LES SOINS PALLIATIFS
Vendredi 1er novembre
Sept heures et demie. – Ce que j'écrivais hier à propos des Eaux territoriales d'Eugène Nicole demandera à être compléter : dans les soixante ou soixante-dix pages qu'il me restait à lire – et qui le furent aujourd'hui –, il n'effectue pas moins de deux séjours supplémentaires à Saint-Pierre ! Mais ce sera pour demain car, ce soir, me voici un peu pris par le temps ; non, pas demain non plus, car je vais passer l'essentiel de la journée en dehors d'ici, moitié sur les routes, moitié chez Michel Desgranges. Avec, bien entendu, un solide apéritif au retour, pour me récompenser d'avoir été sobre au déjeuner. On verra donc cela dimanche, si j'ai encore envie de parler de Nicole à ce moment-là.
Samedi 2 novembre
Dix heures moins le quart. –
Tout s'est passé comme prévu : les cinq heures où je fus chez les
Desgranges ont été parfaites (de mon point de vue) ; jusqu'au filet de
bœuf qui, pour eux, ne semblait pas assez cuit et qui, donc, pour moi,
était absolument idéal : j'en ai repris. J'aime parler avec Michel
Desgranges, et j'aime que ce soit plutôt lui que moi qui parle. Il me
semble avoir déjà essayé de le dire, sans y parvenir tout à fait :
j'aime redevenir jeune, que le temps se bouscule lui-même lorsque
je me retrouve face à lui. Il est d'ailleurs étonnant qu'après avoir
passé un quart de siècle sans se voir jamais, lequel faisait suite à
seulement deux ou trois ans de fréquentation hebdomadaire et
essentiellement professionnelle, je me retrouve si “en phase” avec cet
homme-là, comme si, d'une certaine manière, nous n'avions jamais cessé
de parler : j'ai l'impression (je l'ai eue particulièrement aujourd'hui)
que ce gouffre de silence entre nous – plus de vingt ans, donc – a
finalement moins d'importance que ce peu de temps que nous avons passé
ensemble (et même pas vraiment ensemble : à l'époque, entre 1982 et 1984, pas une seule fois nous ne nous sommes vus en dehors du strict cadre de FD).
Lundi 4 novembre
Sept heures et quart. – Brice m'apprend que les négociations entre la direction de Lagardère et les syndicats, à propos des départs volontaires, commenceront le 14 novembre. Voilà un train que j'ai de moins en moins envie de manquer. Sinon, autre coup de fil franco-dominical, de Gabriel cette fois, pour me passer commande de douze mille signes sur Gérard de Villiers. Il m'a envoyé une documentation beaucoup trop pléthorique, j'en ai fait une sélection que Catherine m'a imprimée au presbytère cet après-midi ; l'article sera écrit demain matin. (Ce qui est bien, c'est que je n'ai nullement le choix, les pages en question devant absolument être “bouclées” demain soir : Procrastin 1er l'a in the baba !) J'en ai profité pour lui rappeler, à Gabriel, que je comptais bien profiter de la “charrette” qui s'en vient pour tirer ma révérence ; cela lui a arraché quelques protestations, qui n'avaient pas l'air d'être de pure politesse.
Mercredi 6 novembre
Sept heures vingt. –
Hier matin, alors que j'étais occupé à ensevelir Gérard de Villiers
sous douze mille signes d'écriture, coup de téléphone de ma mère.
C'était pour m'apprendre que mon père était de nouveau aux urgences
depuis la nuit précédente. De la journée il n'avait ni mangé ni bu,
avait dormi environ vingt heures sur vingt-quatre, était tombé du lit en
voulant se lever, recommençait à divaguer, etc. Nous avons un peu
parlé, et il m'a semblé que, désormais, ma mère ne se faisait plus
d'illusion sur l'issue de la maladie, ni sur son imminence. Elle a
rappelé ce soir pour nous informer qu'il allait aujourd'hui un peu mieux
et qu'il devrait passer un scanner du cerveau demain. Il est prévu
depuis déjà une semaine ou deux que nous nous rendrons chez eux dimanche
prochain ; mais il devient possible que nous soyons amenés à avancer ce
voyage.
Vendredi 8 novembre
Sept heures et quart. –
Décidément, ce journal file un bien mauvais coton : je n'y viens plus
qu'un jour sur deux en moyenne et, comme on peut le constater, aucune
entrée ne dépasse dix ou douze lignes, dépourvues du moindre intérêt qui
plus est.
– Mauvaise nouvelle venant de chez Lagardère
et apportée par Brice ce matin : les discussions concernant les départs
volontaires sembleraient ne concerner, au moins jusqu'en avril, que les
salariés appartenant aux rédactions des journaux qui vont être vendus
ou arrêtés. Et ce n'est qu'en mai et juin, peut-être, que les autres
candidatures seront examinées. Voilà qui ne fait pas tellement mes
affaires : maintenant que je m'étais fait à la douce idée de ne pas
retourner travailler, ou alors deux ou trois mois, l'idée de devoir le
faire pendant au moins deux ans et demi m'assombrit quelque peu.
Attendons : j'aurai peut-être une bonne surprise d'ici peu. Et puis,
peut-être que Brice a compris de travers ce qu'il a entendu dire (on se
raccroche à ce qu'on peut…).
Dimanche 10 novembre
Neuf heures moins le quart. –
Je ne sais pas trop par quel bout prendre cette journée. Déjeuner chez
Isabelle et Olivier, avec ma mère ; jusque-là tout allait à peu près
bien. Ensuite, direction l'hôpital de Dieppe où mon père se trouve. Le
tableau qu'Isabelle nous avait dressé de son état a fait que, entrant
dans sa chambre – moi le premier, Catherine derrière –, nous avons été
presque heureusement surpris de le trouver aussi peu mal, si je
puis dire. Durant l'heure que nous avons passée à son chevet, j'ai
plusieurs fois pensé à Proust, qui parle, quelque part, de ces attitudes
que nous avons face à nos mourants. Proust m'aidait bien, en
l'occurrence, pour repousser un peu cette mort particulière et
prochaine, pour la ramener et l'inscrire dans quelque chose de plus
général, et donc davantage acceptable.
