LA MALÉDICTION DE LAON
Jeudi 1er décembre
Sept heures et demie.
– 18 feuillets, et encore en m'y mettant à plus d'onze heures et demie
et en ayant arrêté tout travail avant cinq heures : on aura beau dire,
le recopiage est tout de même plus aisé que l'invention, même quand elle
est réduite au strict minimum.
– J'ai été déçu par Nez-de-Cuir, que je trouve assez nettement inférieur au Centaure de Dieu, du même La Varende. Roman moins net de contours, moins roide,
qui se laisse aller, il me semble, à certaines facilités. Il y a aussi
que je suis de plus en plus allergique aux histoires d'amour “sublimes”
entre personnages qui ne le sont pas moins – surtout lorsque le sublime
en question (au sens balzacien du mot) est incarné par une femme, ce qui
est le cas ici : cette Judith de Rieusses me fut presque aussi
insupportable que la comtesse de Mortsauf du Lys dans la vallée.
Mais enfin, toute la première moitié du roman, avant la rencontre fatale
entre ces deux andouilles, cette cavalcade à travers le Pays d'Ouche
est, elle, tout à fait réussie. Mais qui, dans la vie réelle,
aujourd'hui voire hier, supporterait plus de trois jours une péronnelle
comme la de Rieusses ou la Mortsauf ?
– Depuis cet
après-midi, je me dis que cette tentation que j'ai depuis quelque temps
de vouloir à toute force faire des livres avec tels ou tels de mes
petits écrits est absurde : quand on a établi – et fait savoir – que
l'on n'était pas écrivain, on doit au moins avoir la sagesse de ne pas
faire de livres, justement. Tout cela est d'une assez triste puérilité.
Ou bien le signe qu'il resterait, tout au fond du bonhomme, une
quelconque velléité – ce qui serait cette fois franchement déprimant.
– L'étude de Reynald Secher sur le génocide/mémoricide
vendéen (je n'en suis encore qu'à la partie “génocide”) est absolument
terrifiant : on voit là se mettre en place tout ce que les nazis et les
communistes – sans parler des Turcs de 1915 – réaliseront un siècle et
demi plus tard : l'élimination systématique d'un peuple – femmes,
enfants et vieillards compris – avec effacement des traces de ce crime
froidement programmé, ces massacres d'une sauvagerie inouïe ne semblant
pas être le fruit de “débordements” de soudards ivres de sang, si l'on
en croit les pièces produites par l'auteur, mais le résultat d'une
politique voulue, planifiée et bruyamment applaudie à mesure de son
exécution par les membres du Comité de salut public, Robespierre en tête
– ces mêmes membres qui, pour beaucoup d'entre eux, trois ou quatre
années plus tôt, signaient bravement notre fameuse Déclaration des
droits de l'homme. Et on reste béant de constater qu'un Carnot a encore
sa rue, son boulevard ou sa place dans pratiquement toutes les villes de
France, qu'un boucher comme le général Haxo a la sienne à Paris, etc.
Un peu comme si Himmler avait son avenue à Berlin ou Eichmann sa
mignonne placette dans le vieux Düsseldorf – mais on va me dire que
j'exagère, que les deux choses ne sont pas comparables.
Malheureusement, non seulement elles le sont, mais il semble assuré que
la première a très largement inspiré la seconde : on a tiré, à Berlin,
les leçons des erreurs et des approximations commises par les vertueux
membres de la Convention. Au fond, la seule vraie différence entre ces
deux génocides est que celui perpétré par les nazis a été montré au
grand jour dès la fin de la guerre, et que ses négationnistes sont
généralement poursuivis et condamnés. Dans le cas de la Vendée, nous
sommes tous, plus ou moins, des négationnistes à bonne conscience.
Le
royaume de France s'est élevé à partir des fonts baptismaux sur
lesquels s'est courbé Clovis – il s'agissait véritablement, là, d'une naissance
; la République, notre République, est née d'une démolition au
symbolisme dérisoire, celle d'une forteresse vide, puis de la volonté de
destruction de tout un peuple et de sa mémoire.
Vendredi
2 décembre
Trois
heures et demie. – Suite à un
probable bug de Blogger, je ne
peux plus publier de message sur aucun de mes blogs, y compris sur “l’atelier”
où je tiens habituellement ce journal. C’est pourquoi j’ai ouvert un document Word,
afin que rien ne se perde.
–
J’ai publié hier soir un très court et très schématique billet à propos du
génocide vendéen, suite à ma lecture – qui se poursuit – du livre à mon sens
capital de Reynald Secher sur le sujet. Évidemment, l’inévitable Léon ainsi
que le pseudonommé Cui-Cui ont débarqué à pic afin d’endosser le rôle de ce
que j’ai appelé les négationnistes à bonne conscience (et du reste comment un
négationniste pourrait-il avoir mauvaise conscience ?). Je trouve très
aimable de leur part de bien vouloir tenir leur place dans cette petite
saynète.
– Le
travail avance correctement puisque j’ai écrit douze feuillets ce matin. Je
devrais d’ailleurs plutôt dire qu’il avançait correctement dans la mesure où, à l’heure qu’il est,
j’en suis toujours à douze.
–
Demain matin, départ pour les Ardennes. De là, nous enfoncerons la frontière
belge dimanche pour aller déjeuner avec Maître Yanka, la repasserons le soir
même pour un second dîner chez mes parents, avant de nous en retourner lundi. Je
pensais donner le volume de mon journal 2010 à mes parents en leur recommandant
de ne pas l’ouvrir avant la remise des cadeaux du 24 décembre au soir, mais
Catherine préfère qu’ils le découvrent tout de suite, en notre présence, afin de
“voir leur réaction” : choc frontal de deux gamineries. Je me suis
finalement rendu à son avis, et d’autant plus facilement que, moi aussi, j’ai
envie de voir leur réaction…
– En
ce moment, Astrid Varnay et Ramon Vinay sont Tristan et Iseult, dans la version
incandescente (mais peut-être un peu moins que celle de Karajan datant de
l’année précédente) enregistrée par Jochum à Bayreuth en 1953.
– Voilà trois jours que je cherche désespérément
partout le livre de La Varende consacré au mont Saint-Michel, que m’a offert le
Père B. Impossible. Disparu. J’en étais réduit à espérer que Robert Marchenoir
l’ait embarqué (par erreur ou parce que je le lui aurais prêté sans m’en
souvenir) lors de sa visite récente, mais il m’a assuré ce matin, par retour de
mail, qu’il n’en était rien. Là-dessus, balayant machinalement du regard la
bibliothèque dévolue aux livres d’histoire, déjà inspectée quatre ou cinq fois
ces derniers jours, mes yeux se posent tout naturellement sur le volume en
question, sagement rangé à côté des autres…
Quatre heures vingt. – Bug apparemment résolu.
Neuf heures. –
René Girard dit : Avoir un bouc émissaire c'est ne pas savoir qu'on
l'a. Il explique aussi que, pour être totalement efficace, un bouc
émissaire doit englober la victime elle-même, c'est-à-dire que la
victime doit être elle-même persuadée qu'elle est coupable. Or, c'est
précisément ce que Secher décrit, quant au génocide vendéen. Pour
beaucoup d'entre eux, les Vendéens ne savent pas qu'ils ont subi ce
qu'ils ont subi. En un mot, la bouc-émissérisation a failli marcher, dans leur cas.
Dimanche 4 décembre
Cinq heures. –
Cette entrée de journal va sans doute être fort brève. D'abord parce
que j'écris à la main sur le petit cahier que Catherine a pensé à
emporter dans nos bagages, son ordinateur de voyage n'étant pas encore
réparé, si tant est qu'il puisse l'être ; et ensuite parce que mes
parents, installés tout comme moi autour de la table de salle à manger,
me font la causette à jet continu – mais après tout, c'est bien pour
parler avec eux que nous sommes venus.
– Nous sommes
donc arrivés hier, vers quatre heures et demie, après un voyage passé
sous une pluie ininterrompue. Mon père nous a servi (entre autres…) un
gewurtztraminer extraordinaire.
– Aujourd'hui, excellent déjeuner à Bouillon (La Ferronnière) avec Ygor Yanka. Bien et beaucoup parlé, notamment de ses “affaires matrimoniales”.
Mardi 6 décembre
Onze heures du matin.
– On voit, à la brièveté de l'entrée précédente, que l'envie de
conversation de mes parents a été plus forte que la mienne de tenir ce
journal : il a bien fallu que je m'interrompe – ce que j'ai fait sans
effort ni déplaisir, compte tenu de mes difficultés à écrire au stylo.
