LE COMPTEUR À ZÉRO
Mercredi 1er janvier
Trois heures et demie. –
Eh bien, je crois que nous avons vécu, hier, Catherine et moi, le plus
bref réveillon de toute notre histoire commune ! J'ai même éprouvé le
besoin d'en faire un billet sur le blog, que je retranscris ici, où il a
sa place :
« C'est alors qu'on s'est dit, sur
les coups de huit heures, que si un étonnant mécène international
décidait de doter d'une dizaine de millions d'euros le couple terminant
son réveillon de nouvel an le plus tôt, nous serions en passe d'être
riches. Et, en effet, à huit heures, tout était remballé. Nous ne nous
étions privés de rien, mais nous avions commencé tôt : c'est le secret.
Dès six heures, un Macallan âgé de douze ans, pour se mettre en train. À
partir de sept heures, l'orgie proprement dite. Orgie résolument
alsacienne, à bulles pour Catherine, sans pour moi. Et puis, évidemment,
le solide.
» Sur la photo, de mini-verrines (terme modernœud
pour désigner des verres à liqueur) contenant chacune un œuf de caille
en gelée parsemé d'œufs de saumon, ainsi que de petites bouchées
comprenant saumon et pétoncle crus marinés, coriandre, sur un lit de
bébé-avocat. Hors champ : de petits roulés de saumon fumé d'Écosse au
fromage frais (dont le nom m'échappe…) et à la pomme verte, ainsi que
des canapés individuels (des fauteuils, donc) aux deux saumons. Il y
avait aussi des torsades de pâte au parmesan passées au four, dont les
deux chiens ont été fort heureux d'en croquer quelques-unes : c'était
réveillon pour tout le monde.
» À
huit heures, plus personne n'avait faim, on a tout remis dans le frigo
(pour demain soir : bonne excuse pour un apéritif supplémentaire), le
réveillon était fini. Avant, Catherine m'avait rappelé que le plus
précieux de nos 31 décembre communs était celui de 1999.
» Nous
vivions alors à Sainte-Scolasse, dans l'Orne. Grâce à la fameuse
tempête de cette année-là, il y avait déjà six jours que nous vivions
devant la cheminée, sans électricité, sans eau chaude, rebalancés vers
le Moyen Âge au point de se mettre à parler en ancien français sans même
s'en apercevoir, et à sentir comme des putois, faute de douches chaudes.
» Vers
cinq heures, ce 31, Catherine a décidé que nous “ferions réveillon”
tout de même ; et, sautant dans la voiture (qui était chauffée, elle…), a
filé vers Mortagne, afin d'y faire razzia de petites choses à haute
teneur en mauvais cholestérol. Elle était à peine partie que trois
hommes d'EDF ont frappé à la porte et m'ont demandé si nous étions
toujours sans électricité. Je me suis gardé de leur répondre quelque
chose comme : « Si, si, nous avons l'électricité, mais en bons
réactionnaires nous préférons les bougies que vous voyez. » Je me
sentais, par rapport à eux, en état de nette infériorité. Ils se sont
éloignés dans la nuit, en me disant qu'ils allaient voir ce qu'ils
pouvaient faire. Je n'attendais évidemment rien d'eux et suis retombé
dans mon apathie frigorifiée.
» Dix
minutes plus tard, j'ai entendu le frigo se remettre en marche. D'un
pas mal assuré je me suis approché du plus proche commutateur
électrique, duquel j'ai approché un index tremblant… Lux ! Mon
premier travail a été de remettre la chaudière en marche, puis de foncer
sous la douche. Ensuite, j'ai enfilé une chemise blanche et mon plus
beau costume (manière de parler : je ne devais en avoir qu'un seul).
Puis, j'ai allumé toutes les lampes de toutes les pièces de toute
la maison. Ensuite, je me suis rassis dans mon fauteuil pour attendre
Catherine. Je ne m'en souviens pas, mais il est probable que je me suis
servi un verre de quelque chose contenant de l'alcool.
» Tout
à l'heure, Catherine me disait que lorsqu'elle avait tourné le coin de
notre minuscule rue et qu'elle avait découvert la maison illuminée…
» Enfin quoi : notre réveillon 2013 fut bref, mais riche de mémoire. »
Comme
la journée d'aujourd'hui a été tout aussi peu agitée que la soirée
d'hier, on peu dire que si l'année est à l'aune de cette ouverture, on
ne va pas s'agiter beaucoup. Je n'ai d'ailleurs aucunement l'ambition de
m'agiter, bien au contraire.
Ce soir, il est question
de “finir les restes” : restes de petits fours et autres amuse-gueule,
reste de crémant d'Alsace, reste de riesling, reste de Macallan. Après
ça, on pourra retourner se coucher, l'âme sereine et le cœur en paix.
Sinon, j'ai tout de même terminé le Gustav Mahler
(en sa version abrégée) de Henry-Louis de La Grange. Quant à Catherine,
elle a retrouvé avec bonheur et jubilation sa très-chère Jane Austen et
se trouve plongée dans Mansfield Park, dont l'héroïne a le chic pour l'agacer (« À certaines pages, je lui donnerais des baffes ! »).
– Le mois prochain, il y aura sept ans que je tiens blog à l'enseigne Didier Goux habite ici.
Si j'avais su que cela me conduirait à publier un recueil de ces textes
aux Belles Lettres, mais surtout à me replonger dans des fantasmes de
roman, j'y aurais sans doute réfléchi à deux fois ; non à cause de la
partie “Belle Lettres”, mais bien plutôt du spectre romanesque, dont je
sens qu'il pourrait me pourrir en partie l'année qui s'amorce. Enfin….
Jeudi 2 janvier
Sept heures et demie.
– Toute petite journée : à part téléphoner à ma mère pour son 81ème
anniversaire, je n'ai à peu près rien fait. L'élément le plus saillant
est que nous sommes repassés, Catherine et moi, en mode “eau minérale”,
qu'elle a de nouveau arrêté de fumer et que je suis, moi, revenu à la
pipe.
Vendredi 3 janvier
Sept heures vingt. –
Après quelques hésitations (j'y retourne-t'y ? J'y retourne-t'y pas ?),
j'ai finalement décidé de ne pas me réabonner à la lecture en ligne du
journal de Camus, n'ayant jamais réussi à vraiment apprécier le fait de
n'en avoir que quelques paragraphes chaque jour, ce qui crée une
frustration – une impression de “moins qu'avant” – contre laquelle je ne
parviens pas à me défendre. Par conséquent, j'attendrai sagement le
début de 2015 pour acheter 2014 en volume, comme l'auteur ne manquera
pas de le proposer à nos convoitises. Et sans doute, prochainement, au
moins pour que ma collection soit complète, vais-je m'offrir le volume
2013, bien que l'ayant déjà lu en “morcelé”.
– J'étais
censé, cet après-midi, au prétexte que la présence d'Adélaïde nous
confinait dans la Case, écrire l'article que je dois à Enquêtes. Au lieu de cette vertueuse activité, j'ai feuilleté Valeurs actuelles,
rempli la grille de mots croisés qu'on y trouve chaque semaine, avant
de reprendre le livre que Jean Staune a consacré au darwinisme,
simplement parce que la tranche du volume a attiré mon regard. Comme
d'habitude, mon premier réflexe en m'éveillant demain va être de me
traiter d'imbécile pour ne pas m'être débarrassé de ce travail dès
aujourd'hui. Mais comme je le sais, ça n'a guère d'importance :
Procrastin n'intimide plus Procrastin.
Dimanche 5 janvier
Sept heures et quart. – J'ai finalement attendu cet après-midi pour écrire l'article que je devais à Enquêtes
: la routine, donc. Comme le sujet en est amusant et intéressant, je
pense que j'en ferai un petit billet demain – tout en me demandant s'il
est très “déontologique” de raconter cette histoire avant que ne
paraisse l'article que l'on m'a payé pour écrire. D'un autre côté, il ne
s'agit nullement d'un scoop, dans la mesure où tout est déjà sur
internet.
Sinon, j'ai poursuivi avec un intérêt
grandissant la lecture du livre de Staune consacré au (néo- et post-)
darwinisme, que j'avais pourtant déjà lu, il y a un an ou deux. Intérêt
tel qu'il m'a poussé à commander trois autres livres sur le même sujet,
deux de Christian de Duve et un de Michael Denton.
–
Demain, journée chargée : il va falloir que le descende à Pacy pour y
acheter un sac de graines de tournesol, car la famine menace du côté des
volatiles ; des “oiseaux du ciel”, comme l'on dit dans les zoos pour
désigner les piafs de souche qui s'introduisent dans les cages pour
becqueter la nourriture des pensionnaires exotiques (mœurs inversées par
rapport à celles des humains, ainsi que l'on voit).