Sinon, chacun
sur sa chaise, nous l'observions, lui, qui fut le père et ne l'est plus,
cet homme ressemblant étrangement à mon père, mais si faible, si
décharné, si perdu dans ses regards, si cruellement indifférent. Tout à
l'heure, retour à la maison, j'ai dit à Catherine que je donnerais… (que
je donnerais quoi, d'ailleurs ? Qu'est-ce que j'aurais à donner ?), que
je donnerais je ne sais quoi pour savoir à quoi pense mon père, en ce
moment, à cette heure où j'écris et où il est seul dans cette chambre où
je l'ai vu tout à l'heure. Peu avant que nous partions, il s'est levé
pour aller à la salle de bain. Qu'a-t-il pensé en voyant dans la glace
ce vieillard décharné qu'il est devenu si vite ? Se voit-il seulement ?
Pour
revenir à Proust, nous nous raccrochons à des riens : « Mais tu as vu ?
Quand j'ai parlé du bouchon sur l'autoroute, il s'est souvenu de ce
qu'était un bouchon sur une route ! » Oui, oui, tu as raison, c'est
encourageant… « Et, rappelle-toi, il s'est souvenu qu'il avait une
petite-fille, même s'il a été incapable de retrouver son prénom ! » À
pleurer, quoi. Mais personne n'a pleuré, on a été impeccable, même quand
on a vu ses bras et ses cuisses, que la chair avait désertés et dont on
sait bien qu'elle ne reviendra pas. On a gardé une attitude naturelle
lorsqu'il produisait quelques borborygmes à peine compréhensibles, et
ensuite, revenus dans le monde des vivants provisoires, en marche vers
le parking, pressés de fuir, il faut bien l'avouer, on s'est félicité de
ce qu'il avait compris quelques lambeaux de phrases – et quand on lui
parlait, on le regardait dans les yeux, et on articulait comme on le
fait pour des étrangers ne maîtrisant pas la langue, ou des enfants un
peu débiles. Et c'est bien ça : mon père est en train, rapidement, de
devenir une sorte d'enfant débile, sa femme et ses fils deviennent ses
parents, et personne n'a envie de ça, mais c'est pourtant ce qui se
produit.
J'ai entendu ma vois lorsque, l'embrassant
avant de partir, je lui ai dit (parce qu'il faut bien dire quelque
chose) qu'on reviendrait le voir dès qu'il serait de retour à la maison.
C'est vrai : on reviendra dès qu'il sera rentré à la maison, s'il
rentre à la maison. Mais ça ne changera rien (et j'entendais ma voix
sonner horriblement faux), il sera toujours ce pauvre homme décharné qui
ressemble à mon père, qui a encore sa voix et quelques-uns de ses
traits, mais qui n'est pas mon père.
Et il m'est arrivé
de penser à ce père qu'il avait été, il y a longtemps, à l'époque où il
m'était le plus encombrant – les années 1969 – 1970, celles d'Algérie
–, et bien entendu j'aurais donné mes deux bras pour le retrouver aussi
chiant qu'il était alors, aussi insolemment jeune, aussi péniblement
autoritaire (et peut-être bien que faire acte d'autorité lui pesait, je
n'en saurai jamais rien) ; Dieu du ciel, les larmes me viennent quand je
pense à ces deux courtes années que nous avons passées là-bas ; il me
semble bien que notre famille était alors à son plus haut point
d'équilibre, à son acmé de bonheur. – Il est préférable que je cesse d'y
penser, du reste.
Il y a donc plus de quarante ans,
entre ce père incomparablement plus jeune que je ne le suis aujourd'hui
et ce vieillard exténué que j'ai vu cet après-midi. Je sais bien ce que
pensent mes jeunes amis : que quarante ans est une durée énorme, et
qu'il est normal que tout bascule dans ce gouffre. Mais non ! Quarante
ans, c'est une simple distraction de l'esprit, vous verrez ! On se
tourne d'un côté, on se retourne de l'autre, hop ! quarante ans ont
passé ! Vos parents sont morts ou terrifiants, vos enfants vous chient
dans les bottes, vous voyez de moins en moins vos amis, vous sentez que
la vie vous lâche plus ou moins et que vous n'y pouvez rien.
Il
reste que j'aimerais aussi savoir ce qui se produit dans la tête de ma
mère lorsqu'elle s'adresse comme à un petit enfant à l'homme qui lui a
fait deux fils et une fille et qui a partagé sa vie durant près de
soixante ans. Je voudrais savoir les modalités de sa souffrance, mais
c'est une chose qui m'est sans doute interdite, parce que c'est ma mère,
parce que je suis son fils, et qu'il y a des domaines où je n'ai
probablement pas accès.
Quand je disais (mais l'ai-je
dis ? Il faudrait remonter un peu dans ce texte) que j'aimerais savoir
ce que pense mon père lorsqu'il est seul, il va de soi que je
souhaiterais au moins autant pénétrer dans le cerveau de ma mère en ce
moment. Mais c'est interdit : on ne doit pas, sans doute, savoir ce que
pensent ou ressentent nos parents ; ils vivent dans un univers qui n'est
pas le nôtre ; et la frustration que nous en ressentons est
probablement normale.
Je me rends bien compte que je
raconte un peu n'importe quoi, depuis quelques paragraphes. Je sais
pourquoi : je n'ai pas envie d'aller me coucher, ni de quitter mon père.
Il ne lira jamais ces pauvres lignes, mais enfin, c'est comme si, dans
un mauvais film hollywoodien, il allait mourir dès que je me serai tu.
