LA VEILLE ET LE LENDEMAIN
Dimanche 1er décembre
Sept heures et quart. – Mauvaise journée. À peine capable de lire, et pas du tout d'écrire l'article que je dois rendre mardi au plus tard. J'ai passé mon temps à attendre le coup de téléphone de ma mère, ou d'Isabelle, qui m'annoncerait la mort de mon père. Elle était si longue, cette attente, que j'ai fini par me demander si, au fil des heures, elle ne s'était pas transformée en souhait. Le désir d'en finir, de sauter à pieds joints dans ce qui, de toute façon, ne saurait être évité.
–
Et puis, il y a Elstir, bien sûr. Son dernier jour de vie. Parce que
nous en avons froidement décidé ainsi. Chaque fois que mon regard
tombait sur lui, et surtout s'il croisait le sien, je ne manquais pas de
me faire l'effet d'un bourreau, et d'un bourreau sadique puisque tenant
sa victime dans l'ignorance du sort qui lui est réservé. Et les
“piqûres de rappel” ne m'ont pas manqué. Faisait-il, cet après-midi, un
petit tour de jardin ? « Tiens, c'est sa dernière promenade… » À l'heure
de la soupe : « Et voilà tes dernières croquettes… » Il y avait, dans
le frigo, une demi-tranche de pâté pas bon, que j'avais décidé de
partager entre les bêtes. Au dernier moment, j'ai tout donné à Elstir.
Je me suis senti particulièrement minable, à ce moment-là : il ne
manquait plus que le verre de rhum et la cigarette. À la fin du repas
des chiens (« Tiens, dernier repas pris à trois… »), j'ai pris la
gamelle d'Elstir et l'ai déposée dans l'évier de la cave avant de la
remplir d'eau. Je la laverai demain, puis on la rangera. Et il y a
encore une soirée à passer, et le réveil de demain, avec lui qui
sautille de joie et d'excitation en nous voyant sortir de la chambre.
Enfin, le départ. « Tiens, dernière balade en auto, lui aimait tant ça… »
On se replâtre la conscience en se disant qu'il ne sait rien et ne
saura jamais rien. Mais, nous, on sait.
– Pour
couronner le tout, parfaire l'ambiance, Jérôme Vallet a publié sur son
blog un texte par lequel on comprend qu'il vient d'enterrer Luna, cette
chienne qui partageait sa vie depuis dix ans et que nous avions
rencontrée chez lui, en 2008 ; elle s'était très bien entendue avec
Swann et Bergotte, qui nous accompagnaient alors. Je lui ai envoyé un
court mail de condoléances, car je crois savoir quel désarroi doit être
le sien en ce moment. Et aussi, bien entendu, parce que cette mort entre
en douloureuse résonance avec celle d'Elstir. Il vient de me répondre.
Lundi 2 décembre
Sept heures et demie. –
Elstir a sauté comme à son habitude dans le coffre de la voiture,
Catherine s'est installée au volant, et ils ont disparu derrière la
haie. Il devait être dix heures moins le quart. À dix heures vingt, elle
m'a téléphoné : c'était fait. Elstir, hélas trop bien habitué au
vétérinaire, n'avait nullement été nerveux de se retrouver dans son
cabinet ; il s'était allongé sans rechigner sur la table et n'avait pas
eu le moindre petit sursaut au moment de la piqûre. Il s'était endormi
rapidement, comme pour n'importe quelle anesthésie, et son cœur n'avait
pas tardé à cesser de battre. Voilà, c'était tout.
La
journée n'a pas été aussi pénible que celle d'hier, sans doute parce que
l'absence d'Elstir était moins difficile à vivre que sa présence de
condamné à très brève échéance. Un petit moment difficile, tout de même,
à l'heure du repas, durant les quelques minutes où, debout dans le
sous-sol, j'attendais que Swann et Bergotte aient vidé leurs gamelles,
tout en m'efforçant de ne pas trop contempler le coin de garage où,
depuis quatre ans, Elstir vidait la sienne. À la fin, comme elle le fait
quotidiennement, Bergotte est venue inspecter les alentours de la
gamelle d'Elstir, au cas où quelques croquettes échappées de sa gueule
vorace viendraient à traîner ci ou là. Je me suis demandé durant combien
de soirs elle allait encore se livrer à ce petit manège.