Mardi 7 janvier
Sept heures vingt. –
Plus les journées se ressemblent, désormais, moins il s'y passe de
choses, et plus elles me conviennent. Rien n'égale le plaisir que j'ai,
le matin, en ouvrant le premier œil, de me dire que je n'ai rien
de particulier à faire, rien d'imposé par les circonstances extérieures,
avant le lendemain. La matinée passe en général très vite, entre la
lecture du livre en cours, celle de plus en plus paresseuse et
approximative des blogs, quelques pauses pour avaler une tasse de café
et, un jour sur deux ou trois, hélas, la corvée de descendre à Pacy afin
d'y chercher du pain et quelques denrées à glisser dedans. L'après-midi
lui ressemble beaucoup, mais en version étirée, et où les pauses-café
sont souvent remplacées par de micro-siestes qui me tombent dessus (et
sur Catherine…) sans s'annoncer. Le livre glisse doucement sur les
genoux, la tête s'incline, les yeux se ferment… Ils se rouvrent au bout
de dix ou vingt minutes, sans que l'on sache bien pourquoi (un mouvement
brusque de Swann dans son panier, le carillon qui sonne, un camion
passant la rue, etc. – et parfois rien du tout qui soit identifiable),
et on reprend sa lecture à peu près où on l'avait laissée. On est en
général tout surpris de ce que la nuit a déjà commencé de tomber. Les
chiens, eux, en redoublent de vigilance : ils savent que l'heure de la
gamelle approche. Ensuite, parce que six heures ont sonné et que le
repas des humains n'est plus si loin, on néglige de reprendre son livre
et l'on remplit presque machinalement une grille ou deux de sudoku.
Catherine appelle au dîner, et voilà : la journée est terminée et elle
fut parfaite.
Mercredi 8 janvier
Huit heure.
– Reçu aujourd'hui trois nouveaux livres (il faudrait que je me calme
un peu : la double pile, au salon, prend des allures de tour pisane…) :
deux de Christian de Duve, prix Nobel de médecine en 1974 et L'Évolution a-t-elle un sens ? de Michael Denton. J'ai commencé par le premier de Duve : À l'écoute du vivant (mauvais titre, à mon avis) ; j'y surnage tant bien que mal pour le moment. Le second s'intitule Sur la science et au-delà. A priori, ce titre est encore plus mauvais que le précédent (on a l'impression d'entendre Buzz l'éclair dans Toy Story…),
mais il prend une tout autre dimension lorsqu'on connaît l'histoire de
ce livre. Il s'agit d'un long entretien avec un autre savant, Jean
Vandenhaute, réalisé l'an dernier. Le livre a été terminé le 2 mai 2013
et, deux jours plus tard, de Duve, 95 ans, mourait d'un “suicide
assisté” dans une clinique suisse. Le 17 juillet suivant, c'était au
tour de Vandenhaute, 72 ans, de mettre fin à ses jours d'une manière à
peu près similaire. Du coup l'au-delà du titre n'évoque plus du tout Buzz l'éclair.
Vendredi 10 janvier
Sept heures et quart.
– Cependant que nous dînions, Catherine m'a fait remarqué qu'il ne me
restait plus que trois semaines de vie véritable (elle ne l'a pas dit
comme cela, c'est moi qui interprète…) avant de reprendre le travail.
Elle n'avait pas besoin de le faire : depuis le début de janvier, j'ai
l'impression de vivre un compte à rebours de plus en plus pénible (sans
rien exagérer toutefois) et il ne se passe guère de jours sans que j'y
pense au moins une fois, pour me livrer à un rapide calcul mental défalcateur.
C'est du reste amusant car j'ai l'impression de vivre quelque chose
comme des “travaux pratiques” à propos de la relativité du temps.
Jusqu'ici, lorsqu'il m'arrivait – et c'était fort rare – de prendre
trois semaines de vacances consécutives, j'avais presque la certitude
que, à la fin, je ne retrouverais plus le chemin de Levallois tellement
j'aurai été longtemps sans y aller. Alors que, là, après ces cinq mois
de tranquillité, ces trois semaines qui s'annoncent me paraissent
terriblement courtes.
– Durant ce temps, on interdit
les spectacles d'un ex-humoriste devenu antisémite rabique, et tout le
monde ou presque s'en félicite bruyamment, surtout à gauche, mais hélas
pas seulement. C'est pourtant cette même gauche qui ne perd jamais une
occasion de clamer tout le bien qu'elle pense de la transgression, de la
rébellion contre tout ordre établi, de la désobéissances aux lois
iniques, etc. On a bien compris que toutes ces postures ne valent que
dans le cas des rebelles de confort chers à Muray, ceux qu'aucun pouvoir n'a jamais songé à faire taire le moins du monde.
Samedi 11 janvier
Sept heures et demie. – Après la pantalonnade autour du comique de répétition (M'bala M'bala), voici donc la dépantalonnade
du président de la République avec une comédienne vieillissante et sans
emploi. En tout cas, ma lointaine camarade de jeu (de jeu
professionnel…), Laurence Pieau, qui fut un temps chef du service photos
de FD, a bien réussi son coup : on ne parle plus que son magazine – et
en plus on l'achète. Pendant ce temps, j'ai poursuivi, et presque
achevé, la lecture du livre de de Duve : des passages fort intéressants,
mais d'autres beaucoup trop ardus pour moi. Les chapitres consacrés à
la chimie de la cellule, de l'ADN, des protéines, etc., j'en comprends à
grand-peine la moitié, en sachant que je n'en retiendrai pas le dixième
; encore suis-je sans doute très optimiste en brandissant ces
estimations.
– Je ne sais plus si j'ai noté ici que, l'autre soir, Catherine et moi avons revu le Guerre et Paix
de King Vidor (avec Hepburn, Fonda, Ferrer…). Le film a bien passé
l'épreuve du temps, m'a-t-il semblé. Il nous a surtout donné envie, à
tous deux, de relire le roman. Et, comme la version de poche que je
possède ne me tentait guère, je l'ai commandé en Pléiade (d'occasion :
on n'est pas plus raisonnable…) : j'ai bien hâte qu'il arrive.
–
Depuis quelques jours, j'ai des élancements dans le genou droit, à
chaque fois que je plie ou déplie la jambe un peu trop brusquement. Tout
à l'heure, je dis à Catherine : « J'espère que ça va s'arranger… »
Aussitôt, nous nous esclaffons en chœur : non, évidemment que ça
ne va pas s'arranger ! Aux âges où nous sommes, les douleurs nouvelles
ne disparaissent jamais “comme elles sont venues”, il ne faut plus
rêver. Catherine me dit : « Ce sont les jeunes qui se disent “j'espère
que ça va s'arranger”. » Moi : « Mais non, les jeunes ne se disent rien
du tout de pareil, dans la mesure où, pour eux, il va de soi que les choses vont s'arranger. »
Mercredi 15 janvier
Sept heures vingt.
– Parvenu aux alentours de la soixante-dixième page, on se dit qu'on se
trouve devant une sorte de Philip Roth que le hasard aurait fait naître
en Afrique du Sud : un universitaire vieillissant, une étudiante
complaisante, une aventure, un scandale sexuel, une mise en accusation
du “suborneur” : pas de doute, les ingrédients y sont. C'est au moment
où, démissionnaire, David Lurie part rejoindre sa fille unique, Lucy,
dans sa petite ferme du Cap-Oriental que Disgrâce, le roman de
J.M. Coetzee prend soudain toute son originalité et toute sa profondeur, quand l'histoire récente de l'Afrique du Sud, de l'Afrique du Sud
“post-apartheid”, fait irruption dans le livre : l'Histoire envahit
l'histoire pour lui donner son sens. La grande force du roman est que
Coetzee ne cesse jamais de braquer son projecteur sur les quatre ou cinq
personnes – blanches et noires, mais, si l'on me passe l'approximation,
aucune n'est toute blanche ni toute noire dans l'ordre du romanesque –
qui occupent la scène ; et que c'est à travers elles que les
convulsions de tout un pays vont apparaître, la rapacité tranquille et
assurée d'elle-même des uns, la mauvaise conscience paralysante des
autres, les tressaillements de désir, d'envie, de haine,
d'incompréhension et d'élans du cœur qui jettent les personnages les uns
contre les autres, les blessures qu'ils s'infligent, mutuellement ou à
eux-mêmes. Il faudrait aussi tenter de parler du contrepoint étrange
fourni par l'opéra que David Lurie, en rupture d'université, tente de
composer, en se fondant sur le dernier amour de Byron pour sa comtesse
italienne, Teresa Guiccioli, et du thème non moins étrange et macabre
des chiens euthanasiés que le professeur déchu se charge de transporter
et de brûler lui-même à l'incinérateur municipal. Déchu, David Lurie
l'est en effet, et c'est une déchéance qu'il accepte comme une fatalité,
voire une fatalité méritée, de même que Lucy, sa fille
lesbienne, décidera (mais décide-t-elle réellement ? A-t-elle encore le
choix, ce choix-là ?) de garder l'enfant que lui a fait l'un de ses
trois violeurs noirs. Tout fait sens, le moindre geste, celui qu'on fait
ou qu'on ne fait pas, chacun est englué dans une histoire collective
qui a cessé de l'être, qui ne l'a peut-être jamais été. « Qu'est-ce que
j'étais censé apprendre ? demande à un moment Lurie au petit ami de
Mélanie, l'étudiante qu'il a naguère séduite. – À rester avec ceux de
votre espèce », lui répond le jeune homme, dont on ne saura pas s'il est
blanc ou noir ou métis : cela n'a déjà plus d'importance. Les jeux sont
faits, la disgrâce est tombée. Je crois que je n'en ai pas fini avec J.M. Coetzee.
