L'ORDRE NATUREL DES MORTS
Mardi 1er octobre
Huit heures moins le quart.
– Hier, peu après deux heures, j'ai ramenée Catherine à la maison,
encore peu vaillante mais fort heureuse de clore l'épisode hospitalier.
Depuis, nous menons tous deux la vie ralentie mais pas désagréable des
convalescents, et je ne vois vraiment pas ce que je pourrais en dire de
plus, sinon que je suis vraiment très content de me voir, moi, délivré
de ces allers et retours quotidiens à Évreux..
Vendredi 4 octobre
Sept heures et demie. –
Eh bien, si je continue sur ma lancée de ces derniers jours, il va être
vite lu, ce journal d'octobre ! D'autant que je ne sens nullement
revenir mon goût pour sa compagnie, sans trop savoir à quoi tient cette
soudaine désaffection. Le fait que Catherine et moi, convalescents tous
les deux, et point trop vaillants, il faut bien le dire, menons depuis
son retour une vie en dessous des normales saisonnières ?
Peut-être, peut-être. Je dois dire que cet endolorissement permanent que
je ressens dans la partie gauche de l'abdomen se met, après quatre
semaines, à devenir un tantinet obsédant ; à plus forte raison depuis
ces trois jours derniers où il me semble que la douleur aurait tendance à
se faire plus présente, au lieu de refluer, même lentement, comme il
semblerait logique qu'elle fît. Du coup, et surtout la nuit, se
présentent des fantasmes assez pénibles de complications en forme
d'éventration, d'autant plus impressionnantes pour l'esprit que le
sommeil fait qu'elle sont tout à fait floues, insaisissables et
incapables de s'appuyer sur rien de précis. Et puis, je dois aussi
reconnaître que je ne semble pas avoir récupéré toutes mes facultés de
concentrations intellectuelles, lesquelles n'étaient déjà pas si
profuses que je puisse me permettre d'en semer en route. Si bien que je
commence, le temps passant, à me faire l'effet d'une semi-épave, et que
ladite épave n'a pas tellement envie de se donner à voir ici même.
–
Hier, parce que je venais de lire les trois copieux articles publiés
sur son blog par l'excellent Aristide, à propos des effets du port
d'armes à feu aux États-Unis, j'ai voulu les faire partager à mes
propres lecteurs et ai donc à mon tour publié un très court billet dont
le seul objet était de renvoyer vers sa trilogie. Nous venons de
dépasser les cent commentaires, et ce qui me frappe est l'absence
totale, ou presque totale, des opposants à ce port d'armes : ils se
contentent de leur habituelle posture de pères-la-morale, comme dirait
Zinoviev, et lancent leurs petits anathèmes confortables, sans faire
seulement semblant de réfuter les nombreux arguments, chiffres,
statistiques, etc. qui leur sont présentés. Ils sont le Bien, nous
sommes le Mal : pourquoi se fatigueraient-ils ?
A
priori, il me semble que j'aurais plutôt été du côté des
“prohibitionnistes”, en ce domaine. Mais j'ai trouvé vraiment
passionnante la lecture des articles d'Aristide, et d'autant plus qu'il
ne s'agit nullement d'un banal plaidoyer en faveur des armes, mais du
résumé d'un livre américain dont l'auteur (son nom m'échappe…) a
travaillé durant des années sur cette question, et auprès de tous les
États des États-Unis, enrichissant et affinant son livre à mesure qu'en
sortaient de nouvelles éditions et en tenant compte des objections que
n'ont pas manqué de lui opposer, en Amérique même, les Antiguns,
si je puis me permettre. Bref, il a accompli un impressionnant travail
de fond. Eh bien, tout cela, pour la poignée de blogueurs de gauche qui
me lit parfois, tout cela ne mérite que d'être écarté d'un revers de
main telle une mouche importune : le “port d'armes pour tous” c'est le
Far-West et le Moyen Âge qui se métissent (pas de siècles, pour
Modernœud : juste avant et maintenant…), et ceux qui sont
pour, ou qui au moins s'interrogent à ce sujet, sont soit des imbéciles
rétrogrades soit des fascistes – fermez le ban.
Samedi 5 octobre
Sept heures et demie. – Depuis deux jours, je suis pris par l'envie d'écrire un billet un tant soit peu étoffé à propos de La Grande Intrigue
de Taillandier, dont j'ai terminé le cinquième et dernier tome. Pour le
moment, j'en reste au stade de l'envie car je ne sais pas par quel bout
prendre ce roman, qui m'a encore davantage séduit à la seconde lecture
qu'à la première. Il s'ensuit une sorte de frustration mêlée d'agacement
devant ma propre incapacité, laquelle m'éloigne encore plus d'y
parvenir. En réalité, il faudrait que la première phrase me vienne ;
après, mon Dieu, on s'arrangera toujours…
Dimanche 6 octobre
Sept heures et demie.
– Il y en a qui disent que, dans un couple déjà ancien, il se crée
parfois des sortes de symbioses – si c'est bien le terme qui convient à
ce que je veux désigner – entre les deux membres, bien entendu sur le
plan psychique, intellectuel, moral, etc., mais également au niveau
physique. Ce semble être vrai pour nous : depuis deux ou trois jours,
Catherine se plaignait d'une recrudescence de ses douleurs abdominales,
et moi aussi ; ce matin, au réveil, elle m'a annoncé qu'elle se sentait
beaucoup mieux… et moi aussi. Évidemment, l'hypothèse d'une simple
coïncidence n'est pas totalement à exclure.
– J'ai terminé tout à l'heure Les Aristocrates
de Michel de Saint Pierre, lu à l'instigation bien involontaire de
Renaud Camus, qui disait relire ce roman (ou plutôt se le faire relire
par M. Pierre) dans sa Chronologie de ces jours derniers. Cela
m'a fait souvenir qu'il y avait un ou deux livres de cet écrivain oublié
dans ce que je n'oserais appeler la “bibliothèque” de mes parents,
lorsque j'étais adolescent. À cette époque, nous vivions dans la maison
de La Ferté-Saint-Aubin, où une partie des livres (les moins
“montrables” parce que de collections très ordinaires) étaient rangés
dans un renfoncement du couloir qui, à l'étage, conduisait à ma chambre.
