mardi 29 octobre 2013

Septembre 2013









 BULLETIN DE SANTÉ









Dimanche 1er septembre

Onze heures et demie (du matin). – À peine commencé, ce journal de rentrée va s'interrompre, dans la mesure où, entrant à la clinique demain, je ne récupérerai l'ordinateur de Catherine que mercredi ; et rien ne dit que je serai suffisamment en forme pour m'en soucier, même si, je ne sais trop pourquoi, je suis persuadé que je le serai effectivement.

– Dans son journal d'hier, Renaud Camus a annoncé la mort d'Ottokar, l'un de ses deux labradors, que nous avons gardé, avec son frère Orage, une dizaine de jours en août 2009. La nouvelle, de ce fait, ne m'a pas laissé tout à fait indifférent, et je viens d'adresser un court mail de condoléances à Camus, chose que beaucoup trouveront probablement ridicule – mais je m'en fous. Il est à craindre que ce pauvre Orage, également âgé de 15 ans et lui aussi plus ou moins malade, si j'ai bien compris, ne lui survive guère, si l'on songe qu'à son âge canonique va désormais s'ajouter la tristesse de se retrouver seul, lui qui n'a, je crois bien, jamais été séparé de son frère durant toute leur vie. Je me souviens que, dans les semaines qui ont suivi la mort de Balbec, en 2006, Swann présentait les signes d'une sorte de déprime, ne bougeant presque plus de son panier, comme s'il était brusquement devenu très vieux – or, il n'avait que cinq ans, alors. C'est d'ailleurs pour tenter (avec succès) de lui rendre goût à l'existence que nous sommes allés chercher Bergotte dans un élevage du Loiret. Et c'est parce que Catherine avait trouvé amusant d'être suivie par une véritable “meute”, à Plieux, que, fin 2009, nous avons adopté Elstir ; lequel, finalement, est redevable de sa vie chez nous à Ottokar et Orage.

Huit heures et demie. – C'est Catherine qui l'a voulu. Vers cinq heures, elle m'a demandé : « Il nous resterait un petit quelque chose à boire, pour cette dernière soirée ? » Pour moi, oui, j'avais une réserve de riesling à la cave. Mais pour elle, qui ne supporte en ce moment rien d'autre que le panaché, nada. J'ai donc sauté au volant de Liselotte pour aller acheter chez l'épicier divers deux ou trois bières fraîches. Et, depuis six heures, nous laissons le temps s'écouler comme il veut, chacun pensant sans le dire qu'il n'est pas impossible que nous vivions vraiment notre dernière soirée ensemble : après tout, la mort sur le billard arrive assez régulièrement, il n'y a pas lieu de faire le fiérot. Je me souviens par exemple de ce garçon, très jeune par rapport à moi aujourd'hui, qui s'appelait Pierre Anxolabéhère (que Jean-Michel C. avait rebaptisé : Herr Anxo l'abbé Pierre) ; lors de notre première année au CFJ (1977-1978), il était le responsable de tout ce qui était “vidéo”, ce qui fait que nous n'avons jamais travaillé ensemble, puisque dès cette époque lointaine il me semblait certain que jamais je ne ferais de radio ou de télévision.

Il n'empêche que, durant l'été 1978, ce Pierre-là a dû être opéré de je ne sais quoi, et qu'il est mort, à moins de trente ans, sur la table d'opération. Je ne sais pas trop pourquoi je raconte ça. Bien entendu, à 34 ans de distance, je me fous que ce type soit mort, avec qui je n'ai jamais échangé trois phrases. Pourtant, étrangement, je pense toujours à lui, et je revois son visage. Combien sommes-nous, sur cette putain de planète, à nous souvenir de Pierre Anxolabéhère ?


Samedi 7 septembre

Trois heures. – Catherine vient de m’apporter son ordinateur, ce qui me permet de reprendre ce journal (mais sur un document Word : pas de connexion internet à la clinique Pasteur, ou en tout cas nous n’en avons pas demandé à mon arrivée, lundi après-midi), interrompu durant quelques jours, le temps que rognonectomie se passe, en tout cas sa phase la plus aiguë et invalidante.

Nous sommes donc arrivés ici vers quatre heures et demie. Tout s’est passé au mieux et au plus vite : à cinq heures, j’étais installé dans ma chambre (chambre individuelle, thank God !). Personnel presque exclusivement féminin, comme souvent en milieu hospitalier, charmant, efficace, agréable, souriant. Juste avant d’entrer dans la clinique, j’avais fait observer à Catherine le gros engin de travaux publics, avec élévateur et nacelle, qui s’activait fort bruyamment au pied de la façade : « Ça ne doit pas être drôle pour les malades dont la chambre donne sur la rue… » Une fois dans la mienne, de chambre, la journée des ouvriers devant être terminée, le calme était revenu et nous n’y avons plus pensé ni l’un ni l’autre. Ce n’est que le lendemain soir, retour du bloc et de la chambre de réveil, que j’ai pu constater que mes deux fenêtres avaient été obturées par des sortes de bâches en plastique vaguement translucide et que l’engin de nettoyage avait remis ses turbines à fond : l’affaire a duré jusqu’à hier, midi, moment magique où l’on m’a rendu la vue sur la forêt et où le calme est revenu.

– Pour ce qui est de l’opération elle-même, je ne puis évidemment rien dire, n’étant pas au mieux de ma lucidité au moment où elle a eu lieu, ni encore après. D’après le Dr Bram, qui a œuvré dans le ventre de la bête, tout s’est très bien déroulé, il n’a pas eu besoin d’enlever l’uretère qui était impeccable, ni de pratiquer une ouverture “élargie” afin d’extraire le rognon récalcitrant, comme il arrive qu’il arrive, si je puis me permettre. Ce qui fait que je me retrouve avec, au flanc gauche, une cicatrice, présentement fermée par de vraies bonnes grosses agrafes métalliques, d’environ huit centimètres au lieu du double s’il avait été contraint d’élargir et d’y aller à deux mains (c’est une image). L’intervention, qui devait durer entre deux heures et demie et trois heures, a commencé à dix heures et demie (c’est en tout cas à ce moment-là que j’ai pris congé de cette sympathique assemblée masquée), et je n’ai quitté la salle de réveil que vers six heures et demie ; aucune douleur, évidemment, puisque j’étais encore assez largement dans le pâté. La journée suivante a été relativement longue et pénible, non à cause de la douleur car la “prise en charge” de celle-ci, comme je crois bien qu’on dit désormais, a été à tous moments très efficace, mais parce que j’étais contraint

(Interrompu par un appel de Catherine. Il est pour m’informer qu’elle ne viendra probablement pas me visiter demain car elle est victime d’une assez inquiétante reprise de ses douleurs abdominales et veut à tout prix “tenir” jusqu’à mon retour, lundi. Si cela s’avérait impossible et qu’elle dût être réhospitalisée ce soir, cette nuit ou demain matin, je lui ai dit de laisser la maison ouverte afin que les chiens puissent sortir dans le jardin, et que s’il jeûnaient demain ils n’en mourraient pas. Mais, évidemment, il serait tout de même plus tranquillisant qu’il s’agît d’une fausse alerte et que tout se déroulât selon le programme prévu, jusqu’à l’opération du 13 octobre – chose à laquelle je crois de moins en moins, je dois dire.)

