SORTIE DU BÂTIMENT
Jeudi 1er mai
Quatre heures. – Commençons le mois par une pensée émue et attristée pour ces pauvres syndicalistes qui, non contents d'être presque totalement discrédités dans l'opinion, sont occupés, en ce moment même, à défiler sous une pluie battante – en tout cas, battante elle est ici.
– Je me suis acquitté, en fin de matinée,
des six mille signes que je devais écrire à propos du “Dernier homme de
Fukushima”. il s'agit d'un fermier dont la famille exploite la même
terre depuis cinq ou six générations, à un jet de pierre de la centrale
litigieuse. Il s'appelle Naoto Matsumara. Après s'être enfui comme tout
le monde, le 11 mars 2011, juste après l'explosion, il a très vite
décidé de revenir dans son village de Tomioka, notamment dans le but de
sauver et de nourrir tous les animaux abandonnés dans leur fuite par les
humains. Bref, un homme qui serait tout à fait admirable si,
probablement embobiné par une poignée d'antinucléaires de chez nous, il
n'avait consenti à venir faire une petite tournée en Europe pour nous
sommer de démanteler au plus vite nos méchantes centrales. L'histoire ne
dit pas, Noé ayant abandonné son arche, qui a nourri pendant ce temps
les animaux de Tomioka.
Vendredi 2 mai
Sept heures dix.
– Reçu cet après-midi un mail furibard (mais pouvait-il être d'une
autre tonalité, venant de lui ?) de Juan Asensio, suite à ce que je
disais de lui, le 11 mars dernier ici même. Je suppose qu'une bonne âme
lui a signalé ce passage, dans la mesure où j'avais pris soin de ne pas
écrire en entier son patronyme, et que d'autre part je ne le soupçonne
pas de lire spontanément mon journal chaque mois. Dans la mesure où ça
n'aurait servi à rien que le fisse, je ne lui ai pas répondu. Mais,
comme il affirme avoir commencé à lire En territoire ennemi et vouloir en parler sur son blog, j'ai bien hâte de voir la manière qu'il va choisir pour m'assassiner.
–
Comme je disposais, dans le bulletin paroissial “spécial été” d'une
page complète, j'ai parlé cette fois-ci de deux livres aux lieu d'un.
D'une part L'Œuvre des mers d'Eugène Nicole, pour le dépaysement, et d'autre part les Demeures de l'esprit “quart nord-ouest” de Renaud Camus, pour le dépaysement sans-bouger-de-chez-soi. Les deux articles ont été bouclés ce matin.
Dimanche 4 mai
Sept heures et demie. – J'avais dû lire, hier, parce qu'il venait d'arriver, une quarantaine de pages du nouveau roman d'Eugène Nicole, Le Démon rassembleur
; à l'issue de quoi j'étais bien persuadé que j'allais en rester là de
ce livre auquel je ne comprenais rien, ce qui d'ailleurs m'étonnait
beaucoup de la part d'un écrivain que je chéris particulièrement. Mais
enfin, ce sont des choses qui peuvent arriver. Tout de même, ce matin,
je me suis dit que je devrais bien faire le petit effort de vingt ou
trente pages de plus, au moins pour être sûr que je n'avais pas été
injuste la veille. Et, presque tout de suite, le roman m'a happé, au
point que je ne l'ai plus lâché avant d'être parvenu au bout de ses
quelque trois cents pages. D'enthousiasme, j'en ai même fait un assez
long billet
; billet qui m'amuse, d'ailleurs, car je sais qu'il ne me vaudra à peu
près aucun commentaire, et que, comme me l'a dit Catherine, ce n'est pas
avec ces lignes que je donnerai envie à mes lecteurs d'aller se risquer
du côté du livre.
Il reste que ce roman – publié par
P.O.L : sans doute pas un hasard – tranche assez brutalement avec
l'ancienne “manière” de Nicole, celle de L'Œuvre des mers, d'Alaska ou des Eaux territoriales. Je me demande déjà à quoi va bien pouvoir ressembler le prochain.
– La perspective de retourner à Levallois à partir de demain et
celle d'avoir Ludovic à la maison au moins deux soirées consécutives
(demain et mardi) ne me sourit pas plus que cela. Heureusement, à partir
de mercredi soir, je serai en vacances pour près de vingt jours.
Lundi 5 mai
Cinq heures. –
Ludovic et Catherine occupant la maison, je me suis réfugié ici, sous
prétexte de travail à terminer pour FD, ce qui n'est qu'à moitié vrai,
et donc à moitié faux. Comme il était facile de le prévoir, mon billet
d'hier, à propos du livre de Nicole, ne m'a pas valu des niagaras de
commentaires, ce qui est très bien. De toute façon, je ne l'avais
quasiment écrit que pour Suzanne, dont je sais qu'elle a aimé L'Œuvre des mers autant que moi.