Si bien que, des années durant, je suis passé devant M. de Saint Pierre
sans jamais lui faire la charité d'un regard, sans esquisser le moindre
geste pour le tirer de son morne alignement. Son nom ressurgissant chez
Camus, il m'a semblé que je lui devais en quelque sorte réparation, et
j'ai commandé, puis lu, le roman dont je viens de parler ; et j'avoue
que cette évocation d'une famille de vieux aristocrates au début des
années cinquante du siècle qui reste le mien m'a été d'une lecture fort
agréable – pas de là, cependant, à pousser plus avant ma découverte.
–
Laurent Obertone est censé faire escale chez nous autour du 12 de ce
mois, mais je n'ai toujours aucune nouvelle de lui. J'aimerais pourtant
bien que cette rencontre ait lieu. Comme dirait si élégamment notre
ancien président : « Moi, chuis désolé, mais un type qui vend un bouquin
à XXXX exemplaires, ça m'intéresse ! »
Lundi 7 octobre
Huit heures moins le quart.
– Coup de téléphone de ma mère, tout à l'heure, pour nous apprendre la
mort, aujourd'hui, de ma grand-mère, à cent trois ans et sept mois.
Triste à dire sans doute, mais cette mort est un soulagement pour tout
le monde, vu l'état dans lequel s'enfonçait Suzanne depuis environ deux
ans, peut-être trois ; soulagement surtout pour ma tante Annie qui,
depuis le déménagement de mes parents, restait seule pour s'occuper
d'elle, pour accompagner son irréversible déchéance, connaître la
douleur (je suppose que ce doit être une douleur) d'être à peine
reconnue par sa propre mère après deux jours d'absence, etc. Maintenant,
il nous reste, à Isabelle et moi (mais surtout elle qui vit à côté de
mes parents), à former rapidement une mini-coalition destinée à
dissuader ma mère de se rendre à l'enterrement, compte tenu de son état
de fatigue dû à la charge très lourde que représente désormais mon père
pour elle. Je crois que ça ne devrait pas être trop difficile car il m'a
semblé, au téléphone, qu'elle ne demandait au fond qu'à se laisser
convaincre. Sans attendre Isabelle, je lui ai déjà dit que j'étais
résolument contre ce voyage. On verra ce que pèse mon avis…
Tandis
qu'elle nous annonçait cela, Catherine et moi avons eu la même pensée :
au moins, elle n'aura pas le surcroit de peine de voir mourir son mari
avant sa mère, ce qui avait semblé la tracasser (mon Dieu, que ce verbe
est pauvrement inadéquat !) lorsqu'elle avait fait allusion à cette
éventualité, il y a environ un an, à Sedan. L'ordre naturel, ou ce que
notre époque hyper-médicalisée tient pour tel, l'ordre naturel des morts
a finalement été respecté.
– Lu une centaine de pages de Lucien Leuwen. (Oui ? Et alors ? Interroge le Chœur. – Alors, rien, foutez-moi la paix !)
Mardi 8 octobre
Sept heures et demie.
– Le père Éric est passé nous rendre une petite visite, en fin
d'après-midi, juste avant la messe qu'il devait célébrer à six heures et
demie dans un village des environs (La Boissière ?). C'est au moment où
je me dirigeais vers la cuisine pour lui préparer une tasse de café (au
moyen de la machine Nespresso toute neuve, arrivée de ce matin) qu'il a
décidé de donner à Catherine la communion qu'elle lui avait demandée.
Ensuite, toujours à la demande de Catherine, ils ont prié pour le repos
de l'âme de ma grand-mère. Et, pendant ce temps, pas très long
heureusement, j'étais comme une andouille, debout devant le plan de
travail, n'osant mettre en route cette satanée machine de peur que son
bruit n'allât les troubler. Je ne m'y suis risqué que lorsqu'il m'a
semblé que leurs propos redevenaient profanes.
– En ce
qui concerne (ou plus exactement ne concerne plus) ma grand-mère,
l'affaire du voyage à Sedan s'est réglée au mieux, puisque Clémence
s'est spontanément proposée pour y conduire sa grand-mère – ma mère,
donc – et la ramener le lendemain (l'enterrement est prévu vendredi à
dix heures). Pendant ce temps, Isabelle ira bivouaquer chez mes parents
afin de ne pas laisser mon père sans “garde-malade”. Celui-ci est tout
content de l'arrangement, au moins pour une raison : ils vont pouvoir
faire venir des pizzas, voire, s'il est suffisamment en forme, aller
dîner au restaurant chinois de Dieppe… Plaisirs minuscules, mais dont
personne n'a le cœur de se moquer, dans la mesure où ils sont sans doute
ses derniers vrais.
– Poursuivi la lecture de Lucien Leuwen, en me réjouissant intensément de cette rapidité de style qui est celle de Stendhal, comme dans ces deux phrases :
(Et, naturellement, j'ai oublié le livre à la maison ! Bon j'y retourne…)
Donc,
voilà : « Lucien s'attacha à la marquise et, au bout de quinze jours,
elle lui sembla jolie. » (P. 172 de l'édition Folio.)
Et
comment dire en moins de mots et avec plus de discrète ironique que Mme
de Puylaurens n'est probablement pas un modèle de vertu conjugale : «
C'était, en effet, à la cour de Charles X qu'elle avait achevé son
éducation, pendant que son mari était receveur général dans un
département assez éloigné. » Que de soies froissées et de rubans dénoués
laisse deviner ce département assez éloigné !
Mercredi 9 octobre
Huit heures moins le quart.
– Par un mail fort laconique (« Quoi de neuf, Didier ? »), Philippe B.
me demande de mes nouvelles. Je lui en ai bien sûr donné, un peu moins
brèves mais à peine, lui expliquant que j'allais de mieux en mieux. De
fait, aujourd'hui, j'ai pu, à plusieurs reprises, et alors que je
vaquais à diverses occupations, totalement oublier que je venais d'être opéré, ce qui n'était encore jamais arrivé.
Le
neuf, je lui ai ensuite fait observer que c'était plutôt du côté de
notre employeur commun qu'il fallait le chercher, puisque les rumeurs de
ventes de divers journaux – dont le “nôtre” – se font de plus en plus
insistantes. J'en ai profiter pour lui dire, mais en termes mieux
choisis, qu'en cas de lancement d'une nouvelle charrette, je me sentais tout disposé à me jucher à son bord. Il ne m'a rien répondu.