… parce que j’étais contraint de rester allongé sur le dos sans possibilité de bouger d’un côté ni de l’autre, et que cela me provoquait des tiraillements et des douleurs, peut-être sans rapport direct avec l’intervention qui venait d’avoir lieu mais bien réels cependant. Et puis, j’étais hérissé de tuyaux divers, les uns entrants (la perfusion censée m’hydrater, me nourrir et m’injecter les produits anti-douleur), les autres sortants : le “redon”, sorte d’assez long tuyau jaillissant de mon flanc gauche (totalement indolore) et chargé d’évacuer dans une petite bonbonne placée à gauche du lit diverses saloperies qui pourraient encore traîner dans mon abdomen suite à l’opération (pelures de saucisson, papiers gras, emballages de MacDo, etc.), et aussi une sonde urinaire, fichée dans ma vessie via mon appendice (fort peu) viril afin de m’épargner la corvée de demander le pistolet. C’était peut-être le plus pénible, durant ces presque soixante-douze heures, cette sensation d’avoir perpétuellement une sorte d’envie de pisser latente, étale, qui n’augmentait jamais réellement mais ne disparaissait jamais non plus. Enfin, le plus pénible en dehors de la chaleur, qui venait d’opérer son grand retour, du vacarme produit par les ouvriers nettoyeurs de façade, des fenêtres obturées ; avec, brochant sur le tout, ces interminables heures d’hôpital que l’on ne sait jamais comment emplir, même lorsqu’on est arrivé avec six ou sept livres différents, vu que l’on n'a envie d’en ouvrir aucun et que de toute façon, les conditions de confort vous dissuadent rapidement de poursuivre si jamais vous vous y lancez tout de même. Je dois dire que jeudi, au moins jusqu’à la roborative visite de Catherine, j’avais le moral assez “en dessous”…

Tout s’est nettement amélioré le lendemain matin, lorsqu’une escouade de jeunes infirmières résolument charmantes – et notamment la souriante et drôle Emmanuelle, que je recommande chaudement à la bienveillance divine – a investi ma chambre afin de me désentuber de partout : adieu, sonde ! bonjour chez vous, redon ! salut, dame perf’ ! Libre de mes mouvements, capable de me lever et de me recoucher seul – avec des précautions tout de même –, la vie est soudain redevenue envisageable.

Finalement, le seul problème durable, ce sont ces accès de toux qu’entraîne toujours l’arrêt du tabac dans les premiers jours du sevrage, lesquels résonnent très douloureusement dans mes abdominaux (ou en leurs alentours immédiats : je connais mal la région). Je m’efforce de les réduire au maximum, ayant toujours la pénible et assez paniquante impression qu’une toux un peu brutale risquerait de faire voler en éclats ma cicatrice, façon gore. Et puis, merde, quoi : ça fait quand même vachement mal !

Sinon, pour ce qui est du tabac, il ne m’a aucunement manqué lundi soir, mardi ni mercredi. Avant-hier, hier et aujourd’hui, j’y ai pensé fugitivement, une fois ou deux, sans plus. Mais je sais bien que la phase dangereuse va commencer lundi, dès que je sortirai d’ici.

Comme je n’ai pas trop envie de lire – même si j’ai terminé le Pastoureau et lu environ deux cents pages de Karen Blixen –, je profite de ce que j’ai l’iPod pour réécouter Dussollier lire Proust et Mallet converser avec Léautaud.


Dimanche 8 septembre

Neuf heures vingt du matin. – Je crois bien que, de ma vie, je n’étais jamais resté six jours durant sans chier ; eh bien, c’est un record personnel que je viens d’établir cette semaine, puisque la chose s’est produite (et d’abondance…) ce matin aux aurores, alors qu’elle n’était plus survenue depuis lundi, jour de mon hospitalisation. Ce blocage commençait d’ailleurs à m’inquiéter un peu et je comptais m’en ouvrir (!) au Dr Bram aujourd’hui, puisqu’il m’a annoncé hier une petite visite dominicale. Du reste, cela semblait être pour tout le personnel médical une question relativement secondaire : celle qui, visiblement, préoccupait ce petit monde, dès le surlendemain de l’ablation rognonale, était l’émission ou la non-émission de gaz intestinaux par le héros de cette aventure en milieu hospitalier. Les gaz en question se sont fait attendre encore vingt-quatre heures, et, plus le temps passait, plus ils devenaient l’objet d’une sollicitation soutenue, presque pressante ; et il n’était pas peu savoureux de voir de mignonnes jeunes filles, en fleur et en blanc, m’interroger à chaque moment de la journée, d’une voix à la fois enjouée et intense : « Alors ? Vous avez pété ? » Puis, devant ma réponse négative, le sourire s’élargissant et se faisant incitatif, presque tentateur : « Ah, c’est qu’il faut péter, Monsieur Goux ! C’est très important ! » Je n’en doutais pas, évidemment, mais je me trouvais un peu à la remorque de ma tuyauterie personnelle, laquelle devait, par son silence, obstiné, protester contre les diverses violences que l’on a avait fait, au bloc, subir à son habituelle quiétude. Enfin, jeudi soir, le gaz vint, en chapelets ronflants et prolongés, ce qui parut satisfaire tout le monde ; et, ce matin, la matière a finalement suivi, me voilà parfaitement à jour de mes obligations envers cette clinique, que je devrais donc quitter demain, probablement en début d’après-midi, ainsi qu’il est de coutume dans la plupart des établissements de soins qu’il m’a été donné de fréquenter.

Cela étant, je continue à expulser un peu de sang en fin de chaque miction. Je suppose que la chose doit être résiduelle, mais il faudra que je pense, tout à l’heure, à demander à Bram, combien de temps encore ce résiduel pourra être considéré comme naturel.

– Du côté de Catherine, l’alerte d’hier semble passée : les brûlures et coups qu’elle ressentait dans le ventre se sont amoindris dès le début de la soirée, pour disparaître tout à fait aujourd’hui. Néanmoins, afin de ne pas tenter le diable – lequel, ces temps derniers, en tout cas par nous, se laisse tenter d’un rien –, il a été convenu que je me passerais de sa visite aujourd’hui et qu’elle s’accorderait une journée de repos complet afin d’être sur pied demain pour venir me chercher.

Trois heures. Je viens d’écrire un petit billet à prétention humoristique, dont le but principal est surtout de signaler à ceux-qui-savent que je suis de retour.

