pour leur demander si elles
verraient un inconvénient grave à ce que je restasse chez moi (en
travaillant bien entendu) jusqu'au 20 février, date à laquelle, en
principe, Catherine doit récupérer l'usage de son bras gauche et, donc,
redevenir autonome. Cela dit, je m'en irrite sur le principe, mais dans
la mesure où je ne suis pas censé retourner à Levallois avant le 20
(janvier, cette fois), là non plus il n'y a guère d'urgence. Sauf que je
sais par expérience que quand un chef ne vous répond pas tout de suite,
il y a de grands risques pour qu'il ne le fasse pas non plus ensuite.
– Sur les conseils de je ne sais plus qui de Causeur (Jérôme Leroy ? Non, je ne crois pas…), j'ai acheté et lu les Considérations sur Hitler
de Sebastian Haffner, livre remarquable, concis, net, d'une grande
pénétration, paru en 1978 et que les éditions Perrin reproposent en ce
moment dans une nouvelle traduction. Je voulais, hier, en tirer un
billet, mais j'y ai renoncé : pas envie de parler de choses
intelligentes avec des “Charlie”, même s'il n'y en a que fort peu parmi
mes lecteurs habituels, et Dieu merci. Je fais grève, je boude, voilà !
–
La bonne nouvelle (pour moi exclusivement), c'est que, après avoir
tourné autour durant deux ou trois jours, je me suis finalement lancé
dans mon quatrième chapitre, dont j'ai écrit trois pages de cahier, soit
entre cinq et six mille signes (les trois premiers en contiennent en
moyenne 80 000, màs o menos).
Jeudi 15 janvier
Sept heures et quart. –
Je viens ici, en quelque sorte, “par défaut” : Catherine ayant eu envie
d'un verre – ce qu'elle appelle ses “apéritifs analgésiques” –, je l'ai
accompagné d'un ou deux des miens (ce que je n'avais fait ni hier ni
avant-hier, par exemple). Si bien que le peu que que j'ai bu suffit à me
couper l'envie de consacrer cette heure, comme je le devrais, à écrire
dans le Grand Cahier (je mets les majuscules à dessein, parce que cette
expression me rappelle le fameux Grand Livre dont il est tant question
dans les romans de Balzac). Du reste, il avance bien peu vite, ce
quatrième chapitre : je ne sais plus trop quand je l'ai commencé, mais
il ne compte guère plus de quatre ou cinq pages, et encore ne
doivent-elles pas être bien fameuses, tant j'ai l'impression de tourner
autour du grand bain en ayant peur d'y plonger. Tant pis : il avancera
au rythme qu'il pourra et vaudra ce qu'il vaudra.
– Le
journal de Léautaud m'a entièrement repris. Il y a vraiment des moments
où, emporté, je me dis durant une seconde ou deux, que je vais, demain,
aller lui dire tout l'intérêt qu'il suscite en moi. Et puis, juste
après, le retour douloureux, très aigu, de la conscience du temps
irrémédiablement mort. C'est que, cette conscience, nul ne l'a plus que
lui, aussi. Si bien que, quand il retourne mettre ses pas dans le
quartier de la rue des Martyrs, vers 1910, et qu'il se prend à évoquer
ce qu'il y a vécu trente ans plus tôt, avec une justesse dans la
nostalgie dont je connais peu d'équivalents – et même peut-être aucun,
en fait –, le lecteur naturellement porté à ce même type d'abandon ne
sait plus du tout s'il doit déplorer la perte du Paris que regrette
Léautaud, où bien de celui dans lequel il circule et qui, pour lui, est
tout aussi fantastiquement lointain. Et chaque homme ou femme croisé
dans ces pages, qu'il soit écrivain connu ou quincaillier ou concierge –
et d'ailleurs les écrivains ne sont pas ceux qui vivent forcément le
plus – semble s'extraire d'une photographie grisâtre et vaguement flou
dans ses fonds, pour retrouver, le temps d'un paragraphe, la vie
naturelle qui l'a quitté – où qu'il a quittée – depuis plus d'un siècle.
Dans le journal de Léautaud, le temps guette à chaque page, et en même
temps il abdique ses pouvoirs.