– Ce petit séjour belgo-ardennais s'est fort bien passé. Le restaurant que j'avais débusqué via internet à Bouillon, La Ferronnière,
s'est révélé quasiment parfait (à part la lavasse qui, à la fin du
déjeuner, nous a tenu lieu de café…). Yanka s'est montré fort disert,
notamment lorsque Catherine, trouvant que nous ne parlions que de nous,
l'a aiguillé sur ses déboires conjugaux. Mais, bien entendu, pas
question de relater ici ce qui a pu se dire à ce sujet, encore très
brûlant et douloureux.
– Mes parents étaient quant à
eux aussi en forme qu'on peut l'être à leur âge et lorsqu'on se trouve
plus ou moins toujours, dans le cas de mon père, entre deux
chimiothérapies. Ma mère semble être tout à fait remise de sa récente
opération ; quant à mon père je l'ai trouvé plus pimpant que la fois
précédente, lorsque nous l'avions emmené dîner à Carignan. Il est prévu,
la prochaine fois qu'ils se rendront chez Isabelle, qu'ils partent un
jour plus tôt et passent par ici. Le lendemain, nous les accompagnerons
jusqu'à Jumièges, afin de leur montrer l'abbaye et de les inviter à L'Auberge des ruines. De là, ils ne seront plus qu'à une heure de route de chez ma sœur, cependant que nous rentrerons, nous, à la maison.
–
Catherine m'informe qu'Adrien, son neveu, viendra passer deux jours
ici, à compter du 3 janvier, avec son amie japonaise (qui parle français
paraît-il). Visite fort bienvenue mais qui, du coup, m'a conduit à
repousser notre arrêt du tabac de quelques jours : il était à l'origine
prévu pour le deux janvier, date d'anniversaire de ma mère.
–
J'ai reçu hier un mail de Carlos, par lequel, ayant lu mon journal de
je ne sais plus quel mois, il tient à m'informer que son long silence
n'a rigoureusement rien à voir avec ce que pourraient avoir pour lui de
pénibles mes prises de position “idéologiques”. Il m'assure être
parfaitement capable de séparer ce genre de choses (même quand elles
l'agacent, dit-il) de tout le reste qui existe entre nous. Il n'empêche
qu'il ne donne pas de motif autre pour le silence en question, qui doit
bien durer depuis deux ou trois ans maintenant.
–
Samedi soir, j'ai appris de sa bouche, et avec une certaine surprise,
que mon père s'en était beaucoup voulu – et s'en voulait même encore un
peu – de m'avoir fait entrer au collège militaire de Saint-Cyr, en 1967.
“Tu n'étais pas fait pour ça, j'aurais dû m'en rendre compte” : tel
était à peu près son argument. Je lui ai assuré fortement et à plusieurs
reprises qu'il ne devait nullement s'en faire à ce sujet, que j'étais
très content d'avoir fait cette expérience, etc. Je ne suis pas sûr de
l'avoir convaincu ni rassuré. Mais c'était tout de même étonnant de voir
une telle chose, dont je ne me serais jamais douté, resurgir après plus
de quarante ans.
– En tout cas (mais pourquoi en tout cas ?), mes parents ont été tous les deux ravis de se voir offrir Autel de non-retour,
mon journal 2010. Ma mère, qui n'est pas précisément une femme
expansive, s'en est même montrée assez émue. Ça tombe bien, puisque je
n'ai réalisé ce livre que pour eux ou à peu près.
–
Ensuite, mon père nous a servi, pour accompagner le foie gras apporté
par Catherine, un gewurtztraminer à tomber raide, tel que je ne me
souviens pas d'en avoir jamais bu, y compris chez André, qui n'est
pourtant pas manchot côté vins alsaciens. André qui, par parenthèse,
vient de sortir un nouveau roman, chez le même éditeur que son “Sherlock
Holmes”. Celui-ci se passe également en Alsace, bien entendu, mais
cette fois en novembre 1918. Je viens d'en lire le premier chapitre : il
me semble que son écriture a gagné en aisance, en fluidité, et c'est
bien. Il faudra, pour le prochain, qu'il fasse porter son effort sur les
dialogues, qui sont encore un peu “empruntés”, qui ne sonnent que trop
rarement juste – il faudra d'ailleurs que je le lui dise.
–
Hier matin, le temps qui avait été pourri durant deux jours s'est
miraculeusement mis au beau, nous avons donc décidé de passer par Laon
plutôt que par Reims. Nous avions, il y a quelques années, entr'aperçu
cette ville sous une pluie tellement battante qu'elle ne nous avait pas
permis de seulement sortir de la voiture. Eh bien nous devons être
maudits, pour une raison qui m'échappe, car dès que nous fûmes en vue de
la cité en question, le ciel s'est couvert et nous avons été cueillis
par les premières gouttes d'eau entre le parking et la cathédrale –
cathédrale très impressionnante, majestueuse, immense, que nous avons
longuement parcourue. J'y ai appris que l'évêque de Laon était
automatiquement duc et pair du royaume, qu'il était même le deuxième des
douze pairs par ordre de dignité, juste derrière l'archevêque de Reims.
C'est du reste saint Rémy, lorsqu'il était cet archevêque, qui en a
pris une partie pour ériger Laon – ville où il avait été ordonné prêtre
un peu plus tôt – en évêché. Bref, rien de tout cela ne nous rajeunit.
[ Rajout du premier janvier 2012. – Titre possible pour ce journal de décembre : La Malédiction de Laon.]
Et
c'est tout aussi soudainement, dès que nous avons quitté la ville en
renonçant à la parcourir à pied (il soufflait de plus un vent à décorner
les bœufs), que le ciel s'est dégagé, ce qui m'a fourni le bonheur
d'avoir à conduire avec ses rayons plus ou moins rasants en plein dans
les yeux.
– La fin de cette journée de retour a
consisté, comme toujours, à récupérer Swann et Elstir au chenil puis à
rentrer ici prendre un apéritif assez généreux, avant de goûter aux
boudins blancs achetés à Rethel samedi, lors du trajet aller. Du reste,
nous avons bien failli nous en passer, de ces boudins, car Catherine
avait oublié l'adresse de la charcuterie, et aussi son nom. C'est alors
qu'elle a eu l'idée d'appeler Nicolas pour qu'il regarde sur internet –
tâche délicate dont il s'est acquitté avec son flegme coutumier et son
efficacité proverbiale.
– Dimanche après-midi, à notre
retour de Bouillon, mes parents et moi avons regardé beaucoup des
diapositives de mon père afin d'en trouver qui me permettraient
d'illustrer le petit livre que j'envisage de faire à partir de mon
ensemble de textes autobiographiques intitulé Généalogie – et qui
changera sans doute de nom, d'ailleurs, car je trouve celui-là bien
pauvre, bien “basique”. Revu beaucoup de photos de ma mère à l'époque
où elle venait de donner naissance à Isabelle – début de 1965, donc : je
l'ai trouvée d'une jeunesse presque irréelle ; en revanche, la jeunesse
équivalente de mon père (ils ont le même âge, à trois mois près) m'a
moins frappé. Je veux dire par là que je conservais des souvenirs, des
images de lui à cet âge, alors que de ma mère sans doute non. Dans son
cas, j'avais presque l'impression – très étrange – de contempler une autre personne, qui aurait simplement eu la particularité de lui ressembler, comme une jeune parente.
Mercredi 7 décembre
Sept heures et demie. – François Charlonnai, dont j'ignorais qu'il vînt sur le blog-mère, y a laissé le commentaire suivant :
Cher Didier,
Je me hasarde parfois sur ton blog. C'est mortellement
chiant. J'ai pas dit con, mais chiant; Ton sens de l'humour semble avoir
dépassé tant d'années lumière qu'il tarde à revenir. Tu sais, je meurs.
Si ton blog t'aide à vivre, tant lieux. Mais tout ça est si vain! En ne
doutant pas de t'entendre sur radio-courtoisie où ton mentor Renaud
Camus sévit régulièrement , je te souhaite, non pas de bonnes fêtes,
mais un joyeux Noël!
Amen.
F.Charlonnai
La
première explication qui m'est venue est qu'il avait tenté le second
degré, mais après avoir bu de l'alcool (je connais le phénomène !), ce
qui expliquerait aussi les bizarreries orthographiques et autres, venant
de lui qui a toujours écrit un français impeccable (la moindre des
choses pour un ancien patron du rewriting…). Ou bien alors,
l'agressivité est réelle, la volonté – un peu puérile, il faut le dire –
de me blesser, parce que, contrairement à Brice, je ne lui téléphone
jamais depuis qu'il est en arrêt de travail à cause de sa maladie. Mais
encore une fois, je ne fais que me conformer à ce que nous nous étions
dit un jour, alors que nous déjeunions ensemble : lui et moi étions
tombés d'accord pour penser qu'il ne devait rien y avoir de plus
accablant que ces collègues, ou anciens collègues, qui vous assiègent de
leur sollicitude faussement joviale alors que l'on est aux prises avec
une maladie qui pourrait fort bien vous tuer à plus ou moins brève
échéance. Mais, évidemment, les distorsions ne sont pas rares entre ce
que l'on pense en bonne santé et nos réactions une fois plongés dans la
maladie. Il n'empêche que ce commentaire me laisse un arrière-goût
bizarre.