Sinon, je ne sais trop si la non visite de Catherine y est pour quelque chose, mais je trouve ce dernier après-midi particulièrement traîneux. Je pense plutôt que c’est l’imminence relative de ma sortie qui me fait plus ou moins piaffer depuis mon déjeuner (mais je piaffe en silence et fort civilement). Au fond, ce qui m’énerve le plus, c’est que depuis ce matin, la cigarette s’est remise à me manquer, en tout cas à se présenter à mon esprit, chose qu’elle n’a quasiment pas fait depuis une semaine. Si bien que j’ai à la fois hâte de m’en aller d’ici et pas hâte de me retrouver à la maison, avec, devant moi, la perspective assez morne de longues journées et soirées sans tabac ni alcool…

Cinq heures et quart. – Je crois que Mme Blixen ne survivra pas à ce séjour en clinique. Elle est très certainement un excellent écrivain, mais il n’y a rien à faire : ses histoires d’Afrique et d’indigènes ne m’intéressent absolument pas, me demeurent radicalement étrangères. Je sais bien à quoi je prête le flanc en écrivant cela, mais qu’y puis-je donc ? Peut-être ai-je eu tort de commencer par cette Ferme africaine : l’aborder par ses contes aurait sans doute été plus judicieux. Mais à présent, échaudé, il n’est pas sûr que j’ai encore envie d’y aller voir.

– En revanche, depuis deux jours que je récoute ses entretiens avec Mallet (j’aborde le septième CD sur dix que compte le coffret), je suis de plus en plus possédé par le désir de relire certains textes de Léautaud, comme In memoriam, Amours, Propos d’un jour, ou encore de larges extraits de son Journal littéraire ; je crois du reste que c’est ce que je vais faire dès demain, une fois rentré au Plessis : reprendre pied dans le monde extérieur par le biais d’une maison familière.


Lundi 9 septembre

Huit heures et demie du matin. – Eh bien ! cette dernière nuit passée à la clinique Pasteur d’Évreux aura de loin été la meilleure, et même la seule digne de ce nom ! J’ai éteint peu avant minuit, me suis endormi presque tout de suite, ai à peine entendu, ce matin, l’infirmière “de six heures”, pour finalement être réveillé par la personne entrant déposer le plateau du petit-déjeuner, à huit heures et quart.

(Les deux infirmières “de jour” viennent de passer : ma sortie est programmée pour une heure, ce qui me va très bien.)

C’est avec un certain accablement, mais sans grande surprise, que je constate le phénomène suivant : sans doute parce que je sais que je serai dehors dans un quatuor d’heures, j’ai ce matin, pour la première fois depuis sept jours, envie de fumer.

Sept heures et quart. – Le retour à la maison s'est effectué sans encombres ni surprise. Le cancer étant derrière moi (ce cancer, en tout cas…), je me retrouve face à près de deux mois de vacances, ce qui n'est nullement pour me déplaire, même si j'aurais bien aimé en avoir davantage. Mais enfin, il ne sera peut-être pas tout à fait impossible, le moment venu, de jouer les prolongations…


Mardi 10 septembre

Sept heures et demie. – J'ai fait, en début d'après-midi, un mail à Philippe B., pour réactiver mon idée de travail à domicile, en soulignant tout ce que ma nouvelle situation pourrait avoir de favorable à son adoption, et surtout pourquoi tout le monde (c'est-à-dire FD et moi) aurait à y gagner. Il m'a répondu très vite, en me disant qu'il était plutôt pour et qu'il allait relancer l'affaire auprès de ses propres patrons.

– Sinon, lecture de Léautaud (beaucoup), sudoku (un peu), et rien d'autre. Mais, après tout, je suis censé être au repos.


Mercredi 11 septembre

Huit heures moins le quart. – Je ne sais si c'est une conséquence de l'asthénie pronostiquée par Pluton, mais voilà deux jours que je n'ai aucune envie de venir encombrer ce journal de mes petites considérations. Par ailleurs, signe encourageant, je me suis remis un peu sérieusement à lire, aujourd'hui essentiellement le Passe-Temps de Léautaud. Mais, parvenant à sa “nécro” de Marcel Schwob, j'ai été saisi d'une brusque envie de (re)lire celui-ci et je suis allé ressortir de son rayonnage le volume “Libretto” que Phébus a sorti de lui en 2002 ; et, un peu plus tard, relisant la préface du maître d'œuvre (son nom m'échappe), j'ai eu également envie des nouvelles de Stevenson, dont je crois bien n'avoir jamais rien lu en dehors de L'Île au trésor quand j'étais enfant, et du Voyage dans les Cévennes avec un âne, beaucoup plus tard. J'ai donc passé commande d'un recueil de ses nouvelles, également un “Libretto”, collection que j'aime assez.

– Durant ce temps, comme tous les 11 septembre des années se terminant par 3, nos amis de gauche pleurnichent sur le sort d'Allende, ce doctrinaire qui, en moins de trois ans (deux, peut-être même ? Je n'ai pas la patience d'aller vérifier ce détail), avait conduit son pays au bord de la ruine. Ce qui, évidemment, ne justifie nullement les “débordements” commis ensuite par l'armée chilienne à l'encontre de ses opposants marxistes. Mais enfin, 40 ans après ce qui ne fut qu'un golpe parmi tant d'autres, il faudrait peut-être songer à éteindre les bougies devant l'icône.

– Michel Desgranges m'envoyait avant-hier le manuscrit d'En territoire ennemi : il m'est arrivé ce matin. Je vais dès demain lui apporter les aménagements dont nous sommes convenus lui et moi, établir une table des matières, relire encore une fois le tout et l'envoyer aux Belles Lettres. La parution devrait intervenir en janvier ou février si j'en crois Desgranges, et je n'ai aucune raison de ne pas l'en croire.


Jeudi 12 septembre

Sept heures et demie. – Eh bien ! autant le journal d'août aura été fertile en rebondissements de tous ordres, autant celui de septembre risque d'être bien morne, vu que la vie que je mène et qui devrait en principe continuer à l'identique encore un bout de temps ! Le seul événement en perspective, c'est la venue de l'infirmière, lundi prochain, pour ôter les agrafes qui closent mes cicatrices, pour dire… Mais, évidemment, de l'imprévu peut toujours survenir, ce que je ne souhaite guère : ces derniers temps, l'imprévu, lorsqu'il y en a eu, ne m'a pas pleinement satisfait.