Là-dessus,
je suis retourné à Lucien Leuwen, dont j'ai achevé la première partie,
celle qui se passe à Nancy, mais aurait pu fort bien se dérouler dans
n'importe quelle autre ville de garnison – et c'est ce qui fait toute la
différence entre Stendhal et Balzac. Enfin, non, pas toute la différence, mais une différence essentielle.
Jeudi 10 octobre
Sept heures et quart. –
Matinée assez agitée (par rapport aux précédentes…), puisque, en plus
de deux ou trois courses indispensables, il me fallait conduire
Catherine à Vernon, au cabinet de radiologie. (Pour une radio
“panoramique” de la mâchoire, en vue de sa visite, demain, chez notre
dentiste commun : la guerre sans espoir que mène la vieillesse contre la
maladie est à fronts multiples…). Nous l'avons compensée par un
après-midi particulièrement peu remuant, Catherine tricotant devant la
télévision et moi alternant la relecture de mon journal de septembre
avec la poursuite de Lucien Leuwen, revenu à Paris et transformé
en maître des requêtes du ministre de l'Intérieur par intercession
paternelle. A priori, la journée qui s'en vient devrait être découpée
sur le même patron, à quelques détails près.
Vendredi 11 octobre
Sept heures et demie. – Rien.
Samedi 12 octobre
Sept heures et demie. – Depuis quelques heures, la lecture des Mémoires de Monte-Cristo, de Taillandier (que je panache avec celle, toujours, de Lucien Leuwen) me donne envie d'écrire un billet sur le roman de Dumas, qui pourrait s'intituler quelque chose comme Le Diamant dans le cachot, ou Le Trésor dans le cachot.
Il s'agirait de partir de l'identité des deux choses qui arrivent à
Edmond Dantès, juste avant sa “mort” et tout de suite après la
“naissance” de son avatar, à savoir, précisément, la découverte du
trésor au fond du cachot : abbé Faria pour le premier au château d'If,
magot de Spada dans les entrailles de l'île de Monte-Cristo pour le
second. De là, on pourrait montrer, je crois, que tout, dans ce roman,
est affaire de mort et de renaissance sous une autre forme, qu'il arrive
à Dantès une aventure tout à fait “christique” (et puis, son nom…) :
enfermé dans un tombeau, il s'y fait volontairement cadavre pour s'en
échapper et revenir à la vie, sous une forme telle que personne ne le
reconnaît. Il faudrait aussi montrer en quoi Faria est finalement le
personnage central du roman, qu'il en est le Dieu caché, enfoui, mais
qui tient en ses mains toutes les ficelles qui font tourner le monde. Et
que c'est lui, à partir du “tas de glaise” Dantès, qui modèle et
façonne une créature nouvelle : Monte-Cristo.
Mais
Faria peut tout aussi bien être le Diable (il initie Dantès à la
Connaissance…), car cette créature, il l'a vouée à la vengeance, à la
destruction, au malheur, à la pestilence et à la mort ; il ne relâche
jamais son pouvoir sur elle. Sauf à la toute fin, peut-être. Lorsque
Monte-Cristo, sur son île, meurt symboliquement, disparaît à
l'horizon en compagnie d'Haydée. Alors, on se dit que, peut-être, le
roman que l'on vient de lire n'était rien d'autre qu'une traversée
complète d'une sorte de purgatoire, et une traversée qui semble bien
être victorieuse.
En somme, Edmond Dantès, c'est tous
les hommes depuis la Création du monde : chute hors du paradis terrestre
(Mercedes, le père Dantès, Morrel, la mer), plongée dans les passions
destructrices et mortifères de l'ici-bas (la fortune, la vengeance, la
solitude), et enfin rédemption et assomption (fuite vers l'horizon).
Mais,
pour l'instant, je n'ai pas encore trouvé le courage de mettre tout
cela en forme et d'en faire un texte tenant à peu près debout.
– Mon père va de nouveau mal.
Dimanche 13 octobre
Sept heures et demie. –
J'ai finalement écrit, en fin de matinée, le billet que j'évoquais
hier. Je ne suis pas sûr qu'il soit bien remarquable, mais enfin, comme
dirait l'autre, il a le mérite d'exister (drôle de mérite, d'ailleurs).
Le voici, pour mémoire :
Le Comte de Monte-Cristo
est une sorte de roman hindou ; et pas seulement parce que le comte en
question, une fois sa vengeance consommée à Paris, effectuera dans les
années 1850 un périple dangereux dans les hautes vallées des Indes, du
moins si l'on veut bien en croire François Taillandier*. Il l'est parce
qu'il n'y est question, au fond, que de morts et de renaissances sous
une forme nouvelle, c'est-à-dire de métempsycose. Monte-Cristo
n'est pas Edmond Dantès déguisé, ni même transfiguré : il est
véritablement quelqu'un d'autre, qui ne peut venir au monde qu'en raison
de la mort de Dantès. Le plus étrange est que le jeune marin de
Marseille semble le savoir : ne se glisse-t-il pas de lui-même dans le
suaire ? Dix ans plus tard, le comte lui-même devra mourir afin de se
délivrer de ce qu'il vient d'accomplir de terrible : dans les dernières
pages du roman de Dumas, on le voit disparaître, aux sens
classique et moderne du terme, en une sorte d'assomption horizontale,
puisque ce n'est pas le zénith qui le ravit à l'affection de Maximilien
Morrel et de Valentine de Villefort, mais le point de fuite de
l'horizon marin.