– Je crois bien avoir oublié de noter ici que,
dimanche, alors que nous nous rendions tous les trois du village d'Ygor
Yanka à Bouillon, à travers la forêt, un gros sanglier presque noir a
traversé la route devant la voiture, suffisamment près pour qu'on le
voie bien et heureusement assez loin pour que je ne risque pas de
l'emboutir. Du coup, je n'ai plus dépassé le 70 km/h jusqu'à Bouillon…
–
Je devais aujourd'hui déjeuner avec Joseph Vebret, qui a annulé peu
avant midi pour cause de torticolis. En revanche, j'ai reçu un mail de
l'Amiral Woland – qui est au Texas en ce moment – et qui me propose de
déjeuner vendredi en huit. Il me demande si, à mon avis, Marchenoir
pourrait se joindre : je vais le lui demander.
Jeudi 8 décembre
Trois heures et quart. –
Il fait déjà pratiquement nuit. Au bureau voisin du mien, Brice parle,
parle, parle, alors que nous ne sommes que deux dans la pièce et que je
pianote ostensiblement sur ce clavier, où mes yeux restent rivés. Ça ne
le gêne en aucune façon.
– En réalité, je n'ai rien à
noter ici, où je ne suis venu que dans le sot espoir, toujours démenti,
que cela aidera le temps à passer un peu plus vite. Robert Marchenoir
m'a répondu ce matin (ou plutôt hier soir, sans doute) qu'il serait ravi
de déjeuner avec Woland et moi, vendredi en huit. Ce sera ici, à
Levallois, dans la mesure où, désormais, je me refuse à aller déjeuner
au-delà d'un périmètre de quelques centaines de mètres, sachant que ce
disque a mon bureau pour centre.
– Hier, dans le sien,
de bureau, Philippe B. m'a dit qu'il s'était adressé à la DRH, pour mon
éventuel changement de statut au sein du journal, changement impliquant
une augmentation de mon nombre de jours de travail, et une autre de mon
salaire – que je me plais à imaginer substantielle. D'après lui, rien ne
s'est encore fait, malgré une ou deux relances de sa part, simplement
parce que le service en question est débordé. Il va de soi, à mes yeux,
que si les gens de la DRH sont débordés, c'est parce que, comme tous les
autres secteurs du groupe, ils ne sont plus que deux où ils étaient
cinq il y a encore peu de temps. Hypothèse confirmée par Philippe B. dès
que je la lui ai soumise. Sinon, il voulait aussi m'annoncer une
nouvelle à ranger plutôt dans la catégorie des mauvaises : ce que l'on
appelle les “séries” va disparaître de FD, ce qui tarit l'une de mes
sources de revenus d'appoint. D'un autre côté, si réellement je suis
bientôt payé pour quatre jours au lieu de trois, ceci compensera
largement cela, les séries en question ne me rapportant guère plus de
cinq mille euros brut par an.
– J'ai momentanément suspendu ma lecture de la Nouvelle Histoire de Vichy, de Michèle Cointet, peu adaptée aux journées que je passe ici, à FD, pour commencer l'Historiquement incorrect
de Jean Sévillia. Lecture peu emballante en ses débuts, dans la mesure
où le premier des dix textes composant le volume traite de Jésus, alors
que je sors tout juste du brillant livre de Petitfils sur le même sujet,
et que le deuxième a pour objet la dette de l'Occident médiéval part
rapport à l'islam, sujet de l'étude de Gouguenheim, lue il n'y a pas si
longtemps. Mais dès le troisième (Galilée et l'Église) et le quatrième
(la France et la colonisation), tout mon intérêt s'est réveillé. Et
j'imaginais avec une certaine gourmandise les cris d'orfraie de mes
petits amis progressisto-conformistes s'ils se risquaient à lire des
horreurs semblables : imaginer que l'Église catholique ait pu ne pas
être cette puissance obscurantiste génocidant tout scientifique passant à
sa portée, ou que la colonisation ait pu non seulement être à certains
égards bénéfiques pour les colonisés, mais en outre coûteuse pour la
puissance colonisatrice, voilà qui leur ferait à coup sûr frôler
l'infarctus. Si, ajouté à cela, on leur démontre que la colonisation fut
très majoritairement une idée et une volonté de gauche, alors là…
– Eh bien, avec tout ça, il est tout de même déjà quatre heures moins le quart.
Vendredi 9 décembre
Quatre heures moins le quart. –
J'ai publié hier en fin d'après-midi un petit billet sur le livre de
Sévillia. Bien entendu, il se trouve aujourd'hui des commentateurs
(notamment Artémise, historienne de profession, et Dorham) pour me dire
qu'il ne s'agit pas là d'un auteur sérieux. Comment le savent-ils ? Sur
quoi se basent-ils ? Artémise renvoie à une recension du livre de
Sévillia, dans laquelle il est dit que ses méthodes sont “douteuses” ;
il lui est reproché notamment de prendre appui sur des romans voire des
films, lorsqu'il veut montrer quelle est l'idée dominante sur tel ou tel
sujet. Et je ne vois pas en quoi cela le disqualifierait. D'autant que,
par ailleurs, Sévillia s'appuie sur de nombreux historiens,
spécialistes, etc., et qu'il fournit une bibliographie. Bien sûr, ça ne
suffit pas pour lui accorder quitus de tout, mais enfin j'ai tout de
même l'impression, un peu, d'une condamnation de principe, motivée par
le fait qu'elle a été prononcée du haut de telle ou telle chaire.
Artémise va jusqu'à ligoter ensemble Sévillia et Secher avant de les
noyer dans un trou de Loire. Mais en se gardant bien de dire ce qu'elle
reproche au second. Quant à Dorham, il tente de noyer le poisson
(décidément on noie beaucoup en ce moment !) dans un relativisme
uniformisant : tous les historiens ont une idéologie, aucun n'y échappe
lorsqu'il écrit, donc pas un n'est fiable en totalité, etc. Bien
entendu, sous ces manœuvres dilatoires on entend assez clairement son
véritable argument : Jean Sévillia est de droite, voire d'extrême
droite, donc ce qu'il écrit est sinon nul et non avenu du moins
hautement suspect a priori. Si, demain comme hier, je viens à
parler d'un livre écrit par un historien réputé de gauche – et j'en lis
aussi beaucoup –, nul ne viendra me mettre en garde quant à son
idéologie, et personne ne sous-entendra que celle-ci n'a pu que gauchir
son travail d'historien – pas Dorham en tout cas. Je suis peut-être
naïf, limite niais, mais je persiste à penser qu'un historien –
tout comme un romancier d'ailleurs – peut très bien (mais au prix d'un
réel effort, certes) voir son travail aboutir à des conclusions qui lui
seraient personnellement, idéologiquement désagréables, et ne pas les
modifier ou les biaiser pour autant.
Samedi 10 décembre
Trois heures et demie. –
Élodie est venue déjeuner avec nous, parce que Nicolas avait une séance
de dédicace à Dreux. Naturellement, sur mon incitation, nous avons pris
l'apéritif avant de passer à table (où nous avons déjeuné à l'eau…) et,
comme d'habitude, les deux pastis que j'ai pris ont eu leur habituel
effet “assommoir”, qu'ils ont toujours lorsque je m'avise de les prendre
à midi. Du coup, les deux femmes étant parties pour une promenade je ne
sais où – et elles non plus, si j'ai bien compris –, j'ai toutes les
peines de la terre à garder les yeux ouverts. Et je sais bien que, d'ici
trois petites heures, afin de combattre fallacieusement la gueule de
bois que je sens poindre, je vais être tenté de reprendre un verre ou
deux ; tentation à laquelle je me sens d'ores et déjà tout prêt à céder.
C'est la raison pour laquelle je suis venu dans ce journal à une heure
aussi inhabituelle.
(Catherine et Élodie sont déjà de retour, je m'interromps donc…)
Quatre heures et demie. –
Elles sont reparties presque immédiatement, mais à pied cette fois-ci
et avec Elstir et Bergotte, pour un tour de village. En conséquence de
quoi, et parce que je sentais une vague de sommeil s'apprêter à me
submerger, j'ai attendu qu'elles aient tourné le coin de la rue pour
sortir à mon tour et emmener Swann jusqu'au terrain de football, ou ce
qui en tient lieu, pensant que l'air vif allait me réveiller. Il n'a pas
manqué de le faire, en effet, mais si j'en juge par mon état en ce
moment, le remède a été de courte durée.