Donc, je parle… je parle… À l'heure qu'il est, il dort sans doute. Il a
même oublié qu'il m'a vu tout à l'heure. J'espère qu'il dort, mais ce
n'est pas sûr. Peut-être a-t-il les yeux grand ouverts, dans cette
chambre où d'autres sont sans doute morts avant lui ; si ça se trouve,
il songe à sa mère – ma grand-mère, Denise –, à son enfance, à ses deux
frères (dont le père de Catherine), à ces trois ou quatre ans qu'il a
passés dans la Vienne, entre 1941 et 1944, à Beuxes, village que
Rabelais mentionne, ce dont mon père n'a jamais rien su (alors que
j'aurais pu lui dire). Est-ce qu'il galope en culottes courtes dans les
terrains vagues de Colombes ? Est-ce qu'il repense à ce père (mon
grand-père) qu'il n'aimait pas ?
Mon père n'a jamais
trop aimé sa propre famille. J'aurais sans doute dû essayer de
comprendre pourquoi, mais enfin j'étais juste un fils, hein ? Mon père
s'est trouvé une famille à sa convenance lorsqu'il a épousé ma mère :
mon grand-père (René) et ma grand-mère (Suzanne) sont devenus ses
parents d'adoption. J'ai toujours entendu mon père appeler son beau-père
“papa” et sa belle-mère “maman” ; plus exactement : P'pa et M'man.
Pendant ce temps, ma mère n'a jamais été capable de trouver une façon
adéquate de nommer sa belle-mère (ma grand-mère paternelle).
Ça suffit pour ce soir.
Lundi 11 novembre
Sept heures et demie. –
Retour à la normale, après les orages d'hier ; ce qui prouve que notre
faculté d'acceptation est presque infinie. Les blogueurs de gauche font
semblant de s'indigner des quelques sifflets qui ont retenti, à
l'adresse du président de la République, durant les cérémonies du 11
novembre. Et, à force de faire semblant, ils finissent par y croire
vraiment. Et ce sont les mêmes, qui se scandalisaient de ce qu'on puisse
comparer un ministre exotique à une guenon, qui, à leur tour, et sans
la moindre gêne, assimilent ces siffleurs à des rats…
Mardi 12 novembre
Huit heures. –
Les histoires de guenon, de bananes et de Taubira commencent à me
sortir par les yeux. Et avec elles, la théâtrale indignation réflexe de
la gauche, qui doit se trouver bien aise de détourner un peu la
conversation des sujets qui (la) fâchent réellement, et qui manquent de
moins en moins.
Mercredi 13 novembre
Dix heures du matin.
– Journée un peu particulière : deux électriciens et un couvreur ont
débarqué dès potron-minet (j'étais pour ma part encore au lit) afin
d'installer dans la maison une… une… VMC ? VPC ? BMC ? SVP ? Enfin,
bref, un truc pour empêcher la condensation sur les vitres et les murs.
La conséquence est que nous sommes, Catherine, les trois chiens et moi,
en exil dans la Case jusqu'à ce soir, pour cause de vacarme intempestif
dans la maison. Bien heureux, déjà, qu'ils doivent en principe avoir
terminé ce soir.
Comme de juste, une réjouissance en
entraînant une autre, le couvreur chargé de percer un trou dans le toit a
découvert que le ciment du faîte était complètement “cuit” – ce fut son
expression – et qu'il nécessitait de céder la place à la jeune
génération de ciment : devis va nous être envoyé dans les prochains
jours.
En attendant, nous voilà enfermés ici (car en
plus il pleut) pour de longues heures. Heureusement, j'ai pensé à
apporter la machine à café et ses petites capsules.
Vendredi 15 novembre
Six heures et demie. – J'ai écrit hier soir un court billet
qui, malgré sa forme “littéraire” assez allusive, me semblait tout à
fait clair. (Il le semblait aussi à Catherine, mais elle est autant que
moi immergée dans la réalité dont je tentais de parler, à savoir la
maladie de mon père, pour ne pas dire encore son agonie ; par
conséquent, il est bien possible que mes commentateurs aient eu raison
de se méprendre sur ce que je disais.) Bref, je me suis soudain trouvé
dans la situation assez gênante de recevoir des condoléances – certaines
en commentaires, d'autres (Nicolas et Woland, principalement) par mails
privés – pour mon père qui est bien sûr toujours en vie, et doit même
sortir de l'hôpital de Dieppe mardi. Au point que je me suis vu plus ou
moins contraint de publier une sorte de rectificatif.
Si
j'ai écrit ce texte, c'est parce que je venais de vivre une expérience
assez étrange – en tout cas pour moi qui n'y avais encore jamais été
confronté. Nous étions à table, finissions notre repas, lorsque
Catherine, mais vraiment très en passant, a fait une allusion
assez anodine à mon père. Aussitôt, un bloc de tristesse dure et noire
m'est tombé dessus – ou, pour mieux dire, m'est tombé dedans.
J'en ai été littéralement envahi, au point qu'aucune autre pensée
n'était plus capable de prendre place dans mon esprit. Cet état,
violent, pénible, a duré quelques minutes. Et c'est lui que, juste
après, j'ai tenté de “mettre en mots”, mais sans y parvenir vraiment.