Le
plus étonnant est peut-être que je me suis débarrassé de mes quatre
feuillets dès ce matin. Sans doute s'agissait-il de mobiliser mon esprit
sur autre chose que la réalité.
Mardi 3 décembre
Onze heures du matin.
– Hier, dans l'après-midi, Catherine m'a dit que, finalement, elle
trouvait bien qu'Elstir soit mort précisément maintenant : dans la
mesure où elle ne cessait de penser à mon père, cela lui rendait la mort
du chien un peu moins pénible. Sa remarque m'a paru étrange, mais je
n'ai pas su trouver pourquoi sur le moment. C'est seulement quelques
heures après que j'ai compris : dans la mesure où, de samedi matin à
hier, je n'ai, moi, pas cessé de penser à Elstir, cela m'a permis,
durant 48 heures, de moins penser à mon père. En somme, il s'est produit
la même chose chez elle et chez moi, mais en sens opposés.
J'ai
eu un nouveau “coup de mou”, hier soir, juste avant d'aller me coucher,
en contemplant l'espace vide, dans la salle à manger, où aurait dû se
trouver le tapis d'Elstir, et lui endormi dessus.
Mercredi 4 décembre
Sept heures et demie. –
Et voilà. Hier, sans trop savoir pour quelle raison, sans raison
précise en fait, c'est moi qui ai eu envie de vider une bouteille de
riesling – ce qui fut fait. Ce soir je n'y pensais nullement, et c'est
Catherine qui a suggéré l'idée d'un verre, juste après le repas des
chiens. J'ai souscrit, évidemment, et d'autant plus volontiers que le
moment du repas en question me demeure assez pénible : c'est là que le vide est le plus sensible.
–
Coup de téléphone à ma mère, au début de cet apéritif. Le médecin puis
une infirmière lui ont confirmé que mon père ne reviendrait plus à la
maison. Il est désormais dans cette situation de pré-mort maîtrisée (?)
pour laquelle les unités de soins palliatifs sont faites : on s'occupe
de lui, il ne souffre pas du tout («Je suis bien », a-t-il réussi à dire
à ma mère cet après-midi). Moyennant quoi, il doit “dormir” (je mets le
verbe entre guillemets car je doute un peu que son état ait beaucoup à
voir avec ce que les bien-portants appellent sommeil) environ 22
ou 23 heures sur 24. Aujourd'hui, quand ma mère est entrée dans la
chambre où il est – je ne peux pas non plus écrire : sa chambre
–, il a ouvert les yeux, a eu une ébauche de sourire (dit-elle), puis a
refermé les paupières et n'a plus rien dit. C'est en tout cas la version
de ma mère, à un moment de la conversation. Mais, un peu plus tard,
elle nous dit qu'elle ne parvient plus à comprendre ce qu'il tente de
dire. Tout devient incohérent, incertain, flou, même chez les
survivants.
Jeudi 5 décembre
Sept heures et quart. –
J'ai fait, en début d'après-midi, un court billet pour parler de la
disparition des merles : depuis cet été, nous n'en voyons plus aucun, ni
chez nous, ni chez nos trois voisins immédiats, alors que, depuis onze
ans que nous sommes ici, ils n'ont jamais manqué, et étaient même assez
nombreux. J'ai du mal à imaginer qu'ils puissent être tous morts en
l'espace d'une saison – et surtout une saison qui n'est pas la plus rude
–, parents et jeunes de l'année.
À part cela, je serais bien en peine de trouver le moindre fait un tant soit peu saillant dans cette journée.
Vendredi 6 décembre
Huit heures moins le quart. –
Exceptionnellement, c'est moi qui, tout à l'heure, ai appelé ma mère
(Catherine était aux prises avec son téléphone portable…). Petite voix
au début, que notre conversation a rendue plus ferme, à mesure qu'elle
se déroulait. Isabelle et elle n'ont passé, aujourd'hui, qu'un temps
très court auprès de mon père, qui ne s'est pas réveillé. Il était,
depuis leur dernière visite, passé du paracétamol au tranxène (?). Une
infirmière a dit à ma mère qu'il avait été très agité au début de la
nuit précédente, qu'il tentait de franchir les barrières de son lit.