Au terrain de foot, rencontré deux des gamins du village, sur leurs vélos. Le plus jeune m'a appris qu'il appelait Bergotte Biscotte…
–
Durant la première absence des deux femmes, j'avais tout de même trouvé
la ressource de refaire du café en prévision de leur retour et de
concocter une dédicace pour le volume d'Autel de non-retour que Catherine a offert à Élodie. Et je crois que ce sera là ma seule activité intellectuelle de la journée.
Dimanche 11 décembre
Sept heures et quart. –
Je me suis remis sans effort particulier au BM, après l'interruption de
quatre jours due aux corvées seigneuriales que je dois à mon employeur,
paraît-il, et malgré le fait que nous ayons pris deux apéritifs hier :
un à midi au prétexte qu'Élodie était là et l'autre le soir pour nous
remettre de celui de midi. Malgré tout, je n'ai écrit qu'onze feuillets,
mais il vrai que la moitié de ma matinée a été dévorée par le ménage de
la cuisine que, comme chaque samedi, sous prétexte d'aller faire bonne
du curé, Catherine m'avait gentiment laissé : on ne peut être à la fois
femme d'intérieur et écrivain en bâtiment.
– Terminé le Historiquement incorrect
de Sévillia. Il s'agit vraiment d'un ouvrage de vulgarisation, un peu
frustrant pour qui a déjà lu quelques livres d'histoire avant celui-ci,
car près d'un chapitre sur deux ne lui apprendra rien qu'il ne sache
déjà. Néanmoins, c'est un travail salutaire, si j'en juge par la vision
hallucinée que la plupart des blogueurs ont de l'histoire, justement.
J'ai ensuite repris la Nouvelle Histoire de Vichy, de Michèle Cointet, dans laquelle en revanche j'apprends énormément de choses. Ensuite, je pense que je m'attaquerai au Livre noir du communisme, dont je me demande pourquoi je ne l'ai jamais lu avant aujourd'hui.
– Toujours aucune nouvelle de Rochechouart : j'ai l'impression que ma collaboration à Enquêtes
restera mort-née. Et, bien entendu, toujours pas, non plus, de contrats
pour le BM en cours : cette “méchante Marie-Thérèse”, en plus d'être
assez désagréable, est en outre en dessous de tout dès qu'il s'agit
d'accomplir son travail le plus élémentaire.
– Depuis environ une heure, je me sens tout guilleret à l'idée de revoir, ce soir, Arsenic et vieilles dentelles.
– Ce matin, sur le blog-mère, un commentaire de Renaud Camus sous ce billet,
ce qui n'arrive quasiment jamais (je suis même fort surpris de le voir
traîner dans ces parages). Et je ne comprends pas comment il se
débrouille pour ne pas parvenir à signer ses commentaires de son nom,
ainsi qu'il le précise.
Lundi 12 décembre
Sept heures et demie. –
Cette fois je crois que le front financier est bel et bien en train de
céder sous les assauts d'un ennemi supérieur en nombre et en armement.
Nancy vient de m'informer que, pour le troisième mois consécutif, je ne
toucherai aucun argent des éditions Vauvenargues. Elle a émis le souhait
que les choses se présentent mieux en janvier, mais elle sait très bien
qu'il n'en sera rien, et elle sait que je le sais : décembre est un
mois si mauvais pour les ventes de livres que, durant des années, il n'y
a même pas eu de parution à ce moment de l'année.
La
première conséquence est que j'ai immédiatement suspendu l'écriture –
c'est-à-dire le recopiage… – du prochain BM, qui ne le sera sans doute
pas, prochain. Ensuite, j'ai annoncé à Catherine que le mieux, le plus
sain, était de considérer d'ores et déjà non seulement que je ne ferais
plus aucun BM mais même que les quelque dix mille euros que GdV me doit
sur les précédents ne me seraient pas payés : de cette manière, et à
partir de maintenant, nous ne pouvons plus avoir que de bonnes surprises
de ce côté. (Et le simple fait de l'écrire ici fait que, en effet, je
sens bien que croix est faite sur cet argent, en ce qui me concerne.)
Autre
conséquence annexe, je vais peut-être bien, sur la discrète suggestion
de Catherine, relancer François Rochechouart au sujet des piges qu'il
m'a fait miroiter il y a trois semaines. Car, plaisanterie mise à part,
si rien ne se passe, ni du côté de chez lui, ni de celui de FD, j'aurai
vu, en trois ans, mes revenus être amputés des deux tiers. Et le pire
est que je m'en fous à peu près complètement, ce qui n'est pas être dans
les bonnes dispositions d'esprit pour prospecter de nouveaux filons.
Mardi 13 décembre
Sept heures et quart. –
Contrairement à ce que j'annonçais ici hier soir, ce ne sont pas 10 000
euros que me doit GdV mais 6 800 – ce qui amenuise encore mon regret de
ne les toucher probablement jamais. Cela dit, et toute réflexion faite,
je pense que je vais néanmoins continuer de mener à bien le très
hypothétique prochain BM, dans la mesure où il pourrait bien constituer
ma seule arme pour espérer encaisser cet argent dans l'avenir, si
toutefois je reçois un jour les contrats correspondants. Si c'était le
cas, je ne les renverrais pas tout de suite, en tout cas pas avant la
mi-janvier. Car, alors, il serait trop tard pour demander en urgence un
volume de la série à un autre auteur et mon petit chantage à l'argent
deviendrait possible. Évidemment, s'il fonctionnait, ce qui est loin
d'être sûr, je serais tout de même perdant car, ensuite, comment me
faire payer le BM finalement rendu début février ? Tout cela est d'un
compliqué…
– La bonne nouvelle est que, suite à mon
mail d'hier soir, Rochechouart m'a appelé cet après-midi afin de me
proposer un tarif de 400 € pour les piges qu'il envisage de me confier
régulièrement (mais je ne sais pas ce que ce régulièrement
signifie pour lui ; un article par semaine serait idéal, en ce qui me
concerne). Il doit me faire faire un essai lundi ou mardi. Ce qui est
amusant c'est que si cette affaire-là marchait, à raison d'un papier par
semaine, et que la BM s'arrête effectivement, cela ne ferait pas bouger
mes revenus d'un centime, l'un compensant exactement l'autre. Et puis,
il y a toujours, suspendu dans l'air du temps, mon hypothétique
changement de statut à FD, qui devrait, lui, augmenter mon salaire de
sept ou huit centaines d'euros – mais là non plus rien n'est joué.
–
Le 29 de ce mois, nous ferons donc un aller-retour dans la Manche, à
Mortain, d'abord pour y faire l'emplette d'un fauteuil anglais et,
ensuite, pour déjeuner en compagnie de Jacques Étienne, probablement
chez lui – Jacques Étienne qui nous aura au préalable accompagnés à
l'entrepôt de la société Chesterfield France. Elle a été montée,
cette société, par un couple d'Anglais voilà quelques années, et elle
s'occupe d'acheter d'occasion (principalement en Angleterre je suppose)
des meubles de ce style pour les revendre ensuite en France. Leurs
fauteuils coûtent entre 350 et 450 euros, ce qui ne représente pas une
folie bien grande, du moins en ce moment, alors que nos finances ne se
sont pas encore effondrées. C'est pourquoi je tiens à me dépêcher d'en
acheter un, avant que cela ne devienne par trop déraisonnable. Alison,
la dame de ce couple d'Outre-Manche – mais vivant dans la Manche –,
écrit un français tout à fait délicieux, dont tout le prix réside dans
ses dérapages syntaxiques incontrôlés. Si son accent est à l'aune de son
style elle doit être irrésistible.
– Je m'avise que je
ne note presque plus rien, dans ce journal, concernant la politique,
les blogs, etc. C'est que je souffre d'un écœurement persistant (mais
dans lequel subsiste un peu d'amusement tout de même) vis-à-vis de la
première et d'un désintérêt de plus en plus grand pour les seconds – les
deux étant bien évidemment liés.
Mercredi 14 décembre
Trois heures. –
Ce matin, à peine arrivé ici, à FD, convocation dans le bureau de
Philippe B. C'est, comme je m'en doutais un peu, pour me reparler de ce
projet de changement de statut (de rewriter à rédacteur) et de passage
de trois à quatre jours de travail hebdomadaire. Il m'annonce que la DRH
vient enfin de lui transmettre une proposition. D'un coup d'œil rapide
(et j'espère discret…), je constate que plusieurs sommes sont inscrites
en chiffres sur la feuille qu'il tient devant lui, sur son bureau. Mais,
la dite feuille étant à l'envers, j'en suis pour mes frais. Depuis
qu'il est question de ces changements, j'espère arriver à obtenir que
mon nouveau salaire soit calculé en respectant la règle de trois. Ce qui
nous donnerait : 3000 € divisés par trois et multipliés par quatre
égalent 4000. Cela, c'était le but fixé, sachant bien que ma réponse
serait tout de même positive si l'on me proposait 3800, voire 3700
euros. Et voilà que, sans préambule ni précaution oratoire, Philippe B
m'annonce que la direction me propose un nouveau salaire de 4500 euros.