– Symptôme de guérison ? En fin d'après-midi, alors que je séchais sur une grille pas plus difficile que les précédentes a priori, j'ai foutu à la poubelle les trois ou quatre fascicules de sudoku qui s'empilaient sur ma petite table de salon. Puis, je me suis consacré aux Vies imaginaires de Schwob. Demain, il faut vraiment que je me remette à mon manuscrit. Et puis, tout à l'heure, parce que je lui avais signalé hier ou avant-hier que j'étais de nouveau “dans le circuit”, Étienne T. m'a passé commande d'une page animaux pour Enquêtes, qui devra être écrite pour lundi. Et je trouve assez satisfaisant pour l'esprit de voir que la pompe à phynances est réamorcée, alors même que nos dépenses sont en chute libre : plus de frais d'essence ni de péage, plus d'achat de cigarettes ni de bouteilles d'alcool. Si on continue dans cette voie, on finira par mourir riches.


Vendredi 13 septembre

Sept heures. – Voilà un vendredi 13 qui n'aura pas failli à sa réputation : en début d'après-midi, j'ai dû ramener Catherine aux urgences, pour cause de douleurs lui cisaillant le ventre depuis le matin. Elle a été admise au service chirurgie, je l'ai quitté peu après cinq heures, alors qu'on venait la chercher pour un entretien avec le baron von Scanner. C'est peu de dire que j'ai le moral dans les chaussettes, à l'heure qu'il est. J'espère au moins, et elle aussi, que, cette fois, ils vont l'opérer sans tarder : il me paraît difficile que les choses puissent continuer comme cela.

Je n'ai même pas envie de prendre un verre ; juste celle d'aller me coucher et de dormir.


Samedi 14 décembre

Neuf heures. – Envie d'écrire un texte sur un exilé. Probablement à la première personne du singulier (façon journal ?). Titre : Ce fier exil, ce triste exil. Le texte irait à rebours du titre : d'abord la tristesse et ensuite la fierté. Naturellement, le narrateur, censé venir d'un pays étranger, pas forcément lointain, serait en exil dans son pays lui-même : un exil sur place. L'idée me séduit et m'excite un peu. Mais en serai-je capable ?

– Catherine allait à peu près bien, à midi, quand je me suis pointé à l'hôpital. Mais, à quatre heures, coup de fil d'elle : 38°6 de température. Pas d'autre appel depuis, et je n'ose appeler, de peur de la réveiller. Je lui ai ai honteusement fait croire que j'avais héroïquement résisté à l'envie de tabac, alors que, bien entendu, à peine l'ayant déposée à l'hôpital hier, je me suis précipité à la tabagie la plus proche pour y acheter des cigarettes ; et une bouteille de Ricard au Super U alors que je lui ai dit avoir bu hier deux ou trois bières. Mais enfin, quelle importance ? Pour le tabac, ce sera entièrement ma faute, je devrai repartir de zéro quand elle rentrera, ayant anéanti mes douze ou quinze jours de sevrage plus ou moins forcé.

Mais il y a aussi que je ne tiens pas à me plier totalement aux règles hygiénistes auxquelles Catherine adhère sans discussion parce qu'elle les lit sur internet. L'alcool, par exemple : pourquoi donc mon rein droit, désormais seul, deviendrait-il incapable de “filtrer” le dixième de ce que mes deux reins ont “filtré” vaillamment durant vingt ou trente ans ? Quant au tabac, il va de soi que, quelle que soit la maladie dont on on est affligé, il est toujours très mauvais. Je n'ai encore jamais rencontré un médecin spécialiste me disant : « Ah, non, pour moi, vous pouvez y aller : le tabac je m'en fous. »

Et puis, d'une manière plus… plus profonde, si l'on veut, il me semble que je conserve le droit de mener ma vie comme je l'entends. Bien sûr, je comprends que Catherine ait envie de me garder en vie le plus longtemps possible (j'en ai autant à son service), mais enfin, ça ne l'autorise pas à s'ériger en maton hygiéniste, d'autant qu'elle ne sait pas plus que moi, ni que quiconque sans doute, ce qui pourrait me prolonger ou m'abréger. Il va falloir réfléchir un peu sérieusement à tout cela : j'accepte assez bien, je crois, l'idée qu'il ne me reste que peu d'années à vivre, mais moins que l'on me les gâche, même “pour mon bien”.

– Depuis hier, je me demande si je ne vais pas publier mon journal d'août en avance, de manière à ce que chacun sache où j'en suis. J'ai failli le faire tout à l'heure, mais, m'avisant que l'on était samedi, je me suis dit que cela pourrait aussi bien attendre la semaine prochaine. J'en parlerai à Catherine demain.


Dimanche 15 septembre

Sept heures. – J'ai fini tout à l'heure la mise au point du manuscrit d'En territoire ennemi, c'est-à-dire l'ordonnancement des divers textes qui le composent. Il ne me reste plus qu'à établir la table des matières. Comme Michel Desgranges vient de me le suggérer au téléphone, je renonce à effectuer une nouvelle relecture de l'ensemble. « Il y a un moment où il faut savoir s'arrêter, car on finirait pas faire plus de mal que de bien », m'a-t-il dit en substance, et j'en ai été tout à fait d'accord ; d'autant plus que ma prose commence à me sortir réellement par les yeux, à force. À part la table des matières, il ne me reste donc plus que la peine d'expédier le tout aux Belles Lettres. Desgranges m'a redit que le livre paraîtra soit en janvier, soit en février.

– J'ai eu, hier soir, ou avant-hier, je ne sais plus trop, l'idée d'un petit livre, une sorte de roman, probablement à écrire à la première personne et peut-être sous forme d'un journal, qui s'appellerait Ce fier exil. Il s'agirait de se mettre dans la peau d'un exilé, dont on ne saurait ni d'où il vient, ni pourquoi il a été contraint à l'exil, et de raconter ce qu'il vit. L'intérêt, bien sûr, est, sous couvert de cette fiction, de parler de cet étrange et terrible exil intérieur vers quoi nous tendons de plus en plus : le pays d'origine du personnage prendrait, à cause de l'éloignement dans l'espace et le temps, des allures quelque peu mythiques, tout comme le fait cette “France d'avant” que l'on voit disparaître irrémédiablement mais qui reste pourtant si agissante en nous. L'idée m'excite assez, mais je ne suis pas sûr du tout d'être capable de l'écrire. Je suppose que, pour le savoir, le mieux serait encore d'essayer. Il faudrait que je m'y mette dès cette semaine, afin de profiter au maximum du mois et demi de “congés” qui me reste.

– Catherine allait mieux aujourd'hui, après son accès de fièvre d'hier soir. Le résultat de cette poussée est que le médecin l'a prise davantage au sérieux et qu'il a commencé à évoquer la possibilité d'une opération avancée. Catherine doit voir “son” chirurgien demain et elle va pousser en ce sens avec toute l'énergie et la conviction dont je la sais capable. J'espère que ses efforts seront couronnés de succès car, moi aussi, mais évidemment moins qu'elle, j'ai hâte que tout cela soit derrière nous.