Quelques heures plus tôt, lorsque ma mère était près de lui et qu'il
était à peu près conscient, la conscience qui lui reste, il n'avait
cessé de lui dire : « Bon, on y va ? » Il voulait rentrer chez lui.
Lorsqu'il était encore mon père, c'étaient les mêmes mots qu'il
employait, lorsqu'il s'impatientait d'une situation quelconque : « Bon,
on y va ? »
Ma mère, désormais, a compris que, non, on
n'y va plus. C'est elle-même qui m'a dit que, désormais, une conclusion
rapide (elle n'a pas employé ces mots-là) serait le mieux. Il est assez
curieux de constater à quel point la mort, dès qu'on l'approche de trop
près, nous dicte les mots, les lieux communs, qu'elle inspire à
tout le monde, à propos de toutes les morts. Moi aussi, j'ai dit à
Catherine que ce serait mieux que l'issue soit rapide ; je ne suis même
pas certain de l'avoir pensé avant de le dire. C'était comme si
quelqu'un d'autre que moi parlait.
Samedi 7 décembre
Neuf heures. – Ah ! ce disque… 25cm, Piaf à l'Olympia, 1958. Il était (il est encore) dans la maigre discothèque de mes parents. Je devais avoir quinze ou seize ans lorsque je suis tombé amoureux de Piaf. Je n'avais d'elle rien à me mettre dans l'oreille, que ce disque miraculeux, et un 45 tours qui comprenait sur une face Non, je ne regrette rien et Les Mots d'amour, et sur l'autre Jérusalem. Entre 15 et 17 ans, j'ai usé ces deux disques jusqu'à la corde. Il n'est pas impossible que j'ai inquiété mes parents, alors : qu'est-ce que c'était que cet adolescent, engendré par eux, qui se foutait des Beatles et des Rolling Stones et se repassait jusqu'à plus soif ces deux pauvres disques ? Il a fallu que mon frère, de quatre ans plus jeune, accède à la prime adolescence pour que, à sa suite, je daigne écouter ces choses-là – et sans renier Piaf, ni Ferré, ni les autres. Enfin, bon.
Ce soir, que Catherine est de sortie, bien sûr que
l'Olympia 58 est revenu m'occuper les oreilles. Mais pas tout fait
comme d'habitude. Mon père doit être allongé comme un gisant, pendant
que Piaf dévide ces chansons que j'écoutais il y a quarante ans, à
Châteaudun, puis à La Source (Orléans), et ensuite à La Ferté. Pendant
que Piaf chantait Les Grognards je me suis dis que, peut-être, il
entendait quelque chose de ce que j'écoutais. Après tout, le temps
ayant passé à ce point, mon père militaire est devenu une sorte de
grognard, un type des armées du passé, un très vieil homme mourant dont
son pays se moque bien.
Il est occupé – à cette heure
même – à quitter la vie, mais moi aussi, au fond. Et c'est pour lui que
je devrais essayer d'écrire ce roman auquel je pense : Ce fier exil. Serait-il possible qu'il entende Piaf, de là où il est ? Non, évidemment. Et il vaudrait mieux que j'en reste là.
Et tout ça pour tomber juste au coin de la rue
Sur l'air qui m'a reconnu
Je reste là, je veille, même si ça ne sert à rien. Dors.
Dimanche 8 décembre
Sept heures vingt. – À quoi bon parler encore de mon père ? Pourquoi noter, soir après soir, les progrès de son agonie ? Répéter que tout le monde, désormais, espère une fin rapide ? Mais alors, que parler d'autre ?
Mercredi 11 décembre
Huit heures. –
Voilà deux jours que je viens en ce journal aux heures habituelles, que
j'en contemple la fenêtre ouverte durant une minute ou deux, doigts à
quelques centimètres au-dessus du clavier, et que j'en repars sans avoir
rien écrit. Il est vrai que ces journées-là ont été particulièrement
vides d'événements – ce qui ne veut pas dire désagréables, c'est même
tout le contraire –, mais comme le dit justement Catherine : «
D'habitude, ce n'est pas ça qui t'arrête ! » Non, en effet ; il doit
donc y avoir autre chose.