–
Catherine a appelé ma mère, en début d'après-midi, pour prendre de ses
nouvelles. Petite voix grise au début de leur entretien (le haut-parleur
était enclenché pour moi…), au bord de pleurer à une ou deux reprises.
Et puis, le temps avançant, elle a retrouvé de l'allant, notamment
lorsqu'à été évoquée la possibilité que nous venions la voir bientôt (ce
sera lundi prochain). Comme il était permis de s'en douter, elle dit
qu'elle passe par des hauts et des bas, des jours avec et d'autres sans.
Elle dit aussi – et elle n'est pas la première – que la quantité
invraisemblable de paperasses dont il lui faut s'occuper lui est un
dérivatif précieux : il faudra que je pense, un de ces jours, à attirer
l'attention de Marchenoir sur ce côté positif du fonctionnariat
envahissant. Je sais bien qu'elle ne le dira probablement pas, mais je
soupçonne qu'elle doit traverser davantage de jours sans que de jours avec…
Elle
dit aussi que, depuis un mois, elle ne voulait aller nulle part, ni que
l'on vienne chez elle dans le but, certes louable, de la soutenir.
C'est une chose que je comprends fort bien. J'ai déjà songé à cette
éventualité dans laquelle je devrais survivre à Catherine, et il m'a
chaque fois paru évident que je n'aspirerais qu'à une chose : demeurer
seul chez moi, dans le silence, pour ne parler qu'avec moi-même et,
d'une certaine manière qui me reste assez indiscernable, avec Catherine.
Jeudi 16 janvier
Sept heures et demie. – J'ai quitté l'Afrique du Sud pour la Chine, en passant de la Disgrâce de Coetzee au roman de Mo Yan, prix Nobel 2012 (décidément, je me nobélise à outrance, ces temps-ci), curieusement intitulé Beaux seins, belles fesses.
Gros livre de neuf cents pages dont je serais bien en peine de dire
quoi que ce soit, n'en ayant lu encore qu'environ soixante-dix. Ce
pauvre Mo a du reste failli passer à la trappe dès ce midi, lorsque j'ai
extrait de la boîte aux lettres le volume de La Pléiade contenant Guerre et Paix.
Mais j'ai finalement résisté à ma sale manie consistant à donner
toujours la préférence au dernier arrivé, même au prix d'injustices
criantes. Du coup, c'est Catherine qui va se colleter avec Tolstoï.
C'eût été d'autant moins raisonnable, de m'y plonger, que, parallèlement
au Chinois, je poursuis la lecture des lettres échangées par Morand et
Chardonne, avec un intérêt et une jubilation grandissants. Au téléphone,
tout à l'heure, Michel Desgranges m'a appris qu'il était lui aussi
occupé de cette Correspondance, mais beaucoup plus avancé que moi
dans sa lecture. En tout cas, je me réjouis qu'il y ait encore deux
volumes à suivre. Lecture coûteuse cependant, puisque je viens de céder à
la tentation de commander les nouvelles de Morand en Pléiade d'une
part, et deux ou trois livres de Chardonne (dont sa correspondance avec
Nimier) d'autre part ; tout en me demandant quand je vais trouver le
temps de lire tout cela, car la date de ma reprise du travail commence à
se rapprocher dangereusement.
– Demain matin,
Catherine et moi avons rendez-vous aux pompes funèbres locales afin d'y
organiser (et payer…) nos futures et j'espère lointaines obsèques. Il se
pourrait bien, j'y compte en tout cas, que le moment soit assez
réjouissant. Si c'est le cas, je ne manquerai pas d'en tenir informé ce
journal.
Vendredi 17 janvier
Huit heures.
– Eh bien, elle était finalement assez décevante, cette “conversation
obsèques” ; décevante dans le sens où il ne s'y est rien produit de
cocasse, ce que j'espérais plus ou moins. Pour tout dire, c'était à peu
près aussi ennuyeux – mais moins long – que ce que l'on subit lors de
l'achat d'une voiture. Du reste, il m'a semblé que c'était exactement la
même chose. Sauf que, là, on n'est pas du tout pressé de rentrer dans
son argent, de voir se matérialiser le fruit de ses versements mensuels.
Samedi 18 janvier
Sept heure et quart. –
Ce pauvre Mo Yan pâtit de plus en plus de mon intérêt grandissant pour
la correspondance Morand/Chardonne : je me force presque à en lire un ou
deux chapitres par jour, pour ne pas rompre tout à fait le fil, et
quand c'est fait, je me dépêche de retourner à mes duettistes. Du
reste, j'ai l'impression que je ne vais pas quitter Morand aussi
facilement. Outre le fait que j'ai commandé ses nouvelles en Pléiade –
ce qui implique d'en lire au moins sept ou huit, si je ne veux pas avoir
l'impression de jeter mon argent par la fenêtre –, je sens déjà poindre
l'envie de reprendre son Journal inutile, ce qui sera une façon de combler un peu la frustration de ne disposer pas tout de suite des deux volumes suivants de la Correspondance (mais qu'est-ce que c'est que cette phrase ?). Et puis…
Et
puis, avant-hier, au téléphone, Michel Desgranges me disait que la
lecture de ce même livre – qu'il a, lui, terminé – lui avait donné envie
de se procurer Les Mémorables de Maurice Martin du Gard, qui
sont une succession de rencontres et de portraits de tous les écrivains,
importants ou moins, entre le début des années vingt et la fin des
années quarante, grosso modo ; écrivains qu'en tant que fondateur et
directeur des Nouvelles littéraires, ce Martin du Gard-là a fort
bien connus. J'ai vivement encouragé Desgranges dans cette voie : pour
une fois où nous parlions d'un livre que j'avais lu et pas lui, je
pouvais plastronner un peu tout à mon aise. Mais il m'a refilé le virus,
si je puis dire, et, depuis ce matin, je me dis qu'il serait bien
agréable de les relire, ces Mémorables… À condition de les
retrouver, dans le foutoir qui me sert désormais de bibliothèque. Or, si
je passe mentalement en revue les divers rayonnages, je ne me souviens
pas que mes yeux soient tombés sur ces deux volumes depuis bien
longtemps. De là à ce qu'ils aient mystérieusement disparu, comme tant
d'autres avant eux…
– Catherine avait initialement
prévu d'aller à la messe ce soir, entre six heures et demie et sept
heures et demie, ce qui devait me fournir l'occasion d'un apéritif,
chose qui ne m'est plus arrivée depuis le dernier réveillon. Las ! sous
prétexte qu'elle est enrhumée depuis hier, elle a renoncé à ce projet ;
et moi, du coup, à m'arsouiller gentiment en l'attendant. Femme de peu
de foi, qu'un rhume suffit à détourner du Seigneur ! (Et moi de la
bouteille.)
Huit heures. – Eh bien ! mes craintes se sont révélées vaines : il ne m'a pas fallu plus de trois minutes pour remettre la main sur les Mémorables – un volume de 1100 pages et non deux comme je le croyais –, ainsi que sur le Journal inutile,
qui, lui, remplit bel et bien deux volumes de 900 pages chaque. Mo Yan
doit vraiment commencer à se faire quelques cheveux blancs.
Dimanche 19 janvier
Sept heures vingt.
– Il me reste exactement deux semaines de “vacances maladie” : ça ne me
mine pas encore, mais j'y pense de plus en souvent ; tout en me disant
que ce serait vraiment stupide de me gâcher ces quinze derniers jours en
faisant une fixation sur la reprise – laquelle, en outre, ne devrait
pas être si terrible que cela, vu la nature peu contraignante de mon
emploi.