La
mort et la renaissance impliquent la tombe, le caveau, la crypte ; de
fait les sépulcres sont bien là, mais ils ne se contentent pas de
remplir leur simple fonction de réceptacles pour gisants ; c'est même la
seule chose qu'ils ne font pas. Le cachot du château d'If est à
l'évidence un tombeau, mais il enferme un Dantès vivant, qui ne mourra
qu'au moment où, précisément, il s'en extraira. La grotte secrète de
l'île est aussi une tombe ; elle a même des allures de sépulture
pharaonique, en raison des fabuleuses richesses qu'elle abrite et de son
inviolabilité ayant résisté aux siècles. Mais c'est une tombe qui ne
renferme aucun cadavre et qui, au contraire, va donner la vie, engendrer
un homme, le comte de Monte-Cristo : cette tombe se fait berceau, tel
le Nil pour Moïse. Elle redeviendra sépulcre à la toute fin du livre,
mais de nouveau un sépulcre vide de corps, puisque le bateau disparaît
déjà au loin de l'île, emportant le nouvel avatar du personnage. C'est
d'ailleurs par là que Dantès est une figure hautement christique (en
plus d'être hindoue : un syncrétisme acrobatique qui ne lui va pas si
mal) : il entre au tombeau en plongeant dans son cimetière marin et,
quand il ressort peu après de la grotte insulaire, il est devenu
quelqu'un d'autre, son visage est si changé que personne ne le
reconnaît, ainsi qu'il est dit de Jésus après la résurrection. (Il y a
aussi la tombe du nouveau-né enterré vivant dans le jardin de la maison
d'Auteuil et “ressuscité” aussitôt après : encore une sépulture vide…)
Évidemment,
qui dit Christ dit Dieu et sous-entend Diable. C'est là que surgit le
personnage central du roman, son pivot, sa colonne maîtresse : l'abbé
Faria. Son surgissement même le place d'abord du côté du démon : il
jaillit littéralement des profondeurs de la terre, de sous le tombeau ;
il est celui qui peut vivre dans l'absolue ténèbre. Mais, tout de suite
après, il se transforme en une sorte de démiurge qui, s'emparant de la
glaise brute qu'est Dantès, va façonner Monte-Cristo. L'abbé Faria est
le diamant enfoui dans ce tombeau, à quoi répond le trésor contenu dans
l'autre tombeau, celui de l'île. Cesse-t-il pour autant d'être le Diable
? Pas sûr. Car cette nouvelle créature à qui il insuffle la vie, il va
la posséder, au sens le plus démoniaque du mot, sous le nom d'esprit de
vengeance ; le propulsant comme une flèche, il va lui faire répandre
avec une effrayante efficacité la misère (Danglars), la destruction
(Morcerf), la pestilence (Villefort), la mort. De cette emprise,
Monte-Cristo va se défaire in extremis, en épargnant la vie de
Danglars et en sauvant celle de Valentine de Villefort. Il paie cette
liberté cruellement acquise en mourant une seconde fois, pour tenter de
devenir un troisième homme, dont Dumas ne dira rien : à nous de
l'imaginer, comme a tenté de le faire Taillandier, avec, il me semble,
un succès très mitigé.
Un
troisième homme ? Et si c'était toujours le même ? Si, au fond, il
n'avait jamais cessé d'être le fils de Louis Dantès (1745 – 1815), mais
transfiguré par les traversées qu'il a dû affronter : enfer, purgatoire
et paradis ? Ces étapes, il les a vécues dans un ordre différent de
celui proposé par La Divine Comédie : le paradis en premier
(Marseille et Mercedes), l'enfer en second (le château d'If), et pour
finir le purgatoire (la vengeance parisienne et le renoncement de
dernière minute). Mais c'est sans doute parce qu'il a bien visité ces
trois lieux, et que chacun l'a profondément transformé, qu'Edmond a reçu
le nom de Dantès.
*François Taillandier, Mémoires de Monte-Cristo, éditions de Fallois.
Par ailleurs, j'ai terminé Lucien Leuwen et, après une courte hésitation (le comte de Tilly me faisait de l'œil…), ai enchaîné avec Lamiel. À propos du comte dont il vient d'être question, j'ai chaque fois le réflexe difficilement résistible de l'appeler du Tilly et non de
; je sais pourquoi : à cause du personnage de Balzac nommé du Tillet.
De l'influence néfaste des romans sur les esprits faibles…
Lundi 14 octobre
Sept heures et demie. –
L'élection de Brignoles a donc bien été remportée par le candidat du
Front national, avec 54 % des voix (53,9 exactement). Comme les deux
listes dites d'extrême droite atteignaient tout juste les 50 % au
premier tour, cela signifie que le FN avait encore des réserves parmi
les nombreux abstentionnistes, contrairement à ce qu'affirmaient
sottement et péremptoirement un certain nombre de blogueurs de gauche il
y a encore quelques jours. Ont-ils, aujourd'hui, admis leur erreur ?
Vous plaisantez voyons ! De même, on attend toujours les plates excuses
du dénommé Seb Musset, lequel, à propos de la page de soutien Facebook
au bijoutier de Nice, affirmait comme une certitude que les votes (je ne
sais plus le mot exact) avaient été achetés – évidemment par une
officine fasciste – dans je ne sais quel pays lointain ; votes dont il
est apparu, 48 heures plus tard, qu'ils étaient parfaitement
authentiques. Mais les guignols pontifiants dans son genre sont tout à
fait inaccessibles à la honte, au remords, etc., puisque, quoi qu'ils
fassent ou disent, ils sont les gentils et demeurent ancrés, à jamais,
dans le camp du Bien. Un minimum d'honneur chez cet individu aurait tout
de même voulu qu'il se présentât à ses lecteurs en chemise et de la
cendre sur la tête ; un honneur normal lui eût à coup sûr fait fermer
son blog.
Quant à l'élection d'hier, la seule
préoccupation de nombre d'entre ces chevaliers blancs – à l'exception
notable de Nicolas – consiste à tenter d'exonérer la gauche, et
notamment le PS, de cette victoire du FN, pour tout rejeter sur le dos
de l'UMP – qui, certes, à une large part de responsabilités dans cette
affaire. Bref, une fois de plus, ils sont pitoyables, et leurs
agitations dérisoires.
– Terminé Lamiel et commencé aussitôt Armance.
–
Sinon, la journée a été plutôt riche en décibels intempestifs, dans la
mesure où le petit couple de jardiniers professionnels vivant à trois
maisons d'ici l'a passée chez nous, à tailler les haies, nettoyer le
coin de jungle qui s'était établi derrière la Case, etc. Ils sont
charmants, travailleurs, efficaces. Et la jeune femme a une forme de
visage qui me rappelle beaucoup celui de Freddie, la femme de Kent.