À propos de cette “autre chose”, une infirmière du centre où se trouve mon père a demandé aujourd'hui plusieurs choses à ma mère, d'après Isabelle :
– En cas de décès au milieu de la nuit, souhaitait-elle être prévenue tout de suite ou le lendemain matin ?
–
Toujours dans ce même cas, voulait-elle qu'on laisse mon père dans son
lit, ou qu'on le transfère dans la chambre mortuaire de l'établissement ?
– Enfin, on lui a suggéré d'apporter des vêtements pour lui, toujours dans le cas où.
Tout cela se passe aisément de commentaires.
Jeudi 12 décembre
Cinq heures. –
Lorsque le téléphone a sonné, il y a une vingtaine de minutes et que
j'ai vu s'afficher le nom d'Isabelle, j'ai su immédiatement. J'étais
alors dans la Case. Catherine, avec le même pressentiment, s'est
empressée de décrocher, tandis que je regagnais la maison. Nous ne nous
trompions ni l'un ni l'autre : c'était ma mère qui nous annonçait la
mort de mon père, cet-après-midi, peu après trois heures.
Huit heures et demie
– Je regarde ce clavier, puis l'écran, puis le clavier… Je prends une
gorgée de riesling, puis je re-regarde le clavier, puis l'écran, etc.
J'ai l'impression de ne ressentir rien du tout, d'être devenu sourd et
aveugle. Si j'essaie, timidement, de penser à mon père, je le vois
souriant, en face de moi, à l'autre bout de la table de la cuisine, à La
Ferté, moi dos au mur, lui à la fenêtre dont les volets sont fermés. Je
suspends cette image (ma mère est immédiatement à ma gauche, ma
grand-mère à ma droite, et les autres se distribuent comme ils peuvent),
elle se superpose à une autre, d'assez peu antérieure d'après le
calendrier commun mais si loin en arrière si j'en juge d'après moi, en
Algérie, plage, jeunesse…
Vendredi 13 décembre
Neuf heures moins le quart. – Tout à l'heure, j'ai reçu un mail de Jérôme Vallet qui s'intitulait “Pour votre père”. Il s'agissait d'un Mp3, que j'ai aussitôt ouvert. C'était l'allegretto de la septième symphonie de Beethoven. Je savais qu'il écoutait cela depuis la mort de Luna. Ce que lui ne savait pas, c'est que j'écoute cet allegretto depuis 28 ans.
À la mort de Philippe Bernalin, le 17 novembre
1985 (je n'arrive pas à être tout à fait certain de la date…), André et
moi sommes partis pour Lyon dans ma voiture, une Simca 1100 dont le
chauffage ne marchait plus. Or, en ces jours de novembre 1985, il
faisait un froid de gueux : si jamais vous le connaissez, ce gueux, il
vous le confirmera. Pendant les presque 500 kilomètres d'autoroute, on a
souffert tant qu'on a pu, vraiment. Et, finalement, on est arrivé à
Caluire, où Philippe était étendu sur le lit de ses parents, dans un
costume qui ne lui ressemblait pas. Autant que je me souvienne, André
et moi sommes allés nous trouver une chambre d'hôtel quelque part, pas
loin, sur une place vaguement carrée des hauteurs de la Croix-Rousse.
Là-dessus,
veille de l'enterrement, la mère de Philippe m'a fondu sur le poil. En
plus de cette souffrance atroce avec laquelle elle est morte des années
plus tard, elle avait un air égaré ; elle m'a demandé : « Philippe
aimait un air de musique : vous vous souvenez lequel ? » Coup de chance,
oui : je me souvenais. Philippe se foutait à peu près de la musique.
Mais, un jour, je ne sais comment ni pourquoi, il avait entendu
l'allegretto de la septième symphonie de Beethoven. Ces huit minutes de
musique l'avaient empoigné ; et il se faisait souvent que, arrivant chez
lui, il me le refasse écouter, cet allegretto. Bon.
Je
ne sais plus qui a foncé à la FNAC de Lyon pour y acheter le disque. Il
n'empêche que, le 23 novembre 1985, en l'église de Caluire, nous avons
été nombreux à entendre l'allegretto de la septième symphonie de
Beethoven.
