BULLETIN DE SANTÉ
Dimanche 1er septembre
Onze heures et demie (du matin). – À peine commencé, ce journal de rentrée va s'interrompre, dans la mesure où, entrant à la clinique demain, je ne récupérerai l'ordinateur de Catherine que mercredi ; et rien ne dit que je serai suffisamment en forme pour m'en soucier, même si, je ne sais trop pourquoi, je suis persuadé que je le serai effectivement.
– Dans son journal d'hier, Renaud Camus a
annoncé la mort d'Ottokar, l'un de ses deux labradors, que nous avons
gardé, avec son frère Orage, une dizaine de jours en août 2009. La
nouvelle, de ce fait, ne m'a pas laissé tout à fait indifférent, et je
viens d'adresser un court mail de condoléances à Camus, chose que
beaucoup trouveront probablement ridicule – mais je m'en fous. Il est à
craindre que ce pauvre Orage, également âgé de 15 ans et lui aussi plus
ou moins malade, si j'ai bien compris, ne lui survive guère, si l'on
songe qu'à son âge canonique va désormais s'ajouter la tristesse de se
retrouver seul, lui qui n'a, je crois bien, jamais été séparé de son
frère durant toute leur vie. Je me souviens que, dans les semaines qui
ont suivi la mort de Balbec, en 2006, Swann présentait les signes d'une
sorte de déprime, ne bougeant presque plus de son panier, comme s'il
était brusquement devenu très vieux – or, il n'avait que cinq ans,
alors. C'est d'ailleurs pour tenter (avec succès) de lui rendre goût à
l'existence que nous sommes allés chercher Bergotte dans un élevage du
Loiret. Et c'est parce que Catherine avait trouvé amusant d'être suivie
par une véritable “meute”, à Plieux, que, fin 2009, nous avons adopté
Elstir ; lequel, finalement, est redevable de sa vie chez nous à Ottokar
et Orage.
Huit heures et demie. – C'est
Catherine qui l'a voulu. Vers cinq heures, elle m'a demandé : « Il nous
resterait un petit quelque chose à boire, pour cette dernière soirée ? »
Pour moi, oui, j'avais une réserve de riesling à la cave. Mais pour
elle, qui ne supporte en ce moment rien d'autre que le panaché, nada.
J'ai donc sauté au volant de Liselotte pour aller acheter chez
l'épicier divers deux ou trois bières fraîches. Et, depuis six heures,
nous laissons le temps s'écouler comme il veut, chacun pensant sans le
dire qu'il n'est pas impossible que nous vivions vraiment notre
dernière soirée ensemble : après tout, la mort sur le billard arrive
assez régulièrement, il n'y a pas lieu de faire le fiérot. Je me
souviens par exemple de ce garçon, très jeune par rapport à moi
aujourd'hui, qui s'appelait Pierre Anxolabéhère (que Jean-Michel C.
avait rebaptisé : Herr Anxo l'abbé Pierre) ; lors de notre première
année au CFJ (1977-1978), il était le responsable de tout ce qui était
“vidéo”, ce qui fait que nous n'avons jamais travaillé ensemble, puisque
dès cette époque lointaine il me semblait certain que jamais je ne
ferais de radio ou de télévision.
Il n'empêche que,
durant l'été 1978, ce Pierre-là a dû être opéré de je ne sais quoi, et
qu'il est mort, à moins de trente ans, sur la table d'opération. Je ne
sais pas trop pourquoi je raconte ça. Bien entendu, à 34 ans de
distance, je me fous que ce type soit mort, avec qui je n'ai jamais
échangé trois phrases. Pourtant, étrangement, je pense toujours à lui,
et je revois son visage. Combien sommes-nous, sur cette putain de
planète, à nous souvenir de Pierre Anxolabéhère ?
Samedi 7 septembre
Trois heures. –
Catherine vient de m’apporter son ordinateur, ce qui me permet de reprendre ce
journal (mais sur un document Word : pas de connexion internet à la
clinique Pasteur, ou en tout cas nous n’en avons pas demandé à mon arrivée,
lundi après-midi), interrompu durant quelques jours, le temps que rognonectomie
se passe, en tout cas sa phase la plus aiguë et invalidante.
Nous sommes donc arrivés ici vers quatre heures et demie.
Tout s’est passé au mieux et au plus vite : à cinq heures, j’étais
installé dans ma chambre (chambre individuelle, thank God !). Personnel presque exclusivement féminin,
comme souvent en milieu hospitalier, charmant, efficace, agréable, souriant.
Juste avant d’entrer dans la clinique, j’avais fait observer à Catherine le
gros engin de travaux publics, avec élévateur et nacelle, qui s’activait fort
bruyamment au pied de la façade : « Ça ne doit pas être drôle pour les
malades dont la chambre donne sur la rue… » Une fois dans la mienne, de chambre, la journée
des ouvriers devant être terminée, le calme était revenu et nous n’y avons plus
pensé ni l’un ni l’autre. Ce n’est que le lendemain soir, retour du bloc et de
la chambre de réveil, que j’ai pu constater que mes deux fenêtres avaient été
obturées par des sortes de bâches en plastique vaguement translucide et que
l’engin de nettoyage avait remis ses turbines à fond : l’affaire a duré
jusqu’à hier, midi, moment magique où l’on m’a rendu la vue sur la forêt et où
le calme est revenu.
–
Pour ce qui est de l’opération elle-même, je ne puis
évidemment rien dire, n’étant pas au mieux de ma lucidité au moment où
elle a eu lieu, ni encore après. D’après le Dr Bram, qui a œuvré dans le
ventre
de la bête, tout s’est très bien déroulé, il n’a pas eu besoin d’enlever
l’uretère qui était impeccable, ni de pratiquer une ouverture “élargie”
afin
d’extraire le rognon récalcitrant, comme il arrive qu’il arrive, si je
puis me
permettre. Ce qui fait que je me retrouve avec, au flanc gauche, une
cicatrice,
présentement fermée par de vraies bonnes grosses agrafes métalliques,
d’environ
huit centimètres au lieu du double s’il avait été contraint d’élargir et
d’y
aller à deux mains (c’est une image). L’intervention, qui devait durer
entre
deux heures et demie et trois heures, a commencé à dix heures et demie
(c’est
en tout cas à ce moment-là que j’ai pris congé de cette sympathique
assemblée
masquée), et je n’ai quitté la salle de réveil que vers six heures et
demie ; aucune douleur, évidemment, puisque j’étais encore assez
largement
dans le pâté. La journée suivante a été relativement longue et pénible,
non à
cause de la douleur car la “prise en charge” de celle-ci, comme je crois
bien
qu’on dit désormais, a été à tous moments très efficace, mais parce que
j’étais
contraint
(Interrompu par un appel de Catherine. Il est pour
m’informer qu’elle ne viendra probablement pas me visiter demain car elle est
victime d’une assez inquiétante reprise de ses douleurs abdominales et veut à
tout prix “tenir” jusqu’à mon retour, lundi. Si cela s’avérait impossible et
qu’elle dût être réhospitalisée ce soir, cette nuit ou demain matin, je lui ai
dit de laisser la maison ouverte afin que les chiens puissent sortir dans le
jardin, et que s’il jeûnaient demain ils n’en mourraient pas. Mais, évidemment,
il serait tout de même plus tranquillisant qu’il s’agît d’une fausse alerte et que tout
se déroulât selon le programme prévu, jusqu’à l’opération du 13 octobre – chose
à laquelle je crois de moins en moins, je dois dire.)