–
Après avoir demandé son adresse électronique à Alexandre, j'ai envoyé
ce matin un mail à Yves Josso, mon ancien chef du rewriting et ami,
depuis très exactement trente ans. (Phrase assez ridiculement gaulée :
il est mon ami depuis trente ans, mais certainement pas mon ancien
chef sur toute cette durée.) Quand je l'ai connu, il avait donc 47 ou
48 ans, c'est-à-dire dix de moins que moi aujourd'hui : ce type de
comparaisons me semble toujours aussi irréel. Comme si je me dis que
j'ai l'âge qu'avaient mes parents lorsque je me suis mis à vivre avec
Catherine. Ou si je songe qu'Alexandre, que j'appelle toujours, en
moi-même, le “petit” Josso, doit avoir 45 ans, ou en être en tout cas
bien près. C'est-à-dire l'âge qu'avait son père quand je… On n'en sort
jamais indemne, de ce labyrinthe.
Mercredi 7 mai
Une heure de l'après-midi. – Je viens d'avoir droit à un article élogieux dans Politique Magazine, dont j'avoue avec une certaine honte que j'ignorais son existence jusqu'à hier. D'après ce que j'ai pu voir très rapidement sur internet ce matin, il s'agit d'une publication assez marquée à droite.
– Il faut tout de même que je revienne sur le commentaire qu'a laissé Mildred, il y a quelques jours, sous ce billet.
En gros, elle émet l'hypothèse que, si je m'obstine à prétendre que je
ne suis pas écrivain, c'est afin de “couper l'herbe sous le pied” de mes
détracteurs, qui pourraient me juger un écrivain médiocre. En
somme, par vanité ou orgueil, je préférerais renoncer complètement au
champ de course plutôt que de franchir dans les derniers la ligne
d'arrivée. À bien y réfléchir, je crains qu'elle n'ait raison, au moins
en partie. D'abord, il est tout à fait exact que continuer de nier être
écrivain alors qu'on ne cesse de publier des livres – auto-édités ou non
– devient parfaitement ridicule, et qu'il faudra désormais que je m'en
abstienne. Vanité ou orgueil ? La vanité, je crois, serait plutôt de me
présenter comme un grand écrivain en étant persuadé de l'être en
effet. Il doit donc plutôt s'agir d'orgueil, mais d'un orgueil d'assez
mauvais aloi, dans la mesure où il semble se teinter d'une certaine
lâcheté à affronter le jugement des lecteurs, en essayant maladroitement
de leur “couper l'herbe sous le pied”, comme le dit justement ma
commentatrice. La bonne attitude doit consister, je suppose, à remercier
sobrement les lecteurs qui me font des compliments et à ne rien
répondre aux détracteurs, sauf, éventuellement, s'ils produisent des
contre-sens manifestes et le font de bonne foi. Et, surtout, dans un
sens comme dans l'autre, ne plus prononcer ce mot, écrivain, dès lors qu'il sera question de moi.
Sur ce, retournons à nos six mille signes à propos des mémoires de Guy Roux…
Sept heures et demie.
– Ouvrant ma boitamel, de retour à la maison, je tombe sur un message
de Dany, l'attachée de presse des Belles Lettres, en charge de mon
non-avenir littéraire. En “doc joint” la double page du numéro de mai de
Causeur que David Boughezala (rédacteur en chef, je crois : j'ai
la flemme d'aller vérifier) consacre conjointement à Denis Tillinac et à
moi. Dois-je avouer que cela m'a fait un plaisir dont l'intensité m'a
surpris ? Sans doute : ce journal existe pour ça, pour ce genre d'aveu
un peu douteux. Le plaisir, d'ailleurs, était moins que l'on parle de
moi dans ce magazine, que j'aime bien et auquel je suis abonné, que d'y
être associé à Tillinac, qui m'a toujours semblé être un homme hautement
fréquentable, et surtout depuis que, voilà quelques semaines, je l'ai
vu, chez Ruquier, rouler cet imbécile de Caron dans la farine la plus
pure.
Là-dessus, me prenant soudain pour un grand stratège littéraire, une sorte de Hallier ou de Sollers des temps nouveaux, j'ai adressé un mail à la dite attachée de presse, lui demandant d'envoyer En territoire ennemi à Tillinac, pour le cas où il aurait la curiosité de voir qui est l'impudent qui lui a piqué la moitié de sa double page dans Causeur.
À cet instant, j'avais vraiment l'impression d'être le fils naturel de
Machiavel et de Clausewitz, et c'était bien agréable, j'entendais sonner
les Te Deum. Là-dessus, réponse de Dany de R., pour me dire que
l'envoi que je lui suggérais avait été fait par elle il y a dix jours,
dès qu'elle a su que Causeur allait publier cet article. Je me
suis senti un peu con. En même temps, je croyais voir le sourire retenu
de la dame, face au “jeune” auteur qui découvre la lune, et finalement
j'ai ri avec elle.
Pendant ce temps, Catherine se
demandait si Tillinac n'allait pas m'en vouloir de lui avoir “piqué” la
moitié de sa double page, d'autant que M. Boughezala a commis
l'imprudence de commencer et de terminer son article par moi plutôt que
par lui. J'espère pour lui que non.
Jeudi 8 mai
Sept heures vingt.
– Petite journée fort calme, le temps venteux et pluvieux n'incitant
guère à quitter son fauteuil favori. Levé aux aurores, j'ai commencé par
finir (!) les Mémoires de Chateaubriand, que j'ai fait suivre de quelques chapitres du Page disgracié
de Tristan L'Hermitte ; tout cela entrelardé de grilles de mots
croisés. En dehors d'aller à la boulangerie et à la charcuterie (où je
me suis trouvé attendre mon tour en compagnie de Jean-François Balmer),
et de procéder à une première relecture du journal d'avril, je n'ai rien
fait de plus. Ah, si : un mail à Yves Josso et un autre à Michel
Desgranges, chez qui nous devons déjeuner jeudi prochain.