Mardi 15 octobre
Quatre heures et demie. –
Un aller-retour pour rien à Évreux, en début d'après-midi. Catherine
avait rendez-vous avec un certain Dr Fouquet, stomatologue de son état
(mais aussi ORL, ce qui nous a d'emblée paru un peu étrange), afin de se
faire arracher deux dents, ou, plus exactement, deux racines de
dents. Comme elle ne se ressent pas encore de conduire, je lui ai donc
servi de chauffeur. Le rendez-vous était à deux heures. Nous arrivons
vers moins le quart : salle d'attente vide. À deux heures moins cinq
arrive la secrétaire, qui enregistre notre présence et confirme le
rendez-vous. Le médecin en question fait son entrée deux ou trois
minutes après elle et s'engouffre dans le couloir conduisant à son
cabinet. Cinq minutes plus tard, la secrétaire y disparaît à son tour.
Puis, plus rien. À deux heures et quart, personne n'ayant reparu,
Catherine, aussi bouillonnante d'indignation que je l'étais moi-même,
m'a signifié que nous allions lever le camp illico, ce que nous avons
fait. Le jean-foutre médicastre qui se permet de traiter ses patients
avec une telle désinvolture méprisante a eu de la chance que nous ne le
croisions pas entre la salle d'attente et l'ascenseur ; dans le cas
contraire, je pense que je lui aurais dit sans fioritures excessives ce
que je pense de lui et de son éducation.
– Ce soir,
Rémi vient dîner ici, au prétexte qu'il a des livres à moi, et moi à
lui, et que nous devons nous mettre en règle avant son départ pour
Orléans, qui a lieu après-demain. C'est d'ailleurs ce qui explique que
je vienne dans ce journal à cette heure assez inhabituelle. Comme cela
fait près de vingt jours que je n'ai pas bu une goutte d'alcool, j'ai
intérêt à la jouer petits bras si je veux faire bonne figure tout au
long de la soirée.
– Demain, rendez-vous à onze heures
et demie avec le rognologue qui m'a opéré afin d'avoir les résultats
définitifs de l'intervention et surtout des examens qui on été pratiqués
ensuite sur l'organe ôté. Il faut surtout que je le persuade qu'un mois
d'arrêt de travail supplémentaire m'est absolument nécessaire…
Mercredi 16 octobre
Sept heures et demie.
– Visite chez l'urologue, donc, ce matin ; ou plutôt visite à la
clinique Pasteur avec l'urologue. J'y allais avec l'intention affirmée
d'obtenir un mois d'arrêt maladie supplémentaire. De ce point de vue,
l'entrevue a fort mal commencé : « Oh ! mais vous avez une mine superbe,
pour quelqu'un que j'ai opéré le mois dernier ! » Je me suis dit que
j'allais devoir ramer, en remettre dans le larmoyant, et Dieu sait que
je ne suis pas fait pour ce genre de rôle…
En fait, pas
du tout. Dès que j'ai commencé à parler de fatigue, de difficultés à
conduire durant plus de vingt ou trente kilomètres, il m'a tout de suite
affirmé que c'était parfaitement normal et m'a illico rédigé un arrêt
de travail jusqu'au premier décembre. Comme, d'autre part, il m'a
affirmé que je ne devais pas m'attendre à être totalement rétabli
avant le début de l'année prochaine, je suis ressorti de la clinique
avec la ferme intention de ne pas non plus aller travailler en décembre.
En
dehors de cela, il m'a confirmé que le cancer était entièrement
circonscrit au rognon récalcitrant et que, par conséquent, nous nous
trouvions dans le meilleur des cas de figure possibles – sauf si les
dits cas de figure englobent ceux qui n'ont pas de cancer du tout, bien
entendu.
– Soirée avec Rémi, hier, et soirée entre hommes, puisque Catherine, fatiguée et assez dolorosa,
est allée se coucher très tôt, alors que nous étions encore à
l'apéritif. En ce qui me concerne, cela faisait plus de deux semaines
que je n'avais pas bu une goutte d'alcool, et il m'a fait plaisir de
constater que nulle brouille ne s'était installée, durant ce temps,
entre le chablis et moi.
– J'ai eu une brusque
indigestion de Stendhal, en début d'après-midi et j'ai lâchement
abandonné cette petite dinde d'Armance au milieu du gué. Je me suis
plongé dans Le Lotissement du ciel, de Blaise Cendrars, auteur
dont je crois bien n'avoir encore jamais ouvert le moindre livre. J'en
ai lu trop peu, à l'heure qu'il est, pour me risquer à en dire quoi que
ce soit, même ici. J'ai également commandé le dernier Finkielkraut.
Dimanche 20 octobre
Sept heures dix. –
Brusque désaffection pour ce journal depuis trois ou quatre jours, sans
qu'il y ait de raison particulière à cela, en tout cas de raison
décelable par moi. Du reste, je ne m'en soucie nullement : c'est ainsi
et voilà tout. Il repartira quand il le voudra, ou bien restera
définitivement en cale sèche. Et de toute façon, que dire ? Qu'y noter,
alors que je ne sors pas de chez moi et que ma seule activité notable
consiste à passer d'un livre à l'autre (aujourd'hui de Finkielkraut à
Cendrars et retour) ? Devrais-je gloser sur une actualité chaque jour
plus ridicule et pitoyable ? M'étendre sur cette lamentable histoire
d'expulsion d'une famille de Kosovars-pas-kosovars et des concerts de
pleurnicheries et d'indignations mal jouées qu'elle a engendrés ? Merci
bien ! Dauber sur le dos du président de la République qui, en cette
même occasion, a prouvé une fois encore qu'il n'était qu'une
mini-baudruche perdue dans le costume que les Français lui ont fait
endosser dans un moment d'aberration semi-collective ? Et puis quoi ?
Tout cela est si accablant que l'on n'a (on = moi) même plus le courage
de s'en accabler par écrit.
Lundi 21 octobre
Trois heures.
– Jeudi dernier, après 41 ans, Brigitte Bichoux a réapparu soudainement
dans ma vie. Elle l'a fait par l'intermédiaire d'un court mail. Depuis
nous en avons échangé d'autres et, tout à l'heure, en fin de matinée, je
lui ai téléphoné, ainsi qu'elle m'en refaisait la demande, bien que je
ne sois pas un grand adepte de ce moyen de communication, et surtout en
ces circonstances particulières.