–
Aujourd'hui, il ne subsistait plus la moindre trace de cette éruption
d'hier, et c'est l'esprit tout à fait tranquille que j'ai poursuivi la
passionnante lecture du gros livre de David S. Landes, recommandé par
Michel Desgranges, Richesse et pauvreté des nations. J'ai par ailleurs reçu ce matin un autre livre du même, L'heure qu'il est (titre français absurde puisque l'original est Revolution in time),
qui est une histoire du temps, de sa perception et surtout de sa
maîtrise. Mais Catherine me l'a immédiatement confisqué et je ne pourrai
pas le lire avant la fin du mois prochain. En effet, comme il ne se
trouve plus que d'occasion, et à peu d'exemplaires, ceux-ci coûtaient
entre 80 et 100 euros. J'avais donc renoncé à l'acheter, malgré la
grande envie que j'avais de le lire. Jusqu'à ce que Catherine me dise
que ce pourrait être mon cadeau de Noël : l'arrangement m'a paru
satisfaisant et je l'ai commandé. Mais, bien entendu, parce qu'elle est
très formaliste sur ces questions, Catherine a déclaré ce matin qu'elle
allait l'envelopper d'un papier “cadeau” et que je ne pourrais l'avoir
que le 24 décembre au soir. Comme je ne suis pas pour la guerre à
outrance dans les ménages, en tout cas pas dans le mien, j'ai capitulé
en rase campagne et me suis retiré sur des positions préparées à
l'avance, à savoir les mémoires du comte de Tilly – provisoirement
abandonnés au profit de Landes – et ceux de Mme de la Guette, également
recommandés par Michel Desgranges, et trouvés dans une édition de 1929,
qui demandera d'être maniée avec moult délicatesse, vu son état de
sénilité avancé.
Samedi 16 novembre
Huit heures. –
Je ne vais pas avoir trop de temps à consacrer à ce journal. La faute
en revient au petit billet que je viens d'écrire et de publier sur le
blog, à propos du resurgissement de cet infatigable serpent de mer : les
vaccins qui tuent massivement, ce qu'un puissant lobby cacherait
évidemment aux populations crédules. Cette fois-ci, un cran a été
franchi, par l'inénarrable Babelouest, ce gauchiste du troisième âge
qui, par ailleurs, ne m'est nullement antipathique. D'après lui, et
d'autres allumés de sa sorte, un genre de société secrète surpuissante
et – dit-il de façon savoureuse – “assez malthusianiste” aurait le
projet de supprimer les neuf dixièmes de l'humanité, d'où l'invention de
multiples vaccins, à côté de quoi le cyanure et la strychnine font
figure de purée pour nourrissons. Et il va se trouver des imbéciles pour
accorder du crédit à ces délires…
Lundi 18 novembre
Sept heures vingt. – Quand on ne trouve rien d'intelligent, ni même d'amusant, à écrire, le plus sage est donc bien de se taire.
Mardi 19 novembre
Sept heures et demie. –
C'était tellement énorme qu'au lieu d'être saisi d'une rage logique,
j'ai simplement souri. J'avais, depuis des semaines, rendez-vous
aujourd'hui, à deux heures de l'après-midi, au siège de l'assurance
vieillesse d'Évreux, avec une certaine Mme Vavin ; ce, afin d'obtenir
des éclaircissements, voire des assurances, quant à la mienne, de
retraite. J'arrivais naturellement en avance, profitais prudemment d'une
place libre située, d'après Liselotte, à quatre cents mètres de mon
point d'impact, et terminais le chemin pédestrement, sur le trottoir
droit de la rue Isambard. Parvenu devant la porte de l'agence, je la
trouvais close et agrémentée d'une affichette ; laquelle disait en
substance que, de façon très exceptionnelle, la boutique serait fermée à
midi et demie le 19 novembre. J'avoue avoir, une fraction de seconde,
caressé l'espoir que nous pouvions être aujourd'hui le 18 ou le 20 ;
mais non, nous étions bien le 19. Je suis reparti vers la voiture,
partagé entre deux sentiments : d'une part un très léger agacement
d'avoir flambé trois litres de gasoil pour rien tout en perdant une
heure et demie de ma journée, et de l'autre la satisfaction d'avoir
échappé à un entretien assommant dans un bureau minuscule et sinistre.
Quand je suis arrivé à la maison, Adélaïde, notre très-charmante fée du
logis appointée, avait presque terminé sa tâche et la Case avait cessé
de ressembler à un taudis de Kosovars fraîchement expulsés : ça
ruisselait de propreté et de brillance, comme la Normandie de pluie. Je
me suis installé dans mon fauteuil pour lire, et j'ai dormi près d'une
heure. À mon réveil, la nuit semblait prête à tomber, et c'est du reste
ce qu'elle a fait.
Jeudi 21 novembre
Huit heures. –
Décidément, ils n'ont pas de chance, nos amis progressistes, vaillants
défenseurs de la liberté de la presse menacée, vraiment pas de chance du
tout. Ce type qui a grièvement blessé un photographe à Libération,
puis tiré sur une banque à la Défense, et je ne sais plus où encore, on
le leur promettait “de type européen” et “à cheveux courts” : j'avais
l'impression de les entendre saliver d'ici. On allait leur fournir un
beau militant néo-nazi identitaire, c'en serait un plaisir. Et paf ! en
lieu et place du nauséabond tant espéré, voilà que les policiers leur
balancent dans les jambes Abdelkarim Dekhar, algérien, musulman,
militant d'extrême gauche, ancien camarade de jeu de Florence Rey et
Audry Maupin. En imaginant leur déconvenue et leur tristesse (leur
frustration aussi : plus question de sauver la démocratie en danger, il
faut replier les oriflammes, camarades…), j'éprouverais presque une
sorte de tendresse pour tous ces petits soldats de plomb de l'an II :
c'est tout de même terrible, quand on s'est trouvé un christ rédempteur
multi-fonctions, de voir celui-ci prendre un malin plaisir à piétiner ce
vivre-ensemble dont on lui a pourtant expliqué qu'il s'agissait d'un
totem sacré, digne d'être adoré à deux genoux. Le plus délicieux, au
fond, c'est la certitude que – rien compris, rien appris – ils
replongeront comme un seul homme à la prochaine incitation. Et qu'il
termineront le nez dans le ruisseau, comme d'habitude.
Samedi 23 novembre
Cinq heures vingt.