Lundi 16 septembre

Sept heures et quart. – Toute la journée il a été quasiment certain de Catherine serait opérée aujourd'hui en fin d'après-midi. Finalement, à six heures, le chirurgien est passé la voir pour lui dire qu'il étudierait demain la possibilité de l'opérer dans la semaine ! Sur le coup, cela m'a à la fois déprimé et mis en rogne, ce qui s'est senti à mes propos et à mon ton de voix. Résultat, Catherine m'a rappelé cinq minutes plus tard pour me reprocher assez vertement, et non sans fondement, de la déprimer elle-même plutôt que de m'employer à lui remonter le moral. Elle a raison mais je dois dire que, sur le moment (et encore maintenant du reste), ce nouveau sursis m'a réellement plongé le moral dans les chaussettes. L'impression que cet épisode médical n'en finira jamais.

– Pour ce qui regarde ma petite opération à moi, l'infirmière est passée vers quatre heures afin d'ôter les agrafes qui maintenaient closes mes diverses cicatrices : l'affaire s'est faite sans encombre. De plus, je suis venu à bout de la table des matières d'En territoire ennemi, le manuscrit sera envoyé demain aux Belles Lettres ; demain qui sera prioritairement consacré à l'écriture de l'article que je dois à Enquêtes et que j'ai autant envie de faire que de me voir ôter le rein qui me reste. Vivement la retraite, tiens. (Je dis ça mais, lorsque j'y serai, à la retraite, je serai sans doute bien content si un peu d'argent continue de me venir de ce côté-là.)

Huit heures et demie. – La série continue ; cette fois, c'est le front paternel qui menace sérieusement d'être enfoncé. Je viens d'avoir un appel de ma mère : avant-hier soir, Isabelle et elle l'ont conduit aux urgences. Il a perdu sept kilos en deux semaines, il est victime d'une diarrhée infernale et, surtout, beaucoup plus impressionnant apparemment, il s'est mis à “déparler”, comme disent les Québécois, à raconter n'importe quoi, à répéter trente fois la même chose en deux minutes, etc. Ma mère m'a dit que, hier, lorsqu'elle est arrivée dans sa chambre, elle a eu l'impression de voir un cadavre sur le lit et qu'elle s'est dit qu'il serait mort dans les deux jours. Aujourd'hui, toujours d'après elle, il allait mieux et avait récupéré une partie de ses esprits. Il était, d'après les médecins, totalement déshydraté. Il se pourrait, à leur dire, que tout cela ait été provoqué par sa nouvelle chimio, trop forte : j'ai du mal à croire à cette explication. Des gens atteints d'un cancer et qui, soudain, perdaient la tête et un demi-kilo par jour, j'en ai connu quelques-uns ; ils ont tous fini rapidement par devenir le cadavre auquel ils s'étaient mis à ressembler avec un peu d'avance. Au train où vont les choses, je ne serais pas surpris de devoir aller enterrer mon père vite fait, pendant que Catherine sera sur le billard. Et bien heureux encore si aucune complication ne se présente pas chez moi.


Mardi 17 septembre

Dix heures du matin. – Du côté de l'hôpital d'Évreux, on semblait ce matin nager dans l'incertitude la plus totale, quant à l'opération de Catherine, qui prenait des allures de plus en plus chimériques. Du coup, sur demande de la malade, j'ai fait donner la cavalerie : j'ai appelé Pluton “reanimator” à Marseille, lequel a aussitôt téléphoné au docteur Launay afin de lui mettre un peu, et fort confraternellement, la pression. Résultat : Catherine sera opérée très probablement vendredi ou, au plus tard, en début de semaine prochaine. J'aurais bien espéré quelque chose de plus rapide, mais à l'impossible nul n'est tenu, et je suis déjà fort reconnaissant à Pluton de ce qu'il a bien voulu faire pour nous.

Onze heures. – Isabelle vient d'envoyer un SMS à Catherine pour lui dire qu'Olivier a vu les résultats du scanner passé avant-hier par mon père : il a bel et bien des métastases au cerveau. C'est ce qui a provoqué son accès de confusion mentale, et non la chimio, explication à laquelle je n'avais pas cru une seconde. Il paraît donc tristement probable que mon père ne voie pas l'année 2014. Apparemment, Isabelle n'a encore rien dit à notre mère, je suppose qu'elle préfère laisser ce soin au médecin qu'elles doivent voir ensemble demain.

Dix heures et demie (du soir). – J'ai soudain eu envie de faire un billet pour parler de la librairie Variétés, à Neuilly, où j'ai passé un grand nombre d'heures, entre 1981 et… je ne sais plus trop : 1986 ? 87 ? Bref, sans illusion, j'ai cherché sur Google une photo de la devanture de cette librairie disparue depuis au moins 22 ou 23 ans. Naturellement, je n'en ai pas trouvé. Mais j'ai déniché mieux : une vieille photo noir et blanc, prise à l'intérieur de la librairie que j'ai si bien connue et tant fréquentée, où l'on voit M. Pain (et, je pense, Madame), exactement à l'époque où j'y allais deux à trois fois par semaine. J'en ai eu, un court moment, les larmes aux yeux : mon côté “gros veau sentimental”, comme dirait Yanka. Et alors que je projetais de faire un court billet à propos de M. Pain, le libraire, m'est revenue l'image de son employée, une petite brune timide, effacée, de cette joliesse sans apprêt qui m'émouvait énormément alors, à qui je n'ai même jamais osé adresser la parole ; et voilà que je la revois avec une précision telle qu'elle n'a pas eu lieu depuis trente ans, et que je me soucie d'elle, me demandant quelle vie elle a bien pu, etc. C'est absurde, mais je n'y peux rien, vraiment rien : j'aurai passé cette soirée entièrement avec cette fille à qui je n'ai jamais dit un mot, que j'ai oubliée trente ans durant et qui vient de resurgir, intacte, fraîche et jeune. Ont aussi resurgi, en même temps, les sentiments qu'elle m'inspirait (je crois), cette espèce de torsion du cœur quand je la voyais, cette envie de la prendre dans mes bras pour la consoler, la rassurer, la protéger (je n'y peux rien : c'est ce genre de choses qu'elle provoquait en moi, aussi ridicule que ce soit). Et là, vieil homme monorénal de 57 ans, j'ai mes yeux pleins – et l'esprit, et le cœur – de cette fille si pâle, si triste, si peu femelle, et justement pour ça si attirante pour moi, l'impression que j'avais – ça me revient – d'être le seul à voir cette beauté cachée à tous : faut-il être con tout de même !