J'avais fait un billet
sur elle, il y a quelques années, pour dire que j'avais été plus ou
moins amoureux d'elle, lorsque nous nous étions retrouvés dans la même
classe du lycée de Châteaudun, en 1971 et 1972. Amoureux mais
rigoureusement silencieux sur l'attirance en question, ce qui m'avait,
longtemps après, l'âge venu, occasionné d'assez forts regrets : voilà ce
que j'avais tenté de dire dans ce billet, que je ne mets pas en lien
ici car, le relisant, je l'ai trouvé assez considérablement raté. Mais
si l'on tape son nom dans Google, la première entrée, et d'ailleurs la
seule, correspond à ce billet. C'est du reste comme ça qu'elle m'a
retrouvé, ce jeudi 18 octobre (dans un mail, elle m'a fait remarquer que
le 18 octobre était une date importante dans l'histoire dunoise et
qu'elle avait même donné son nom à la principale place de la ville).
L'effet
produit est assez étrange. Lui écrivant ou lui parlant, j'ai très
nettement devant les yeux l'image de cette adolescente brune et
souriante qu'elle était, dont j'ai toujours gardé les traits en mémoire
alors que tellement d'autres se sont entièrement effacés, tout en
sachant que je m'adresse à une femme de presque 60 ans et qui vient
d'être grand-mère…
Elle vit à Nantes depuis 36 ans,
m'a-t-elle dit, et c'est très bien ainsi : cela nous aidera beaucoup à
résister à la tentation de nous revoir, ce que, de mon point de vue, il
ne faut absolument pas faire. Car je tiens par-dessus tout à conserver
cette image que j'ai, d'une fille de 16 ans évanouie depuis longtemps,
laquelle volerait douloureusement en éclats si je me confrontais à la
femme qu'elle est devenue. J'aurais peut-être dû écrire : volerait sans doute en éclats, car après tout ce n'est pas sûr. Mais c'est un risque que je ne veux pas prendre.
Huit heures. – J'avais oublié à quel point les enfants de militaires ressemblaient à leurs pères, c'est-à-dire qu'ils se retrouvaient toujours, sans l'avoir voulu. J'ai passé environ une heure au téléphone avec Brigitte, cet après-midi. C'est elle qui a parlé, très essentiellement. En gros, elle m'a offert un “balayage” de sa vie durant ces quarante dernières années : j'en ai été déprimé durant plusieurs heures, et même encore maintenant. Non pas de sa vie elle-même, de la vie que cette femme à la voix inconnue (je n'ai aucune mémoire des voix) me déroulait, mais parce que, à chaque péripétie, je revoyais la petite fille de 16 ans qui avait occupé un coin de mon esprit durant toutes ces années.
(Non, pas durant
toutes ces années, je triche. Il a bien dû se passer trente ans durant
lesquels je n'ai jamais pensé à Brigitte Bichoux – jamais. Elle a
resurgi il y a peu de temps, c'est ma propre vieillesse, la somme de mes
renoncements, qui ont fait qu'elle est revenue. Mais alors, avec son
visage intact, sers longs cheveux noirs, etc. Pourquoi ? Et comment se
fait-ce ? Quel hasard a fait qu'elle a sauté à pieds joints dans mon
blog, alors que moi-même je repensais à elle depuis quelques mois et pas
davantage ?)
On a donc parlé une heure. Non : elle m'a
parlé durant une heure. Sa vie, de Châteaudun à aujourd'hui, presque un
demi-siècle. Ce n'est pas concevable. Je ne parviens pas à concevoir
que la femme qui m'a parlé aujourd'hui soit cette Brigitte qui a sonné
violemment quelques mois de mon adolescence et est ensuite revenue hanté
mon esprit quelques décennies plus tard.
Au début de
cette conversation, elle a évoqué le moment où nous nous rencontrerions.
J'ai essayé de lui dire que je ne voulais pas que cette rencontre se
produise, même si j'en suis tenté. Je lui ai dit pourquoi : je ne veux
pas que son visage d'aujourd'hui efface celui qui vit dans mon souvenir.
Elle n'a pas eu l'air de comprendre ce que je disais, mais il est
possible que mon visage à moi ne la hante nullement et que, du coup,
l'idée de me revoir lui soit pur plaisir – c'est même assez probable.
Catherine, à qui j'en parlais, me disait tout à l'heure que ces filles
(car Brigitte n'est pas mon seul fantôme) avaient été incapables de voir
qui j'étais, alors, qu'elles étaient aspirées par le gouffre de la
beauté masculine, etc. Tu parles ! Je crois que, même à 16 ans, comme ma
Brigitte du jour, elles faisaient déjà bien la différence entre le
rigolo en surpoids qui tenait tête au professeur de français et le futur
maître nageur qui s'écrasait au fond de la classe. Et je crois bien
que, dès ce moment, l'intello adipeux et le maître nageur idiot savaient
déjà ce qui les séparait et les unissait, ce qui allait creuser le
fossé entre leurs deux vies. Et, de fait, ils ne s'en voulaient pas et
s'ignoraient en général superbement.
Mardi 22 octobre
Huit heures. –
J'ai commencé hier soir par dire que les enfants de militaires
ressemblaient à leurs parents, en ce sens qu'ils se retrouvaient
systématiquement. Ensuite, j'ai dévié sur autre chose, donc j'y reviens.
Je
voulais dire que, en notre enfance et notre adolescence, nous autres,
enfants de militaires, nous retrouvions ici ou là, au gré des
affectations de nos pères. Hier, lors de ma longue conversation avec
Brigitte, elle m'a appris, par exemple, qu'elle avait vécu sa classe de
cours préparatoire, en 1960-61, en Allemagne, et à Lahr ; à Lahr où j'ai
moi-même fait toute ma scolarité primaire, entre 1961 et 1967.
Évidemment, n'y ayant passé que cette année-là, elle n'en a aucun
souvenir, alors que, pour moi, cela représente une grosse, une
incompressible moitié de ma vie, à savoir la totalité de mon enfance.
Ensuite, Brigitte est allée habiter à Orléans, ville où j'ai passé une
partie importante de mon adolescence, et surtout où je suis arrivé après
Châteaudun, c'est-à-dire après avoir quitté Brigitte pour toujours.