Dimanche 15 décembre
Sept heures et demie. – Anniversaire d'Isabelle aujourd'hui. Évidemment, il ne restera pas comme le plus joyeux de sa vie…
– L'allegretto de la septième sera jouée, mercredi, lors de l'enterrement de mon père.
Lundi 16 décembre
Huit heures et demie. –
Mardi 17 décembre
Onze heures et demie du matin.
– Hier soir, alors que Catherine et moi prenions un verre, pour
célébrer dignement le mois de “rallonge” que mon médecin m'avait accordé
quelques heures plus tôt, j'ai soudain pensé qu'il serait bon que je
préparasse un petit discours pour l'enterrement de mon père. Aussitôt
après, une idée m'est venue, puis une autre s'enchaînant à la première,
et encore une… J'ai donc rempli mon verre et suis venu m'installer
devant ce clavier afin de les noter pour aujourd'hui. Quel petit
diablotin m'a poussé à me mettre à écrire ici, dans ce journal, plutôt
que de créer un document Word ? On ne le saura pas. Toujours est-il que
j'ai écrit tout mon petit speech, qui est venu assez facilement – même
si la chose m'a pris environ une heure. Ensuite, je ne sais pas ce qui
s'est passé. Mais lorsque j'ai rouvert le blog privé dont je me sers
pour rédiger ce journal, il ne subsistait que ce qu'on peut lire plus
haut, à savoir la date et l'heure. Moi qui ne mets à peu près jamais en
colère, je suis entré dans une rage folle (où l'alcool avait sa part,
bien évidemment…), au point de terroriser ce pauvre Swann qui somnolait
dans le salon télé. Rage telle que j'ai décidé qu'il fallait en finir
avec cette saloperie d'internet et que je suis revenu avec l'idée de
supprimer définitivement la totalité de mes blogs, journal compris. Le
fait de ne pas retrouver le moyen par lequel cette suppression s'opère
n'a fait que porter ma fureur à son paroxysme. Finalement, ce matin,
j'étais plutôt content d'avoir échoué. Le résultat est que mon père
n'aura pas de discours, ce qui est peut-être mieux pour tout le monde.
Il
va de soi que, ce discours, j'aurais dû le reprendre entièrement
aujourd'hui : je suis payé pour savoir ce que valent les textes
“géniaux” écrits sous l'emprise de l'alcool… Mais au moins, j'aurais
travaillé sur une base solide, une trame à peu près correctement tissée.
Là, je n'ai plus le courage de m'y remettre, et de toute façon les
idées qui avaient jailli hier se sont toutes envolées, balayées sans
doute par la colère. Ce matin, Nicolas me dit qu'il s'est produit un bug
(ou des bugs) chez Blogger : c'est sans doute ce qui explique que rien de ce que j'ai pu écrire n'ait été sauvegardé. Piètre consolation.
Sept heures et demie. –
Eh bien, rien de plus à dire. J'aurais peut-être pu reconstituer ce qui
a été perdu hier, mais au fond, je crois que je n'en avais pas
tellement envie, par manque de désir de participer à cette pantalonnade
pénible qu'est une incinération “civile”. J'y tiendrai mon rôle muet de
fils aîné, je ferai acte de présence, qu'on ne m'en demande pas plus.
Tout est très bien comme ça.
Dimanche 22 décembre
Trois heures et demie. – Je sais fort bien que, si je laisse s'installer l'habitude de ne plus
écrire ici, ce journal pourra être considéré comme mort avant que l'on
ne change d'année. D'un autre côté, je sais également très bien pourquoi
je suis resté cinq jours sans y venir (non : quatre). C'est que je me
sentais plus ou moins tenu d'écrire sur cette journée où nous avons
enterré mon père, et que je n'en avais pas la moindre envie.