Lui-même s'est déclaré assez surpris de cette générosité directoriale,
au point de s'enquérir auprès de la responsable si elle n'avait pas fait
une erreur. Cette aimable personne (aimable au moins dans ses
intentions financières à mon égard) lui a répondu que non, que la bonne
règle voulait que l'on calcule ce que serait mon salaire à temps plein
avant de le redescendre à quatre jours, et non pas que l'on se livre à
la simple règle de trois que je viens d'évoquer. Je n'ai pas bien
compris la suite des explications, mais enfin, puisqu'elle a été
confirmée et reconfirmée, on peut tenir cette augmentation pour assurée.
Il n'empêche qu'une telle générosité, en cette période qui n'y incite
guère, continue de m'étonner – et de me réjouir naturellement. M'amuse
surtout le fait que si, comme je le pense, la Brigade mondaine
est d'ores et déjà morte, en tout cas morte pour moi, cette augmentation
va compenser mes à-valoir presque euro pour euro. Si, en plus,
l'affaire se fait du côté d'Enquêtes, nos épinards vont se retrouver noyés dans le beurre.
En
attendant, la nouvelle de ce matin a fait que Catherine – qui est à
Paris pour la journée, ou plutôt à Neuilly – n'a plus été en mesure de
s'opposer à un petit apéritif vespéral…
Jeudi 15 décembre
Quatre heures. –
Je suis donc, si tout se déroule comme prévu, en train de vivre ma
pénultième journée ici en tant que rewriter, puisque je serai en
vacances demain soir pour deux semaines et que, d'après ce que je suis
convenu ce matin avec Philippe B, j'endosserai mon nouveau costume de
rédacteur dès le début du mois de janvier, que mon contrat soit signé ou
non. S'il ne l'est pas encore, il sera antidaté pour correspondre au
début de l'année légale. Tout cela me va parfaitement. Si les choses
fonctionnent bien du côté d'Enquêtes, et je le saurai sans doute
début janvier également, mes revenus se situeraient approximativement
autour de cinq mille euros net, et c'est avec une joie sans mélange que
je dirais alors adieu à la BM – sauf si elle s'effondre avant que j'ai
le temps de lui faire les adieux en question, ce qui est loin d'être
exclu. Ne plus être rewriter m'indiffère absolument, même si cela aurait
fait 30 ans l'année prochaine que je le suis.
– Ce
n'est pas que la journée d'aujourd'hui soit plus excitante que toutes
celles qui l'ont précédée, mais comme je suis rigoureusement seul dans
ce bureau, le calme qui y règne la rend tout à fait supportable. Et
d'autant plus que je compte bien y mettre un terme assez rapidement. Mon
seul regret, dans mon changement de statut, c'est qu'il n'impliquera
nul déménagement de bureau : j'aurais vraiment bien aimé en récupérer
un, même petit, où j'aurais été seul tout le temps. Mais la chose est
évidemment impossible, vu la manière dont nous sommes logés ici.
– Ma “petite” sœur a 47 ans aujourd'hui…
Vendredi 16 décembre
Huit heures. –
Sylvain m'a “scanné” les photos données par mes parents, sauf que je ne
parviens pas à les voir : on avisera demain, quand Catherine
s'attaquera à la chose.
– Il n'empêche :j'ai fait ma
dernière journée en tant que rewriter, et cela devait faire trois ou
quatre ans que je n'avais pas travaillé autant – c'était plutôt amusant.
–
Là-desssus, déjeuner fort agréable avec l'Amiral Woland et Robert
Marchenoir. Rien à en dire, deux heures plus qu'agréables, à boire,
manger, parler.
Samedi 17 décembre
Sept heures et demie. – J'en ai presque terminé avec la Nouvelle histoire de Vichy
de Michèle Cointet. Le livre me semble en tous points remarquable, tant
sur le plan de la clarté, de l'élégance de son écriture, de la
précision dans le détail, etc. Mais évidemment, il en va de celui-ci
comme de tous les livres d'histoire traitant d'une période au sujet de
laquelle on ne connaissait à peu près rien avant de l'aborder : comment
savoir si l'auteur ne nous mène pas un peu en bateau ? S'il n'a pas
occulté tel fait, grossi cet aspect des choses ou minimisé celui-là ?
–
Après cette journée de “jachère”, reprise du travail demain. Il faut
que j'appelle le comédien Patrick Raynal, sur les conseils d'Olivier
Lejeune, afin qu'il me parle de la pièce de boulevard intitulée Le Pont japonais,
dans laquelle il a joué à la fin des années soixante-dix au côté de
Jacqueline Maillan, afin de pouvoir en tirer un petit article de trois
mille signes. Article que j'écrirai dans la foulée, je pense, et
peut-être aussi celui qui doit suivre, consacré à Henri Guybet. Puis,
les jours suivants, il faudrait que je rappelle Lejeune pour qu'il me
dise deux ou trois choses à propos de Maria Pacôme, qui joue dans la
troisième pièce de cette mini-série, avec l'alors tout jeune Daniel
Auteuil – Auteuil dont on m'a affirmé, à FD, qu'il aurait été, à cette
époque de ses débuts, l'amant de la dite Maria – mais je doute de
pouvoir écrire cela, d'autant que, d'après mes renseignements, personne
n'en a jamais fait état. Et même Lejeune m'a dit n'être pas au courant
de ce “buzz”.
– J'ai oublié de noter, hier, que
Catherine a enfin reçu les contrats pour le prochain BM, celui que je
suis actuellement occupé à tirer d'un ancien numéro vieux de quinze ans.
C'est une excellent chose, d'autant qu'il est spécifié que le roman
doit être rendu le 15 février, ce qui va me permettre de l'utiliser
comme arme de chantage en janvier pour obtenir de GdV qu'il me règle les
6800 € qu'il me doit. J'ai d'ailleurs dit à Catherine de ne pas
renvoyer les contrats signés, tenant à conserver mon entière liberté de
le faire ou non, ce livre. Car si le contrat l'était, signé, je me
mettrais évidemment dans mon tort en ne rendant pas le roman en temps et
heure.
– Toujours au chapitre du travail lucratif, je devrais avoir à faire, lundi ou mardi, mon premier essai de rewriting pour Enquêtes
– dont je ne doute pas qu'il soit concluant, même si je sais qu'au
moment de m'y atteler je vais encore être capable de me persuader d'un
échec certain, comme d'habitude.
– Ensuite, puisque
j'ai décidé de suspendre l'écriture du BM en cours – dont 90 pages sont
déjà écrites –, je vais avoir le temps de reprendre ma Généalogie, en vue d'en faire un petit volume blurbien.
Livre dont je pense que je vais changer le titre, celui-ci étant un peu
trop pâle des genoux, me semble-t-il. Reste à en trouver un autre qui
soit meilleur.
– Enfin, je n'ai pas noté non plus, en
tout cas de manière trop allusive, hier, que Philippe B était tout à
fait d'accord pour que je prenne mes nouvelles fonctions à FD dès le
deux janvier, même si mon contrat ne devait être signé qu'une semaine ou
deux ensuite, et de manière rétroactive. C'est moi qui, n'ayant rien à
perdre et bien certain qu'il n'y a nul enflage possible, lui ai proposé cet arrangement de manière à ce que mon nouveau statut coïncide avec le début de l'année légale.
Dimanche 18 décembre
Sept heures et quart. –
Ayant pu joindre Patrick Raynal assez facilement en fin de matinée, et
comme il m'a très gentiment dit le peu que j'avais besoin de savoir,
j'ai cet après-midi écrit les trois mille signes concernant cette pièce
de théâtre, Le Pont japonais, dans laquelle il a joué, voilà
longtemps, avec Jacqueline Maillan. Et comme la machine était chaude,
j'ai enchaîné directement sur les trois autres mille signes consacrés à
Henri Guybet, en m'appuyant sur les deux phrases et demie que m'avait
dites Olivier Lejeune à son sujet. Ne reste en suspens que l'article qui
concernera soit Daniel Auteuil, soit Maria Pacôme – soit les deux si
Philippe B veut que je fasse état de cette supposée liaison entre eux
dont on m'a parlé à FD.
– En ayant terminé avec Vichy, je me suis plongé dans Le Livre noir du communisme.