– C'est tout de même quelque chose, Google. Hier soir, entre neuf et
dix heures, j'ai publié sur le blog un billet dans lequel je parlais de
Brigitte, de Marie-Paule et de mes deux Nadine, en donnant leurs noms de
famille. Eh bien, ce matin, lorsque, pour vérifier, j'ai tapé l'un
après l'autre ces noms dans la petite fenêtre Google, mon billet se
trouvait dans les quatre cas en deux ou troisième position de la
première page de résultats.
– Il y a une demi-heure,
m'est venue la première phrase du possible roman dont j'ai brièvement
parlé ici, et dont le titre provisoire est Ce fier exil. La phrase est : Vous ne saurez pas d'où je viens.
Mais, au lieu de suivre ma mauvaise habitude de tout laisser s'envoler –
j'étais alors debout devant la porte entrouverte, occupé à me noircir
les poumons et à flinguer mon rognon rescapé –, je suis vite venu
reprendre ma place au fauteuil, ai empoigné le petit carnet à spirales
qui traîne sur la desserte et j'ai noirci deux feuilles. Il n'est donc
pas exagéré de dire que je viens officiellement de commencer un roman.
Ce qui, vraisemblablement, ne me mènera nulle part.
–
Il faudrait bien que je me calmasse un peu dans les commandes de livres :
depuis quelques semaines il en arrive tant et tant que je suis en passe
de m'y noyer. Le plus stupide, dans cet afflux, est que le dernier
arrivé est toujours plus désirable que ceux qui attendent déjà depuis
quelques jours, et même que celui ou ceux qui est ou sont en train
d'être lu ou lus. Si bien que j'ai tendance à en accélérer la lecture –
au risque de n'y plus comprendre grand-chose –, afin de passer plus vite
au dernier-né, lequel sera probablement déclassé demain par un nouvel
arrivant (enfin, non, pas demain, puisque nous serons dimanche).
–
Mon père a quitté l'hôpital hier pour rentrer à la maison. Le soir
venu, il a énergiquement refusé de se coucher pour la nuit dans le lit
“médicalisé” que ma mère a fait installer pour lui dans la salle à
manger, au rez-de-chaussée, et a tenu à monter dormir dans leur chambre,
à l'étage. Mauvaise idée qu'a eue ma mère de lui céder sur ce point :
non seulement il s'est relevé dix fois pour aller pisser, mais il a
trouvé le moyen de tomber. Ma mère me disait tout à l'heure avoir mis
plus de vingt minutes à le relever et à le recoucher. De plus, elle dit
qu'il va de nouveau moins bien aujourd'hui, qu'il ne mange rien et boit à
peine davantage. Nous l'avons fortement incitée, Catherine et moi,
chacun à notre tour, à le faire placer rapidement dans une unité de
soins palliatifs, où l'on pourra efficacement s'occuper de lui. Sinon,
nous pourrions avoir prochainement deux morts dans la maison au lieu
d'un seul : l'un par cancer et l'autre d'épuisement. Heureusement, je
crois que ma mère se rend désormais bien compte qu'elle ne peut plus
faire face seule, même si la présence, à quelques kilomètres, d'Isabelle
et Olivier la soulage d'une partie du poids qui l'écrase.
Dimanche 24 novembre
Huit heures. – Donc, revenu de l'hôpital avant hier, mon père y est reparti hier soir. Ce matin, ma mère me disait qu'elle ne comprenait plus ce qu'il tentait de lui dire, qu'il voulait se lever trois fois par heure pour pisser et qu'il titubait alors comme un homme saoul. Elle a aujourd'hui des douleurs terribles dans les bras (pour l'avoir relevé avant-hier), et il va de soi qu'il convient, maintenant, de la protéger, elle, contre lui, même si écrire cela m'est pénible. Elle semble du reste persuadée – et c'est tant mieux – qu'il ne faut pas qu'il rentre chez eux. Je dois appeler Isabelle demain, quand elle sera revenue de Toulouse, pour statuer sur le sort de notre père, mais il semble évident qu'il ne doit plus retourner chez lui, si l'on veut préserver ma mère.
Depuis quelques jours, me traverse
et retraverse l'esprit l'idée qu'il serait bien que mon père meure
rapidement, puisque de toute façon il n'est plus… il n'est plus… (le
verbe exact me manque…) il n'est plus destiné à vivre, mais
seulement à survivre. J'ai redit tout à l'heure à Catherine ce qui
m'obsède plus ou moins (elle affirme que je lui ai dit la même chose
hier soir…) : est-ce que mon père pense encore ? Et, si oui, à quoi ?
Est-ce qu'il lui arrive, dans ces chambres étrangères où on le dépose,
de s'éveiller la nuit ? Et, alors, pense-t-il à nous ? Et comment ? Ces
questions me taraudent, alors que je les sais sans réponse.
Ce
n'est pas très facile de souhaiter la mort de son père. Je suppose que
je ne dois pas être le premier, mais ça ne m'aide pas beaucoup. J'ai
tendance à penser que c'est pour lui que je veux que ça s'arrête ; mais ça rejoint ce que je disais au paragraphe précédent : que souhaite-t-il, lui
? Souhaite-t-il encore quelque chose ? Etc. En attendant, j'enquille
les verres de riesling, et c'est lui qui me donne cette excuse de
picoler un peu. Depuis quelques jours, ce que je lis ne m'intéresse pas,
mais je lis tout de même, par réflexe, d'une certaine manière ; pour me
mener du matin au soir. Je voudrais bien que tout cela s'arrête.
En fait, non : je voudrais revenir en arrière.
Mardi 26 novembre
Trois heures et demie. –
C'est curieux, cette habitude qui semble s'être installée ici sans que
j'y sois pour rien, de ne plus écrire qu'un jour sur deux. Le plus
étrange est que je ne le fais nullement exprès et que, même, bien
souvent, c'est seulement en arrivant dans ce journal que je constate n'y
être pas venu la veille.