– Pas ouvert le roman de Mo Yan aujourd'hui :
décidément, je crois bien qu'il ne sera jamais terminé. Mais quelle
idée, aussi, d'écrire un livre de neuf cents pages, en corps 8 et en
simple interlignage ! Sont pas raisonnables, ces Asiates… À la place, et
tout en poursuivant assidûment (grrr ! obligé de m'interrompre pour
aller vérifier dans le Robert si mon “assidûment” exige bien un chapeau
sur son u ! L'accent circonflexe restera jusqu'au bout mon ennemi
intime…) la lecture de la Correspondance dont j'ai déjà parlé, j'ai repris Les Mémorables
de Martin du Gard. Chardonne a raison : il aurait pu nous épargner les
cinquante premières pages et entrer directement dans le vif de son
sujet. Sinon, mon souvenir ne me trahissait pas : l'écriture est un peu
trop maniérée, on sent le travail et la volonté de faire des “morceaux”.
Néanmoins, ce n'est pas désagréable, et le contenu vaut bien que l'on
passe sur ces petits péchés.
– Demain, déjeuner chez ma
mère. J'appréhende un peu au sujet des deux trajets en voiture, car
Catherine, prise par le rhume, tousse et éternue quasiment sans arrêt
depuis deux jours…
Lundi 20 janvier
Sept heures. –
Journée passée essentiellement chez ma mère : arrivés peu avant midi, et
repartis vers quatre heures. La première étrangeté est d'écrire ceci : chez ma mère ; il faut mettre un terme à près de quarante ans d'habitude, ceux où l'on disait, avec assurance et naturel : chez mes parents.
Si l'on met à part le jour de l'enterrement de mon père, où la maison
était envahie de monde et où nous sommes restés moins d'une demi-heure,
c'était aujourd'hui la première fois que nous nous retrouvions là, dans
cette petite maison qui fut leur dernier logis commun ; et
encore : si peu (j'y reviendrai). C'est la seconde étrangeté : cette
absence énorme, non dite, que chacun s'efforce de faire passer pour
normale aux yeux des deux autres.
(Malgré l'heure,
Catherine est partie se coucher. J'ai pris son ordinateur, il est sur
mes genoux, comme un gros chat à qui on parle sans qu'il réponde ;
Gundula Janowitz chante les lieder de Schubert ; du coin de l'œil droit,
le lampadaire de la rue et les reflets multiples, dans les vitres, des
lampes intérieures ; les deux chiens rassérénés de notre retour dans le
panier de Swann – leur souffle doux ; le tic-tac de René au-dessus de ma
tête, qui me tire en arrière, me dit qu'il ne m'arrivera rien qui ne
soit prévu, m'accompagne alors même que je ne vais et n'irai plus nulle
part. Rarement, je crois, j'ai senti comme maintenant que la vie m'était
précieuse.)
L'absence de mon père, aujourd'hui.
L'impression de faire “comme si”, en sachant qu'il faut le faire. En
même temps (on n'y tient pas mais on sent bien que tout cela nous
dépasse), l'installation de nouvelles habitudes qu'il faudra bien
prendre, les premiers jalons d'autre chose.
(Catherine
et moi, depuis quelque temps, parlons régulièrement de notre mort, sans
doute trop : cela ne conduit à rien. C'est encore une façon de
plastronner.)
Habitudes qui ressemblent extérieurement
aux anciennes : apéritif, déjeuner, conversation parfaitement jalonnée,
etc. Mais chacun voyant bien le trou noir, au milieu de la table basse,
et consacrant l'essentiel de son énergie à n'y pas tomber. Un de ces
jours, sans doute plus proche qu'on ne le croit, le trou noir aura
disparu ; et c'est justement ce que personne ne souhaite, en sachant que
c'est inéluctable.
Huit heures. – La mort a
donc pris ses quartiers entre Catherine et moi ; elle l'a fait
tranquillement, sans à-coup ni douleur, souriant presque, d'un air
indulgent. Elle s'est installée “façon concours” : Catherine a décidé
qu'elle ne voulait absolument pas être le survivant ; la raison
officielle et acceptable est qu'elle serait tout à fait incapable de
faire face à la paperasserie que la mort moderne implique. Je ne
m'en sens pas plus capable qu'elle, mais je m'en fous complètement : que
le monde vienne me chercher, alors, il sera reçu.
Bien
entendu, la vérité est autre. Catherine s'est tellement habituée à moi
qu'elle ne se croit pas capable de vivre encore si je disparais de son
environnement. Je ne me pense pas davantage à même de vivre sans elle,
mais la différence est que je suis curieux d'essayer et de contempler ma
chute ; parce que, au fond, ce serait la dernière expérience qu'il me
serait donné de vivre et que quelque chose (quoi ? Ne sais) me
pousse à accepter cette dernière douleur. (Douleur en un sens effrayante
car, tout de même, lorsque mon tour viendra ensuite, il n'y aura
personne, mais vraiment personne, pour se trouver au chevet de mon lit
d'hôpital ; et, à ce moment, celui de ma propre mort, j'aurai
probablement intensément besoin de Catherine.)
Mais
enfin, contrairement à elle (contrairement à ce qu'elle dit, en tout
cas), je ferais volontiers cette expérience-là : pousser la douleur de
vivre jusqu'à son bout. En plus, je sais que ça ne durerait pas très
longtemps, puisque je profiterais de son absence pour lâcher la bonde à
mes mauvais instincts, ne dessaoulant plus du matin au soir, n'ouvrant
un œil que pour sortir les chiens, si jamais j'ai encore des chiens.
Le problème (son
problème) est que Catherine n'a à peu près aucune chance de mourir
avant moi, sauf si elle se fait écraser par un camion en traversant la
rue, contracte un virus encore inconnu, monte dans un avion destiné à
s'écraser, etc. J'ai pris une avance confortable sur elle, et elle le
sait parfaitement : deux cancers au compteur, des petits ressorts plein
les coronaires, on voit mal comment elle pourrait me griller la
politesse. Et puis, quoi : les femmes sont faites pour être veuves. Un
homme veuf a toujours cet air un peu égaré et ridicule du type qui n'a
rien à faire là.
Évidemment, il y a toujours la
solution du suicide commun et simultané. Ça ne manque pas d'allure,
quand c'est bien fait. On en a déjà parlé.
Neuf heures et quart.
– Après avoir déjeuné chez ma mère (j'ai vraiment du mal…), on est
allé prendre le dessert et le café chez Isabelle. Je ne sais ce que les
trois femmes ont pensé de moi, mais je suis resté quasiment silencieux
jusqu'à notre départ, sauf quand il a été question de Balzac. Néanmoins,
j'écoutais. À un moment, Isabelle et ma mère ont parlé de leurs accès
de larmes lorsqu'elles étaient ensemble, qui pleurait d'abord, combien
de temps ça durait, etc.
Je n'ai encore versé aucune
larme sur mon père – aucune. Je n'ai rien contre les larmes, ni les
sanglots ; je conçois très bien qu'on puisse se rouler par terre de
douleur, hurler, s'arracher les cheveux, etc. Il n'empêche que mon père
ne m'a tiré aucune larme. Parfois, comme ce soir, quand je suis bien
seul avec lui, je m'y essaie : non, rien à faire, aucune larme ne me
vient. J'ai pleuré comme une consternante madeleine le soir où on a dû
faire piquer Balbec ; mais pour mon père, rien ; pour l'instant.
J'ai l'impression que jamais je ne pleurerai sur la mort de mon père, je n'en vois pas l'intérêt. J'aimerais dire que j'ai l'impression qu'il m'approuve.
Or, non : il ne m'approuve pas, il ne me désapprouve pas davantage, il
est simplement mort ; il n'a aucune idée de ce que je raconte à son
propos, il est – comme chacun de nous – aussi impuissant mort qu'il
l'était vivant.
Et, pourtant, si j'y pense – et il se
trouve que j'y pense –, aucun homme ne sera plus puissant à mes yeux,
bien entendu. C'est très facile de voir cet homme fort et indestructible
: il suffit de revenir en arrière, vers l'Algérie par exemple, quand il
se dressait face à moi, à ce petit con que j'étais – rigide et jeune.
Curieusement (?), je n'en ai jamais voulu à mon père de me faire chier
comme il l'a fait lorsque nous vivions à Aïn-el-Turck. Je ne sais pas,
je devais être déjà une espèce de futur réactionnaire, programmé pour se
courber devant l'autorité naturelle.
Je ne lui en ai
pas voulu, parce que j'ai compris (sans trop le savoir ni le comprendre)
assez tôt que faire acte d'autorité était contraire à sa nature. En ce
sens, il a eu de la chance : de ses trois enfants, aucun ne lui a pourri
l'existence. Philippe, Isabelle et moi : aucun de nous n'a finalement
jamais remis en cause une autorité paternelle qu'il aurait été sans doute
incapable de défendre. Je ne voudrais pas dire qu'on a été les meilleurs
enfants du monde ; mais en réalité, si : on a été, les trois, les
meilleurs enfants, non du monde, sans doute, mais les siens. Je trouve
que la plupart des pères de familles encore vivants devraient envier
Daniel Goux, pour les enfants et la femme qu'il a eus – et c'est
peut-être ce qu'ils font.