D'abord, on n'a pas enterré
mon père, puisqu'il a été brûlé et que, ensuite, l'urne contenant ses
cendres a été placée dans un pauvre petit bout de mur alvéolé, relégué
au bout du cimetière. Ensuite, je ne suis tenu à rien, et surtout pas de
parler de cette pitoyable cérémonie (on ose à peine convoquer ce
mot) que constitue une crémation. Je n'ai pas envie de m'énerver une
nouvelle fois – comme je l'avais fait après la mort du Chinois fou – en
repensant à cette singerie, à ce triste employé qui ânonnait ses lieux
communs, nous faisait lever et asseoir (Catherine est ostensiblement
restée assise, à lire son Magnificat…), comme s'il avait eu la moindre autorité pour cela, puis finalement, à la fin de ce rien,
nous invitant à défiler en rang d'oignons afin de toucher le cercueil
une dernière fois (là, c'est moi qui suis ostensiblement resté à ma
place…). Non, vraiment, je n'ai aucune envie de reparler de tout cela.
Le seul avantage, au fond, de cette caricature d'enterrement, de cette
coquille vide, c'est qu'elle m'a coupé net toute velléité d'émotion et
que j'ai pu y assister en toute tranquillité, sans aucun des symptômes
que font généralement apparaître, en ces circonstances, les cérémonies
religieuses. Même chose, quelques heures après, au petit cimetière de
Fontaine-le-Dun, lors de l'installation de l'urne dans son box,
l'essentiel du temps ayant passé à regarder un ouvrier en bleu sceller
la mini-dalle au chalumeau.
– Tout le monde (nous
n'étions pas très nombreux) s'est ensuite retrouvé chez Isabelle et
Olivier, où vins, cochonnailles et fromages nous attendaient. Au moins,
cette partie-là sonnait juste. Nous sommes néanmoins repartis assez tôt,
suivis par Philippe et Dominique (et Gabrielle, leur fille) à qui nous
avions proposé la veille de venir passer la nuit à la maison. La soirée
fut chaleureuse et animée, mais un peu lourde de conséquences dans la
mesure où nous avons débouché les premières bouteilles vers six heures,
et que Philippe et moi sommes allés nous coucher à deux heures du matin.
Le lendemain, les trois ont quitté la maison assez tôt, car leur avion
s'envolait pour Dubaï, de Roissy, à une heure. Lorsque j'ai vu Philippe
s'installer au volant de la voiture de location, et que j'ai pensé à la
journée qui l'attendait, je dois dire que je me suis félicité d'être moi
plutôt que lui.
– Depuis lors, j'ai la sensation de
vivre un peu au ralenti, je ne lis presque pas, en tout cas jamais très
longtemps, et ne parviens guère à fixer durablement mon attention que
sur les grilles de mots croisés que je remplis des heures durant.
–
J'ai tout de même dû, avant-hier et hier, m'occuper du texte de
quatrième de couverture que les Belles Lettres me réclamaient. Ce qui a
été fait, avec Michel Desgranges pour mentor.
Lundi 23 décembre
Huit heures et quart.
– Je ne sais plus pourquoi mon ami Denis est venu dans ma conversation
de dîner avec Catherine. Ce qui est sûr, c'est que le numéro de
téléphone de sa mère a immédiatement surgi de ma mémoire : 91 13 46.
J'ai su tout de suite que j'allais l'appeler, si jamais elle vivait
encore – après avoir retrouvé l'indicatif de son département.
La
dernière fois, c'était il y a trois ou quatre ans, un soir également.
Madeleine – la mère de Denis s'appelle Madeleine – m'avait dit qu'elle
ne savait pas ce qu'il advenait de son fils, de Denis, et notre
conversation s'était terminée assez abruptement.
Je
viens donc de la rappeler, à tout hasard. Elle a désormais une voix de
très vieille femme ; ce qui est normale : je me souviens qu'elle avait
50 ans lorsque Denis et moi sommes devenus amis, il y a quarante ans.
Elle a eu l'air contente de m'entendre, mais sans plus. J'ai tenté de
jouer au plus fin, lui demandant des nouvelles de sa fille aînée,
Marie-Françoise, évitant toute évocation de la cadette, Marie-Claude,
dont j'avais compris, lors de notre précédent entretien, qu'elle s'était
suicidée, la laissant me parler d'enfants dont je n'avais
rigoureusement rien à faire. Lorsqu'il m'a semblé que quelque chose
entre nous s'était rétabli, j'ai “amené” Denis sur la table. Madeleine
s'est fermée instantanément, m'a rappelé (elle n'a pas perdu la tête)
que, la dernière fois, elle m'avait déjà dit qu'elle ne voulait pas
parler ni entendre parler de son fils. J'ai tenté de la supplier de me
dire ce qui s'était passé entre eux, elle m'a pratiquement raccroché au
nez. Je ne la rappellerai pas, évidemment.