Ce
n'est pas tout. Brigitte m'apprend que, peu de temps après mon départ
de Châteaudun, elle s'est mariée. Avec un Michel Rouanne. Ce Michel
était le frère d'une Martine Rouanne, que j'avais retrouvée au CES
Beauvoir de Châteaudun, lorsque j'y tombai en mars 1970. Cette
Martine-là, je la connaissait depuis Lahr : lors d'une année scolaire,
CE2 ? CM1 ? Allez savoir. Bref, cette année-là, la Martine et moi, on
s'est tiré la bourre pour savoir qui était “premier”. Ah oui, car (je
dis ça pour mes lecteurs les plus jeunes), à cette époque, être “premier
de la classe” était plutôt bien. Et c'était un coup elle, un coup moi,
les autres se distribuaient les places suivantes. Je crois bien que, à
la fin, c'est elle qui a gagné, mais je n'en jurerais pas : c'est
vraiment loin. Bref, ce frère aîné de Martine Rouanne a épousé ma Brigitte. Si ça se trouve, il l'a même dépucelée, ce con.
Mercredi 23 octobre
Sept heures vingt. –
Les bonnes nouvelles tombent en cascades, ces temps-ci, ce qui nous
change un peu des mois précédents. Tout d'abord, Brice m'a appelé de FD
pour m'annoncer que le groupe Lagardère allait, dès le 4 du mois
prochain, ouvrir un “guichet départ” (comme dans une gare SNCF) destiné à
ceux de ses salariés qui souhaiteraient négocier leur disparition. Or,
négocier mon départ est ce que je désire le plus au monde depuis quelque
temps – et singulièrement depuis que je suis en arrêt pour maladie et
m'en porte fort bien. D'après lui, la dernière fois qu'un “plan social”
(en ancien français : une charrette…) a été mis en place, il a
été proposé aux candidats une enveloppe correspondant à neuf mois de
leur salaire brut, en plus des indemnités auxquelles leur ancienneté
leur donnait droit. Admettons que, cette fois-ci, crise oblige, ce bonus
ne soit que de six mois, voyons ce que ça donnerait dans mon cas. Mes
indemnités légales représentent 15 mois de mon salaire ; à quoi
s'ajouteront mécaniquement un mois de congé payés et, en principe, deux
mois de préavis, ce qui nous mène à 18 mois. Si l'on rajoute les six
dont je viens de parler, on arrive à exactement deux ans de salaire
brut, soit, dans mon cas, 4600 x 24 = 110 000 €. Si nous continuons à
vivre avec 3500 € par mois comme actuellement, notre autonomie serait
donc de 110 000 : 3500 = 31 mois, soit deux ans et demi. Et cela, sans
même compter les piges à Enquêtes (en moyenne entre 6 et 700 € par mois) ni le chômage auquel j'aurai forcément droit à un moment ou à un autre.
La
deuxième excellente nouvelle, fortement liée à celle-ci, est que j'ai
réussi à obtenir au téléphone, presque du premier coup, un conseiller de
l'assurance retraite, lequel m'a confirmé sans l'ombre d'un doute qu'au
vu de ma “longue carrière” (j'ai commencé à travailler les mois d'été
dès 18 ans, ce qui a suffi à m'assurer quatre trimestres chaque année,
entre 1974 et 1978 incluse), je pourrai prendre ma retraite à soixante
ans, et à taux plein si j'ai mon compte de 166 trimestres.
Cela
nous amène à la troisième bonne nouvelle : d'après le relevé qui m'a
été envoyé, j'en serai, le 31 décembre de cette année, à 155. Il m'en
manquerait donc 11, ce qui me ferait atteindre les 166 le 30 septembre
2016, à soixante ans et six mois. Mais je me suis aperçu, toujours sur
le fameux relevé, que l'année 1998 a été passée par pertes et profit.
Or, entre 1998 et 2000, ayant démissionné de FD et n'étant plus salarié,
j'ai cotisé à l'AGESSA, la caisse des écrivains en bâtiment. L'année
1999 m'ayant “rapporté” quatre trimestres, il n'y a aucune raison que
1998 n'en fasse pas autant, ce dont mon conseiller a convenu très
facilement ; et, coup de chance inouï quand on me connaît, j'ai même
réussi à retrouver des documents prouvant que j'avais bel et bien cotisé
à l'AGESSA pour cette fichue année 1998. Donc, si l'affaire est
régularisée, je devrais avoir mon compte de trimestres dès le 30
septembre 2015 et, donc, faire valoir mes droits à la retraite à partir
du 20 mars 2016, lendemain de mon soixantième anniversaire.
Pour couronner le tout, j'ai reçu (et renvoyé) les épreuves d'En territoire ennemi,
que les Belles Lettres mettront en vente le 14 février prochain. Comme
le livre est dédié à Catherine, cette parution au jour de la
Saint-Valentin ne pouvait mieux tomber.
Jeudi 24 octobre
Cinq heures et demie.
– Je suis venu me réfugier dans ce bureau car, ce soir, les chiens sont
encore plus pénibles que d'habitude, alors qu'approche l'heure de leur
repas – et spécialement Bergotte : je ne peux pas esquisser un
mouvement, comme poser mon livre, décroiser les jambes, etc., sans
qu'aussitôt elle ne se lève d'un bond pour venir me mettre sous le nez
son regard suppliant et impatient. Je ne ressortirait d'ici qu'à six
heures, pour aller les nourrir, précisément.
– Journée
dénuée du plus petit intérêt, dans la mesure où l'après-midi a été
presque entièrement bouffé par les quelques courses que nous avions à
faire ici et là ; et je crois bien qu'il en sera de même demain, où nous
devons nous rendre à Évreux pour trois ou quatre choses que je me suis
déjà empressé d'oublier.
– J'ai tout de même pris le
temps, ce matin, de lire une cinquantaine de pages des mémoire du comte
de Tilly, qui sont en effet, Desgranges avait raison sur ce point, fort
savoureux.