Mardi 21 janvier
Neuf heures. – Je n'y ai pas pensé une seule seconde de la journée, mais vers quatre heures, quand nous sommes rentrés d'Évreux, j'ai su que j'allais avoir envie de “prendre l'apéro”. Je l'ai dit à Catherine, qui n'a émis aucune protestation. il faut dire qu'elle n'était pas en état d'émettre quoi que ce soi, dans la mesure où le stomatologue de l'hôpital l'avait considérablement charcutée, et qu'elle pouvait difficilement se montrer aigre à mon endroit, puisque j'avais accepté fort gentiment de foutre en l'air ma journée pour lui servir de chauffeur – ce qui n'a pas été inutile, dans la mesure où elle est ressortie du cabinet assez peu vaillante.
Dans
l'intervalle, alors que je tentais de lire les lettres de Morand à
Chardonne et l'inverse, il s'est produit une petite scène assez triste,
dans la salle d'attente jouxtant celle où j'attendais Catherine. Comme
j'en ai fait, sitôt à la maison, un court billet, et que celui-ci est
presque purement factuel, je le remets ici :
« Hôpital d'Évreux, en compagnie de
Chardonne et Morand j'attends Catherine dans la salle d'attente de
stomatologie ; salle qui n'est guère plus qu'un renflement de l'espace
où défilent patients, médecins, infirmières, brancardiers : un abcès de
couloir. Cet abcès donne sur un autre, plus grand, où attendent les
malades d'un autre service. C'est de là que, soudain, me parvient une
sorte de litanie confuse. En me penchant un peu sur la droite, je vois
qu'elle émane d'un très vieil homme allongé sur un brancard, les jambes
protégées par une couverture dont il essaie maladroitement de se
défaire, sans doute pour descendre de son perchoir. Comme son ton va
rapidement crescendo, je comprends maintenant ce qu'il répète un
boucle : « Je n'ai rien… je n'ai rien… rien du tout… je n'ai rien… rien
du tout… », au moins une trentaine de fois, à voix de plus en plus
haute. Personne ne semblant se soucier de ses protestations, il change
brusquement de discours, au mépris de toute logique : « Je vais crever…
je vais crever… laissez-moi crever… je vais crever…». Cette fois, il
balance tellement de décibels qu'une infirmière vient à lui pour tenter
de le calmer ; elle y parvient, mais en parlant à peu près aussi fort
que lui. Enfin, deux brancardiers arrivent et l'emmènent vers la salle
de consultation. À ce moment, nouvelle antienne, sur un mode pitoyable
cette fois : « Ma femme… Où est ma femme ? Ma petite femme… ma petite
femme… » Il disparaît de ma vue, suivi par une très vieille dame aux
cheveux permanentés, qui oscille d'une jambe sur l'autre et, de son
mouchoir de sac, s'essuie furtivement les yeux. »
Depuis
(alors que six heures ont passé) je ne cesse de penser à ce pauvre
vieil homme, à sa panique d'avoir perdu sa femme, à son désarroi de se
retrouver là, dans cet environnement étranger et qui devait lui sembler
terriblement hostile… Et, vraiment, je me dis que la crise cardiaque
massive semble préférable au cancer. D'un autre côté, le cancer a ceci
de bien qu'il permet de voir la mort s'approcher, lentement, et, donc,
de vivre cette ultime expérience. Faut voir, quoi…
Mercredi 22 janvier
Sept heures vingt. – Pour qui s'intéresse aux écrivains de l'entre-deux guerres, la lecture des Mémorables
de Maurice Martin du Gard me paraît indispensable. On y entend
véritablement la voix de ces hommes et de ces femmes (beaucoup plus
d'homme que de femmes, tout de même…), on est réellement en leur
présence. On me dira que, n'ayant jamais rencontré aucun d'eux, je peux
difficilement savoir si les propos, attitudes, etc., que rapporte du
Gard sont bien les leurs. Je dispose néanmoins d'un “test” qui me semble
probant, et c'est la personne de Paul Léautaud, que l'auteur rencontre à
plusieurs occasions : il s'y montre exactement semblable à ce qu'il est
dans son Journal littéraire, ou encore à la radio, lors des
entretiens avec Robert Mallet ; on peut donc supposer que les autres
portraits sont exacts eux aussi. La façon dont Martin du Gard les fait
apparaître, se mouvoir, parler, réagir est si vivante que, bientôt,
après une ou deux centaines de pages, on se surprend à tisser des liens
réels avec eux ; à se dire qu'on aimerait beaucoup déjeuner avec Valery
Larbaud ou passer une soirée avec Léon-Paul Fargue, mais qu'on se
garderait bien de fréquenter Anna de Noailles ou Drieu La Rochelle,
vraiment trop poseurs.
Me sidère aussi la
capacité de l'auteur à restituer après coup toute l'atmosphère d'une
conversation à bâtons rompus, en en respectant la construction, les
enchaînements, les coq-à-l'âne, etc. Dans sa préface, François
Nourrissier explique qu'il se dépêchait de tout noter dès la fin d'une
visite ou d'un entretien. Il prétend aussi qu'il lui arrive parfois de
“synthétiser” deux ou trois rencontres en une seule. C'est possible. Il
reste que le résultat est tout de même très brillant, totalement vrai.
Et l'on pardonne volontiers à Martin du Gard sa propension à une
certaine préciosité de la langue, la tendance qu'il a à faire joli,
à se regarder écrire avec une certaine satisfaction de soi-même :
petits péchés véniels au regard des irremplaçables qualités de son
témoignage.
– Demain, journée Desgranges.
Jeudi 23 janvier
Dix heures –
Q'est-ce qui fait que je repars toujours de chez Michel Desgranges tout
à fait épuisé ? Je ne m'en aperçois jamais durant les quatre ou cinq
heures que je passe chez lui ; mais à peine remonté dans la voiture pour
rentrer, une sorte de fatigue bizarre me tombe dessus, qui a à voir
avec l'ivresse d'alcool. (Du reste, lorsqu'elle m'a vu arriver ce soir,
Catherine m'a dit : « Oh, toi, tu as bu ! » Or, non. Elle en a
d'ailleurs convenu aussitôt, s'apercevant de mon élocution parfaite. La
vérité est que j'étais dans un état de fatigue assez avancé.
Mais
enfin, ce n'est pas ce que je voulais dire en commençant. Le problème
est que j'ai oublié ce que je voulais dire ici. Ah, si ! À un moment,
Desgranges a, je crois bien, parlé de mon journal, qui était, d'après
lui, “trop long” – du moins, c'est que j'ai compris, mais nous n'y
sommes pas revenus. Si c'est bien cela qu'il a dit, il se trompe : mon
journal n'est nullement trop long, il est “trop vide”, si je puis dire.
En langage clair, il n'a aucun intérêt. J'en suis d'accord : cela doit
bien faire un an que, chaque mois, au moment de la publication, je me
dis qu'il faudrait bien mettre un terme à cette pantalonnade. À propos,
au début, en août 2009, ce n'était à peu près rien d'autre qu'une
pantalonnade. L'idée était : je vais passer un mois à Plieux, dans la
maison d'un écrivain qui tient un journal, donc, pendant le temps que je
vais être chez lui, je vais moi aussi écrire un journal – et c'est ce
que j'ai fait, mais c'était moins qu'un journal, simplement une
succession de billets de blog sous une autre forme.
Rentrant
à la maison, j'ai immédiatement cessé de le tenir. Et je serais bien
incapable de dire (et de savoir) pourquoi je l'ai réanimé vers la
mi-octobre et n'ai jamais plus cessé depuis.
Onze heures. –
Et alors, j'ai repris l'ordinateur de Catherine, parce que j'avais
oublié de noter une chose importante. Mais, du salon, plus de connexion.
Donc, je me suis levé – effort méritoire – et suis sorti sur la galerie
afin, dirigeant cet appareil imbécile vers la Case, de récupérer des p'tits plots,
en haut à droite. Les ayant, je suis revenu m'asseoir dans ce fauteuil.
J'ai rallumé le grand mégot que je m'étais gardé, et j'ai menacé le
clavier de mes dix doigts écartés en griffes de lion ou en serres
d'aigle. Mais rien ne s'est produit : j'avais oublié cette chose si
importante que je voulais noter. À l'heure qu'il est, elle ne m'est
toujours pas revenue, et je me sens au bord du renoncement.
Je ferais sans doute mieux d'aller me coucher.
Samedi 25 janvier
Sept heures vingt. –
Peu avant le déjeuner, je suis venu à bout des 1126 pages de la
correspondance Morand/Chardonne. Presque tout de suite, j'en ai tiré
cinq mille signes que je vais, demain, après relecture et corrections,
envoyer à Joseph Vebret pour qu'il les publie dans son Salon littéraire.