–
Je m'étonne tout de même un peu qu'à l'occasion des célébrations de la
reddition allemande, aucun blogueur n'ait cru bon d'entamer un petit
couplet sur le fascisme renaissant toujours de ses cendres (ou de son
ventre encore fécond, je m'y perds un peu, à force) et la nécessité
d'être plus-vigilant-que-jamais. Ils doivent vieillir, je ne vois que
ça.
Vendredi 9 mai
Huit heures.
– Eh bien, je crois avoir encore moins de choses à noter ici qu'hier,
c'est dire. Je n'ai pas déployé plus d'énergie et, de surcroit, en
dehors de Valeurs actuelles et de Causeur, je n'ai
rigoureusement rien lu. Jugeant nécessaire de me punir de ce
laisser-aller intellectuel, j'ai opté, ce soir, à la télévision, pour un
drame sud-coréen. Ça m'apprendra.
Lundi 12 mai
Trois heures. – Je ne saurais trop dire pour quelle raison, hier, j'ai brusquement eu envie de relire du Houellebecq. Je viens de terminer Plateforme et j'ai aussitôt enchaîné sur La Carte et le Territoire.
Le premier cité est bien meilleur que le souvenir que j'en conservais,
sans doute parce que, à l'époque de sa sortie, j'attendais de
Houellebecq qu'il nous donne un grand roman ; ce que, à mon sens,
il n'a toujours pas fait, et ne fera peut-être jamais. Je pense que je
vais également relire son petit essai consacré à Lovecraft.
–
Sinon, je suis bien obligé de constater que, depuis le début de mai, ce
journal devient dangereusement étique, sans qu'il y ait de raison à
cela ; de raison discernable par moi, en tout cas.
Mercredi 14 mai
Sept heures et quart. – Passé, tout comme hier, ma journée en compagnie de Houellebecq : Les Particules élémentaires hier et La Possibilité d'une île
aujourd'hui. Ce dernier roman est sans doute meilleur que le souvenir
que j'en avais gardé, néanmoins je persiste à trouver beaucoup trop
long, et assez chiant pour tout dire, le passage se situant à Lanzarote
chez les élohimites. Et puis, il me semble que le recours à la
science-fiction résonne toujours plus ou moins comme un aveu
d'impuissance, chez un romancier : Dantec s'y est totalement noyé et je
crains que Houellebecq ne suive le même chemin. Attendons son prochain
roman, s'il y en a un.
– Demain, journée chez les Desgranges.
Jeudi 15 mai
Huit heures et demie. –
Excellente journée chez les Desgranges. Catherine était du voyage et,
pour la première fois, Bergotte. Michel craignant un peu le face à face
avec Visiteur, l'un de ses trois chats (les deux autres ne se montrent
jamais quand “il y a du monde”), j'avais cru le rassurer en lui disant
que, Bergotte étant habituée à côtoyer des félins, elle n'accorderait
sans doute que peu d'intérêt au sien. Lorsque nous sommes arrivés, j'ai
compris que ses craintes étaient que Voyageur ne s'en prenne à Bergotte
plutôt que l'inverse. En effet, le chat n'a pas cessé de vouloir
s'approcher au plus près du chien, mais dans l'attitude caractéristique
du matou agressif : poil hérissé, dos rond, crachant, soufflant et
grondant à qui mieux mieux. De son côté, Bergotte a fait preuve envers
lui d'une indifférence totale. Le chat, lui, n'a jamais désarmé :
lorsque nous sommes allés faire le tour du propriétaire et voir les
ânes, qui, eux, semblaient fort excités par la présence de ce chien
inconnu, Voyageur nous a suivi tout au long, sans cesser de grogner
après Bergotte, qui a continué de l'ignorer. On en arrivait à se
demander si l'agressivité du chat ne résultait pas d'une sorte de
blessure d'amour-propre provoquée par ce dédain canin.
Juste
avant que nous ne passions à table (charcuteries diverses, gigot,
fromages, pâtisseries ; pas un fruit ni légume vert à portée de
fourchette : un nonchalant et savoureux défi lancé à ces abrutis ignares
et totalitaires que sont les diététiciens), Michel m'a montré les
quelques autographes qu'il possède : une lettre de Chateaubriand de
1822, une de Barbey d'Aurevilly et une autre écrite par… par… eh merde !
voilà que j'ai oublié ! Enfin, par un écrivain connu à Léon Bloy, mais
recopiée par Léon Bloy, et donc de sa main. Une ou deux autres, plus
tard, vers la fin du repas, mais, à ma grande consternation, j'ai
également oublié leurs auteurs – alors que je n'ai bu que de l'eau :
c'est à vous dégoûter d'être sobre, une amnésie pareille.