Lecture évidemment éprouvante – éprouvante et génératrice d'une colère
d'autant plus agissante qu'elle ne trouve pas à s'exprimer, ou plus
exactement d'objet précis, concret, sur lequel se fixer. Il n'empêche :
on a envie de cracher son mépris à la gueule de toute personne osant
encore se réclamer de cette idéologie abominable, pour ne pas dire
diabolique. Car je crois de plus en plus qu'il n'est pas du tout
nécessaire de croire à l'existence du diable pour discerner le côté
proprement démoniaque de certaines manifestations ou caractères humains.
De même que l'on peut ne pas croire en Dieu mais voir ce qu'a de divin
la personne du Christ – mais je suppose que, là, je suis en train de
verser dans une hérésie condamnable, voire déjà condamnée… En attendant,
le tour de passe-passe des communistes, trotskistes et autres continue
de bien fonctionner : quiconque se risque à un parallèle, ou pis une
identification, entre Hitler et Lénine, ou Trotski, passe immédiatement
soit pour un fou, soit pour un imbécile, soit pour un salaud de
crypto-fasciste. Or, nous sommes bien face aux mêmes tyrans
sanguinaires, froidement déterminés dès le départ à exterminer en masses
des pans entiers de la population tombée sous leur joug de déments. Les
nombreuses citations de Lénine et de Trotski que donne Nicolas Werth
(dont je me demande s'il est de la descendance de Léon) montrent que ces
duettistes n'ont rien à envier aux idéologues nazis – ils peuvent même
se targuer d'une nette antériorité sur leur imitateur viennois. Tout ce
petit monde se plaçant bien entendu de soi-même sous le haut patronage
de nos Robespierre et Fouquier-Tinville, si admirés d'eux.
En
fait, il va bien falloir se résoudre à admettre que les partisans de
ce que j'appellerais faute de mieux la gauche dogmatique éprouvent une
irrésistible attirance pour la violence et le sang ; ils ne semblent
finalement mus que par la haine, bien entendu maquillée en altruisme
pour devenir recevable par eux-mêmes ; et c'est peut-être pourquoi,
faute d'autres objets de massacres en ce moment, ils en sont arrivés à
se haïr eux-mêmes à ce point : ils sont devenus leurs propres koulaks.
Dans ce cas, leur louche amour pour les plus obtus et les plus
conquérants des musulmans ne serait finalement qu'un appel lancé au
bourreau à quoi ils aspirent, n'ayant plus la force de l'être pour leur
propre compte. Il faut dire qu'il est très malcommode de se décapiter
soi-même.
Lundi 19 décembre
Dix heures et demie du matin. – J'ai oublié de noter hier que j'avais reçu, par voie de mail, une documentation afin d'écrire mon premier papier “test” pour Enquêtes.
Je dois appeler François Rochechouart à onze heures pour que nous
parlions ensemble du plan de l'article. Comme il s'agit d'un procès
relatif à une affaire criminelle dont les faits remontent à 2008, je ne
vois pas ce qu'on peut faire d'autre qu'attaquer à l'intérieur de la
salle d'audience (et j'ai ma petite idée sur la première image), puis
passer au rappel des faits, avant de revenir aux débats du procès et
conclure sur le verdict – ou plutôt conclure sur l'image qui m'aura
servi d'ouverture. Mais bon : ce n'est pas moi le spécialiste…
Ce
qui est très bien, c'est que Rochechouart me dit avoir besoin de cet
article mardi matin, ce qui ne me laisse aucune possibilité pour faire
ce que je fais le mieux : tourner autour du travail à faire, en ne
pensant qu'à lui mais en ne m'y mettant pas. Là, il va falloir plonger
d'un coup et tête en avant – c'est parfait.
Sept heures et demie.
– mes 10 500 signes ont été écrits en exactement trois heures. Il reste
maintenant à attendre le verdict de mon nouveau boss putatif (il doit
m'appeler demain pour me donner ses impressions), mais s'il est
satisfait, cela devrait devenir une source de revenus assez facilement
gagnables, même si j'ai peiné dix fois plus pour ce nouveau travail que
pour un article de FD.
– Le voisin menuisier qui est
venu le mois dernier nous changer la porte d'entrée de la maison est
passé tout à l'heure, afin de voir ce qu'il peut faire pour le fauteuil
où mes fesses sont actuellement posées, et à qui il manque deux
roulettes sur cinq depuis fort longtemps : pas de problème, il va
commander un jeu complet et, lorsqu'il l'aura, il passera prendre le
fauteuil, qui me sera rendu le soir-même.
Mardi 20 décembre
Huit heures. – Mon article pour Enquêtes
est passé presque comme une lettre à la poste. Je dis “presque” car le
patron de la rédaction y a tout de même apporté quelques changements,
raccourcissant certaines de mes phrases, notamment (les phrases trop
longues – trop longues pour le type de presse qui me nourrit – ont
toujours constitué mon péché majeur). Néanmoins, il s'est déclaré
satisfait et doit m'en faire parvenir un second la semaine prochaine. Un
article par semaine me conviendrait tout à fait.
–
Nous avions prévu de traiter la soirée du 24 décembre par le mépris,
Catherine et moi, c'est-à-dire de ne rien faire de plus que les soirs
qui ne sont pas du 24 décembre. Et puis, finalement, une chose en
entraînant une autre : si. L'élément déclencheur a été l'annonce, par
Catherine, qu'elle allait participer à une procession aux flambeaux dans
les rues de Pacy, et qu'elle enchaînerait directement sur la messe – ce
qui devait la ramener à la maison peu avant neuf heures. Évidemment, je
lui ai aussitôt annoncé que, pour prix de cet abandon inqualifiable,
j'allais m'octroyer un petit apéritif de Nativité en l'attendant. Du
coup, elle a décidé de s'offrir une bouteille de champagne et de nous
préparer un petit buffet à base d'œufs de cailles en gelée avec œufs de
saumon, foie gras maison, tarama du Monoprix, etc. Et voilà comment on
se retrouve à réveillonner à deux un 24 décembre. La foi et la pratique
religieuse ont de ces conséquences…
Mercredi 21 décembre
Sept heures et demie. –
Il arrive que ce journal acquiert soudain une utilité purement pratique
: il y a une minute, en inscrivant la date d'aujourd'hui, j'ai réalisé
que j'avais oublié de sortir les poubelles dans la rue.
–
Comme je n'avais nulle envie de me remettre au recopiage du BM en cours
cet après-midi, et que par ailleurs je me devais de faire preuve de
solidarité conjugale avec Catherine, enchaînée à sa table à repasser ici
même, dans la Case, j'ai procédé à la seconde relecture du journal de
novembre. Question de Catherine, à l'issue de ce travail : « Alors ? il
est bien ? » Je lui ai répondu que je serais fort empêché de le dire :
parvenu à ce stade, ce qui prévaut c'est l'ennui d'avoir à relire tout
ce fatras d'insignifiances mises en phrases.
– Grand plaisir, en revanche, à l'idée de revoir, tout à l'heure, Fanny et Alexandre
à la télévision, film que j'aime énormément. Le double statut de
Bergman continue de m'amuser : dire que l'on aime ses films – ce qui est
mon cas – vous fait passer auprès de beaucoup de gens pour un poseur,
un intellectuel un peu peine-à-jouir sur les bords ; en revanche, aux
yeux d'une certaine catégorie d'intellectuels/artistes – comme Renaud
Camus par exemple, ou tout au moins le jeune Renaud Camus –, cette
dilection vous classe aussitôt dans la catégorie des… des quoi
d'ailleurs ? Lui, Camus, a écrit quelque part que le goût des films de
Bergman était très “middle brow”, ce qui doit vouloir dire, si
j'ai bien compris, quelque chose comme “demi-sel”, intellectuel un peu
bas du front, bourgeois se piquant d'esthétisme, etc. Mais je suppose
que, si l'on fait intervenir sa fameuse bathmologie, on doit pouvoir,
une fois que l'on sait Bergman être “middle brow”, l'aimer de nouveau en
toute quiétude. Jusqu'au prochain tour d'écrou… Enfin bref, je suis
ravi de revoir Fanny et Alexandre.
– J'ai rapidement abandonné la lecture du Moralement correct
de Jean Sévilia : c'est un peu du Camus “survolé” et sans style aucun.
Pas mal écrit : juste sans style. À la place, j'ai repris Le Livre noir du communisme, un instant abandonné.