– Cette fois, le mécanisme
est enclenché : mon père devrait, assez rapidement, passer de sa chambre
d'hôpital à une unité dite “de soins palliatifs”. Il se pourrait que ce
soit dans un établissement de Saint-Valéry-en-Caux, lequel semble assez
coté, d'après les renseignements pris par Isabelle et par ma mère,
chacune de son côté. Encore faut-il, évidemment, qu'ils disposent d'une
chambre libre. Mais, comme m'a dit Catherine, avec cette pointe de
cynisme que nous pratiquons volontiers et qui nous permet de tenir tant
soit peu les événements à distance, « dans ce genre de maisons, le turn-over
est rapide, par nature… » En effet. Il reste que mon père ne reverra
donc plus sa maison. Je ne sais pas pourquoi je note ça, d'ailleurs :
elle est si peu la sienne, cette maison de Fontaine-le-Dun, où il n'est
pratiquement venu que pour mourir. On devrait commencer à parler de
maison-de-ma-mère ou de chez-ma-mère…
En tout cas, si,
comme Catherine et moi le pensons de plus en plus, mon père ne voit pas
l'année qui se profile, on pourra dire sans exagérer que 2013 aura été
une année de merde.
Et puisque je suis dans les
histoires d'hôpital, signalons que Catherine se trouve en ce moment même
à celui d'Évreux, où elle a rendez-vous avec un stomatologue, qui doit
lui extraire les deux racines de dents vicieusement fichées au fin fond
de ses mâchoires. Avec tout cela, on s'étonne presque d'aller soi-même à
peu près bien.
Huit heures et demie. –
Intéressante discussion “apéritive” avec Catherine, bien entendu à
propos de nos pères (en gros). Je résume, avant qu'elles ne
disparaissent de ma mémoire, les deux choses que je lui ai dites, et qui
sont d'ailleurs liées :
– On ne peut pas avoir plus que deux ou trois frères et sœurs réels
(c'est-à-dire avec qui on partage pour de bon une enfance, et surtout
des parents – je tâcherai d'y revenir) : dans les familles de sept, neuf
ou treize enfants, on n'est vraiment le frère, ou la sœur, que de ceux
qui vous entourent immédiatement ; les autres, les très-aînés ou les
très-cadets, sont justes les enfants de vos parents ; ce qui, tout de
même, les lie à vous, mais d'une façon plus lâche que vos véritables
frères et sœurs, qui ont été plus ou moins enfants en même temps que
vous, et surtout ont connu vos parents au même âge.
– Une famille, une ligné charnelle,
ne peut pas durer plus de trois générations : au-delà, lorsque le père
fondateur (ou la mère) disparaît, tout vole en éclat. Cela m'est apparu
de manière brutale – Catherine peut en témoigner – le soir du
soixantième anniversaire de mariage de mes grands-parents, René et
Suzanne, en 1991. Arrivés dans notre chambre d'hôtel, j'ai subi une
sorte d'effondrement et j'ai dit à Catherine que je venais de voir ma
famille réunie pour la dernière fois – réunie de façon heureuse ; que la
prochaine fois que nous nous reverrions (et encore : seulement
quelques-uns), ce serait pour l'enterrement de l'un ou l'autre des
jeunes vieux mariés que nous venions de célébrer, et qu'ensuite nous
deviendrons des étrangers absolus les uns pour les autres. Et c'est très
exactement ce qui s'est passé, deux ans après, lorsque René est mort.
Depuis, je n'ai revu aucun de mes cousins ou cousines, je me fous de ce
qu'ils sont devenus (pas tout à fait tout de même, puisque je me
souviens, il y a deux ou trois ans, à Sedan, un soir, de les avoir
passés en revue, avec ma mère, pour savoir où ils en étaient de leur
vie), et je suppose qu'il en est de même pour eux, me concernant
(peut-être moins, car je reste l'aîné de cette troisième génération, et
il n'est pas impossible que j'aie eu une véritable importance, dans leur
enfance ou adolescence, pour certains d'entre eux).
Bref, je disais à Catherine que, de même qu'on ne peut pas avoir plus de deux ou trois vrais
frères ou sœurs, à mon sens, il est impossible qu'une famille
“cellulaire” tienne plus de trois générations. Pourquoi trois ? La vie
le veut ainsi, il me semble ; la durée de notre vie. Il y faut d'abord
un fondateur. Ce n'est pas donné à tout le monde. Depuis bien
longtemps je pense que les hommes se répartissent en deux groupes : les
pères et les fils. (Cela marche tout pareil pour les filles…) Êtes-vous
père ou êtes-vous fils ? Cela dépend de plusieurs choses, mais en
réalité deux : de qui vous êtes, de ce qui s'est passé avant vous. Il me
semble très difficile de devenir père ( je mets l'italique pour
souligner que j'entends le mot en mon sens particulier) s'il en existe
un dans la génération qui vous précède immédiatement ; parce qu'on ne
peut, ni ne veut lutter contre le patriarche ; parce que, surtout, il
n'est pas question de lutte, de pouvoir. La preuve en est que le
patriarche n'a nul besoin d'avoir d'autorité : on se trouve dans un
autre monde, un autre système, plus profondément ancré. Si je prends
l'exemple de ma famille maternelle (on pourra en effet m'objecter que je
n'ai pas d'autre exemple, mais je crois à la profonde exemplarité de ma famille), nous nous trouvons face à René, le fondateur,
père de sept enfants, filles en majorité nette : deux garçons
seulement. N'étant que le premier des petits-fils, il m'est difficile de
savoir comment il a élevé sa progéniture ; mais il y a des choses que
je sais, que je devine, que je sens dans la confusion. Par exemple,
pourquoi les deux mâles de cette famille se sont-ils tous les deux
engagés dans l'armée, que leur père avait quittée dans leur tendre
enfance ou avant même leur naissance ? Que cherchaient-ils à prolonger ?
À relever ? Une chose me paraît certaine : ces deux-là étaient des fils. Ils ont eu des enfants ? Bien sûr ! Mais ils sont restés des fils.