… parce que j’étais contraint de rester allongé sur le dos
sans possibilité de bouger d’un côté ni de l’autre, et que cela me provoquait
des tiraillements et des douleurs, peut-être sans rapport direct avec
l’intervention qui venait d’avoir lieu mais bien réels cependant. Et puis,
j’étais hérissé de tuyaux divers, les uns entrants (la perfusion censée
m’hydrater, me nourrir et m’injecter les produits anti-douleur), les autres
sortants : le “redon”, sorte d’assez long tuyau jaillissant de mon flanc
gauche (totalement indolore) et chargé d’évacuer dans une petite bonbonne
placée à gauche du lit diverses saloperies qui pourraient encore traîner dans
mon abdomen suite à l’opération (pelures de saucisson, papiers gras, emballages
de MacDo, etc.), et aussi une sonde urinaire, fichée dans ma vessie via mon
appendice (fort peu) viril afin de m’épargner la corvée de demander le
pistolet. C’était peut-être le plus pénible, durant ces presque soixante-douze
heures, cette sensation d’avoir perpétuellement une sorte d’envie de pisser
latente, étale, qui n’augmentait jamais réellement mais ne disparaissait jamais
non plus. Enfin, le plus pénible en dehors de la chaleur, qui venait d’opérer
son grand retour, du vacarme produit par les ouvriers nettoyeurs de façade, des
fenêtres obturées ; avec, brochant sur le tout, ces interminables heures
d’hôpital que l’on ne sait jamais comment emplir, même lorsqu’on est arrivé
avec six ou sept livres différents, vu que l’on n'a envie d’en ouvrir aucun et
que de toute façon, les conditions de confort vous dissuadent rapidement de
poursuivre si jamais vous vous y lancez tout de même. Je dois dire que jeudi,
au moins jusqu’à la roborative visite de Catherine, j’avais le moral assez “en
dessous”…
Tout s’est nettement amélioré le lendemain matin, lorsqu’une
escouade de jeunes infirmières résolument charmantes – et notamment la
souriante et drôle Emmanuelle, que je recommande chaudement à la bienveillance divine – a investi ma
chambre afin de me désentuber de partout : adieu, sonde ! bonjour chez
vous, redon ! salut, dame perf’ ! Libre de mes mouvements, capable de
me lever et de me recoucher seul – avec des précautions tout de même –, la vie
est soudain redevenue envisageable.
Finalement, le seul problème durable, ce sont ces accès de
toux qu’entraîne toujours l’arrêt du tabac dans les premiers jours du sevrage,
lesquels résonnent très douloureusement dans mes abdominaux (ou en leurs
alentours immédiats : je connais mal la région). Je m’efforce de les
réduire au maximum, ayant toujours la pénible et assez paniquante impression
qu’une toux un peu brutale risquerait de faire voler en éclats ma cicatrice,
façon gore. Et puis, merde, quoi :
ça fait quand même vachement mal !
Sinon, pour ce qui est du tabac, il ne m’a aucunement manqué
lundi soir, mardi ni mercredi. Avant-hier, hier et aujourd’hui, j’y ai pensé
fugitivement, une fois ou deux, sans plus. Mais je sais bien que la phase
dangereuse va commencer lundi, dès que je sortirai d’ici.
Comme je n’ai pas trop envie de lire – même si j’ai terminé
le Pastoureau et lu environ deux cents pages de Karen Blixen –, je profite de
ce que j’ai l’iPod pour réécouter Dussollier lire Proust et Mallet converser
avec Léautaud.
Dimanche 8 septembre
Neuf heures vingt du matin. – Je crois bien que, de ma vie, je n’étais jamais resté six jours
durant sans chier ; eh bien, c’est un record personnel que je viens
d’établir cette semaine, puisque la chose s’est produite (et d’abondance…) ce
matin aux aurores, alors qu’elle n’était plus survenue depuis lundi, jour de
mon hospitalisation. Ce blocage commençait d’ailleurs à m’inquiéter un peu et
je comptais m’en ouvrir (!) au Dr Bram aujourd’hui, puisqu’il m’a annoncé hier
une petite visite dominicale. Du reste, cela semblait être pour tout le
personnel médical une question relativement secondaire : celle qui, visiblement,
préoccupait ce petit monde, dès le surlendemain de l’ablation rognonale,
était l’émission ou la non-émission de gaz intestinaux par le héros de cette
aventure en milieu hospitalier. Les gaz en question se sont fait attendre
encore vingt-quatre heures, et, plus le temps passait, plus ils devenaient
l’objet d’une sollicitation soutenue, presque pressante ; et il n’était
pas peu savoureux de voir de mignonnes jeunes filles, en fleur et en blanc,
m’interroger à chaque moment de la journée, d’une voix à la fois enjouée et
intense : « Alors ? Vous avez pété ? » Puis, devant ma réponse
négative, le sourire s’élargissant et se faisant incitatif, presque
tentateur : « Ah, c’est qu’il faut péter, Monsieur Goux ! C’est très
important ! » Je n’en doutais pas, évidemment, mais je me trouvais un peu
à la remorque de ma tuyauterie personnelle, laquelle devait, par son silence,
obstiné, protester contre les diverses violences que l’on a avait fait, au
bloc, subir à son habituelle quiétude. Enfin, jeudi soir, le gaz
vint, en chapelets ronflants et prolongés, ce qui parut satisfaire tout le
monde ; et, ce matin, la matière a finalement suivi, me voilà parfaitement
à jour de mes obligations envers cette clinique, que je devrais donc quitter
demain, probablement en début d’après-midi, ainsi qu’il est de coutume dans la
plupart des établissements de soins qu’il m’a été donné de fréquenter.
Cela étant, je continue à expulser un peu de sang en fin de
chaque miction. Je suppose que la chose doit être résiduelle, mais il faudra que
je pense, tout à l’heure, à demander à Bram, combien de temps encore ce
résiduel pourra être considéré comme naturel.
– Du côté de Catherine, l’alerte d’hier semble passée :
les brûlures et coups qu’elle ressentait dans le ventre se sont amoindris dès le
début de la soirée, pour disparaître tout à fait aujourd’hui. Néanmoins, afin
de ne pas tenter le diable – lequel, ces temps derniers, en tout cas par nous,
se laisse tenter d’un rien –, il a été convenu que je me passerais de sa visite
aujourd’hui et qu’elle s’accorderait une journée de repos complet afin d’être
sur pied demain pour venir me chercher.
Trois heures. – Je viens d’écrire un petit billet à
prétention humoristique, dont le but principal est surtout de signaler à
ceux-qui-savent que je suis de retour.