Jeudi 19 septembre

Six heures vingt. – Je me demande pourquoi je ne suis pas passé par ici hier. il est vrai que, au cours de ma soirée tout entière vouée à Félix Leclerc, je n'a pas écrit moins de trois billets… dont deux sont partis à la poubelle dès ce matin, vu que j'avais eu la sagesse de ne rien publier “à chaud”. Il est également vrai que je ne vis tellement rien, depuis que Catherine est à l'hôpital, que je vois mal ce que je pourrais bien noter. Vais-je par exemple employer un paragraphe pour dire ici que j'ai fait, cet après-midi, une “lessive couleur” et que, après avoir étendu le linge propre au jardin, j'ai mis en route aussitôt une “lessive de blanc” ? Non, n'est-ce pas ? Eh bien, en dehors de ma visite quotidienne à l'hôpital, entre midi et une heure et demie, c'est pourtant la seule chose notable qui fut accomplie. S'ajoute enfin à cela, à cette vacuité, le fait que je n'ai guère envie, ces temps-ci, de parler de mes lectures – Dieu sait pourtant que celle des nouvelles de Stevenson me réjouit.

– Depuis ce matin, je me demande si la petite brune employée à la librairie de M. Pain ne s'appelait pas Laurence. Ce prénom a jailli tout seul, presque au saut du lit, sans que je parvienne à savoir comment il avait fait surface.


Vendredi 20 septembre

Six heures vingt. – Eh bien, cette fois, ça y est : Catherine est ou a été sur le billard. J'ai appelé sa chambre à cinq heures : comme elle n'a ni répondu ni rappelé, c'est donc qu'elle était partie pour le bloc, comme il était depuis hier prévu qu'elle fît (prévu mais pas certain…). Je suppose que je n'aurai pas de nouvelles d'elle avant demain matin.

Neuf heures. –  Il y a une petite demi-heure, la pensée m'est venue que si personne ne m'avait encore appelé de l'hôpital d'Évreux, c'est que Catherine ne devait pas être morte sur la table d'opération. Du coup, l'avenir est redevenu vaguement possible et j'ai repris un verre de Ricard. Entre temps, j'avais écrit un petit billet à propos d'Alain Delon, et je continue à me demander comment l'idée m'en est venue, car s'il est un comédien à qui je ne pense pas tous les jours, c'est bien lui. L'idée de la mort ne devait pas être étrangère à ce transfert étrange.


Samedi 21 septembre

Sept heures. – Vrai choc, ce matin, au moment où Catherine m'a téléphoné : élocution à peine compréhensible, et surtout voix tout à fait méconnaissable : j'avais beau savoir que c'était bien elle qui essayait de me parler, je ne parvenais pas à faire s'accorder cette voix sortie de nulle part avec elle. Du reste, la conversation n'a duré qu'une minute à peine, le sommeil étant venu la reprendre ; et il en a été ainsi lors de ses deux tentatives suivantes. Comme l'anesthésie devait encore faire effet et qu'elle a de surcroit été équipée d'une pompe à morphine, tout cela semble tout à fait normal.

Sinon, le chirurgien lui a dit que tous les organes autour étaient “très rouges” mais intacts, et qu'il avait trouvé une pseudo-tumeur. J'ai aussitôt demandé à Pluton ce que c'était et il m'a rassuré par retour de mail : la “pseudo” est à la tumeur ce que le Canada dry est à l'alcool. « Tu peux considérer Catherine comme guérie ! », a-t-il conclu dans un bel élan d'optimisme, que j'ai illico fait mien. Je ferai un saut à Évreux demain, même si je suis persuadé que Catherine ne sera pas encore sortie de sa vague de somnolence.

– Mon père, à présent. (Je crois que ce journal de septembre va mériter de s'intituler Bulletin de santé…) Je viens d'avoir Isabelle au téléphone, qui a parlé avec le cancérologue. Il lui a dit que la maladie progressait, qu'elle allait continuer à le faire et que, à ce stade (celui des métastases au cerveau), ce serait déjà bien si mon père pouvait vivre encore six mois, ce qui semblait être pour lui l'hypothèse optimiste. En même temps, comme ils lui ont réduit les œdèmes provoqués par les métastases cérébrales (si j'ai bien compris…), qu'il a été réhydraté et nourri, et que, en outre, on lui a collé je ne sais quel euphorisant/antidépresseur dans sa perfusion, ma sœur me dit que le mieux est spectaculaire depuis deux jours, qu'il est plein d'allant, a retrouvé toutes ses facultés ainsi que sa mémoire. Mais ce n'est évidemment qu'un trompe-l'œil. Ma sœur me dit que, dimanche soir dernier, juste avant d'être embarqué par l'ambulance du SAMU, voulant parler d'elle à ma mère qui tentait de le mettre au lit, il l'a désignée comme “ la fille, là…” : il avait oublié le prénom d'Isabelle. De même, le lendemain sans doute, quand ma mère a tenté de l'intéresser aux péripéties vécues par Catherine, il ne comprenait visiblement pas de qui elle pouvait bien lui parler. Alors que, hier, c'est lui qui a demandé spontanément si elle avait été opérée ou pas. Mais, encore une fois, tout cela ne signifie rien. (Il y a un passage, dans La Recherche, peut-être au moment de la mort de la grand-mère, où Proust parle de ce fallacieux optimisme qui saisit la famille lorsque le moribond, soudain mieux, réclame un œuf à la coque ou une tasse de chocolat, avant de sombrer pour de bon…)

– Dans ce contexte, j'ai un peu de scrupule à parler de moi, qui au fond vais plutôt bien, nonobstant cet endolorissement (on ne peut pas appeler cela “douleur”, ce serait excessif) persistant au côté gauche de l'abdomen. Mes journée s'écoulent gentiment, rythmées par les appels téléphoniques des uns et des autres, auprès de qui je me fais le messager des bonnes et des mauvaises nouvelles, à mesures qu'elles adviennent. Je suis de nouveau capable de lire, même si ce n'est pas encore des heures d'affilée. Je mange de bon appétit et dors comme un nouveau-né, les chiens aussi d'ailleurs. La seule perspective grise est que je vais devoir, dès le retour de Catherine, arrêter de nouveau de fumer, et que je vais me maudire d'avoir perdu tout le bénéfice des dix jours d'abstinence consécutifs à mon hospitalisation. Mais enfin, je n'aurai à m'en prendre qu'à moi, ayant racheté des cigarettes en pleine connaissance de cause.

– Avec tout cela, l'affaire de ce livre qui doit être publié en janvier ou février est passée totalement à l'arrière-plan, alors qu'elle devrait logiquement m'occuper l'esprit et m'exciter au moins un peu. Que diable ! ce n'est pas tous les jours que l'on passe du statut d'écrivain en bâtiment à écrivain-tout-court ! Et je devrais me dire, tout de même, que je suis en train de réaliser le rêve le plus constant de toute ma jeunesse. Mais rien n'y fait : j'ai presque l'impression que tout cela arrive à un autre et que je n'ai nullement à m'en soucier ni m'en réjouir. Enfin, peut-être y aura-t-il un regain d'intérêt lorsque la parenthèse médicale sera refermée et qu'arriveront les épreuves à corriger ? On peut l'espérer en tout cas, ce serait assez triste, sinon, de passer tout à fait à côté de l'événement.