Samedi 26 octobre
Sept heures et demie. –
Je ne sais ce qui m'a pris, avant-hier, de m'acheter une revue de mots
croisés, moi qui n'en ai quasiment jamais fait de ma vie. Lorsque,
quelques heures plus tard, débouchant dans le salon, Catherine m'a
découvert dans mon fauteuil, revue sur les genoux, crayons à papier en
main gauche et Petit Robert dans l'autre, elle a pris un air accablé
avant de soupirer : « Les mots croisés et le dictionnaire : ça y est, je
suis mariée à mon père… »
Il est vrai que son père –
mon oncle – passait le plus clair de son temps à cette gymnastique
mentale, mais il ne le fait plus puisqu'il est mort ; il est également
vrai que mon père – le frère du sien – aimait beaucoup remplir quelques
grilles au cours de la journée, mais il n'est plus guère en état de le
faire ; il fallait donc bien que quelqu'un assurât la relève familiale,
et c'est à quoi je m'emploie depuis deux jours, mais sans être sûr que
cela tienne très longtemps. D'autant qu'avec ces sottises de mots
verticaux et horizontaux, voilà deux jours que je n'ai pas lu une ligne,
et je vois bien que le comte de Tilly est au bord de me jeter son gant à
la face avant de me donner rendez-vous au terrain de foot, à l'aube. Si
le duel devait avoir lieu, je crois que ma principale difficulté serait
de trouver deux témoins au Plessis.
Lundi 28 octobre
Sept heures et quart. –
Cancer, opération, convalescence : tout cela n'a absolument rien changé
à l'une des constantes les mieux ancrées de mon caractère : la
procrastination. Je m'étais juré, promis d'écrire aujourd'hui l'article
que je me suis engagé à faire pour Enquêtes, mais je n'étais pas
levé depuis une heure que je savais déjà qu'il allait être repoussé de
vingt-quatre heures. L'excuse ? Toute simple : demain, Adélaïde, notre
nouvelle femme de ménage vient ; donc, durant les deux ou trois heures
où elle va faire du bruit dans la maison, je vais devoir me réfugier
dans la Case. Et, à tant faire que d'y être, dans cette Case, autant que
j'y aie un travail à exécuter, afin de faire passer le temps plus vite,
n'est-ce pas ? Le tour était joué. Évidemment, tout en écrivant ces
lignes, je commence à me traiter de divers noms malsonnants car, si je
m'en étais tenu à mon plan initial (à ma “feuille de route”, comme
disent mes abrutis de confrères), la corvée serait derrière moi au lieu
de m'attendre devant en ricanant bêtement. Mais ce sont les charmes de
la procrastination, on n'y peut rien.
Mardi 29 octobre
Cinq heures vingt. –
Journée nettement plus active que les précédentes, ce qui ne représente
pas un bien grand exploit. Ce matin, j'ai écrit les 6500 signes de ma
page animaux pour Enquêtes, ce qui a été fait aussi rapidement
qu'avant l'opération et sans poser de problèmes particuliers. Me voilà
donc tout à fait rassuré : l'effondrement intellectuel n'est pas encore
pour tout de suite. Fort de quoi, profitant du soleil et du vent, j'ai
passé la tondeuse dans le jardin, en espérant fermement ne plus avoir à
le refaire avant mars voire avril prochains. Là encore, cela s'est fait
sans douleurs, physiques cette fois-ci. Ensuite, Catherine s'est soudain
avisée que nous étions le 29 octobre, que par conséquent nous étions
mariés depuis 19 ans, et que cela méritait bien un petit apéritif.
Emportés par l'enthousiasme au vu d'une telle perspective, nous avons
sauté dans la voiture pour filer à Évreux, chez Picard, avant d'y faire
l'emplette de diverses petites choses à grignoter durant l'apéritif en
question – lequel devrait commencer juste après le repas des chiens,
ainsi qu'il est de coutume sous nos latitudes.
– J'ai
reçu ce matin le dernier roman d'Eugène Nicole (dont le titre m'échappe
pour le moment), commandé avant-hier à un vendeur d'occasion (enfin,
c'est plutôt le livre, qui est d'occasion) : une telle rapidité postale
me stupéfie. Mais je me réjouis fort à l'idée de retourner à
Saint-Pierre-et-Miquelon – Saint-Pierre où Hugues Vassal et sa fille
doivent se trouver à l'heure actuelle, j'y songe. À l'origine, il avait
été question que Catherine et moi les accompagnions là-bas. Mais,
évidemment, nos mésaventures hospitalières en ont décidé autrement.
Jeudi 31 octobre
Sept heures et quart. –
On verra à la première relecture, d'ici quelques jours, mais je crains
que ce journal ne soit encore plus léthargique que d'habitude ; il me
semble qu'il doit être totalement vide d'événements et encore plus de
“pensées”, c'est au point que je me demande ce que je vais bien pouvoir
lui trouver comme titre.
– Les Eaux territoriales,
le livre d'Eugène Nicole que j'ai reçu avant-hier et dont j'ai lu
environ les deux tiers, est tout à fait savoureux, mais à condition
d'avoir préalablement lu L'Œuvre des mers, dont il est le
prolongement, ou plutôt une sorte d'addendum ou de codicille. J'ai un
peu l'impression, moi aussi, comme l'auteur, de revenir à
Saint-Pierre-et-Miquelon après une assez longue absence, et je ne suis
pas loin d'éprouver un commencement de nostalgie face à tout ce qui a
disparu, changé, etc., depuis mon précédent passage. Et j'ai été bien
étonné de retrouver en prêtre l'ancien instituteur, celui qui fit un
assez long séjour dans un hôpital psychiatrique, en métropole, parce
qu'il en était arrivé – le théâtre entrant dans la vie et l'annexant – à
se prendre réellement pour Jacques Cartier, ce qui n'était pas d'un
très bon exemple pour les enfants dont il avait la charge. On notera
aussi, avec une certaine tristesse teintée de fatalisme, que, durant
notre trop longue absence, à Nicole et à moi, le théâtre qui donne son
nom à cette épopée minuscule, L'Œuvre-des-mers (avec traits d'union,
oui, pour le différencier du cycle romanesque qui a pris naissance dans
les plis de son grand rideau rouge) a été démoli et qu'il n'en reste
plus rien. Du reste, beaucoup de choses, de maisons, de gens se sont
évanouis ; et ce qui demeure semble devenu plus petit, resserré,
étriqué, à l'image de ces eaux territoriales qui, sous la pression du
Canada, se réduisent comme peau de chagrin devant les pêcheurs navrés,
pressentant leur disparition prochaine, leur évanouissement dans les
brumes de juillet. Les observant avec discrétion, le lecteur comprend
que, cette fois, le rideau de l'Œuvre-des-mers, devenu invisible et
impalpable, est en train de retomber pour de bon.
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