Sinon, je ne sais trop si la non visite de Catherine y est
pour quelque chose, mais je trouve ce dernier après-midi particulièrement traîneux. Je pense plutôt que c’est l’imminence relative de
ma sortie qui me fait plus ou moins piaffer depuis mon déjeuner (mais je piaffe
en silence et fort civilement). Au fond, ce qui m’énerve le plus, c’est que
depuis ce matin, la cigarette s’est remise à me manquer, en tout cas à se
présenter à mon esprit, chose qu’elle n’a quasiment pas fait depuis une
semaine. Si bien que j’ai à la fois hâte de m’en aller d’ici et pas hâte de me
retrouver à la maison, avec, devant moi, la perspective assez morne de longues
journées et soirées sans tabac ni alcool…
Cinq heures et quart. –
Je crois que Mme Blixen ne survivra pas à ce séjour en clinique. Elle est très
certainement un excellent écrivain, mais il n’y a rien à faire : ses
histoires d’Afrique et d’indigènes ne m’intéressent absolument pas, me
demeurent radicalement étrangères. Je sais bien à quoi je prête le flanc en
écrivant cela, mais qu’y puis-je donc ? Peut-être ai-je eu tort de
commencer par cette Ferme africaine :
l’aborder par ses contes aurait sans doute été plus judicieux. Mais à présent,
échaudé, il n’est pas sûr que j’ai encore envie d’y aller voir.
– En revanche, depuis deux jours que je récoute ses
entretiens avec Mallet (j’aborde le septième CD sur dix que compte le coffret),
je suis de plus en plus possédé par le désir de relire certains textes de
Léautaud, comme In memoriam, Amours, Propos d’un jour, ou encore de larges extraits de son Journal
littéraire ; je crois du reste que
c’est ce que je vais faire dès demain, une fois rentré au Plessis :
reprendre pied dans le monde extérieur par le biais d’une maison familière.
Lundi 9 septembre
Huit heures et demie du matin. – Eh bien ! cette dernière nuit passée à la
clinique Pasteur d’Évreux aura de loin été la meilleure, et même la seule digne
de ce nom ! J’ai éteint peu avant minuit, me suis endormi presque tout de
suite, ai à peine entendu, ce matin, l’infirmière “de six heures”, pour
finalement être réveillé par la personne entrant déposer le plateau du
petit-déjeuner, à huit heures et quart.
(Les deux infirmières “de jour” viennent de passer : ma
sortie est programmée pour une heure, ce qui me va très bien.)
C’est avec un certain accablement, mais sans grande
surprise, que je constate le phénomène suivant : sans doute parce que je
sais que je serai dehors dans un quatuor d’heures, j’ai ce matin, pour la
première fois depuis sept jours, envie de fumer.
Sept heures et quart. – Le retour à la maison s'est effectué sans encombres ni surprise. Le cancer étant derrière moi (ce cancer, en tout cas…), je me retrouve face à près de deux mois de vacances, ce qui n'est nullement pour me déplaire, même si j'aurais bien aimé en avoir davantage. Mais enfin, il ne sera peut-être pas tout à fait impossible, le moment venu, de jouer les prolongations…
Mardi 10 septembre
Sept heures et demie. –
J'ai fait, en début d'après-midi, un mail à Philippe B., pour réactiver
mon idée de travail à domicile, en soulignant tout ce que ma nouvelle
situation pourrait avoir de favorable à son adoption, et surtout
pourquoi tout le monde (c'est-à-dire FD et moi) aurait à y gagner. Il
m'a répondu très vite, en me disant qu'il était plutôt pour et qu'il
allait relancer l'affaire auprès de ses propres patrons.
– Sinon, lecture de Léautaud (beaucoup), sudoku (un peu), et rien d'autre. Mais, après tout, je suis censé être au repos.
Mercredi 11 septembre
Huit heures moins le quart. – Je ne sais si c'est une conséquence de l'asthénie
pronostiquée par Pluton, mais voilà deux jours que je n'ai aucune envie
de venir encombrer ce journal de mes petites considérations. Par
ailleurs, signe encourageant, je me suis remis un peu sérieusement à
lire, aujourd'hui essentiellement le Passe-Temps de Léautaud.
Mais, parvenant à sa “nécro” de Marcel Schwob, j'ai été saisi d'une
brusque envie de (re)lire celui-ci et je suis allé ressortir de son
rayonnage le volume “Libretto” que Phébus a sorti de lui en 2002 ; et,
un peu plus tard, relisant la préface du maître d'œuvre (son nom
m'échappe), j'ai eu également envie des nouvelles de Stevenson, dont je
crois bien n'avoir jamais rien lu en dehors de L'Île au trésor quand j'étais enfant, et du Voyage dans les Cévennes avec un âne,
beaucoup plus tard. J'ai donc passé commande d'un recueil de ses
nouvelles, également un “Libretto”, collection que j'aime assez.
–
Durant ce temps, comme tous les 11 septembre des années se terminant
par 3, nos amis de gauche pleurnichent sur le sort d'Allende, ce
doctrinaire qui, en moins de trois ans (deux, peut-être même ? Je n'ai
pas la patience d'aller vérifier ce détail), avait conduit son pays au
bord de la ruine. Ce qui, évidemment, ne justifie nullement les
“débordements” commis ensuite par l'armée chilienne à l'encontre de ses
opposants marxistes. Mais enfin, 40 ans après ce qui ne fut qu'un golpe parmi tant d'autres, il faudrait peut-être songer à éteindre les bougies devant l'icône.
– Michel Desgranges m'envoyait avant-hier le manuscrit d'En territoire ennemi
: il m'est arrivé ce matin. Je vais dès demain lui apporter les
aménagements dont nous sommes convenus lui et moi, établir une table des
matières, relire encore une fois le tout et l'envoyer aux Belles
Lettres. La parution devrait intervenir en janvier ou février si j'en
crois Desgranges, et je n'ai aucune raison de ne pas l'en croire.
Jeudi 12 septembre
Sept heures et demie. – Eh bien ! autant le journal d'août aura été fertile en rebondissements de tous ordres, autant celui de septembre risque d'être bien morne, vu que la vie que je mène et qui devrait en principe continuer à l'identique encore un bout de temps ! Le seul événement en perspective, c'est la venue de l'infirmière, lundi prochain, pour ôter les agrafes qui closent mes cicatrices, pour dire… Mais, évidemment, de l'imprévu peut toujours survenir, ce que je ne souhaite guère : ces derniers temps, l'imprévu, lorsqu'il y en a eu, ne m'a pas pleinement satisfait.
– Symptôme de guérison ?