– Ai-je dit que Catherine avait décidé, il y a environ une semaine, que nous devrions, lorsque tous nos ennuis de santé seront soldés, aller passer quatre ou cinq jours à Amsterdam ? J'ai souscrit d'enthousiasme à l'idée et – acte fondateur – ai commandé et reçu le Guide du Routard voué à cette ville, histoire de rêvasser un peu avant de partir pour de bon. J'ai, de mon côté, décidé, que nous y passerions quatre nuit et trois jours pleins, et dans un hôtel luxueux s'il vous plaît ! On se souciera des questions d'argent et de budget au retour, comme le veut la sagesse bien comprise des cigales. Ce devrait être vers le mois d'avril, je pense, c'est-à-dire à l'une des époques où les foules n'y sont pas trop compactes. Mais on pourrait bien aussi tenter franchement le séjour hivernal, quoi doit avoir ses charmes particuliers. L'avantage d'avril serait que nous pourrions alors, En territoire ennemi étant publié, dépenser sans compter les mirifiques droits d'auteurs promis à notre escarcelle…

(Long coup de téléphone d'Élodie, qui venait aux nouvelles (ce qui me fait penser que Ludovic, lui, n'a pas rappelé). Je lui ai donné celles que j'avais moi-même, et qui sont finalement assez maigres. Elle doit rappeler demain, après ma visite à l'hôpital. – J'ai un peu l'impression de faire standard ; ou bureau de renseignements.)


Dimanche 22 septembre

Cinq heures et demie. – Je viens d'appeler Catherine, qui s'est remise à souffrir beaucoup et s'apprête à passer, je le crains, une nuit difficile. Le pis est que je ne vois pas ce que je puis faire, dans la mesure où il ne s'agit apparemment pas d'une négligence, mais d'une impossibilité qu'ont ses médecins de lui donner davantage de morphine qu'actuellement. Non seulement pas plus mais même certainement moins, dans la mesure où ils viennent de lui supprimer la pompe pour la faire repasser aux comprimés. Le problème est le suivant : s'agit-il d'une vraie impossibilité, y aurait-il un danger quelconque à lui en donner davantage, ou bien est-ce une question de confort pour eux ? Impossible, évidemment, de trancher. En attendant, je me retrouve devant ce clavier à déprimer pour moitié et, pour l'autre moitié, à bouillonner d'une sorte de rage morne et impuissante. J'ai été tenté, juste après avoir raccroché, de sauter dans la voiture et de filer à l'hôpital. Mais pour y faire quoi, en dehors de regarder Catherine souffrir, après m'être fait répéter, par une infirmière ou le médecin de garde, le même discours que celui qu'on lui a tenu à elle ?


Lundi 23 septembre

Sept heures. – Je sens que mon passage ici sera rapide, n'ayant rien de particulier à y noter, et n'ayant guère le goût du soliloque. Catherine allait plutôt mieux aujourd'hui. Cela fait 72 heures que son opération a eu lieu, on peut penser que le plus pénible est désormais derrière elle. Du moins s'applique-t-on à le croire.

– Depuis que nous sommes entrés dans l'automne, il fait un temps d'été.


Mardi 24 septembre

Trois heures et demie. – En arrivant à la chambre 265, tout à l'heure, j'ai trouvé Catherine installée dans le fauteuil et débarrassée de quelques-uns de ses sondes et tuyaux, entrants ou sortants. Elle a encore un moral relativement bas, dans la mesure où la douleur semble se maintenir à un niveau assez haut, en tout cas trop haut pour qu'elle fasse avec. J'ai tenté de lui expliquer que si elle avait toujours aussi mal, ou presque aussi mal, alors qu'on lui donnait maintenant des anti-douleur nettement moins forts, c'était donc bien qu'elle, la douleur, était en train de refluer ; mais je n'ai pas eu l'impression d'être très convaincant. En tout cas, elle a ensuite été capable d'aller seule jusqu'à la salle de bain puis de revenir se mettre au lit, chose qui lui aurait été impossible encore hier. Je suppose qu'elle devrait aller encore mieux demain. En fait, je me suis aperçu, repensant à ma propre opération d'il y a trois semaines, qu'elle suivait rigoureusement la même progression que moi, mais avec toujours une journée de “retard”. C'est ce qui m'incline à penser qu'elle ne sortira probablement pas de l'hôpital vendredi, mais plus certainement lundi, voire mardi. Mais enfin, pour ce que valent mes pronostics…

– Je continue à lire les nouvelles de Stevenson avec beaucoup de plaisir ; tellement, même, que j'ai commandé le deuxième volume, ainsi que Docteur Jekyll et Mister Hyde, que je n'ai jamais lu. Mais je n'ai nulle envie, pour autant, de me lancer dans une tentative de critique littéraire. On verra cela lorsque Catherine sera rentrée.

– Il est vraiment bien, notre nouveau tondeur de pelouse, appelé au secours il y a quelques semaines, en prévision de mon incapacité prolongée à manier la tondeuse. Ce matin, j'ai laissé un message sur son portable, vers dix ou onze heures, pour lui dire qu'il pourrait passer quand il le voudrait, cette semaine, afin de faire son office, l'herbe ayant poussé et épaissi comme une diablesse. Quand je suis rentré d'Évreux, peu avant deux heures, il était en train de terminer le travail. Il est vrai que le fait qu'il vive au 16 de la même rue que nous est un gros avantage : il a dû se dire qu'en écornant un peu sa pause déjeuner, il avait le temps de venir se débarrasser, en voisin, de ce petit travail-là, lequel en effet n'a pas dû lui prendre plus d'une vingtaine de minutes. Le plus étonnant est encore sa nonchalance à se faire payer. À chaque fois que j'aborde le sujet, comme tout à l'heure en l'enjoignant de repasser dès demain, il a un geste vague de la main, signifiant quelque chose comme : « Il y a bien le temps, on verra ça ! » Bref, c'est au point où je me demande si, sournoisement, je ne vais pas proposer à Catherine de continuer à faire appel à lui l'année prochaine, ce qui nous coûterait une cinquantaine d'euros par mois entre avril et octobre, c'est-à-dire pas grand-chose, et me débarrasserait d'une corvée. Mais, évidemment, je risque d'avoir certaine difficulté pour lui persuader que, si, si, je t'assure, j'ai vraiment lu sur Google que les gens vivant avec un seul rein devaient autant que possible se tenir éloignés des tondeuses à gazon !


Mercredi 25 septembre

Six heures moins le quart. – La vie est parfois fort bien faite. Ce matin, alors qu'il ne me restait guère que trois ou quatre pages à lire avant d'en avoir fini avec le premier volume des nouvelles de Stevenson, j'avise du coin de l'œil le mufle jaune de la camionnette postale ; dont la conductrice dépose dans la boîte un paquet ressemblant assez bien à un colis Amazon. En effet, c'en était un, qui contenait, outre Le Cas étrange du Dr Jekyll et de Mr Hyde, le deuxième volume des nouvelles de Stevenson.