C'est lui, voilà une semaine ou dix jours, qui m'a dit que ce serait bien
que je lui fournisse une critique de ce livre : il fera ce qu'il voudra
du résultat. Il est tout de même dommage que les seules personnes qui me
sollicitent pour des articles de cette nature, des critiques
“littéraires”, soient toujours des gens (Vebret, le curé de Pacy…) pour
qui le bénévolat le plus strict est de rigueur. Enfin…
Pour rester dans une ambiance similaire, tout en poursuivant Les Mémorables et en commençant l'Histoire de la littérature française
de Thibaudet, j'ai lu quelques dizaines de pages de la correspondance
Chardonne/Nimier. Michel Desgranges a raison : Chardonne semble s'y
montrer quelque peu différent de ce qu'il est lorsqu'il s'adresse à
Morand – mais je développerai cela lorsque j'aurai avancé dans ma
lecture.
– Je viens de relire la tartine que j'ai écrite ici à mon retour de chez Desgranges, justement ; et que j'ai écrite après
l'apéritif : je pense que le plus simple, au moment de la parution
serait de tout supprimer (et peut-être en le signalant). Non que ce soit
blessant pour mon hôte, au contraire, mais j'ai éprouvé, à relire ces
paragraphes, un net sentiment de ridicule. Par conséquent, n'étant pas
spécialement masochiste… Ou alors, il me faudra prendre mon courage à
deux mains et tout récrire. Parce que, néanmoins, j'y dis des choses qui
méritaient de l'être, de mon point de vue, mais enfouis et disséminées
dans un fatras incongru. On verra cela le mois prochain.
[Note du 20 février : finalement j'ai tout laissé et n'ai rien récrit. Ça m'apprendra.]
Dimanche 26 janvier
Sept heures et demie. – Joseph Vebret a publié mon petit article concernant Morand et Chardonne dès qu'il l'a reçu. Le voici :
« C’est Fasolt et Fafner qui, au lieu de se massacrer sottement, auraient compris tout l’intérêt de s’entendre, afin de mieux protéger l’Anneau de la convoitise des jeunes malappris, ces Siegfried costumés en Hussards, et d’en conserver l’usufruit. La Correspondance Morand – Chardonne, c’est d’abord cela : une arme de guerre stratégique pour s’extraire des faux déshonneurs de l’après-guerre et, prenant comme levier la jeune garde – Nimier, Frank, Nourrissier, Déon… –, revenir au premier rang des écrivains de France. Pour cela, l’union sacrée est nécessaire, on la voit se mettre en place pour ensuite ne jamais faiblir.
» La tactique est bonne, elle porte ses fruits : les deux rescapés vont publier de nouveau – Morand davantage que Chardonne –, glisser le pied dans la porte des journaux, enfoncer celle des revues ; organiser leurs résurrections conjointes. Mais la bataille ne fait pas perdre la tête aux combattants, qui, presque dès le début de l’échange, comprennent qu’ils sont aussi en train de bâtir une œuvre nouvelle, un inédit à deux voix. Et quelles voix !
» Cinquante pages ne sont pas nécessaires pour qu’il ne soit plus besoin de vérifier à l’en-tête qui écrit telle lettre et qui telle autre, tant la manière de chacun lui est propre. (Du coup, le lecteur se sent devenir intelligent et perspicace, ce qui est tout bénéfice pour les auteurs.) Il y a du péremptoire chez Morand, une certaine abruptitude dans le jugement, y compris lorsque, par hasard, il est d’humeur laudative ; pendant ce temps, Chardonne se maintient dans un ondoiement de feinte nonchalance, avec des prudences de gros chat, et semble toujours regretter un peu d’avoir laisser échapper ce qu’il vient de dire. Il ne sort véritablement du bois que lorsqu’il s’agit de tirer à vue sur un confrère ; là, il rejoint Morand, et ils servent ensemble la mitrailleuse avec le même sens de la mouche. Car revenir au premier rang n’est pas suffisant, encore faut-il que personne d’autre ne puisse s’y maintenir, les têtes chenues comme les poussins de la veille.
» Le 13 janvier 1958, c’est Morand qui exécute Malraux : « Le Musée imaginaire ressemble à ces musées américains de l’Ouest, pleins de faux, mais traversés par une allée centrale qui permet, en n’y regardant pas de près, de parcourir les siècles sans descendre de voiture, comme on mange un sandwich dans les motels. » Quelques mois plus tôt, 3 septembre 1957, c’était Chardonne qui passait Sagan au fil de l’épée : « Cela ne suffit pas de faire des phrases courtes ; il faut tout de même les remplir. » Julien Green ? « Comme J.G est resté 1930 ! Comme les mauvaises mœurs s’altèrent vite, mon Dieu, mon Satan ! » (Morand.) Montherlant ? « Il est clair qu’il n’a rien dans la cervelle, sauf un peu d’histoire romaine. C’est un sot. Je m’en doutais. Je le sais à présent. » (Chardonne.) Ainsi de suite, personne ne trouve grâce. Même les bonnes appréciations concernant Roger Nimier ou Bernard Frank sont parsemées de chausse-trapes. Il n’y a guère qu’entre eux que le compliment fuse, et même enfle jusqu’au dithyrambe chez Chardonne : chaque nouvelle publiée de Morand, le moindre article de revue sont salués par lui avec des trémolos d’enthousiasme, des sanglots d’hyperbole. Morand lui rend volontiers la monnaie, mais ce ne sont guère que des pièces jaunes, le compte d’admiration n’y est pas. (Au même moment, dans sa correspondance avec Roger Nimier, Jacques Chardonne s’affirme certain que Paul Morand n’a en réalité jamais ouvert un seul de ses livres…)
» Lorsqu’ils redescendent de leur Olympe littéraire et s’éloignent de la cuisine éditoriale, ces deux vieux messieurs redeviennent capables d’une conversation de vieux messieurs. Mettant des mots sur leurs maux, ils s’échangent des remèdes et s’exposent l’un à l’autre d’ébouriffantes théories médicales que même les Diafoirus auraient trouvées étranges. C’est cependant dans le domaine politique qu’ils atteignent des sommets, notamment Paul Morand, qui n’a pas la prudence de son compère et pense pouvoir se jucher sur son piédestal de diplomate pour scruter l’avenir. Rien, absolument rien de ce que l’un ou l’autre prévoit et dit ne s’est finalement produit. Et ils peuvent bien (surtout Morand, qui met une ostensible affectation à l’appeler Gaulle) accabler de leur mépris le général “félon”, il reste que, dans ce domaine de la prédiction géopolitique, si l’on se réfère au C’était de Gaulle d’Alain Peyrefitte, ce même général les dépassait de cent coudées.
» Pourtant, ces défauts, ces petits ridicules, ces prétentions outrées, ces jugements assassins, tout cela fait un livre irremplaçable, dont les 1126 pages s’engloutissent comme une mousse de fruits rouges et laissent frustré de n’avoir pas déjà les deux volumes qui doivent normalement suivre. Parce le dialogue de ces deux écrivains montre l’époque, en fait lever la pâte, restitue les figures, à commencer par les leurs propres ; et aussi, et surtout, parce que ce concert à deux voix donne envie de s’en aller voir du côté de leurs autres livres ; ceux que l’on n’a jamais lus, ceux que l’on a oubliés. Bref : Paul Morand et Jacques Chardonne ont gagné. »
« C’est Fasolt et Fafner qui, au lieu de se massacrer sottement, auraient compris tout l’intérêt de s’entendre, afin de mieux protéger l’Anneau de la convoitise des jeunes malappris, ces Siegfried costumés en Hussards, et d’en conserver l’usufruit. La Correspondance Morand – Chardonne, c’est d’abord cela : une arme de guerre stratégique pour s’extraire des faux déshonneurs de l’après-guerre et, prenant comme levier la jeune garde – Nimier, Frank, Nourrissier, Déon… –, revenir au premier rang des écrivains de France. Pour cela, l’union sacrée est nécessaire, on la voit se mettre en place pour ensuite ne jamais faiblir.
» La tactique est bonne, elle porte ses fruits : les deux rescapés vont publier de nouveau – Morand davantage que Chardonne –, glisser le pied dans la porte des journaux, enfoncer celle des revues ; organiser leurs résurrections conjointes. Mais la bataille ne fait pas perdre la tête aux combattants, qui, presque dès le début de l’échange, comprennent qu’ils sont aussi en train de bâtir une œuvre nouvelle, un inédit à deux voix. Et quelles voix !