En fin d'après-midi, alors que je séchais sur une grille pas plus
difficile que les précédentes a priori, j'ai foutu à la poubelle les
trois ou quatre fascicules de sudoku qui s'empilaient sur ma petite
table de salon. Puis, je me suis consacré aux Vies imaginaires de
Schwob. Demain, il faut vraiment que je me remette à mon manuscrit. Et
puis, tout à l'heure, parce que je lui avais signalé hier ou avant-hier
que j'étais de nouveau “dans le circuit”, Étienne T. m'a passé commande
d'une page animaux pour Enquêtes, qui devra être écrite pour
lundi. Et je trouve assez satisfaisant pour l'esprit de voir que la
pompe à phynances est réamorcée, alors même que nos dépenses sont en
chute libre : plus de frais d'essence ni de péage, plus d'achat de
cigarettes ni de bouteilles d'alcool. Si on continue dans cette voie, on
finira par mourir riches.
Vendredi 13 septembre
Sept heures.
– Voilà un vendredi 13 qui n'aura pas failli à sa réputation : en début
d'après-midi, j'ai dû ramener Catherine aux urgences, pour cause de
douleurs lui cisaillant le ventre depuis le matin. Elle a été admise au
service chirurgie, je l'ai quitté peu après cinq heures, alors qu'on
venait la chercher pour un entretien avec le baron von Scanner. C'est
peu de dire que j'ai le moral dans les chaussettes, à l'heure qu'il est.
J'espère au moins, et elle aussi, que, cette fois, ils vont l'opérer
sans tarder : il me paraît difficile que les choses puissent continuer
comme cela.
Je n'ai même pas envie de prendre un verre ; juste celle d'aller me coucher et de dormir.
Samedi 14 décembre
Neuf heures. – Envie d'écrire un texte sur un exilé. Probablement à la première personne du singulier (façon journal ?). Titre : Ce fier exil, ce triste exil.
Le texte irait à rebours du titre : d'abord la tristesse et ensuite la
fierté. Naturellement, le narrateur, censé venir d'un pays étranger, pas
forcément lointain, serait en exil dans son pays lui-même : un exil sur
place. L'idée me séduit et m'excite un peu. Mais en serai-je capable ?
–
Catherine allait à peu près bien, à midi, quand je me suis pointé à
l'hôpital. Mais, à quatre heures, coup de fil d'elle : 38°6 de
température. Pas d'autre appel depuis, et je n'ose appeler, de peur de
la réveiller. Je lui ai ai honteusement fait croire que j'avais
héroïquement résisté à l'envie de tabac, alors que, bien entendu, à
peine l'ayant déposée à l'hôpital hier, je me suis précipité à la tabagie
la plus proche pour y acheter des cigarettes ; et une bouteille de
Ricard au Super U alors que je lui ai dit avoir bu hier deux ou trois
bières. Mais enfin, quelle importance ? Pour le tabac, ce sera
entièrement ma faute, je devrai repartir de zéro quand elle rentrera,
ayant anéanti mes douze ou quinze jours de sevrage plus ou moins forcé.
Mais
il y a aussi que je ne tiens pas à me plier totalement aux règles
hygiénistes auxquelles Catherine adhère sans discussion parce qu'elle
les lit sur internet. L'alcool, par exemple : pourquoi donc mon rein
droit, désormais seul, deviendrait-il incapable de “filtrer” le dixième
de ce que mes deux reins ont “filtré” vaillamment durant vingt ou trente
ans ? Quant au tabac, il va de soi que, quelle que soit la maladie dont
on on est affligé, il est toujours très mauvais. Je n'ai encore jamais
rencontré un médecin spécialiste me disant : « Ah, non, pour moi, vous
pouvez y aller : le tabac je m'en fous. »
Et puis, d'une manière plus… plus profonde,
si l'on veut, il me semble que je conserve le droit de mener ma vie
comme je l'entends. Bien sûr, je comprends que Catherine ait envie de me
garder en vie le plus longtemps possible (j'en ai autant à son
service), mais enfin, ça ne l'autorise pas à s'ériger en maton
hygiéniste, d'autant qu'elle ne sait pas plus que moi, ni que quiconque
sans doute, ce qui pourrait me prolonger ou m'abréger. Il va falloir
réfléchir un peu sérieusement à tout cela : j'accepte assez bien, je
crois, l'idée qu'il ne me reste que peu d'années à vivre, mais moins que
l'on me les gâche, même “pour mon bien”.
– Depuis
hier, je me demande si je ne vais pas publier mon journal d'août en
avance, de manière à ce que chacun sache où j'en suis. J'ai failli le
faire tout à l'heure, mais, m'avisant que l'on était samedi, je me suis
dit que cela pourrait aussi bien attendre la semaine prochaine. J'en
parlerai à Catherine demain.
Dimanche 15 septembre
Sept heures. – J'ai fini tout à l'heure la mise au point du manuscrit d'En territoire ennemi, c'est-à-dire l'ordonnancement des divers textes qui le composent. Il ne me reste plus qu'à établir la table des matières. Comme Michel Desgranges vient de me le suggérer au téléphone, je renonce à effectuer une nouvelle relecture de l'ensemble. « Il y a un moment où il faut savoir s'arrêter, car on finirait pas faire plus de mal que de bien », m'a-t-il dit en substance, et j'en ai été tout à fait d'accord ; d'autant plus que ma prose commence à me sortir réellement par les yeux, à force. À part la table des matières, il ne me reste donc plus que la peine d'expédier le tout aux Belles Lettres. Desgranges m'a redit que le livre paraîtra soit en janvier, soit en février.
–
J'ai eu, hier soir, ou avant-hier, je ne sais plus trop, l'idée d'un
petit livre, une sorte de roman, probablement à écrire à la première
personne et peut-être sous forme d'un journal, qui s'appellerait Ce fier exil.
Il s'agirait de se mettre dans la peau d'un exilé, dont on ne saurait
ni d'où il vient, ni pourquoi il a été contraint à l'exil, et de
raconter ce qu'il vit. L'intérêt, bien sûr, est, sous couvert de cette
fiction, de parler de cet étrange et terrible exil intérieur vers quoi
nous tendons de plus en plus : le pays d'origine du personnage
prendrait, à cause de l'éloignement dans l'espace et le temps, des
allures quelque peu mythiques, tout comme le fait cette “France d'avant”
que l'on voit disparaître irrémédiablement mais qui reste pourtant si
agissante en nous. L'idée m'excite assez, mais je ne suis pas sûr du
tout d'être capable de l'écrire. Je suppose que, pour le savoir, le
mieux serait encore d'essayer. Il faudrait que je m'y mette dès cette
semaine, afin de profiter au maximum du mois et demi de “congés” qui me
reste.
– Catherine allait mieux aujourd'hui, après son
accès de fièvre d'hier soir. Le résultat de cette poussée est que le
médecin l'a prise davantage au sérieux et qu'il a commencé à évoquer la
possibilité d'une opération avancée. Catherine doit voir “son”
chirurgien demain et elle va pousser en ce sens avec toute l'énergie et
la conviction dont je la sais capable. J'espère que ses efforts seront
couronnés de succès car, moi aussi, mais évidemment moins qu'elle, j'ai
hâte que tout cela soit derrière nous.