Les
filles ? Elles sont – en tout cas les trois aînées – plus fortes que
leurs frères, qui ne leur ont jamais disputé cette prépondérance.
Néanmoins, elles n'ont jamais été que des filles, et cela s'est
vu cruellement lorsque leur mère s'est effondrée sur elle-même, s'est
prolongée au-delà du raisonnable : ma mère et sa sœur Annie sont
redevenue les petites filles qu'elles n'avaient jamais cessé d'être,
quoi qu'en aient pu penser leurs enfants respectifs.
Je
suis l'aîné de la troisième génération de cette famille-là : le cousin
absolu ! Le “bout de chaîne”, autant dire… J'ai compris cela à la fin de
ce splendide feu d'artifices mortuaire, dont j'ai parlé plus haut.
Quelque chose m'a fait comprendre que ce que je prenais pour une famille
indestructible ne dépendait en fait que que de René et Suzanne – et
même de René seul : alors que, comme toutes les femmes de cette famille,
Suzanne faisait mine de commander et pensait qu'elle le faisait,
pendant ce temps René fondait une courte dynastie et régnait sur elle.
Il était le patron, le maître absolu et souriant de nos vies. Et c'est
probablement ce qui me relie encore, ténûment, à mes cousins que
je ne vois plus et ne reverrai jamais d'ici leur mort ou la mienne : le
sourire de René – et son béret, aussi.
Mercredi 27 novembre
Huit heures vingt. – Journée fatigante, au sens où je l'entends désormais, c'est-à-dire une journée où je dois sortir de chez moi. Or, c'était le cas : j'avais, à Neuilly, rendez-vous d'abord avec Jobbé Duval, mon cardiologue, puis avec Garrigue, mon médecin traitant. Le second était évidemment le plus important, puisque je comptais lui extorquer un mois supplémentaire d'arrêt maladie. Il me l'a accordé sans la moindre difficulté, et m'a en plus fait comprendre que, si je revenais le voir le mois prochain…
Bref, le cancer, c'est cool,
surtout celui du rein, et il se pourrait que je ne retourne jamais
travailler. J'en rêve. Le parfait petit rédacteur que je suis ne rêve
plus que d'une chose : rester chez lui ; que tout le monde l'oublie,
qu'on se mette à ignorer son existence, etc. Je voudrais disparaître,
qu'on ne sache même plus que j'ai vécu. Mais, pour l'instant, ça semble
difficile, et c'est évidemment de ma faute : comme je suis un petit
rédacteur très performant, personne ne veut se débarrasser se
moi. Mais, moi, je tiens beaucoup à ce qu'on se débarrasse de moi ! Et
le plus vite possible !
– Bon, sinon, c'était tout de
même agréable de revoir ces deux médecins, le cardiologue et le
généraliste, que j'aime beaucoup tous les deux, avec qui je parle de
tout sauf de ma santé, dont, au fond, je me fous autant qu'eux.
Jeudi 28 novembre
Sept heures et demie. –
Je me suis si bien déconnecté du monde du travail que j'avais tout à
fait oublié que la paie de fin novembre s'accompagne du précieux
treizième mois. Ça m'est brusquement revenu hier. Quand je l'ai dit à
Catherine, elle a émis l'hypothèse que je n'allais peut-être toucher que
les sept douzièmes de la somme, correspondant aux mois durant lesquels
j'ai effectivement travaillé cette année. Je suis allé vérifier ce matin
: ce brave mois supplémentaire était bien là, au complet, à se
prélasser sur mon compte. Pour mieux résister à la tentation de la
dépense, j'ai aussitôt viré deux mille cinq cents euros sur le livret
d'épargne que Catherine s'est ouvert auprès du Crédit mutuel de Pacy –
les autres comptes étant, eux, au même Crédit mutuel, mais de Levallois.
–
Reçu ce matin le deuxième volume de la Pléiade consacré à Jane Austen.
Comme je me disais que ce ferait un agréable cadeau de Noël pour
Catherine, j'avais demandé aux instance amazoniennes qu'on me
l'emballât. Évidemment, en voyant le paquet, Catherine a immédiatement
deviné de quoi il s'agissait : pour l'effet de surprise, il me faudra
repasser.
Vendredi 29 novembre
Huit heures et demie. –
Bonne surprise, lorsque nous sommes arrivés, Catherine, ma mère et moi,
à “l'hôpital local” de Saint-Valéry-en-Caux, où mon père a été
transféré hier soir, et qui semble être une station terminus pour
alzheimers, cancéreux, etc., qui ne reverront jamais leur maison, ni
même l'air libre. Bonne surprise, donc : mon père, d'une maigreur
terrible, était assis sur son lit. J'en ai, dans la seconde, déduit
qu'il allait mieux (je ne l'avais pas vu depuis douze jours).
Nous voyant apparaître, il a eu une esquisse de sourire, et, bien
entendu, j'en ai redéduit qu'il allait vraiment mieux, et même
qu'il nous reconnaissait. Là-dessus, d'une voix qui n'était plus
vraiment la sienne et le regard absolument vide, il a dit qu'il avait
mal et qu'il faudrait le recoucher. Ma mère et moi l'avons fait. Le
mollet de mon père a désormais la circonférence de mon poignet, et le
contact de sa peau donne l'impression de tripoter la momie de Ramsès II :
ce n'est pas vraiment agréable.
Recouché, et sans qu'on sache s'il nous avait vraiment identifiés, Catherine et moi, mon père n'a cessé de dire qu'il avait mal et qu'il était
mal. À un moment, peu après, il était couché sur le dos, il a fermé les
yeux ; et j'ai bien vu à quoi ressemblerait bientôt le cadavre de mon
père – moins ce pitoyable bonnet qu'il avait sur la tête, et que ses
doigts translucides repoussaient sans cesse vers le haut du crâne
glabre.