– Mais la vie peut aussi, à peu près simultanément, se montrer fort pénible. Lorsque je suis arrivé à l'hôpital, à midi dix (l'heure va avoir son rôle à jouer), j'ai trouvé Catherine, le visage défait et en larmes, en proie à de violentes douleurs. On lui avait, vers onze heures, extirpé de l'abdomen environ la moitié du drain qui s'y trouvait fiché depuis près de cinq jours et, la souffrance grimpant en flèche, on venait tout juste, quand je suis entré, de lui administrer une piqûre de morphine ; il fallait donc attendre qu'elle produise son effet. Je ne connais rien de plus pénible, en dehors de la douleur elle-même lorsqu'on en est victime, que de contempler quelqu'un que l'on aime grimaçant de souffrance et de se sentir totalement impuissant face à elle ; impuissance qui engendre assez rapidement un état de colère, d'autant plus intense qu'elle reste sourde et sans trouver d'objet satisfaisant sur lequel se fixer.

À midi et demie, Catherine avait toujours aussi mal, c'est alors que l'infirmière est entrée dans la chambre. Je lui ai demandé combien de temps il fallait pour que la morphine produise son effet (peut-être l'ai-je fait sur un ton un peu trop brusque ou sec). Tout de suite, elle m'a pris un peu de haut, du genre : « De quoi se mêle-t-il celui-là ? » Elle m'a finalement répondu qu'il fallait généralement compter au moins dix minutes voire un quart d'heure. Je lui ai alors fait observer que j'étais là depuis au moins vingt minutes et que la piqûre avait été faite avant mon entrée, qu'il y avait donc tout de même de quoi s'impatienter voire s'inquiéter. C'est alors qu'elle a fait preuve de la plus impudente mauvaise foi, m'affirmant qu'elle était bien certaine d'avoir pratiqué l'injection à midi vingt et que je n'étais arrivé qu'ensuite (elle m'avait même vu entrer dans la chambre…). Sentant que la colère montait rapidement en moi, j'ai brisé net et l'ai assez explicitement conviée à quitter la chambre, ce qu'elle a fait. Quelques minutes après, Catherine a commencé à sentir refluer la douleur, heureusement. Sinon, je ne sais pas trop ce que j'aurais fait (et préfère ne pas le savoir), mais ç'aurait sûrement été stupide et violent. Catherine m'a appelée il y a environ une heure : la piqûre l'a plongée dans un sommeil réparateur assez long et elle se sent beaucoup mieux. Le seul point noir et qu'on doit, demain matin, lui extraire la seconde moitié de ce fichu drain. C'est alors que l'idée m'est venue et que je la lui ai soumise en ces termes ou à peu près : « Ce qui rend l'opération douloureuse, t'a dit le chirurgien, c'est que les chairs ont commencé, depuis quatre jours, à se reformer autour du drain et que, de ce fait, l'extraction ressemble assez fâcheusement à un arrachage. Mais songe que, même si on ne t'en a ôté que la moitié, la seconde partie s'est arrachée de la même façon, forcément. Or, il est impensable que les chairs puissent se refermer sur elle d'ici demain matin. Donc, la seconde partie de l'opération ne devrait logiquement être suivie d'aucune douleur particulière. » J'ai eu l'impression que cela la rassérénait un peu. C'est tant mieux car je n'étais rien moins que sûr de la théorie que j'avançais et ne la lui ai exposée qu'à seule fin de la voir appréhender moins ce qui l'attend demain. Et aussi, un peu, pour me tranquilliser, moi.

Et on aurait voulu que je ne me remette pas à fumer, avec une existence pareille ? Merde, alors !


Jeudi 26 septembre

Six heures et demie. – Eh bien, ma “prédiction” d'hier s'est fort opportunément révélée exacte : Catherine n'a pas souffert le moins du monde de l'extirpation d'une nouvelle portion du drain, opération qui l'avait comblée de douleurs hier. C'est-à-dire qu'elle ne lui a occasionné aucune souffrance supplémentaire à celles qui sont son lot depuis l'intervention de vendredi dernier. Mais même celles-ci sont désormais en constante régression : j'en veux pour preuve qu'on l'a, également ce matin, débarrassée de son attirail à injection pour la faire repasser aux anti-douleurs en comprimés. De puis, elle s'est fort bien tirée de la petite promenade que nous avons faite, dix mètres de couloir, bras dessus, bras dessous, comme deux gentils petits centenaires. Bref, je ne crains pas de l'écrire : nous sommes sur la pente remontante.


Vendredi 27 septembre

Sept heures. – Catherine va de mieux en mieux. Nous avons doublé pratiquement la promenade dans le couloir, elle a repris une voix et une mine tout à fait normales, elle souffre très nettement moins, alors même qu'on ne lui donne plus que du Doliprane, et elle n'est plus “raccordée” à rien. D'après le chirurgien, elle devrait sortir en début de semaine prochaine.

– De mon côté, après une timide velléité de résistance, j'ai replongé dans le Journal littéraire de Léautaud : d'emblée l'impression de se retrouver chez soi après un long voyage pas toujours très utile ni gratifiant. Et, bien entendu, comme les autres fois, cette lecture me donne envie de revenir à Stendhal – Lucien Leuwen, par exemple, que je n'ai jamais lu.

Sept heures et demie. – En moins de dix minutes sur le site d'Amazon, j'ai trouvé le moyen de dépenser plus de soixante euros (mais je me donne bonne conscience en pensant à tout ce bon argent que j'économise en n'allant point travailler : essence, péages, etc.) : Un digest des Mémoires secrets de Bachaumont, un autre de la Correspondance de Stendhal et Lucien Leuwen en poche ; le tout en deux commandes distinctes, le délai pour la correspondance étant de trois à quatre semaines, ce que je trouve scandaleusement et incompréhensiblement long.

D'autre part, je viens de faire une heureuse découverte : en parcourant du regard les rayonnages de cette bibliothèque, pour vérifier si je ne possédais pas déjà le roman de Stendhal, je suis tombé, sagement alignés, sur les cinq volumes de La Grande Intrigue, de Taillandier, que j'ai envie de relire depuis la découverte de L'Écriture du monde, mais dont j'étais persuadé qu'ils étaient à Tokyo, chez Adrien. Je sens que Schwob et Stevenson vont bientôt réintégrer leurs appartements respectifs…


Samedi 28 septembre

Six heures et quart. – Rien. Je commence à en avoir assez de cette vie solitaire et de ces visites à l'hôpital (Catherine encore plus que moi : petit, tout petit moral aujourd'hui). Heureusement encore que Taillandier est là pour aider à pousser les heures.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.