Évidemment, nous sommes rentrés les bras chargés de livres : les Œuvres complètes de Marcel Schwob et les Œuvres érotiques de Pierre Louys, deux forts volumes publiés par les Belles Lettres, ainsi que Postérité,
roman publié initialement par Philippe Muray chez Grasset, en 1988, et
tout récemment réédité par les Belles Lettres. J'avais commencé de lire
ce livre il y a quelques années, mais l'avait rapidement abandonné,
m'étant rendu compte que le brillant essayiste Muray était un romancier
fort médiocre ou, pour mieux dire, pas-romancier-du-tout (ce qui est
mieux que romancier médiocre, maintenant qu'on y réfléchit). J'ai été
content de constater que Desgranges partageait à peu près ce jugement.
De même semble-il partager mon opinion à propos de Houellebecq, puisqu'il m'a dit avoir aimé ses deux premiers romans (Extension du domaine de la lutte, puis Les Particules élémentaires,
donc), mais d'avoir été déçu par le suivant qu'il a lu – il ne se
souvenait plus du titre – et, par conséquent, en être resté là. C'est là
que nous nous séparons : j'ai continué à lire Houellebecq, avec à
chaque fois une plus ou moins grande déception, une frustration plutôt, et je sais bien que je me précipiterai sur son prochain roman, s'il le publie un jour.
Je
dois aussi aller chercher sur Amazon un roman de Carlyle qu'il nous a
mis entre les mains, et qui a alléché Catherine autant que moi.
Pendant
ce temps, Bergotte s'emplissait la panse des rondelles d'andouille et
des reliefs de gigot qu'Agnès Desgranges lui glissait entre les
mâchoires.
Vendredi 16 mai
Quatre heures. – J'ai retrouvé le nom de l'écrivain dont Léon Bloy a recopié la lettre : Villiers de L'Isle-Adam. J'ai donc tenté pour la seconde fois de lire le roman de Muray dont je parlais hier : rien à faire. C'est lourd, pâteux, ça tombe des mains tout en restant sur l'estomac, ce qui en soi est une sorte de prodige, mais de prodige plutôt négatif. En revanche, les contes érotiques de Pierre Louÿs, ça glisse tout seul.
– Ces salopiots réactionnaires de Valeurs actuelles ne se décident toujours pas à publier une belle et bonne critique d'En territoire ennemi.
S'ils comptaient sur mon réabonnement, ils peuvent toujours se
l'arrondir. Du reste, l'honnêteté m'oblige à préciser que, même en cas
de critique paraissant, je ne me réabonnerais pas : j'en suis arrivé, en
à peine un an, et Catherine pareil, à ne quasiment plus rien lire dans
ce magazine. La seule page sur laquelle je passe un peu de temps est
celle de la grille de mots croisés, ce qui est tout de même un peu
court.
Samedi 17 mai.
Sept heures vingt. –
Passé la journée à ne rien faire (j'avais tondu le jardin dès hier…),
ce qui est bien agréable. Je veux dire : à ne rien faire d'imposé ni
d'ennuyeux. Sinon, j'ai un peu lu (la préface au Sartor Resartus de Carlyle, arrivé ce matin, et trois ou quatre cents pages des Œuvres érotiques
de Pierre Louÿs, lecture dont il ne faut d'ailleurs pas abuser :
l'overdose de foutre, de cons, de culs et de pines arrive assez vite, en
tout cas chez moi. C'est néanmoins, à faibles doses, tout à fait
réjouissant et même guilleret. J'ai également écrit un billet à propos
de notre journée chez les Desgranges, que je vais programmer pour demain
matin, afin de ne pas “recouvrir” trop vite celui que j'ai écrit hier
soir (et publié ce matin) à propos de Houellebecq. Un commentateur, dsl,
me demandant si je pouvais préciser ce que j'ai pu trouver
d'extraordinaire dans Extension du domaine de la lutte, cela m'a
redonné envie de m'atteler à ce texte auquel je songe depuis des années
(par intermittences, tout de même…), à propos de Houellebecq et de René Girard. Je vais tâcher de le faire la semaine prochaine.
–
Comme si je n'avais pas assez, sur le dos, de Catherine et de
Desgranges, voilà que Jérôme Vallet, à son tour, se met à me tanner pour
que j'écrive ce foutu roman dont j'ai bien imprudemment parlé. Vallet
me fait par ailleurs une suggestion tentante : puisque je me plaignais,
dans mon billet d'aujourd'hui, de ce que Houellebecq n'avait pas encore
écrit le chef-d'œuvre que j'attends de lui, je n'ai qu'à l'écrire à sa
place. Le roman s'intitulerait Le Chef d'œuvre de Michel Houellebecq, ce qui est un excellent titre. Je vais peut-être y réfléchir.
–
Demain, nous partons pour la Seine-Maritime : passage chez Isabelle à
l'heure du thé, puis dîner et coucher chez ma mère. Lundi, nous irons
nous promener du côté d'Eu et du Tréport, pour une raison précise, mais
que j'ai déjà oubliée. Ah ! si : il y a, dans ces parages, des gens qui
vendent des poulaillers, et il se trouve que son envie de poules n'a pas
lâché Catherine. À l'aller, nous nous arrêterons chez Ikéa afin d'y
acheter un lampadaire destiné à éclairer mes lectures salonnardes ;
voilà une halte qui devrait faire plaisir à M. Marchenoir.