Vendredi 16 janvier
Cinq heures et demie. –
Je viens d'être sollicité par Jacques Drillon, à qui la lecture du
journal de Muray – que j'ai moi-même reçu ce matin – a donné l'idée
d'une enquête sur les écrivains vivant de besognes alimentaires ; il
veut évidemment que je lui parle du Muray “mondain”, ce que j'ai accepté
de faire. Il m'a envoyé par mail sept ou huit questions, que nous
complèterons par téléphone si besoin est. Comme il dit vouloir me citer,
j'ai aussitôt demandé à Dany, l'attachée de presse des Belles Lettres,
de lui faire parvenir un exemplaire d'En territoire ennemi : on n'est pas plus machiavélique que moi.
(Il faudra que je pense, quand j'aurai fait ce petit travail, de reporter mes réponses ici, afin d'en garder trace.)
–
Philippe B. a accepté sans la moindre difficulté que je ne paraisse
plus à Levallois d'ici au 20 février ; j'ai aussitôt décidé que cela
m'ouvrait un droit inaliénable à un apéritif vespéral.
Samedi 17 janvier
Huit heures.
– L'apéritif ayant effectivement consommé hier, mon chapitre 4 est
toujours en panne ; il est absolument nécessaire que je m'y remette
demain, d'autant que j'ai trouvé, hier, en traversant la rue
Anatole-France de Levallois, sous le regard de deux gendarmes équipés de
mitraillettes, ce qui “coinçait” dans son organisation initiale. Du
coup, il va être plus court qu'imaginé, ce qui me donne l'impression,
m'étant rapproché de sa fin, d'avoir travaillé.
– Mes
deux occupations de la journée, en dehors du journal de Muray, ont été
de conduire Bergotte chez la toiletteuse, puis d'aller l'y rechercher,
et de répondre aux quelques questions posées par Drillon ; lequel, dès
réception, s'est déclaré fort satisfait de ce que je m'étais montré
aussi “généreux et précis”.
– Je reviendrai sur le Muray dans les jours prochains.
Dimanche 18 janvier
Sept heures vingt.
– Je comptais vraiment me remettre au roman aujourd'hui, en fin
d'après-midi comme je le fait depuis maintenant deux mois. Mais j'ai eu
le tort de ne pas me débarrasser dès ce matin des cinq mille signes que
je devais à FD et de ne le faire que vers trois heures. Résultat, quand
j'ai eu fini, je n'avais plus du tout le goût de revenir à mes petits
travaux personnels. D'autant moins qu'écrire cet article-là m'avait
profondément exaspéré : faire pleurer Margot sur les problèmes d'une
gosse de semi-riches, parents dans le showbiz, évidemment divorcés et
trop occupés par leurs “carrières” pour se souvenir qu'ils ont fait une
fille, laquelle vire assez rapidement pétasse à problèmes, se fait
déberlinguer à 13 ans, se met à picoler, tâte des amphétamines et se
retrouve pour finir dans une sorte de maison de détention pour mineures
au fin fond de l'Utah (elle vivait en Californie avec sa mère, cette
simili-actrice que les Français ont pu voir, avec sa jumelle, dans le
film d'Yves Robert, Le Jumeau). Dix ans plus tard, évidemment, la
donzelle sort un livre “ moi je” pour que le monde entier apprenne son
infortune. On suppose qu'elle l'a fait pour se “reconstruire”, comme de
juste. – Il s'agit de la fille du pitre Philippe Manœuvre, lequel, en
plus, a eu la superbe idée de prénommer sa fille Manon. Manon Manœuvre :
on plongerait dans la drogue pour moins que ça. Tout cela m'a énervé,
mon énervement étant encore augmenté par le fait que je ne vois toujours
pas quel lectrice de FD pourrait s'intéresser à une inconnue, fille
d'un type qui, pour elle, est à peu près aussi inconnu.
Après cela, j'avais davantage des envies de fauteuil que de lignes supplémentaires d'écriture.
Lundi 19 janvier
Huit heures.