Lundi 16 septembre
Sept heures et quart. –
Toute la journée il a été quasiment certain de Catherine serait opérée
aujourd'hui en fin d'après-midi. Finalement, à six heures, le chirurgien
est passé la voir pour lui dire qu'il étudierait demain la possibilité
de l'opérer dans la semaine ! Sur le coup, cela m'a à la fois
déprimé et mis en rogne, ce qui s'est senti à mes propos et à mon ton de
voix. Résultat, Catherine m'a rappelé cinq minutes plus tard pour me
reprocher assez vertement, et non sans fondement, de la déprimer
elle-même plutôt que de m'employer à lui remonter le moral. Elle a
raison mais je dois dire que, sur le moment (et encore maintenant du
reste), ce nouveau sursis m'a réellement plongé le moral dans les
chaussettes. L'impression que cet épisode médical n'en finira jamais.
–
Pour ce qui regarde ma petite opération à moi, l'infirmière est passée
vers quatre heures afin d'ôter les agrafes qui maintenaient closes mes
diverses cicatrices : l'affaire s'est faite sans encombre. De plus, je
suis venu à bout de la table des matières d'En territoire ennemi,
le manuscrit sera envoyé demain aux Belles Lettres ; demain qui sera
prioritairement consacré à l'écriture de l'article que je dois à Enquêtes
et que j'ai autant envie de faire que de me voir ôter le rein qui me
reste. Vivement la retraite, tiens. (Je dis ça mais, lorsque j'y serai, à
la retraite, je serai sans doute bien content si un peu d'argent
continue de me venir de ce côté-là.)
Huit heures et demie.
– La série continue ; cette fois, c'est le front paternel qui menace
sérieusement d'être enfoncé. Je viens d'avoir un appel de ma mère :
avant-hier soir, Isabelle et elle l'ont conduit aux urgences. Il a perdu
sept kilos en deux semaines, il est victime d'une diarrhée infernale
et, surtout, beaucoup plus impressionnant apparemment, il s'est mis à
“déparler”, comme disent les Québécois, à raconter n'importe quoi, à
répéter trente fois la même chose en deux minutes, etc. Ma mère m'a dit
que, hier, lorsqu'elle est arrivée dans sa chambre, elle a eu
l'impression de voir un cadavre sur le lit et qu'elle s'est dit qu'il
serait mort dans les deux jours. Aujourd'hui, toujours d'après elle, il
allait mieux et avait récupéré une partie de ses esprits. Il était,
d'après les médecins, totalement déshydraté. Il se pourrait, à leur
dire, que tout cela ait été provoqué par sa nouvelle chimio, trop forte :
j'ai du mal à croire à cette explication. Des gens atteints d'un cancer
et qui, soudain, perdaient la tête et un demi-kilo par jour, j'en ai
connu quelques-uns ; ils ont tous fini rapidement par devenir le cadavre
auquel ils s'étaient mis à ressembler avec un peu d'avance. Au train où
vont les choses, je ne serais pas surpris de devoir aller enterrer mon
père vite fait, pendant que Catherine sera sur le billard. Et bien
heureux encore si aucune complication ne se présente pas chez moi.
Mardi 17 septembre
Dix heures du matin. –
Du côté de l'hôpital d'Évreux, on semblait ce matin nager dans
l'incertitude la plus totale, quant à l'opération de Catherine, qui
prenait des allures de plus en plus chimériques. Du coup, sur demande de
la malade, j'ai fait donner la cavalerie : j'ai appelé Pluton
“reanimator” à Marseille, lequel a aussitôt téléphoné au docteur Launay
afin de lui mettre un peu, et fort confraternellement, la pression.
Résultat : Catherine sera opérée très probablement vendredi ou, au plus
tard, en début de semaine prochaine. J'aurais bien espéré quelque chose
de plus rapide, mais à l'impossible nul n'est tenu, et je suis déjà fort
reconnaissant à Pluton de ce qu'il a bien voulu faire pour nous.
Onze heures.
– Isabelle vient d'envoyer un SMS à Catherine pour lui dire qu'Olivier a
vu les résultats du scanner passé avant-hier par mon père : il a bel et
bien des métastases au cerveau. C'est ce qui a provoqué son accès de
confusion mentale, et non la chimio, explication à laquelle je n'avais
pas cru une seconde. Il paraît donc tristement probable que mon père ne
voie pas l'année 2014. Apparemment, Isabelle n'a encore rien dit à notre
mère, je suppose qu'elle préfère laisser ce soin au médecin qu'elles
doivent voir ensemble demain.
Dix heures et demie (du soir). – J'ai soudain eu envie de faire un billet pour parler de la librairie Variétés,
à Neuilly, où j'ai passé un grand nombre d'heures, entre 1981 et… je ne
sais plus trop : 1986 ? 87 ? Bref, sans illusion, j'ai cherché sur
Google une photo de la devanture de cette librairie disparue depuis au
moins 22 ou 23 ans. Naturellement, je n'en ai pas trouvé. Mais j'ai
déniché mieux : une vieille photo noir et blanc, prise à l'intérieur de
la librairie que j'ai si bien connue et tant fréquentée, où l'on voit M.
Pain (et, je pense, Madame), exactement à l'époque où j'y allais deux à
trois fois par semaine. J'en ai eu, un court moment, les larmes aux
yeux : mon côté “gros veau sentimental”, comme dirait Yanka. Et alors
que je projetais de faire un court billet à propos de M. Pain, le
libraire, m'est revenue l'image de son employée, une petite brune
timide, effacée, de cette joliesse sans apprêt qui m'émouvait énormément
alors, à qui je n'ai même jamais osé adresser la parole ; et voilà que
je la revois avec une précision telle qu'elle n'a pas eu lieu depuis
trente ans, et que je me soucie d'elle, me demandant quelle vie elle a
bien pu, etc. C'est absurde, mais je n'y peux rien, vraiment rien :
j'aurai passé cette soirée entièrement avec cette fille à qui je n'ai
jamais dit un mot, que j'ai oubliée trente ans durant et qui vient de
resurgir, intacte, fraîche et jeune. Ont aussi resurgi, en même temps,
les sentiments qu'elle m'inspirait (je crois), cette espèce de torsion
du cœur quand je la voyais, cette envie de la prendre dans mes bras pour
la consoler, la rassurer, la protéger (je n'y peux rien : c'est ce
genre de choses qu'elle provoquait en moi, aussi ridicule que ce soit).
Et là, vieil homme monorénal de 57 ans, j'ai mes yeux pleins – et
l'esprit, et le cœur – de cette fille si pâle, si triste, si peu femelle,
et justement pour ça si attirante pour moi, l'impression que j'avais –
ça me revient – d'être le seul à voir cette beauté cachée à tous :
faut-il être con tout de même !
Jeudi 19 septembre
Six heures vingt.
– Je me demande pourquoi je ne suis pas passé par ici hier. il est vrai
que, au cours de ma soirée tout entière vouée à Félix Leclerc, je n'a
pas écrit moins de trois billets… dont deux sont partis à la poubelle
dès ce matin, vu que j'avais eu la sagesse de ne rien publier “à chaud”.