Dimanche 18 mai
Midi. –
Michel Desgranges nous racontait l'autre jour avoir déjeuné une fois
avec Milan Kundera et, à peine attablés, avoir été un peu surpris de le
voir extraire un pendule de sa poche puis le promener au-dessus de son
assiette, afin de savoir si son entrecôte dégageait des ondes positives
ou négatives (quelque chose de ce tonneau-là, en tout cas) ; enfin,
pleinement rassuré, se mettre à manger de bon appétit.
–
Dans deux heures, nous partons pour la Seine-Maritime, d'abord chez
Isabelle, puis chez ma mère, où nous passerons la soirée et la nuit.
Demain, petite journée de promenade, vers Eu et Le Tréport (mais je
radote, ayant déjà noté cela hier). Je ne serais qu'à demi surpris si
nous en revenions avec un poulailler, voire un couple de poules. Au
retour, la corvée : une halte chez Ikéa, que Catherine a déjà prévue
assez longue. J'ai donc embarqué l'iPod et les Propos de peintres
de J.-E. Blanche, afin de meubler l'heure que Bergotte et moi allons
passer dans le parking de cette digne enseigne. Je ne pouvais évidemment
émettre la moindre objection à ce fâcheux contretemps, puisqu'il s'agit
avant tout de faire l'acquisition d'une lampe qui me permettra, hiver
revenu, de lire sans me crever les yeux. Mais je serais fort surpris que
tout cela ne se terminât point par un apéritif musclé.
Mardi 20 mai
Sept heures vingt.
– La soirée chez ma mère, avant-hier, s'est fort bien passée ; elle
semble aller beaucoup mieux, et de son propre aveu. Quant à moi, cette
maison où elle tente de vivre désormais m'est si étrangère que je n'y
suis pas trop surpris de ne pas y rencontrer mon père : je ne parviens
pas à le situer dans ces lieux ; c'est peut-être tant mieux.
Hier,
partant de Fontaine-le-Dun vers neuf heures et demie, nous sommes
montés jusqu'aux marches de la Picardie : Eu, Mers-les-Bains et Le
Tréport (cette dernière ville, nous n'avons fait que la traverser),
profitant du temps idéal pour ce type de journée. Le but officiel de ce voyage au nord,
était d'aller visiter une ferme vendant de nombreux animaux, dont des
poules, ainsi que les petites maisons destinées à les abriter, souvent
appelées poulaillers. Catherine a trouvé, parmi les modèles
présentés, ce qui lui convenait ; puis, au retour, après d'intenses
réflexions silencieuses, elle a finalement renoncé à toute idée
d'élevage, renoncement que j'ai chaleureusement approuvé.
–
Là-dessus, l'apéritif, quasi obligatoire à l'issue d'une journée de
voiture. Et, Catherine s'endormant, je me suis mis à noircir des pages
de carnet comme un possédé, avant de ne rien laisser filer des lambeaux
d'idées qui me venaient, à propos de ce Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq,
dont l'idée me séduit de plus en plus, grâce en soit rendu à Jérôme
Vallet qui a trouvé ce titre parfait ; parfait et, à mon avis, hautement
“vendeur”. Encore faudrait-il y mettre quelque chose derrière, et si
possible de bonne qualité. Mon idée est de faire intervenir Houellebecq
dans le roman, mais probablement pas avant la seconde moitié, et, avant
lui, René Girard, dans la mesure où il m'a toujours semblé que l'Extension du domaine de la lutte
de l'un correspondait parfaitement à la propagation du désir mimétique
de l'autre. Pour l'instant, néanmoins, tout cela me semble encore bien
hasardeux, et vaguement casse-gueule.
Mercredi 21 mai.
Sept heure et demie. –
La pluie n'a quasiment pas cessé de la journée ; une pluie lourde,
lente, régulière, grasse, comme on en connaît tous les printemps, à un
moment où à un autre. J'en ai profité (?) pour relire le seul roman de
Houellebecq que j'avais laissé de côté la semaine dernière : Extension du domaine de la lutte.
C'est à coup sûr le plus dense, le plus rageur, celui où l'auteur “met
sa peau sur la table”, comme disait l'autre ; je comprends parfaitement,
vingt ans après, le choc que j'ai pu ressentir en le lisant pour la
première fois. À côté de cela, d'étonnantes négligences de langue : il
conjugue faussement se départir, comme le premier blogueur venu, emploie ceci dit au lieu de cela dit, etc. Bon, elles ne sont pas non plus si nombreuses que mon “etc.” semble le laisser penser. Mais tout de même…
Si
j'ai finalement rouvert ce roman, c'est parce que je venais de
retranscrire dans mon blog de travail, et d'enrichir un peu, les notes
prises hier à propos de mon hypothétique Chef-d'œuvre. Je
commence, un peu, un tout petit peu, à y croire. Mais je pense que si je
veux me donner une maigre chance de “mener le petit au bout”, il va me
falloir en passer par la phase du synopsis, et non partir à l'aventure
comme je l'avais tout d'abord envisagé. Cela dit, je ne suis sûr de
rien. Mais la perspective de sauter dans le grand bain commence à
m'amuser, voire à m'exciter. Notamment depuis que j'entrevois les deux
personnages principaux, en dehors du narrateur, que seront René Girard
et Michel Houellebecq.