– J'ai finalement réussi, ce soir, à réatteler le bœuf à sa charrue,
mais l'ensemble n'est pas allé bien loin : à peine une page du cahier,
et encore sans le moindre entrain. Il ne me dit rien qui vaille, ce
chapitre IV…
– J'ai poursuivi la lecture du journal de
Muray, avec des sentiments mitigés : excitation parfois, ennui à
d'autres moments. Néanmoins, à partir de 1982, 1983, on commence à voir
assez nettement se dessiner les sujets d'occupation du Muray en devenir,
et donc les lignes de forces de ses livres futures. Comme il en parle
abondamment durant toute l'année 1983, j'ai repris son XIXe siècle à travers les âges
: lecture par moment horripilante, à cause de la prolifération sans
mesure des métaphores, des incidentes inutiles, des choses dites
systématiquement sous trois ou quatre formes différentes juxtaposées,
etc. Ce livre de plus de six cents pages (dans l'éditions Tel Gallimard
que j'ai) aurait bien mérité d'en avoir deux cents de moins. Du coup,
malgré l'intérêt que suscite chez moi son thème général, ou sa ligne
directrice si l'on préfère (socialisme et occultisme), je ne pense pas
que je le relirai jusqu'au bout.
Mardi 20 janvier
Huit heures. –
Il y a quelque chose de vraiment tragique – ou de dérisoire, selon le
point de vue qu'on adopte – dans ce premier volume du journal de Muray ;
c'est de le voir accumuler des pages et des pages de notes, d'idées, de
pistes pour le roman qu'il ne sera jamais capable d'écrire : plus il se
montre intelligent et plus on comprend qu'il ne l'écrira pas (mais, en
même temps, c'est un peu facile de dire cela, puisque nous (les
lecteurs) savons bien qu'il ne l'écrira pas, ou en tout cas qu'il
essaiera à plusieurs reprises et qu'il échouera). Je disais ce soir à
Catherine que ce n'était pas du tout une lecture pour moi en ce moment
: voir, jour après jour, un écrivain incomparablement supérieur à ce
que je serai jamais fournir la preuve qu'il n'est pas et ne peut pas
être romancier est évidemment tout ce dont je n'ai pas besoin (surtout
depuis trois ou quatre jours).
Et, tandis que nous
parlions de cela, je lui disais (à Catherine), qu'il y avait matière
pour un roman, dans cette espèce de course poursuite et de parallélisme
faux, entre Muray et moi. Il y aurait même quelque chose de borgésien,
là-dedans, ces chassés-croisés entre deux hommes qui ne se sont jamais
vus (si, une fois, trois minutes, à une sorte de cocktail donné par
Jean-Paul Bertrand au Rocher), mais que tout (Josso, BM, FD, Desgranges,
roman, etc.) précipite constamment l'un sur l'autre sans qu'ils se
rencontrent jamais (roman sud-américain des années cinquante). Si bien
que, tentant d'écrire un roman qui a pour centre (pour prétexte ?)
Michel Houellebecq, me voilà pensant à un autre qui me réunirait à
Philippe Muray : preuve d'impuissance créatrice, certainement.
Mercredi 21 janvier
Huit heures. –
Discussion apéritive avec Catherine : où aller ? Où déménager pour
éviter les fleuves arabes, les tsunamis africains ? Je lui explique que
la question est, en quelque sorte, déjà résolue : ils sont les
vainqueurs de demain ; nous sommes les témoins d'une civilisation
agonisante, et qui, comme d'habitude, agonise sous les applaudissements
ravis de ceux qui tiennent les micros, qui ont tellement peur de ce qui
advient qu'ils tiennent à ce que que ça arrive le plus vite possible,
pour en finir une bonne fois (meilleur exemple local : Claude
Askolovitch ; mais on pourrait en citer cent autres, de ces égorgés
volontaires). L'Europe a commencé de s'abîmer et elle va, sous la forme
qu'elle a depuis dix ou douze siècles, mourir pour faire place à autre
chose, qui donnera peut-être des résultats magnifiques d'ici deux ou
trois siècles, mais qui aura cessé d'être l'Occident, l'Europe. Nous
sommes ces générations malheureuses (il y en a eu d'autres) qui voyons
mourir notre monde. J'ai de l'admiration pour ceux qui pensent pouvoir
encore se battre, comme Renaud Camus et d'autres, mais je crois qu'il
est trop tard, et qu'ils le savent, au fond. Je peux admettre que nous
disparaissions, même si cela me rend extraordinairement triste ; de
toute façon il le faut bien. Ce que je ne parviens pas à comprendre,
c'est qu'on soit à ce point aveugle à ce qui arrive, comme le sont ces
gens que je lis jour après jour, et qui ne voient pas à quel point les
tragédies se répètent selon les mêmes modalités bouffonnes (les
Byzantins discutaient, dit-on, du sexe des anges, nous discourons du
mariage homosexuel et des acquis sociaux) ; qui semblent même
vouloir que tout s'accélère. En fait, ils ne doivent pas être si
aveugles que je le dis. Ils sont dans la situation d'un condamné que
l'on pousse vers la falaise : la perspective est tellement terrifiante
qu'il finit par supplier que l'on aille plus vite et plus fort : qu'il
tombe enfin, qu'on en finisse de cette attente. Il en arrive, par effet
de terreur, à trouver qu'il mérite vraiment ce qui est sur le point de
lui arriver.