Il est également vrai que je ne vis tellement rien, depuis que
Catherine est à l'hôpital, que je vois mal ce que je pourrais bien
noter. Vais-je par exemple employer un paragraphe pour dire ici que j'ai
fait, cet après-midi, une “lessive couleur” et que, après avoir étendu
le linge propre au jardin, j'ai mis en route aussitôt une “lessive de
blanc” ? Non, n'est-ce pas ? Eh bien, en dehors de ma visite quotidienne
à l'hôpital, entre midi et une heure et demie, c'est pourtant la seule
chose notable qui fut accomplie. S'ajoute enfin à cela, à cette vacuité,
le fait que je n'ai guère envie, ces temps-ci, de parler de mes
lectures – Dieu sait pourtant que celle des nouvelles de Stevenson me
réjouit.
– Depuis ce matin, je me demande si la petite
brune employée à la librairie de M. Pain ne s'appelait pas Laurence. Ce
prénom a jailli tout seul, presque au saut du lit, sans que je parvienne
à savoir comment il avait fait surface.
Vendredi 20 septembre
Six heures vingt.
– Eh bien, cette fois, ça y est : Catherine est ou a été sur le
billard. J'ai appelé sa chambre à cinq heures : comme elle n'a ni
répondu ni rappelé, c'est donc qu'elle était partie pour le bloc, comme
il était depuis hier prévu qu'elle fît (prévu mais pas certain…). Je
suppose que je n'aurai pas de nouvelles d'elle avant demain matin.
Neuf heures. –
Il y a une petite demi-heure, la pensée m'est venue que si personne ne
m'avait encore appelé de l'hôpital d'Évreux, c'est que Catherine ne
devait pas être morte sur la table d'opération. Du coup, l'avenir est
redevenu vaguement possible et j'ai repris un verre de Ricard. Entre
temps, j'avais écrit un petit billet à propos d'Alain Delon, et je
continue à me demander comment l'idée m'en est venue, car s'il est un
comédien à qui je ne pense pas tous les jours, c'est bien lui. L'idée de la mort ne devait pas être étrangère à ce transfert étrange.
Samedi 21 septembre
Sept heures. –
Vrai choc, ce matin, au moment où Catherine m'a téléphoné : élocution à
peine compréhensible, et surtout voix tout à fait méconnaissable :
j'avais beau savoir que c'était bien elle qui essayait de me parler, je
ne parvenais pas à faire s'accorder cette voix sortie de nulle part avec
elle. Du reste, la conversation n'a duré qu'une minute à peine, le
sommeil étant venu la reprendre ; et il en a été ainsi lors de ses deux
tentatives suivantes. Comme l'anesthésie devait encore faire effet et
qu'elle a de surcroit été équipée d'une pompe à morphine, tout cela
semble tout à fait normal.
Sinon, le chirurgien lui a dit que tous les organes autour étaient “très rouges” mais intacts, et qu'il avait trouvé une pseudo-tumeur.
J'ai aussitôt demandé à Pluton ce que c'était et il m'a rassuré par
retour de mail : la “pseudo” est à la tumeur ce que le Canada dry est à
l'alcool. « Tu peux considérer Catherine comme guérie ! », a-t-il conclu
dans un bel élan d'optimisme, que j'ai illico fait mien. Je ferai un
saut à Évreux demain, même si je suis persuadé que Catherine ne sera pas
encore sortie de sa vague de somnolence.
– Mon père, à présent. (Je crois que ce journal de septembre va mériter de s'intituler Bulletin de santé…)
Je viens d'avoir Isabelle au téléphone, qui a parlé avec le
cancérologue. Il lui a dit que la maladie progressait, qu'elle allait
continuer à le faire et que, à ce stade (celui des métastases au
cerveau), ce serait déjà bien si mon père pouvait vivre encore six mois,
ce qui semblait être pour lui l'hypothèse optimiste. En même temps,
comme ils lui ont réduit les œdèmes provoqués par les métastases
cérébrales (si j'ai bien compris…), qu'il a été réhydraté et nourri, et
que, en outre, on lui a collé je ne sais quel euphorisant/antidépresseur
dans sa perfusion, ma sœur me dit que le mieux est spectaculaire depuis
deux jours, qu'il est plein d'allant, a retrouvé toutes ses facultés
ainsi que sa mémoire. Mais ce n'est évidemment qu'un trompe-l'œil. Ma
sœur me dit que, dimanche soir dernier, juste avant d'être embarqué par
l'ambulance du SAMU, voulant parler d'elle à ma mère qui tentait de le
mettre au lit, il l'a désignée comme “ la fille, là…” : il avait oublié
le prénom d'Isabelle. De même, le lendemain sans doute, quand ma mère a
tenté de l'intéresser aux péripéties vécues par Catherine, il ne
comprenait visiblement pas de qui elle pouvait bien lui parler. Alors
que, hier, c'est lui qui a demandé spontanément si elle avait été opérée
ou pas. Mais, encore une fois, tout cela ne signifie rien. (Il y a un
passage, dans La Recherche, peut-être au moment de la mort de la
grand-mère, où Proust parle de ce fallacieux optimisme qui saisit la
famille lorsque le moribond, soudain mieux, réclame un œuf à la coque ou
une tasse de chocolat, avant de sombrer pour de bon…)
– Dans ce contexte, j'ai un peu de scrupule à parler de moi, qui au fond vais plutôt bien, nonobstant cet endolorissement
(on ne peut pas appeler cela “douleur”, ce serait excessif) persistant
au côté gauche de l'abdomen. Mes journée s'écoulent gentiment, rythmées
par les appels téléphoniques des uns et des autres, auprès de qui je me
fais le messager des bonnes et des mauvaises nouvelles, à mesures
qu'elles adviennent. Je suis de nouveau capable de lire, même si ce
n'est pas encore des heures d'affilée. Je mange de bon appétit et dors
comme un nouveau-né, les chiens aussi d'ailleurs. La seule perspective
grise est que je vais devoir, dès le retour de Catherine, arrêter de
nouveau de fumer, et que je vais me maudire d'avoir perdu tout le
bénéfice des dix jours d'abstinence consécutifs à mon hospitalisation.
Mais enfin, je n'aurai à m'en prendre qu'à moi, ayant racheté des
cigarettes en pleine connaissance de cause.
– Avec tout
cela, l'affaire de ce livre qui doit être publié en janvier ou février
est passée totalement à l'arrière-plan, alors qu'elle devrait
logiquement m'occuper l'esprit et m'exciter au moins un peu. Que diable !
ce n'est pas tous les jours que l'on passe du statut d'écrivain en
bâtiment à écrivain-tout-court ! Et je devrais me dire, tout de même,
que je suis en train de réaliser le rêve le plus constant de toute ma
jeunesse. Mais rien n'y fait : j'ai presque l'impression que tout cela
arrive à un autre et que je n'ai nullement à m'en soucier ni m'en
réjouir. Enfin, peut-être y aura-t-il un regain d'intérêt lorsque la
parenthèse médicale sera refermée et qu'arriveront les épreuves à
corriger ? On peut l'espérer en tout cas, ce serait assez triste, sinon,
de passer tout à fait à côté de l'événement.