» Cinquante pages ne sont pas nécessaires pour qu’il ne soit plus besoin de vérifier à l’en-tête qui écrit telle lettre et qui telle autre, tant la manière de chacun lui est propre. (Du coup, le lecteur se sent devenir intelligent et perspicace, ce qui est tout bénéfice pour les auteurs.) Il y a du péremptoire chez Morand, une certaine abruptitude dans le jugement, y compris lorsque, par hasard, il est d’humeur laudative ; pendant ce temps, Chardonne se maintient dans un ondoiement de feinte nonchalance, avec des prudences de gros chat, et semble toujours regretter un peu d’avoir laisser échapper ce qu’il vient de dire. Il ne sort véritablement du bois que lorsqu’il s’agit de tirer à vue sur un confrère ; là, il rejoint Morand, et ils servent ensemble la mitrailleuse avec le même sens de la mouche. Car revenir au premier rang n’est pas suffisant, encore faut-il que personne d’autre ne puisse s’y maintenir, les têtes chenues comme les poussins de la veille.
» Le 13 janvier 1958, c’est Morand qui exécute Malraux : « Le Musée imaginaire ressemble à ces musées américains de l’Ouest, pleins de faux, mais traversés par une allée centrale qui permet, en n’y regardant pas de près, de parcourir les siècles sans descendre de voiture, comme on mange un sandwich dans les motels. » Quelques mois plus tôt, 3 septembre 1957, c’était Chardonne qui passait Sagan au fil de l’épée : « Cela ne suffit pas de faire des phrases courtes ; il faut tout de même les remplir. » Julien Green ? « Comme J.G est resté 1930 ! Comme les mauvaises mœurs s’altèrent vite, mon Dieu, mon Satan ! » (Morand.) Montherlant ? « Il est clair qu’il n’a rien dans la cervelle, sauf un peu d’histoire romaine. C’est un sot. Je m’en doutais. Je le sais à présent. » (Chardonne.) Ainsi de suite, personne ne trouve grâce. Même les bonnes appréciations concernant Roger Nimier ou Bernard Frank sont parsemées de chausse-trapes. Il n’y a guère qu’entre eux que le compliment fuse, et même enfle jusqu’au dithyrambe chez Chardonne : chaque nouvelle publiée de Morand, le moindre article de revue sont salués par lui avec des trémolos d’enthousiasme, des sanglots d’hyperbole. Morand lui rend volontiers la monnaie, mais ce ne sont guère que des pièces jaunes, le compte d’admiration n’y est pas. (Au même moment, dans sa correspondance avec Roger Nimier, Jacques Chardonne s’affirme certain que Paul Morand n’a en réalité jamais ouvert un seul de ses livres…)
» Lorsqu’ils redescendent de leur Olympe littéraire et s’éloignent de la cuisine éditoriale, ces deux vieux messieurs redeviennent capables d’une conversation de vieux messieurs. Mettant des mots sur leurs maux, ils s’échangent des remèdes et s’exposent l’un à l’autre d’ébouriffantes théories médicales que même les Diafoirus auraient trouvées étranges. C’est cependant dans le domaine politique qu’ils atteignent des sommets, notamment Paul Morand, qui n’a pas la prudence de son compère et pense pouvoir se jucher sur son piédestal de diplomate pour scruter l’avenir. Rien, absolument rien de ce que l’un ou l’autre prévoit et dit ne s’est finalement produit. Et ils peuvent bien (surtout Morand, qui met une ostensible affectation à l’appeler Gaulle) accabler de leur mépris le général “félon”, il reste que, dans ce domaine de la prédiction géopolitique, si l’on se réfère au C’était de Gaulle d’Alain Peyrefitte, ce même général les dépassait de cent coudées.
» Pourtant, ces défauts, ces petits ridicules, ces prétentions outrées, ces jugements assassins, tout cela fait un livre irremplaçable, dont les 1126 pages s’engloutissent comme une mousse de fruits rouges et laissent frustré de n’avoir pas déjà les deux volumes qui doivent normalement suivre. Parce le dialogue de ces deux écrivains montre l’époque, en fait lever la pâte, restitue les figures, à commencer par les leurs propres ; et aussi, et surtout, parce que ce concert à deux voix donne envie de s’en aller voir du côté de leurs autres livres ; ceux que l’on n’a jamais lus, ceux que l’on a oubliés. Bref : Paul Morand et Jacques Chardonne ont gagné. »
– À la longue – je n'ai guère lu que cela aujourd'hui –, se dégage des Mémorables
une certaine mélancolie, diffuse mais puissante : tous ces écrivains,
dont on connaît simplement le nom (et encore, on ne doit pas être bien
nombreux…) mais dont on sait que l'on ne lira probablement jamais une
ligne ; ces hommes qui ont compté dans leur époque, qui ont sans doute
rêvé de postérité, et qui se sont évanouis…
Mardi 28 janvier
Sept heures et demie. –
Mon idée de roman cristallise tout doucettement. Le personnage de Sonia
est en train de prendre une dimension imprévue, beaucoup plus
étroitement lié au thème premier de l'exil (de l'exil intérieur). Mais
du coup, évidemment, cela bouscule considérablement le peu qui avait
déjà eu grand mal à se mettre en place. Là-dessus, j'ai lu cet
après-midi la nouvelle très connue (sauf de moi, donc…) de Morand, qui
s'intitule Hécate et les chiens : cette construction en très
courts chapitres, en paragraphes, même, parfois, m'a excité comme une
puce (une puce sous sédatif, quand même), relançant la rêverie à propos
de mon propre roman dans les limbes, et d'autant plus que la nouvelle de
Morand est écrite à la première personne du singulier, ce qui, n'en
déplaise à Michel Desgranges, me semble absolument devoir être le cas de
l'hypothétique roman, au moins pour une raison : je ne vois pas par
quel moyen, dans le cas d'un récit à la troisième personne, je pourrais
éviter de nommer le pays d'où vient le personnage principal, l'Exilé.
Or, il ne vient de nulle part, étant exilé dans le temps et non dans
l'espace. Et c'est un flou qui doit être absolument maintenu, notamment
lorsqu'il sera question des décalages entre la langue qu'il parle et
celle des gens qui l'entourent.
Ce qui est amusant (et
inquiétant), c'est que plus “ça” cristallise, plus les brouillards
s'épaississent et plus la forêt des points d'interrogation se densifie.
– Ayant fini Les Mémorables, j'ai enchaîné sur le Journal inutile
de Morand. Au bout d'une petite cinquantaine de pages, je me suis dit
qu'il était tout de même assez stupide de reparcourir ces presque deux
mille pages déjà lues, alors que d'autres livres m'attendaient. et c'est
comme ça que je me suis retrouvé avec entre les mains les nouvelles de
ce même Morand en Pléiade. En ayant lu une, je me demande comment j'ai
fait, durant presque un demi-siècle, pour m'en tenir à l'écart.
Mercredi 29 janvier
Huit heures. –
La dernière relecture de mon journal de décembre m'a été pénible. Assez
étrangement, c'était comme si j'avais oublié que mon père était mort et
que je me le remettais moi-même, assez brutalement, en mémoire. Le plus
bizarre est que les deux relectures précédentes ne m'avaient nullement
fait cet effet.
– Journée passée à lire paresseusement l'Histoire de la littérature française
de Thibaudet. Paresseusement n'est sans doute pas le terme exact,
d'ailleurs. Il serait probablement plus juste de dire que j'y flâne,
m'arrêtant à certains points de vue, passant plus rapidement sur
d'autres, etc. Il reste que je donnerais beaucoup pour être un lecteur
de sa valeur, avoir de la littérature du XXe siècle une représentation
aussi intelligente et nuancée que celle qu'il a de celle du XIXe (mon
Dieu, mais quelle phrase !). Enfin : après avoir passé l'essentiel de ma
vie à lire, je me demande si je n'aurais pas mieux fait d'apprendre la
menuiserie ou l'économie.
Dix heures. – Par
chance, le film était très mauvais, ce qui m'a permis de ne pas le
suivre et de penser à autre chose. Et cette image est revenue,
récurrente depuis quelque temps, de nous tous, mes parents, mon frère,
ma sœur et ma grand-mère, autour de la table de cuisine, à la
Ferté. Il fait nuit, les volets de bois plein de l'unique fenêtre, à
laquelle je fais face, sont fermés. La huche à pain est à portée de ma
main droite, parce que, de tout temps, couper et distribuer le
pain a été mon travail. Je me balance sur ma chaise (ce que je ne fais
plus depuis au moins trente ans), jusqu'à ce que son dossier touche le
mur qui est derrière moi. Le repas est terminé, mais on s'attarde ; et
on parle. Je dois prendre sur moi pour me dire que ce type de soirée n'a
pas dû se produire très souvent (le passé est déjà est train de devenir
légende), dans la mesure où, le repas terminé, chacun généralement
vaquait à ses occupations. Mais enfin, il y en eut, de ces suspensions
du temps, dont personne (en tout cas pas moi) ne supposait qu'elles
s'imprimeraient avec une force pareille.