Écrivant le paragraphe qui
précède, je me dis soudain que je serais peut-être bien avisé, fin juin,
lorsqu'il s'agira de publier ce journal, de supprimer toutes les
allusions faites à mon futur livre. Je ne suis pas particulièrement
paranoïaque, je crois, mais dans la mesure où je persiste à trouver
l'idée excellente, au moins sur un “plan marketing”, il ne s'agirait pas
qu'un plus avide, ou un moins indolent, que moi ne s'en empare et la
réalise avant que j'aie eu le temps de dire “ouf”. Si le livre paraît un
jour, il sera toujours temps de réunir les extraits caviardés en un
petit “tiré à part” du journal principal.
(Et voilà que l'écrivain en bâtiment fraîchement promu, mais dangereusement proche du sexagénariat, en arrive à édifier des stratégies littéraires, et ce avant même d'avoir tracé la première ligne de sa poulette aux œufs d'or : risible.)
Jeudi 22 mai
Sept heures vingt.
— Catherine a passé une bonne (ou une mauvaise, pour elle) partie de la
journée à faire un grand ménage de printemps dans les placards du
garage. But : me dégager de la place pour y ranger les livres qui
deviennent dramatiquement en surnombre ici, dans la Case. Je vais donc
devoir m'attaquer prochainement à ce défi d'Augias : réorganiser
entièrement la bibliothèque en fonction des rayonnages nouvellement
libérés ; encore faut-il que je parvienne à déterminer qui aura le droit
de demeurer près du maître des lieux et qui devra subir l'infamant
exil.
À la suite de ce nettoyage par le vide, la
descente de garage se mit à ressembler à l'appartement de la famille de
Leonarda. Pris d'un grand courage, nous avons chargé Liselotte de tous
ces détritus de natures fort diverses, et direction la déchetterie – qui
est fermée tous les jeudis après-midis, ainsi que nous l'ignorions.
–
Hier, j'ai reçu un appel de Gabriel, le chef des informations de FD,
qui souhaitait, si j'en étais d'accord, me confier deux articles à
écrire bien que je fusse en vacances : l'un sur ce merveilleux
feuilleton “durable” dont je n'ai jamais vu le moindre épisode et qui
s'intitule en France Amour, gloire et beauté ; l'autre consacré à
“la face noire de la Libération”, 70ème anniversaire du débarquement de
Normandie oblige. Il s'agit de parler des viols dont de nombreux
soldats américains se sont rendus coupables sur les Françaises. Je pense
que je ne résisterai pas au plaisir de glisser une petite phrase,
dûment sourcée évidemment, à propos de la surreprésentation des soldats
noirs parmi ces charmants garçons présentant une conception particulière
de la fraternisation ; ne serait-ce que pour offrir aux secrétaires de
rédaction l'occasion de la supprimer.
Quant au premier,
il a été écrit ce matin, sans difficulté mais sans que je sois capable
non plus d'y prendre le moindre intérêt, en dehors du financier qui
n'interviendra que plus tard. Je m'occuperai de mes nègres violeurs
demain matin.
– Reçu Mes modèles, de
Jacques-Émile Blanche, dans l'éditions originale numérotée publiée en
1928 par les éditions Stock, Delamain et Boutelleau, ce Boutelleau-là
n'étant autre que Jacques Chardonne. J'ai commencé à y lire le portrait
de Barrès. Suivront Proust, Gide, Thomas Hardy, et un ou deux autres qui
me sont sortis de la mémoire.
Vendredi 23 mai – Saint-Didier
Huit heures et demie.
– Catherine est partie à la messe vers six heures et quart ; en
principe, elle aurait dû en revenir peu avant huit heures, comme chaque
fois qu'elle va à cette messe du vendredi. Or, pour des raisons qui
n'ont rien à faire ici, elle était de retour à sept heures et demie,
peut-être même avant. Je ne peux pas dire que je lui en ai voulu de ce
retour prématuré, évidemment ; il n'empêche : j'étais alors occupé à une
sorte de dialogue silencieux entre moi et Houellebecq, qu'elle a bien
involontairement interrompu. Cela m'a été un peu pénible.
–
Je crois que, si je veux me mettre vraiment à écrire, à travailler à un
livre, il va me falloir changer radicalement mon mode de vie, à savoir
cesser de traîner devant la télévision jusqu'à des une ou deux heures du
matin, me coucher au maximum à onze heures, me lever à six et me mettre
presque immédiatement au travail, à cette heure où on a la certitude
d'être seul au monde. J'ai l'impression que si je ne fais pas cela je
n'écrirai rien. Si je ne craignais pas d'être ridicule, je dirais que je
comprends Balzac qui se couchait à six heures et se levait à minuit
pour travailler. Il est simplement dommage que je prenne cette décision à
cette période de l'année, où les journées s'étirent de façon stupide, à
peine supportable de mon point de vue. Encore plus que les autres
années, j'ai grand-hâte d'arriver à l'automne.
Si je
fais ce que je viens de dire (et je suis le premier à en douter), il
faudra que j'aille m'acheter un autre cahier Clairefontaine (j'ai donné
le premier à Catherine, pour son jardin…), afin de pouvoir écrire à la
maison, sur la table de la salle à manger.
(Mais pourquoi est-ce que je ne crois pas un mot de ce que je suis en train de raconter ?)