Jeudi 22 janvier
Huit heures. –
Je suis très fatigué de la vie que je mène depuis un mois, et je ne
peux malheureusement pas en mener une autre. Je suis bien obligé de
faire le garde-malade, le chauffeur, l'homme de maison, etc. Et, du
coup, le roman est en panne, et le sera sans doute jusqu'à ce que
Catherine récupère l'usage de son second bras. Évidemment, d'un point de
vue strictement horaire, j'aurais tout à fait le temps, chaque
jour, de consacrer une heure et demie, voire deux heures, à l'écriture.
Mais on revient toujours à ce que disait Flaubert (de mémoire) : pour
écrire, il ne suffit pas de n'être pas dérangé, il faut être sûr qu'on
ne pourra pas l'être. Or, moi, chaque matin, en ce moment, je m'éveille
en me disant qu'il faut que je fasse ceci, et puis cela, et puis encore
cela, etc. Du coup, il devient tout à fait impossible d'écrire, ou même
de faire semblant puisque je ne suis pas sûr, au fond, d'écrire “pour de
vrai”.
À tout cela s'ajoute le fait que je suis
empêtré dans un chapitre dont je me demande s'il a lieu d'être, s'il ne
devrait pas se dissoudre dans le précédent et les suivants, etc. Bref,
je crois que j'utilise un peu trop facilement l'infirmité passagère de
Catherine pour justifier un arrêt qui, de toute façon, ce serait
produit.
Il y a vraiment des moments où je les hais
tous, Catherine, Desgranges, Vallet, qui m'ont poussé à cette folie de
roman, dont je suis presque certain que je vais le rater splendidement.
– Et, là-dessus, la tragédie qu'est le journal de Muray, et sa résonance lugubre en moi, en ce moment. Mais j'y reviendrai.
Samedi 24 janvier
Huit heures. –
Je ne sais pas si c'est une sorte d'“effet Charlie”, mais je me sens
assez dépressif depuis une semaine ; les courts billets que je publie
depuis une semaine ne sont pas très joyeux, et moi non plus. Je crois
vraiment que notre monde, l'Occident, l'Europe, est en train d'agoniser,
et qu'on ne peut plus rien pour lui : trop de signes concomitants, trop
de lectures d'écrivains dressant des constats différents mais qui se
rejoignent dangereusement : Muray, Camus, Houellebecq, Taillandier… Et
puis, l'insurmontable bêtise des blogueurs, qui ne voient rien, ne
comprennent rien, s'occupent systématiquement de choses sans aucun
intérêt ni la moindre importance. L'exemple symptomatique d'Élodie, à
qui ses études d'histoire semblent n'avoir servi à rien, de lui avoir
donné aucun outil pour mieux voir le présent, qui est enthousiaste face à
toute “avancée” vers l'abîme qu'elle ne voit pas, etc.
Je
ne sais pas si c'est à cause de Catherine invalide, ou de cette
saloperie de roman qui va rapidement finir par me démolir, mais enfin,
pour l'instant, je me sens plutôt “en dessous” de moi-même.