Au bout d'une vingtaine de minutes (avec l'aide
d'une aide-soignante, nous l'avions installé “sur le côté”, de façon à
ce qu'il ne souffre plus – ou moins – de son début d'escarre aux
fesses), il a fermé les yeux et nous avons eu l'impression (plutôt le
désir) qu'il s'était endormi. J'ai dit à Catherine que nous allions
partir, ce que nous avons fait, parce qu'un mal de tête démentiel
s'était emparé de moi. Catherine est allé embrasser mon père – ce que je
crois bien n'avoir pas fait –, elle a pleuré dans les bras de ma mère,
qui pleurait aussi. J'étais à peu près dans le même état, mais comme je
suis censé être un “homme”, je me suis planté face à la porte fermée de
la chambre, le temps que les deux femmes en finissent de leurs
gamineries sentimentales. On est rentré à la maison, et jamais 122 km ne
m'ont paru aussi longs ni pénibles.
– La journée
n'avait pas très bien démarré. Nous avions rendez-vous pour déjeuner,
chez Isabelle et Olivier. Isabelle ne va pas bien, depuis que son père
glisse vers le royaume des morts,; mais elle essaie de faire bonne
figure. En fait, elle y parvient, même si elle est probablement
persuadée du contraire. Lorsque nous sommes arrivés, à midi, ma mère
n'était pas là. Elle est arrivé un quart d'heure après nous ; c'est moi
qui lui ai ouvert la porte, elle était en larmes (je crois, en 57 ans,
n'avoir jamais vu ma mère pleurer plus d'une fois ou deux ; et encore,
je serais incapable de dire à quelle occasion). elle nous a dit tout de
suite pourquoi : alors qu'elle était censée apporter chez Isabelle
l'entrée de notre repas, des carottes râpées en l'occurrence, elle avait
oublié de les faire et s'en était rendu compte, sur le trajet, au
volant de sa voiture.
Lorsque j'ai vu ma mère sangloter
parce qu'elle avait oublié de faire des carottes râpées, j'ai bien
compris que quelque chose de mon monde était en train de s'écrouler, de
mourir, et ne reviendrait jamais. À un moment, j'ai plus ou moins pris
ma mère dans mes bras et caressé ses cheveux : je n'avais jamais fait
cela de ma vie et m'en trouvais fort emprunté – elle aussi, peut-être,
je n'en sais rien.
Évidemment, elle s'est reprise – elle se reprend toujours, c'est une femme qui en a. Mais, ensuite, lorsque tout le monde a fait semblant de vivre un déjeuner normal,
elle a absolument cessé de parler. Je n'ai jamais vu, je crois, ma mère
cesser de parler, s'abstraire ainsi, se renfermer sur elle-même –
jamais. Je ne peux évidemment pas savoir ce qui se passe dans cette tête
où je n'ai nul accès. Je suis incapable de sentir ce que ma mère
éprouve à l'heure où son mari, l'homme qui a partagé sa vie pendant près
de 60 ans, qui lui a fait moi, Philippe et Isabelle, n'a jamais pu se
passer d'elle, comme elle de lui ; ce qu'elle ressent aujourd'hui, ce
soir peut-être, au moment où je déblatère, le voyant disparaître.
Je
n'en saurai rien ; je sais bien qu'on ne s'en parlera jamais. Ma mère
et moi ne nous parlons pas, au sens où on l'entend généralement. Je n'ai
jamais non plus parlé avec mon père, dans ce même sens que je récuse.
Maintenant qu'il s'apprête sans le savoir (mais qu'en sais-je ?) à
mourir, je ne fais pas partie de ces gens qui sanglotent de n'avoir
jamais parlé à leur père. La vie n'est pas un film hollywoodien : on n'est pas là pour se dire tous les matins Love you et Love you too.
Je n'ai jamais, je crois, touché mon père ; il ne m'a jamais pris dans
ses bras non plus. Je ne dis pas qu'au début de notre vie commune il
n'en aurait pas eu envie, qu'en puis-je savoir ? Mais il avait dû piger
que ce n'était pas mon truc. On va donc se quitter sans cela – et on s'en fout.
Samedi 30 novembre
Sept heures et quart. –
2013, l'année sombre, continue ses méfaits. Ce matin, après avoir parlé
avec notre vétérinaire, Catherine a pris la décision de faire
euthanasier Elstir, lequel souffre de plus en plus de la maladie qui
s'en prend constamment à ses yeux, ses oreilles et sa peau, et dont nous
savons depuis le début qu'elle est incurable. Le pis est que le
traitement par piqûres, qui repousse l'échéance lors des crises, est de
moins en moins efficace, et qu'il a la particularité de s'attaquer aux
reins de l'animal. De fait, voilà plusieurs matin que nous retrouvons
une large flaque de pisse dans la pièce où dort ce pauvre chien.
Bien
entendu, dès que le rendez-vous a été pris avec le vétérinaire
(après-demain, dix heures…), Catherine m'a appelé, pour me dire que, si
je m'y opposais catégoriquement, elle annulerait tout. J'ai été bien
tenté de le faire, mais dans la mesure où c'est elle, depuis le début,
qui est en charge de tous les soins à donner, j'ai préféré lui laisser
la décision. On pourra aussi bien y voir une certaine lâcheté de ma part
: moi-même, c'est une explication que je n'exclus pas.
–
Du côté de mon père, il vient de passer une nouvelle journée sans
manger ni boire. Quand ma mère et Isabelle lui ont fait visite, cet
après-midi, il a à peine soulevé une paupière avant de se rendormir, et
rien n'a brillé dans son œil. D'après ma mère, il avait l'air plus
détendu qu'hier et semblait ne plus ressentir les douleurs dont ils se
plaignait. C'est toujours ça. C'est même sans doute le principal, au
stade où nous en sommes.
Quoi qu'il en soit et en advienne, je ne regretterai pas l'année 2013. En tout cas, j'espère…
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