Samedi 24 mai
Sept heures et demie. –
Ayant un peu forcé sur le riesling hier soir, je n'ai évidemment pas
écrit le second article que je dois à FD, ce qui est sans importance
puisque ce n'est certainement pas demain qu'il risque d'être mis en
page. À la place, j'ai fini de relire La Table des Français, livre de M. Florent Quellier, sous-titré Une histoire culturelle (XVe – début XIXe siècle), dont j'ai tiré un petit billet. J'ai enchaîné avec Mes modèles,
de Blanche : son long portrait de Barrès est très réussi, un peu moins
ceux de Proust et de Thomas Hardy, lesquels restent tout de même fort
intéressants à lire.
Dimanche 25 mai.
Sept heures et demie. – Un début de soirée électorale, une déculottée socialiste, deux épisodes d'une série américaine idiote, et dodo.
Lundi 26 mai
Sept heures vingt.
– Ah, la jolie soirée que ce fut là ! C'était merveille, de les voir
tous, passant comme d'habitude d'un plateau de télévision à un autre,
pour pontifier en rond et, ce faisant, montrer à chacun qu'ils n'avaient
rien compris et ne comprendraient jamais rien, ou alors trop tard. Ces
malheureux “ténors”, à demi aphones, n'avaient même plus la force de se
rejeter la faute les uns sur les autres, comme ils le font si bien
d'habitude. Même chose aujourd'hui chez les blogueurs-de-combat, qui
font semblant de décortiquer l'affaire, de désassembler les pourquoi des
comment, en évitant soigneusement ce point aveugle qui leur fait si
peur, qui est évidemment la principale raison de ce Front national à 25
%, à savoir l'immigration démentielle, oscillant désormais entre
l'incontrôlé et l'incontrôlable. Ils ont pourtant tous les éléments pour
tirer des conclusions, mais non, rien à faire : ils se sont trop
enfoncés dans les purs marécages du Bien et de la Lumière pour encore
être capable de faire volte-face, ou même simplement d'ouvrir les yeux ;
il est vrai qu'ouvrir les yeux au fond d'un marécage n'est sans doute
pas recommandé. Or, je le redis : tous les éléments sont là, sous leurs
yeux. Le sondage qui établissait que l'immigration avait été le facteur
déclencheur pour 88 % des électeurs du FN ? On occulte ! Ce n'est pas
vrai ! Ces malheureux se mentent à eux-mêmes : c'est la misère sociale
et rien qu'elle ! Un autre met en lumière le fait que, en cas de vote
obligatoire, les abstentionnistes d'hier auraient voté exactement pareil
que ceux qui sont effectivement passés dans l'isoloir ? On détourne
pudiquement les yeux, afin de pouvoir continuer à pépier que les
nauséabonds, les représentants de la France rance ne représentent que 25
% d'à peine 50 % (au point où ils en sont, on se demande pourquoi ils
n'enrôlent pas aussi les moins de 18 ans et la masse des étrangers
vivant en France, afin de diluer encore un peu plus la bête immonde :
ils y viendront probablement ; la prochaine fois…).
Le clou de ma soirée se produisit peu après minuit, lorsque les deux belligérants habituels de Ça se dispute
sont venu prendre place sur le plateau d'iTélé, face à la délicieuse
Léa Salamé : à côté d'un Zemmour parfaitement maître de soi, un Domenach
hagard, hébété, presque balbutiant, visiblement hors d'état de
comprendre quoi que soit, malgré son intelligence, laquelle ne lui
servait plus de rien puisque son “logiciel” est totalement obsolète mais
qu'il préférerait mourir que d'accepter d'en changer. J'ai passé un bon
moment.
Mardi 27 mai
Huit heures.
– Et voilà, semaine terminée ; reprise des cours, mardi prochain :
travailler de moins en moins pour gagner pareil. Dans les jours qui
viennent, il va être indispensable que je m'arme de courage afin de
m'attaquer au pénible problème de la bibliothèque, laquelle doit
impérativement être désengorgée. Mais quels livres enlever, pour les
transporter dans les placards du sous-sol que Catherine m'a obligeamment
dégagés ? Faut-il procéder par ponctions délicates et ciblées, ou au
contraire ôter les livres par pans entiers (toute la littérature
étrangère, ou toute l'histoire, ou les “œuvres complètes” des uns et des
autres (Simenon, Zola, Camus, Balzac), etc. ) ? Je penche pour la
deuxième solution, qui présente deux avantages à mes yeux. D'abord, je
ne serais pas, ensuite, volumes ôtés, obligé de recomposer toutes
les étagères. Ensuite, il sera beaucoup plus facile, quitte à le noter,
de se souvenir de qui est où. Mais il y a aussi qu'envoyer entièrement
Balzac au sous-sol a quelque chose d'impie, et je ne sais si je pourrai
accomplir cette manière de sacrilège. D'autant qu'ils ne sont pas laids,
mes Balzac…
Mercredi 28 mai
Sept heures vingt. – Passé l'essentiel de ma journée avec Jean-François Revel et son Festin en paroles, sous-titré Histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l'Antiquité à nos jours
; livre délicieux, si je puis dire, bien que je le lise dans l'édition
piteuse qu'en a donné Zylberstein dans sa collection “Texto”. Le volume
est arrivé ce matin par le courrier ; dans le même paquet se trouvait l'Histoire mondiale de la table,
d'Anthony Rowley, ce qui m'a donné l'idée, tout à l'heure, de proposer à
Philippe B. une série d'été pour FD, qui serait l'histoire de la
cuisine française, laquelle pourrait “courir” sur les huit numéros de
juillet et d'août. Ce serait amusant à faire et surtout pas trop
compliqué, pas trop “prise de tête” : quatre ou cinq mille euros assez
facilement gagnés, en somme. Reste à lui vendre l'affaire, ce à quoi je
vais m'employer dès que j'aurai quitté ce journal, ce qui ne saurait
tarder, n'ayant pas grand-chose à y noter de plus, sinon que je me suis
livré à une dernière relecture du mois d'avril, qui sera mis en ligne
après-demain, 30 mai.