Dimanche 25 janvier
Dix heures et demie du matin. –
Moral toujours un peu “dans les chaussettes” ce matin. Dès que j'ai
ouvert les yeux – et même un peu avant –, mon ébauche de roman m'a sauté
à la gorge, assorti de pensées réjouissantes, telles que : « Laisse
tomber tout de suite, avant que ce soit lui qui te laisse en plan ! »,
ou bien : « De toute façon, tu n'as strictement rien à dire et tu le dis
très mal… » Cet état me vient assez régulièrement depuis le 14 novembre
dernier : en général, il s'estompe au fil de la journée ; on verra ce
qu'il en sera aujourd'hui. Là-dessus, je me remets, après le premier
café, dans le journal de Léautaud (1913), et je tombe au milieu de
plaintes continuelles, comme quoi il a déjà dépassé 40 ans, qu'il n'a
pratiquement rien fait, qu'il a un livre en chantier depuis sept ans,
etc. Ce n'est toujours pas lui qui va me remonter.
Lundi 26 janvier
Sept heures et demie.
– Me voici passablement furieux envers mes puissances tutélaires. Hier,
en leur envoyant mon travail du jour, je leur ai demandé s'il serait
possible que je n'ai rien à faire demain, compte tenu de la journée
chargée qui m'attend (faire un minimum de ménage, aller chercher Chihiro
et Adrien à la gare de Vernon, faire des courses pour les nourrir…). Je
précisais toutefois, comme gage de ma bonne volonté, que, si ce n'était
pas possible, s'il y avait tout de même un article à écrire, je me
débrouillerais. Et voilà que, ce soir, en fait d'article, Gabriel me
demande de trouver et d'acheter le livre qui vient de sortir sur le clan
Chirac, de le lire, d'y trouver un sujet d'ici demain soir et de
l'écrire mercredi matin. Par chance (?), j'ai trouvé, par téléphone, le
livre dans une librairie de Vernon, où il m'a été mis de côté. Le
problème est que je ne sais pas à quelle heure arrivent nos deux
Japonais, ni, donc, quand je vais disposer du damné bouquin. Lequel
bouquin, précisons-le, est en vente depuis déjà 10 jours. Et c'est le
lundi soir qu'on se réveille, pour le bouclage du mercredi midi. Je suis
furieux comme il m'arrive rarement de l'être.
– Sinon,
ayant fini de le taper, j'ai donné mon premier chapitre à lire à
Catherine, qui me dit l'avoir trouvé bien. Mais que pouvait-elle dire
d'autre, sachant bien que si jamais elle le trouvait médiocre et me le
disait, cela aurait pour immédiate conséquence que je flanque tout à la
poubelle ? Tendance qui est déjà bien assez présente comme cela depuis
quelques jours. Mais enfin, son appréciation m'a tout de même requinqué
pendant une heure ou deux.
Mercredi 28 janvier
Sept heures vingt. –
Soirée très agréable, hier, avec Adrien et Chihiro (repartis ce matin),
venue heureusement compenser une journée de merde, sur laquelle je
reviendrai peut-être, mais rien n'est moins sûr.
Jeudi 29 janvier
Midi et demie.
– Mardi, vers six heures et demie, je me suis éveillé dans le même
état d'exaspération où j'étais tombé la veille. Comprenant qu'il n'était
plus question de se rendormir, je me suis levé, à la grande
stupéfaction de Bergotte. J'ai décidé que je ferais deux aller-retour à
Vernon, l'un pour ce maudit livre sur les Chirac, l'autre pour aller
cueillir les Japonais à leur descente du train. Il fallait aussi, à un
moment où à un autre, que j'achète de quoi nourrir nos invités le soir
même. À dix heures et demie, j'étais de retour, avec le livre, de la
charcuterie et un assortiment de fromages. Immédiatement, je me suis mis
à lire le Chirac au triple galop, tout en prenant des notes sur ce qui
me semblait utilisable pour un article (lequel ne pouvait guère qu'être
centré sur Bernadette, le reste étant trop “politique” pour FD). Mon
idée était de “vendre” un sujet à mes Puissances suffisamment tôt pour
pouvoir l'écrire dans la foulée et, de ce fait, être plus tranquille
mercredi matin, puisqu'il me fallait ramener les Japonais à la gare de
Vernon. À deux heures et demie, mon mail était envoyé, ne me restait
plus qu'à attendre ; ce que j'ai fait jusqu'à quatre heures et demie,
moment auquel Françoise D., rédactrice en chef, m'a dit que, le sujet
n'étant pas assez original (ce que je savais bien, mais il n'y en avait
pas d'autre), on allait probablement le garder pour le numéro
suivant : ce “probablement” a fait que je suis tout de même resté coincé
devant l'ordinateur jusqu'à six heures, moment auquel j'ai décidé
d'envoyer mentalement tout le monde se faire voir chez Plumeau, et de
fermer l'ordinateur jusqu'au lendemain. Heureusement, comme je le notais
brièvement hier, la soirée avec Adrien et Chihiro fut des plus
agréables, ce qui a bien compensé le reste.