– Ai-je
dit que Catherine avait décidé, il y a environ une semaine, que nous
devrions, lorsque tous nos ennuis de santé seront soldés, aller passer
quatre ou cinq jours à Amsterdam ? J'ai souscrit d'enthousiasme à l'idée
et – acte fondateur – ai commandé et reçu le Guide du Routard
voué à cette ville, histoire de rêvasser un peu avant de partir pour de
bon. J'ai, de mon côté, décidé, que nous y passerions quatre nuit et
trois jours pleins, et dans un hôtel luxueux s'il vous plaît ! On se
souciera des questions d'argent et de budget au retour, comme le veut la
sagesse bien comprise des cigales. Ce devrait être vers le mois
d'avril, je pense, c'est-à-dire à l'une des époques où les foules n'y
sont pas trop compactes. Mais on pourrait bien aussi tenter franchement
le séjour hivernal, quoi doit avoir ses charmes particuliers. L'avantage
d'avril serait que nous pourrions alors, En territoire ennemi étant publié, dépenser sans compter les mirifiques droits d'auteurs promis à notre escarcelle…
(Long
coup de téléphone d'Élodie, qui venait aux nouvelles (ce qui me fait
penser que Ludovic, lui, n'a pas rappelé). Je lui ai donné celles que
j'avais moi-même, et qui sont finalement assez maigres. Elle doit
rappeler demain, après ma visite à l'hôpital. – J'ai un peu l'impression
de faire standard ; ou bureau de renseignements.)
Dimanche 22 septembre
Cinq heures et demie. –
Je viens d'appeler Catherine, qui s'est remise à souffrir beaucoup et
s'apprête à passer, je le crains, une nuit difficile. Le pis est que je
ne vois pas ce que je puis faire, dans la mesure où il ne s'agit
apparemment pas d'une négligence, mais d'une impossibilité qu'ont ses
médecins de lui donner davantage de morphine qu'actuellement. Non
seulement pas plus mais même certainement moins, dans la mesure où ils
viennent de lui supprimer la pompe pour la faire repasser aux comprimés.
Le problème est le suivant : s'agit-il d'une vraie impossibilité, y
aurait-il un danger quelconque à lui en donner davantage, ou bien est-ce
une question de confort pour eux ? Impossible, évidemment, de
trancher. En attendant, je me retrouve devant ce clavier à déprimer pour
moitié et, pour l'autre moitié, à bouillonner d'une sorte de rage morne
et impuissante. J'ai été tenté, juste après avoir raccroché, de sauter
dans la voiture et de filer à l'hôpital. Mais pour y faire quoi, en
dehors de regarder Catherine souffrir, après m'être fait répéter, par
une infirmière ou le médecin de garde, le même discours que celui qu'on
lui a tenu à elle ?
Lundi 23 septembre
Sept heures. –
Je sens que mon passage ici sera rapide, n'ayant rien de particulier à y
noter, et n'ayant guère le goût du soliloque. Catherine allait plutôt
mieux aujourd'hui. Cela fait 72 heures que son opération a eu lieu, on
peut penser que le plus pénible est désormais derrière elle. Du moins
s'applique-t-on à le croire.
– Depuis que nous sommes entrés dans l'automne, il fait un temps d'été.
Mardi 24 septembre
Trois heures et demie. –
En arrivant à la chambre 265, tout à l'heure, j'ai trouvé Catherine
installée dans le fauteuil et débarrassée de quelques-uns de ses sondes
et tuyaux, entrants ou sortants. Elle a encore un moral relativement
bas, dans la mesure où la douleur semble se maintenir à un niveau assez
haut, en tout cas trop haut pour qu'elle fasse avec. J'ai tenté de lui
expliquer que si elle avait toujours aussi mal, ou presque aussi mal,
alors qu'on lui donnait maintenant des anti-douleur nettement moins
forts, c'était donc bien qu'elle, la douleur, était en train de refluer ;
mais je n'ai pas eu l'impression d'être très convaincant. En tout cas,
elle a ensuite été capable d'aller seule jusqu'à la salle de bain puis
de revenir se mettre au lit, chose qui lui aurait été impossible encore
hier. Je suppose qu'elle devrait aller encore mieux demain. En fait, je
me suis aperçu, repensant à ma propre opération d'il y a trois semaines,
qu'elle suivait rigoureusement la même progression que moi, mais avec
toujours une journée de “retard”. C'est ce qui m'incline à penser
qu'elle ne sortira probablement pas de l'hôpital vendredi, mais plus
certainement lundi, voire mardi. Mais enfin, pour ce que valent mes
pronostics…
– Je continue à lire les nouvelles de
Stevenson avec beaucoup de plaisir ; tellement, même, que j'ai commandé
le deuxième volume, ainsi que Docteur Jekyll et Mister Hyde, que
je n'ai jamais lu. Mais je n'ai nulle envie, pour autant, de me lancer
dans une tentative de critique littéraire. On verra cela lorsque
Catherine sera rentrée.
– Il est vraiment bien, notre
nouveau tondeur de pelouse, appelé au secours il y a quelques semaines,
en prévision de mon incapacité prolongée à manier la tondeuse. Ce matin,
j'ai laissé un message sur son portable, vers dix ou onze heures, pour
lui dire qu'il pourrait passer quand il le voudrait, cette semaine, afin
de faire son office, l'herbe ayant poussé et épaissi comme une
diablesse. Quand je suis rentré d'Évreux, peu avant deux heures, il
était en train de terminer le travail. Il est vrai que le fait qu'il
vive au 16 de la même rue que nous est un gros avantage : il a dû se
dire qu'en écornant un peu sa pause déjeuner, il avait le temps de venir
se débarrasser, en voisin, de ce petit travail-là, lequel en effet n'a
pas dû lui prendre plus d'une vingtaine de minutes. Le plus étonnant est
encore sa nonchalance à se faire payer. À chaque fois que j'aborde le
sujet, comme tout à l'heure en l'enjoignant de repasser dès demain, il a
un geste vague de la main, signifiant quelque chose comme : « Il y a
bien le temps, on verra ça ! » Bref, c'est au point où je me demande si,
sournoisement, je ne vais pas proposer à Catherine de continuer à faire
appel à lui l'année prochaine, ce qui nous coûterait une cinquantaine
d'euros par mois entre avril et octobre, c'est-à-dire pas grand-chose,
et me débarrasserait d'une corvée. Mais, évidemment, je risque d'avoir
certaine difficulté pour lui persuader que, si, si, je t'assure, j'ai
vraiment lu sur Google que les gens vivant avec un seul rein devaient
autant que possible se tenir éloignés des tondeuses à gazon !
Mercredi 25 septembre
Six heures moins le quart. –
La vie est parfois fort bien faite. Ce matin, alors qu'il ne me restait
guère que trois ou quatre pages à lire avant d'en avoir fini avec le
premier volume des nouvelles de Stevenson, j'avise du coin de l'œil le
mufle jaune de la camionnette postale ; dont la conductrice dépose dans
la boîte un paquet ressemblant assez bien à un colis Amazon. En effet,
c'en était un, qui contenait, outre Le Cas étrange du Dr Jekyll et de Mr Hyde, le deuxième volume des nouvelles de Stevenson.