Vendredi 30 mai
Cinq heures. – Le pseudonommé Cui cui,
dont il est question dans mon journal d'avril, publié ce matin, me fait
savoir que son véritable pseudonyme n'est pas, comme je l'ai indiqué à
tort Cui cui fait l'oiseau, mais bien Cui cui fit l'oiseau. Comme je lui ai dit que je publierais un rectificatif officiel dans le journal de mai, voilà qui est fait.
Je
n'ai d'ailleurs pas fait grand-chose d'autre aujourd'hui, à part tondre
la pelouse (parce qu'elle avait couché avec des gazons allemands
pendant l'Occupation) et lire quelque pages du livre d'Anthony Rowley,
dont je sens déjà que je n'irai pas au bout : sortant de Revel, sur un
sujet similaire, la comparaison est rude pour l'historien anglais, au
moins du point de vue du style.
Samedi 31 mai
Sept heures et quart. –
Hier soir, ayant reçu un mail de lui, me disant qu'il était navré de
n'avoir pas donné signe de vie lors de son dernier passage à Paris, j'ai
fait une assez longue réponse à Woland. Ce matin, il m'en remerciait et
me disait que cela ferait une belle page de mon journal. Prenant cela
pour une autorisation, sinon une incitation, le voici donc :
Mon cher Matthieu,
Je
me doute bien que ta vie doit tanguer pas mal ces temps-ci. Nous voir
ou ne pas nous voir n'a pas beaucoup d'importance, en vérité : je crois
que nous sommes devenus suffisamment amis pour n'avoir pas besoin d'un
contact fréquent et répété (même si le contact en question m'est
toujours un vrai plaisir). Je ne pensais pas, à mon âge, et au vu de mes
rapports avec mes contemporains, que je pourrais me faire d'autres amis
que ceux que j'avais déjà (et que je ne vois presque plus, mais qui
restent des amis très-précieux : tu comprendras quand tu seras vieux…) ;
tu es la preuve du contraire. Rien que pour ça, cette rencontre, créer
un blog valait la peine d'être fait, et je ne remercierai jamais assez
Catherine de m'y avoir poussé, vers la fin de 2006.
Bref,
comme c'est ta vie à toi qui tangue et la nôtre qui ne bouge pas (le
contraire serait très inquiétant !), nous nous verrons quand cela te
sera possible et agréable : nuestra casa es tu casa, comme disent ces cons de Latinos.
Sinon,
pour répondre à ton petit coup de patte : oui, indubitablement, nous
nous “encroûtons” ; et nous en sommes fort satisfaits. Non, ce n'est pas
tout à fait exact : nous n'en sommes ni satisfaits ni mécontents, nous
acceptons parfaitement cet état de fait. Comment t'expliquer ? C'est
difficile. À propos de Rome, par exemple, j'étais ravi d'y retourner,
de renouer avec ce premier séjour que j'y fis en 1985. Mais je suis
encore plus content de n'y pas retourner, c'est-à-dire de conserver
intact le souvenir de ce premier (et unique, donc) séjour, avec ces deux
amis dont l'un est mort et l'autre sorti de mon existence.
Les
pays, les villes, les paysages n'ont pas d'existence en eux-mêmes ; ils
ne valent que par ce qu'on leur apporte. En 1985, je ne tenais pas plus
que ça à découvrir Rome (puis Venise, quelques jours plus tard). Mais
dans la mesure où Philippe Bernalin voulait aller en Italie avec moi,
cela devenait en quelque sorte obligatoire. Du reste, déjà à cette
époque (j'avais à peine trente ans), je n'aimais les voyages que pour
les souvenirs que j'allais – peut-être – en rapporter ; je n'aimais pas
voyager, j'aimais avoir voyagé ; du coup, je bougeais fort peu et
laissais passer beaucoup d'occasions (un ami journaliste ayant passé
deux ans à la Guadeloupe, chez qui j'étais invité permanent ; un autre,
professeur, en poste en Alabama ; une amie (superbe, en plus)
sud-africaine n'attendant que moi au Cap, un vrai pote vietnamien et
reparti dans ce pays, etc.). Ce qui fait que, si Catherine avait
vraiment tenu à découvrir Rome, nous y serions venus ; mais la vérité
est que je préfère nettement me souvenir y être allé, il y a 29 ans,
avec ce Philippe dont je croyais que nous allions passer notre vie
ensemble (plus ou moins) et qui, deux mois après, entrait en agonie.
Et je me demande bien pourquoi je te raconte tout ça…
Je t'embrasse,
Didier
– Et je crois que nous allons terminer le mois là-dessus.
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