Catherine
souffrant, elle était déjà partie se coucher lorsque son frère a
téléphoné pour lui apprendre la mort de sa grand-mère maternelle (101
ans), nouvelle que je lui ai gardée pour le lendemain matin.
– Tout à l'heure, dans la boîte aux lettres, le journal 2014 de Camus, intitulé Morcat,
petit village abandonné de l'Aragon, comme il y en a beaucoup en
Espagne, d'après mes lointains souvenirs. Je m'y attaquerai dès que j'en
aurai terminé avec Les Grandes Familles de Druon, c'est-à-dire probablement demain.
Samedi 31 janvier
Cinq heures. –
Catherine a lu hier soir mon assez long chapitre 2 (presque cent mille
signes) que j'avais fini de taper quelques heures plus tôt. Elle dit
l'avoir trouvé bon. Bon. Elle semble avoir été notamment “séduite” par
le personnage de Charlie, lequel, m'avait-il semblé à la relecture,
n'est en effet pas le plus mal venu. À propos de lui, et surtout de son
malencontreux prénom (dans le contexte actuel), il faut tout de même que
je clarifie les choses une bonne fois.
Il s'agit d'un
adolescent de 15 ans, fils d'un épicier algérien et d'une Française.
Comme, à sa naissance, chacun penchait pour un prénom se rapportant à sa
culture propre : Mohammed pour le père et Charles pour la mère (par
admiration pour le Général), ils transigèrent et le nommèrent finalement
Mohammed-Charles, prénom peu commode à porter, qui ne tarda pas à se
transformer en Charlie. Catherine m'a fait observer qu'en raison du je-suis-charlisme
ambiant, ce prénom allait engendrer des confusions, créer des
dissonances peut-être fâcheuses. J'en suis d'accord, évidemment. Le
problème est que j'ai imaginé ce petit personnage à l'époque où j'ai
essayé de lancer la série de romans “de gare” qui s'appelait L'Empire des sectes,
c'est-à-dire en 1997. Je l'avais ensuite repris dans les quinze ou
vingt derniers BM, et voici qu'il revient dans mon roman actuel ; il
devait au départ être tout à fait secondaire, comme l'étaient ses deux
précédents avatars, et puis, dès le deuxième chapitre, il s'est mis à
prendre de l'importance. On me dira que je pourrais aussi bien le
rebaptiser Mohammed-Robert et le faire appeler Bobby. Sauf que, non,
justement, je ne peux pas. Dans mon esprit, voici presque 20 ans qu'il
est Charlie et il ne m'est plus possible de faire qu'il cesse de l'être.
Et puis, je ne vois pas pourquoi ce serait à moi de céder, dans la
mesure où mon Charlie a tout de même beaucoup plus d'ancienneté
que le leur. Donc, Charlie il restera, et tant pis pour les éventuels
malentendus. Comme le dit Catherine : « Quand tu passeras chez Ruquier,
pense à emporter un Empire des sectes, pour prouver que tu dis la vérité. » On n'est pas plus prévoyant.
Huit heures.
– Comme nous avons eu raison, tout à l'heure, de prendre un verre et
d'en profiter pour parler de mon roman ! Je m'obstinais dans une voie,
dans un personnage, qui, lorsque j'ai essayé d'expliquer son rôle à
Catherine, m'est apparu, tout autant qu'à elle, tout à fait inutile, et
même sans doute dommageable à l'ensemble si jamais je m'étais obstiné à
le maintenir. Exit ! Le mois se termine bien, donc.
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