(Tout de
même, à un moment, elle m'a demandé si j'avais réussi à le rejoindre. Ce
qui semble signifier que, après notre précédente conversation d'il y a
trois ans, ou quatre, elle espérait que je le fisse. Je lui ai dit la
vérité : j'avais essayé et n'avais abouti à rien. C'est à ce moment que
j'ai perdu tout intérêt à ses yeux.)
Mardi 24 décembre
Sept heures.
– Catherine vient de partir pour la messe “de minuit” et ne sera pas de
retour avant neuf heures. C'est pourquoi je suis venu ici, afin de
m'occuper l'esprit et les doigts, de façon à laisser mon gosier en
jachère jusqu'à son retour. De toute manière, j'ai de quoi faire,
puisque j'ai reçu ce matin les 437 pages d'épreuves d'En territoire ennemi.
J'en ai déjà relu 170 et, par chance, n'y ai pas trouvé grand-chose à
reprendre, soit parce que le travail fait aux Belles Lettres a été
excellent, soit parce que, n'en pouvant plus de me relire encore et
encore, je ne le fais plus que du bout des yeux ; ceci pouvant
évidemment s'additionner à cela. Je dis “par chance” car, lorsque nous
en avions parlé au téléphone, la personne chargée de cette partie du
travail m'avait dit qu'elle pouvait m'envoyer un jeu d'épreuves sur
papier, à l'ancienne, ou bien un “doc joint” par mail ; j'avais choisi
la deuxième solution, la pensant plus simple. Or, plus simple, elle ne
l'est nullement, dans la mesure où le doc en question est un pdf, et que
faire des changement de texte dans ce type de document est la croix et
la bannière, en tout cas pour moi. Si bien que j'en suis arrivé à cette
solution bâtarde, qui consiste, au fil de ma lecture, à noter les pages
nécessitant une intervention, ainsi que la teneur de ce que j'aurai à y
faire. Ensuite, Catherine ira au presbytère imprimer les pages en
question, qu'après corrections, je renverrai par la poste aux Belles
Lettres. J'aurais donc bien mieux fait de demander qu'on m'envoie un
exemplaire imprimé.
Jeudi 26 décembre
Sept heures dix. –
La journée d'hier, avec ma mère, Isabelle et Olivier, s'est fort bien
passée. Ma mère m'a semblé aller aussi bien que possible vu les
circonstances. Catherine s'était surpassée en cuisine : le filet de bœuf
en croûte de sel, recette hasardeuse s'il en est, était parfait, et son
gratin de pommes de terre digne d'une Dauphinoise de souche. Nous avons
évidemment – je parle surtout d'Olivier et moi – fait honneur aux
différents vins qui apparaissaient régulièrement sur la table. Après
leur départ, vers cinq heures, nous avons entrepris de ranger la maison
et, surtout, de nous attaque à l'imposante vaisselle (nous sommes
toujours en panne de machine). Lorsque tout fut net, c'était l'heure de
l'apéritif et nous avons repris chacun un verre ou deux. Les verres de
trop, je suppose : la fatigue nous est soudain tombée dessus presque en
même temps. Résultat, j'étais au lit à sept heures et ai dormi jusqu'à
neuf ce matin ; il y avait des éternités que cela ne m'était plus
arrivé. Du coup, j'étais plutôt en forme aujourd'hui, et je suis parvenu
à relire près de deux cents pages d'épreuves. Il doit m'en rester une
quarantaine pour demain.
Vendredi 27 décembre
Sept heures vingt. –
Relecture des épreuves terminée cet après-midi. Demain, Catherine ira
imprimer au presbytère les pages litigieuses – pas plus de trente,
heureusement – ; je n'aurai plus, ensuite, qu'à y reporter mes
corrections à l'encre rouge et à expédier le tout aux Belles Lettres.