–
Je ne sais pas si ça vient de moi mais je trouve qu'ILYS file un
mauvais coton depuis quelques mois. On y lit de moins en moins de
billets originaux, et, parallèlement à cette baisse de forme, ses
membres ont de plus en plus tendance à verser dans l'auto-satisfaction
et l'encensement réciproque – ceci pouvant d'ailleurs être un phénomène
compensatoire de cela. Bien entendu, ils sont encore loin, dans ce
domaine, d'atteindre au profond ridicule des Rrums, mais enfin il
serait temps qu'ils se ressaisissent : ce serait dommage de perdre un
site qui, il y a encore peu de temps, était vraiment stimulant. Je ne
sais plus à qui je disais, un peu ironiquement, il n'y a pas si
longtemps – peut-être à Yanka ? – que la vérité ultime d'ILYS c'étaient
les filles à poil dont ils publient régulièrement les photos : filles à
la beauté fade et parfaite d'un calendrier Pirelli, pseudo-art des
clichés, ridicule des poses convenues, etc. J'espère m'être trompé.
–
Suzanne vient de publier un nouveau billet – très drôle – sur son blog,
après plus d'un mois de silence total. Et moi qui, voilà une semaine ou
deux, voulait lui envoyer un mail pour prendre de ses nouvelles, je me
trouve incapable de me souvenir si je l'ai fait ou non.
Jeudi 22 décembre
Sept heures et demie. – J'ai été vraiment très heureux de revoir Fanny et Alexandre,
hier soir. Du coup, depuis ce matin, je n'ai presque pas arrêté de
penser à ce que je pourrais en dire, à ce qu'il faudrait en dire, etc.
Finalement, au moins pour m'en débarrasser et pouvoir passer à autre
chose (mais à quoi ?), j'ai fini par faire un semblant de billet, en fin
d'après-midi. Il est assez mauvais, je le crains, un peu fourre-tout,
pas beaucoup d'idées. Néanmoins je le recopie ici afin de pouvoir le
retrouver facilement, si jamais l'envie me prenait de m'en servir comme
base pour quelque chose d'un peu plus reluisant (car l'expérience à
mainte fois prouvé que, sur le blog-mère, je ne retrouve jamais rien) :
« Fanny et Alexandre
est construit en diptyque, mais les deux “panneaux” de celui-ci – le
théâtre et l'Église – ne font pas que se contempler ni même se répondre :
ils se combattent. On ne révélera rien en disant qu'ils renferment en
eux, à la “pliure”, la tension qui habitait Ingmar Bergman lui-même,
fils de pasteur luthérien et homme de théâtre. Dans le film, l'ordre est
renversé : c'est le théâtre qui forme le premier panneau et l'Église le
second. C'est que le théâtre n'est pas seulement celui, bien réel
cependant, dont les parents et la grand-mère d'Alexandre sont les
dépositaires, les directeurs et les comédiens tout à la fois : il est
aussi, plus vaste et tout aussi clos, celui de l'enfance elle-même, du
“petit monde” dont parle le père peu de temps avant de mourir, symbolisé
par l'imposante maison familiale sur laquelle règne la grand-mère, où
tout en effet semble se faire décor immuable, ritualisé à l'extrême –
avec une nette prédominance de la couleur rouge, celle du lourd rideau
qui se lève et retombe. Du reste, il y a aussi du théâtre à l'intérieur
de ce théâtre, mais il n'est finalement pas plus codifié que celui où
tente de vivre le “petit monde”. On peut noter aussi que, dans cette
première partie, quelques accords en sourdine annoncent déjà la seconde
(de même que, dans celle-ci, le théâtre ne se laissera pas tout à fait
oublier) : la prière vespérale des enfants, par exemple. Toute cette
première partie se déroule dans ces deux univers clos jumelés que sont
la maison familiale et le théâtre qui est en quelque sorte sa raison
d'être. Une seule exception : la courte scène d'extérieur où l'on voit
Isaac, l'ami-amant de la grand-mère, quitter son magasin d'antiquités
(extraordinaire caverne d'Ali-Baba initiatique et surnaturelle) pour
venir prendre sa place au repas de Noël – première esquisse du rôle de
passeur, de “pont” qu'il jouera dans la seconde partie.
« C'est la mort du père qui nous fait basculer de l'un à l'autre panneau, scène d'une éprouvante sobriété qui culmine dans l'ultime face-à-face – dont on se demande s'il n'est pas en fait le véritable premier – entre Alexandre et son père râlant. L'enterrement est la première vraie sortie du “petit monde” dans le grand, sous la masse écrasante et froide de la cathédrale, toujours filmée dans une contre-plongée menaçante. Enterrement lui aussi ritualisé à l'extrême, dont Alexandre combat la solennité glaçante et magnifique en proférant à mi-voix et en boucle des “pisse, merde, bite…” proférés d'un ton mécanique et les yeux obstinément baissés.
« Le
remariage de la mère avec l'Évêque arrache Fanny et Alexandre au “petit
monde” pour les enfermer dans une prison à la fois réelle et mentale,
aussi austère que la maison familiale était opulente et chaude. La
couleur rouge disparaît totalement, mais pas la ritualisation – ni donc
le théâtre – puisque même les châtiments corporels que devra subir
Alexandre obéiront à une mise en scène précise, maniaque. À partir de
cette transplantation brutale, les deux enfants découvrent à la fois la
cruauté et le surnaturel. La cruauté est celle de l'évêque, bien
entendu, mais on aurait tort d'y voir uniquement une fustigation de la
religion : l'évêque utilise son magistère comme une arme, une “férule”
mentale et, ce faisant, le trahit. J'en veux pour signe la scène où
Alexandre, puni, est contraint de passer la nuit dans le grenier de
l'évêché : dans un coin de la pièce en soupente se trouve un grand
christ en croix ; mais il est renversé, à terre, comme un objet de rebut
qu'on aurait monté là pour ne plus le voir – ou peut-être pour que lui
ne voie plus ce que l'on fait en se réclamant de lui. Quant au
surnaturel, il apparaît en premier lieu à Alexandre sous les traits de
son père – père qui, au moment de sa mort, répétait le rôle du spectre,
dans Hamlet. De fait, c'est à ce moment qu'Alexandre commence à
s'extraire de la gangue de l'enfance (rouge et chaude) pour se dresser
contre l'usurpateur, lequel aura finalement une mort “de théâtre”,
soigneusement artificielle, méticuleusement incrédible. De même
l'évasion de Fanny et Alexandre, ravis de leur prison dans un coffre
ancien où Isaac les a dissimulés à la suite d'une ruse cousue de fil
blanc, dans la plus pure tradition de la comédie.
« Car
nul ne peut se rendre librement d'un univers à l'autre, du petit monde à
l'évêché et inversement. Personne sauf l'antiquaire juif qui continue
de jouer son rôle de passeur, aidé par son fils Aaron, et emmène les
deux enfants dans sa caverne d'Ali-Baba, où se trouve enfermé l'autre
fils d'Isaac, Ismaël, qui détient la clé du monde des esprits et dont
l'étrangeté est soulignée par le fait que c'est une femme qui joue le
rôle.
« À
la toute fin du film, le petit monde s'est reconstitué, pratiquement
inchangé. Mais c'est alors, dans un couloir, le fantôme de l'évêque qui
jette littéralement Alexandre à terre, comme s'il le foudroyait, et
s'éloigne sur cette prophétie : « Tu ne m'échapperas pas ! » Mais on se
dit que si, peut-être, tout de même. Car, entre temps, pour se donner la
force de combattre l'usurpateur, de repousser son emprise, Alexandre a
commencé à inventer des histoires… »
– Ce soir, changement violent : Les Grandes Vacances, avec Louis de de Funès…
– Ce pauvre Livre noir du communisme
n'a vraiment pas de chance avec moi : je m'étais à peine remis à sa
lecture qu'arrivait par la poste le livre que Chesterton a consacré à
saint Thomas d'Aquin, Saint Thomas du Créateur. Je m'y suis plongé aussitôt, et ne le regrette nullement. Mais je n'ai vraiment rien envie d'en dire pour le moment.
–
Sinon, en début d'après-midi, je suis descendu à Pacy pour aller
chercher, chez le caviste, de quoi assurer nos modestes libations de
samedi soir, à Catherine et à moi : champagne pour elle (j'ai déjà
oublié la marque) et l'habituel chablis “Montée de Tonnerre” pour moi –
ainsi qu'une bouteille de côtes du Rhône rouge, mais destiné à la
marinade et cuisson d'une queue de bœuf achetée ce matin par Catherine, à
la boucherie de Vernon où elle ne va plus que de loin en loin. Mais,
comme à chaque fois, elle en a rapporté aussi trois gros os de bœufs
pour les chiens, qui ont passé une partie de la journée à les ronger.
Bien évidement, comme toujours, Bergotte n'a pas tardé à abandonner le
sien pour essayer de piquer celui de Swann – ce qu'elle a fini par
réussir à faire, mais au prix d'une longue patience : le désir mimétique
cher à Girard ne fonctionne pas que chez les humains. Il le dit
lui-même, du reste.
– J'ai aussi, rentrant de ces
petites courses, revu et corrigé le texte envoyé à cette fin par le père
Éric qui, d'après Catherine, se montre très fier d'avoir désormais un
“rewriter personnel”.