Le chat du
moment est couché sur la planche à repasser dont, assez bizarrement, la
place est sous la fenêtre de cette cuisine ; ou alors, il est couché en
cache-col sur les épaules de mon père, car ils furent quelques-uns à
faire cela, justement lorsque l'on s'attardait à table.
L'impression
est d'une incroyable douceur. J'ai très envie qu'il pleuve et vente au
dehors, ce qu'il fait probablement, on est en Sologne, pour augmenter
encore le plaisir du souvenir. De même, quand il m'arrive de songer à
mes retours d'Orléans sur ma Mobylette, j'aime qu'il y fasse très froid
ou qu'il y tombe des cordes d'eau, ou qu'un brouillard baskervillien
m'étreigne d'angoisse, parce que cela me fait toucher du doigt un
certain paradis, au moment où, moteur coupé, dans le silence des grands
sapins, sur la droite, j'ouvre la porte du garage.
Le
chien n'aboie jamais ; il sait que c'est moi. Je rentre de chez Carlos,
probablement, j'ai fait mes trente kilomètres sur la nationale 20,
j'arrive à peine à déplier mes doigts malgré les deux paires de gants.
Je me débarrasse des pelures chaudes ou imperméables, avant de monter
l'escalier de ciment. Je ne réveille personne, jamais. (Ma mère m'a dit
souvent, qui croit avoir le sommeil léger, que pas une fois elle ne
m'avait entendu rentrer : j'en était absurdement fier.) En général,
parce que je suis jeune, j'entre dans la cuisine, où, assis à ma place,
dos au mur (jamais une autre ! j'ai déjà le sens des traditions, mais ne
le sais pas encore), je vais avaler une baguette et un camembert et
demi, en pensant à autre chose. Parfois, je mets la radio, mais parfois
non : c'est une question d'époque. (Ce poste de radio des années
soixante-dix, il n'y a pas si longtemps qu'il se trouvait encore dans la
cuisine de mes parents, à Sedan, un quart de siècle plus tard : je
parle donc d'une époque où les objets duraient et où ils ne fascinaient
point.)
Ensuite, rassasié, je montais me coucher.
L'escalier de bois a toujours grincé horriblement. Mais ma mère, tête
sur le billot, vous affirmera que je ne l'ai jamais réveillée en le
montant : l'amour maternel est incompréhensible aux jeunes hommes, ils
prennent ça pour une chose naturelle. Mon père, lui, ne m'a jamais fait
la moindre remarque à ce sujet. D'abord parce qu'il avait le sommeil
plus lourd, plus compact, et surtout parce que, n'étant pas ma mère, il
se fichait bien de l'heure à laquelle je pouvais rentrer.
Je
pense que mon père a été un homme assez peu “bilieux”, de ce point de
vue. Il serait intéressant que je demande à Isabelle, parce qu'elle est
une fille, si elle est d'accord avec cela. Mon père ne m'a vraiment été
pénible que durant l'année et demie que nous avons passée en Algérie (ce
qui ne m'empêche pas d'en avoir le plus lumineux souvenir de toute ma
vie, comme quoi…), mais c'est parce que je venais d'être renvoyé de
Saint-Cyr, ce qui marquait l'écroulement d'une certaine fierté qu'il
avait de moi, et aussi parce que, d'une semaine sur l'autre, l'enfant
qu'il avait mis au monde se transformait en ce truc insaisissable et
fort laid que l'on nomme adolescent : comme je suis l'aîné de ses
enfants, il manquait d'entraînement.
En dehors de cette
courte période (et encore : on ne peut pas trop se fier aux souvenirs
que j'en ai), je souhaite à tout le monde un père comme celui-ci que
j'ai eu : un homme ravi de l'existence qui est la sienne et faisant en
sorte qu'elle se prolonge aussi longtemps que possible.
Naturellement,
j'ai eu ma petite période de révolte, comme chacun. La mienne fut
sobre, presque timide, peu convaincante j'imagine. Comme j'avais un père
militaire, je devins antimilitariste, ce qui est bien la moindre des
choses quand on prétend accéder à l'adolescence. Mon père – sottise,
indulgence, compréhension, goût du jeu – me fit la grâce de se froisser
de mes petites provocations ; je devins adulte, du moins je le crus :
puisque mon père se fâchait de temps en temps, c'est que j'existais et
que j'avais des idées. De temps en temps. C'est évidemment grâce à lui
que je revois avec netteté ces petits placards aux murs de ma chambre,
ces “slogans” que je calligraphiais avec soin et jubilation en ne
pensant qu'à lui. Bon père ! Comme tu m'aurais frustré si tu avais fais
semblant de ne rien voir ! Heureusement, non : tu étais encore assez
jeune pour t'énerver vraiment, une fois de temps en temps. Si tu savais
comme je m'étais senti important, ce jour où, rentrant du lycée, j'ai
trouvé mes petits dazibaos gauchistes rageusement déchirés ! Comment je
me suis senti ton égal !
Puisque je suis,
insensiblement, passé au tutoiement, il faudrait bien que je revienne
sur cette période – mais c'est la même – où je passais toutes mes
soirées du samedi chez Carlos, où je ne jurais que par son père,
devenant le petit perroquet de ce qu'il me disait. Comme j'ai dû
t'énerver, à ce moment-là ! Rassure-toi, il y a déjà longtemps que je
sais la chance d'être ton fils à toi plutôt que celui de Juan. Mais il
fallait que j'en passe par là, et je ne regrette pas d'être tombé sous
la coupe de cet homme-là, crois-moi. Il m'a ouvert à des choses dont tu
ignorais tout ; il m'arrive fréquemment, pensant à lui, d'avoir envie de
l'envoyer au tapis, de me jucher sur ce que je crois avoir appris
depuis trente ans pour le réduire au silence – comme si on pouvait
réduire Juan au silence : moi-même, ma prétention me fait rire. Il
n'empêche : je le traite comme un père, un second père ; et c'est bien
ce qu'il fut durant trois ou quatre ans – ces ans où je quittais sa
maison en pleine nuit d'hiver, pour revenir gelé chez nous. Tu as
peut-être souffert de cela. Sans doute. Tu m'avais élevé – et très bien –
et je t'échappais. Ne comptait plus que Juan, ton antithèse.
Ou
alors, tu savais d'instinct ce qu'il m'a fallu des années pour
comprendre : que Juan n'était nullement ton antithèse ; que vous étiez
parfaitement semblables, mais qu'il fallait être aussi jeunes et sots
que Carlos et moi l'étions pour ne pas le voir.
Je me demande bien pourquoi je te raconte tout ça, d'ailleurs.
Jeudi 30 janvier
Sept heures et demie.
– D'ordinaire, ça commence à se savoir, lorsqu'un travail m'échoit – et
ce fut le cas hier : 6000 signes à écrire sur la belle histoire
d'amitié entre un chien et un couple de dauphins… –, je tourne autour
toute la journée du lendemain pour finir par ne pas le faire et le
remettre à une date certes proche mais néanmoins ultérieure : Procrastin
1er. Je viens d'améliorer grandement le système : aujourd'hui, j'ai
tout simplement et franchement oublié que j'avais un travail qui
m'attendait. C'est beaucoup mieux qu'avant : le résultat est strictement
le même (rien n'a été fait), mais je ne me suis pas encombré la
cervelle de fausses excuses et de vrais remords. Cela étant, il faudra
bien s'y mettre demain.
– J'ai terminé le Thibaudet ce
soir. Le livre a été publié par CNRS éditions, autrement dit par une
invraisemblable bande de gougnafiers, de cuistres inopérants de la plus
belle eau : pas une page qui ne contiennent au moins deux ou trois
fautes de frappe. Il y en a même dans les noms d'écrivains, ce qui, pour
une histoire de la littérature, la fiche particulièrement mal : Balzas
pour Balzac, Claude pour Claudel, les Concourt pour les Goncourt, et
j'en oublie. Si je trouve leur adresse électronique, je pense que je
vais leur envoyer un bref mail d'insulte.
Vendredi 31 janvier
Sept heures dix. –
Je crois bien, de ma vie, n'avoir jamais été aussi accablé de voir
février se profiler, ne serait-ce qu'en raison de ma parfaite
indifférence envers ce mois amputé (ce mois-gnon…). Mais, cette fois,
j'ai beau tenter de me persuader que cela va être une joie ineffable de
voir En territoire ennemi inonder les vitrines de toutes les
librairies de France et autres contrées francophones, cela ne
contrebalance nullement le fait que, dans deux jour, je serai à pied de
travail – ce qui est l'exact contraire de la mise à pied que je
souhaitais et souhaite encore.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.