Pendant
ce temps, ce qu'il reste de soutiens au gouvernement parmi mes petits
camarades blogueurs s'évertuait à présenter les pitoyables chiffres du
chômage de novembre comme une “promesse tenue” de François Hollande. En
fait, le “ce qu'il reste” en question ne correspond plus guère qu'à
Nicolas, qui doit commencer à se sentir un peu seul sur le terrain de
jeux. Il va finir par mériter une médaille, s'il ne fait pas attention.
Samedi 28 décembre
Sept heures et quart. –
Il n'y a décidément pas grand-chose à tirer de mes journées pour ce
journal, en ce moment – encore moins que d'habitude, veux-je dire. J'ai
fini de lire, et encore : assez paresseusement, le petit livre de ce
mathématicien dont le nom m'échappe (Benoît Quelquechose…), qui
s'intitule Le Mythe climatique. Là-dessus, Catherine est revenue du presbytère avec, imprimées, les pages d'En territoire ennemi dans lesquelles (ou sur
lesquelles ?) j'avais quelques légères corrections à effectuer ; ce qui
m'a pris à peine une heure. J'ai ensuite regardé le documentaire sur
Mahler que Jérôme Vallet m'avait envoyé hier – par pure paresse,
d'ailleurs, puisque je l'avais déjà vu. J'ai encore eu le temps de lire
un chapitre du livre de Landes, L'Heure qu'il est, de remplir
deux grilles de sudoku, et c'était déjà l'heure du repas des chiens : on
emplit ses journées avec rien, quand on est inactif, comme je le suis
depuis bientôt cinq mois…
Et je n'ai pas eu la moindre idée de billet pour le blog depuis le soir du “réveillon”.
Lundi 30 décembre
Sept heures vingt. – Décidément, le concept d'apéritif n'opère plus, en ce qui me concerne ; et encore moins celui de petit apéritif.
Ce matin, Catherine a acheté une bouteille de bon whisky (Macallan, 12
ans d'âge) en prévision de demain. En milieu d'après-midi, elle a
suggéré que nous pourrions l'entamer dès ce soir, à condition de nous
limiter à un petit apéritif. Elle entendait par là que, après le repas
des chiens, nous prenions deux verres, puis qu'elle rangerait la
bouteille et que nous passerions à table. Eh bien, la perspective
qu'elle allait ranger la bouteille et qu'il faudrait ensuite se livrer à
cette simagrée consistant à manger, alors qu'on préférerait nettement
continuer de boire, a suffi à me gâcher en grande partie le plaisir.
J'aurais mieux faire de lui dire non. Car, en fait, je ne tenais pas du
tout à boire ce soir, moi. J'ai repris, cet après-midi, le livre de La
Grange consacré à Mahler, et j'aurais très volontiers passé l'heure
séparant nos deux repas – celui des chiens et le nôtre – à continuer de
le lire. En revanche, si l'on commence à boire, je trouve tout à fait
stupide de devoir s'interrompre pour manger.
– Ma mère
dit qu'elle va plutôt bien, et mieux que ce qu'elle craignait. Elle
pense que l'himalaya de paperasses que les survivants se doivent de
fournir à une administration devenue folle, en cas de mort, l'aide à ne
pas se retrouver face à elle-même : elle a probablement raison – ce qui
n'excuse en rien cette administration pléthorique et débile.
Mardi 31 décembre
Quatre heures et demie. – Quasi simultanément, j'ai reçu tout à l'heure les secondes épreuves d'En territoire ennemi
ainsi que le projet de couverture (et de quatrième), comme si tout le
monde, aux Belles Lettres, avait à cœur d'expédier les affaires
courantes avant de partir festoyer, ce qui serait d'ailleurs tout à fait
compréhensible. La couverture ne me va pas : je trouve mon nom
ridiculement trop gros par rapport au titre, et j'ai demandé – bien
poliment… – à ce que la proportion en soit inversée ; pas de réponse
pour le moment.
Sinon, j'ai passé l'essentiel de cette
journée à poursuivre la lecture du livre de La Grange consacré à Mahler :
j'en suis à la huitième symphonie…
– Même si je suis
censé ne pas trop croire aux symboles de ce type, j'ai tout de même hâte
que 2014 survienne, afin de remiser le précédent millésime aux
oubliettes – si tant est que la chose soit possible, ce qui semble assez
douteux, finalement.
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