–
Mais la vie peut aussi, à peu près simultanément, se montrer fort
pénible. Lorsque je suis arrivé à l'hôpital, à midi dix (l'heure va
avoir son rôle à jouer), j'ai trouvé Catherine, le visage défait et en
larmes, en proie à de violentes douleurs. On lui avait, vers onze
heures, extirpé de l'abdomen environ la moitié du drain qui s'y trouvait
fiché depuis près de cinq jours et, la souffrance grimpant en flèche,
on venait tout juste, quand je suis entré, de lui administrer une piqûre
de morphine ; il fallait donc attendre qu'elle produise son effet. Je
ne connais rien de plus pénible, en dehors de la douleur elle-même
lorsqu'on en est victime, que de contempler quelqu'un que l'on aime
grimaçant de souffrance et de se sentir totalement impuissant face à
elle ; impuissance qui engendre assez rapidement un état de colère,
d'autant plus intense qu'elle reste sourde et sans trouver d'objet
satisfaisant sur lequel se fixer.
À midi et demie,
Catherine avait toujours aussi mal, c'est alors que l'infirmière est
entrée dans la chambre. Je lui ai demandé combien de temps il fallait
pour que la morphine produise son effet (peut-être l'ai-je fait sur un
ton un peu trop brusque ou sec). Tout de suite, elle m'a pris un peu de
haut, du genre : « De quoi se mêle-t-il celui-là ? » Elle m'a finalement
répondu qu'il fallait généralement compter au moins dix minutes voire
un quart d'heure. Je lui ai alors fait observer que j'étais là depuis au
moins vingt minutes et que la piqûre avait été faite avant mon entrée,
qu'il y avait donc tout de même de quoi s'impatienter voire s'inquiéter.
C'est alors qu'elle a fait preuve de la plus impudente mauvaise foi,
m'affirmant qu'elle était bien certaine d'avoir pratiqué l'injection à
midi vingt et que je n'étais arrivé qu'ensuite (elle m'avait même vu
entrer dans la chambre…). Sentant que la colère montait rapidement en
moi, j'ai brisé net et l'ai assez explicitement conviée à quitter la
chambre, ce qu'elle a fait. Quelques minutes après, Catherine a commencé
à sentir refluer la douleur, heureusement. Sinon, je ne sais pas trop
ce que j'aurais fait (et préfère ne pas le savoir), mais ç'aurait
sûrement été stupide et violent. Catherine m'a appelée il y a environ
une heure : la piqûre l'a plongée dans un sommeil réparateur assez long
et elle se sent beaucoup mieux. Le seul point noir et qu'on doit, demain
matin, lui extraire la seconde moitié de ce fichu drain. C'est alors
que l'idée m'est venue et que je la lui ai soumise en ces termes ou à
peu près : « Ce qui rend l'opération douloureuse, t'a dit le chirurgien,
c'est que les chairs ont commencé, depuis quatre jours, à se reformer
autour du drain et que, de ce fait, l'extraction ressemble assez
fâcheusement à un arrachage. Mais songe que, même si on ne t'en a
ôté que la moitié, la seconde partie s'est arrachée de la même façon,
forcément. Or, il est impensable que les chairs puissent se refermer sur
elle d'ici demain matin. Donc, la seconde partie de l'opération ne
devrait logiquement être suivie d'aucune douleur particulière. » J'ai eu
l'impression que cela la rassérénait un peu. C'est tant mieux car je
n'étais rien moins que sûr de la théorie que j'avançais et ne la lui ai
exposée qu'à seule fin de la voir appréhender moins ce qui l'attend
demain. Et aussi, un peu, pour me tranquilliser, moi.
Et on aurait voulu que je ne me remette pas à fumer, avec une existence pareille ? Merde, alors !
Jeudi 26 septembre
Six heures et demie. –
Eh bien, ma “prédiction” d'hier s'est fort opportunément révélée exacte
: Catherine n'a pas souffert le moins du monde de l'extirpation d'une
nouvelle portion du drain, opération qui l'avait comblée de douleurs
hier. C'est-à-dire qu'elle ne lui a occasionné aucune souffrance supplémentaire
à celles qui sont son lot depuis l'intervention de vendredi dernier.
Mais même celles-ci sont désormais en constante régression : j'en veux
pour preuve qu'on l'a, également ce matin, débarrassée de son attirail à
injection pour la faire repasser aux anti-douleurs en comprimés. De
puis, elle s'est fort bien tirée de la petite promenade que nous avons
faite, dix mètres de couloir, bras dessus, bras dessous, comme deux
gentils petits centenaires. Bref, je ne crains pas de l'écrire : nous sommes sur la pente remontante.
Vendredi 27 septembre
Sept heures. –
Catherine va de mieux en mieux. Nous avons doublé pratiquement la
promenade dans le couloir, elle a repris une voix et une mine tout à
fait normales, elle souffre très nettement moins, alors même qu'on ne
lui donne plus que du Doliprane, et elle n'est plus “raccordée” à rien.
D'après le chirurgien, elle devrait sortir en début de semaine
prochaine.
– De mon côté, après une timide velléité de résistance, j'ai replongé dans le Journal littéraire
de Léautaud : d'emblée l'impression de se retrouver chez soi après un
long voyage pas toujours très utile ni gratifiant. Et, bien entendu,
comme les autres fois, cette lecture me donne envie de revenir à
Stendhal – Lucien Leuwen, par exemple, que je n'ai jamais lu.
Sept heures et demie.
– En moins de dix minutes sur le site d'Amazon, j'ai trouvé le moyen de
dépenser plus de soixante euros (mais je me donne bonne conscience en
pensant à tout ce bon argent que j'économise en n'allant point
travailler : essence, péages, etc.) : Un digest des Mémoires secrets de Bachaumont, un autre de la Correspondance de Stendhal et Lucien Leuwen
en poche ; le tout en deux commandes distinctes, le délai pour la
correspondance étant de trois à quatre semaines, ce que je trouve
scandaleusement et incompréhensiblement long.
D'autre
part, je viens de faire une heureuse découverte : en parcourant du
regard les rayonnages de cette bibliothèque, pour vérifier si je ne
possédais pas déjà le roman de Stendhal, je suis tombé, sagement
alignés, sur les cinq volumes de La Grande Intrigue, de Taillandier, que j'ai envie de relire depuis la découverte de L'Écriture du monde,
mais dont j'étais persuadé qu'ils étaient à Tokyo, chez Adrien. Je sens
que Schwob et Stevenson vont bientôt réintégrer leurs appartements
respectifs…
Samedi 28 septembre
Six heures et quart. –
Rien. Je commence à en avoir assez de cette vie solitaire et de ces
visites à l'hôpital (Catherine encore plus que moi : petit, tout petit
moral aujourd'hui). Heureusement encore que Taillandier est là pour
aider à pousser les heures.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.