– Alors que je peste depuis des
mois et davantage contre l'envahissement de plus en plus pénible des
publicités dans ma boîte mail, je viens seulement de m'apercevoir que
pratiquement tous ces annonceurs proposaient, au bas de leurs annonces,
un lien sur lequel il suffit de cliquer pour ne plus recevoir leurs
consternantes scories : j'ai bien hâte, dans les jours qui viennent, de
voir si c'est réellement efficace.
Vendredi 23 décembre
Trois heures. –
Je viens de terminer le petit livre de Chesterton sur saint Thomas
d'Aquin, remarquable me semble-t-il, même si souvent ardu pour un
ignorant philosophique comme moi. Cela m'a donné envie, en tout cas, de
commander celui que ce même Chesterton a consacré à saint François
d'Assise et, en attendant de le recevoir, je vais parcourir la
biographie du saint, traduite de l'italien par le père B et offerte par
lui.
– Peu avant midi, appel téléphonique d'une dame se
disant l'assistante de François Rochechouart : elle va m'envoyer par
mail le formulaire que devra remplir Catherine si elle veut être payée
des articles que j'ai commencé d'écrire pour Enquêtes.
Malheureusement, il ne va pas être possible que ces versements se
fassent au titre des droits d'auteur : ils seront réglés en piges, ce
qui implique des retenues beaucoup plus considérables. D'un autre côté,
si cette collaboration dure quelques années, cela pourrait augmenter la
minuscule retraite à laquelle Catherine a droit pour l'instant. Enfin,
il faut bien que quelques-uns se dévouent pour financer l'entretien de
nos enclaves arabo-africaines…
Samedi 24 décembre
Quatre heures. –
Me voici placé sous le signe de saint François d'Assise, et sans doute
assez durablement. J'ai dit, je crois, que je lisais la biographie
“historique” du saint que m'a offerte le Père B, après l'avoir traduite
d'italien en français. Pour compenser l'aspect historique, justement,
j'ai commandé ce matin le livre que Chesterton a consacré au même
personnage et, tout à l'heure, je me disais que, attendant sa livraison
par Amazon, je relirais volontiers le Frère François de Julien
Green, que j'avais beaucoup aimé lorsque Bernalin me l'avait fait fait
lire, voilà une trentaine d'années. Ensuite, tout de même, il sera temps
de revenir à des préoccupations plus séculières – replonger dans le
cloaque communiste et son Livre noir, par exemple.
–
La procession aux flambeaux à laquelle a prévu de participer Catherine
est censée commencer à sept heures. Ce qui, d'après elle, va mettre le
début de la messe aux environ de huit heures moins le quart et sa fin
guère avant neuf heures moins le quart. Elle ne sera donc pas rentrée
avant neuf heures, en comptant au plus juste. Il est par conséquent
impératif, vital, etc., que je ne commence pas à boire avant au moins
huit heures et demie, si je ne veux pas me trouver à demi-comateux
lorsqu'elle arrivera – ce qui serait de fort mauvaise politique. Je
pourrais, pour occuper le temps et distraire ma soif, commencer de
rédiger le billet dont j'ai eu l'idée il y a quelques heures, sur
l'essence démoniaque du communisme : si ça ne me mène nulle part (et il y
a de grandes chances pour que), cela m'aura au moins occupé l'esprit et
les doigts – les seconds davantage que le premier, je le crains.
– Sept heures moins le quart. –
J'ai dit une sottise, dans le premier paragraphe de ce jour ; ou
plutôt, j'ai sans le vouloir inversé la vérité : ce n'est pas Philippe
qui m'a fait lire le Frère François de Green, mais le contraire –
et j'en ai la preuve. Retrouvant le livre dans le bas d'une
bibliothèque, j'ai eu la surprise – et un léger choc – de constater que
le volume avait été dédicacé par moi à Bernalin. La dédicace est la
suivante :
27/7/83
À Bergouze :
l'homme qui prend
les armes est parfois
celui qui les dépose…
Amitié singulière
Didier
Je
ne suis pas sûr de bien comprendre ce qu'a voulu dire par là le jeune
homme de 27 ans qui a tracé ces mots. La formule se pousse un peu du
col, elle a cet air de fausse profondeur qu'on aurait aimé ne plus
trouver chez quelqu'un dont l'adolescence est depuis longtemps terminée –
même si l'adolescence, chez les garçons que le malheur n'a pas encore
frappés, se prolonge parfois plus qu'il n'est raisonnable.
Comment
ce livre a-t-il atterri chez moi ? Je suppose – je suis même presque
sûr – qu'après la mort de son fils, Jeanne, s'avisant de la dédicace, a
dû trouver bien qu'il me revienne et me le rendre. J'ai dû, moi, lui en
être très reconnaissant, même si je n'en garde pas le moindre souvenir
assuré. Mais certainement puisque, depuis tout à l'heure, depuis
l'exhumation du volume, elle est revenue me visiter, cette
reconnaissance, alors que Jeanne elle-même est morte depuis plusieurs
années. Il s'ensuit que j'ai moins envie de relire le livre ; même
simplement de l'ouvrir, de tourner plus avant ses pages. L'impression
que j'y pénétrerais par effraction, voire au prix d'un certain
sacrilège.
1983 fut la dernière année heureuse. Pour
Philippe d'abord, évidemment, puisque dès le mois de mars suivant, il
découvrait l'existence de son cancer, sans toutefois en apprendre la
gravité. Dernière année heureuse, encore plus peut-être, pour Jeanne et
Maurice, à qui cette gravité fut révélée tout de suite, les médecins de
Saint-Antoine leur coupant net toute possibilité d'espoir – sauf en
Dieu. Dernière année heureuse, enfin, pour un certain nombre d'entre
nous (André, Kent, Petros, Jean-Michel, moi…). Dans notre cas, celui des
amis du premier cercle, il vaudrait d'ailleurs mieux parler de la fin
d'une époque très longue, de la jeunesse qui se referme dans le dos avec
un claquement de porte de geôle : nous étions désormais prisonniers de
l'avenir. Et, bien sûr, celui-ci, en devenant présent puis passé, a
produit son lot de nouvelles années heureuses, mais toutes furent des
années – au moins pour moi, je ne puis parler pour les autres – à quoi
il manquait toujours quelque chose, ou plutôt quelqu'un, ou encore plus
exactement quelque chose engendré par quelqu'un. – Et tout cela est
remonté par la grâce de saint François d'Assise.
Dimanche 25 décembre
Cinq heures moins le quart. –
Petit réveillon très tranquille, somme toutes. Catherine et moi étions
au lit à onze heures, après avoir bu champagne et chablis –
respectivement – à raison d'une bouteille par personne (à peine en ce
qui concerne Catherine, un peu plus quant à moi…). Surprise : le tarama
de Monoprix est nettement meilleur que celui étiqueté Fauchon.
– Ce soir, parce que pas d'autre choix possible, nous allons regarder le Ludwig
de Visconti, bien que je ne sois pas sûr de tenir jusqu'au bout des
trois heures trois quart qu'il dure. D'autant moins qu'il me semble
avoir toujours trouvé Visconti passablement emmerdant. Je dis “il me
semble” car il y a tellement longtemps que je n'en ai vu un que je ne
sais plus s'il s'agit de mon appréciation réelle d'alors ou bien d'un
simple préjugé fondé sur rien. Vérification ce soir, donc.
–
Journée de Noël peu agitée (litote…), comme souvent les lendemains
d'apéritifs – dînatoires ou pas. Je n'ai pratiquement rien fait d'autre
que lire (et vider le lave-vaisselle !), notamment le Frère François
de Julien Green ; qui m'a donné envie de relire, ou lire, d'autres
choses de Green. Je serais tenté de reprendre sa tétralogie
autobiographique, que j'avais beaucoup aimée il y a une trentaine
d'années, mais, nourrissant un assez fort préjugé à l'encontre de ses
romans, il serait peut-être plus malin de retenter ma chance de ce
côté-là, d'autant que je possède tout cela en Pléiade. Ou bien rouvrir
son journal au hasard ?
– J'ai également écrit un court
billet pour le blog-mère, sérieux de ton mais je crois un peu
provocateur sur le fond, à propos des croisades ; il est programmé pour
demain matin. si j'y pense je reviendrai le mettre en lien ici lorsqu'il
sera paru. À moins qu'il soit possible de le faire dès avant parution :
je vais voir de ce pas… Non, visiblement c'est impossible.
[Rajout du 28 janvier 2012 : le billet en question…]
–
J'ai hâte de voir si Rochechouart va m'envoyer demain un nouvel article
à écrire, comme il doit plus ou moins le faire, même s'il n'a
évidemment aucune obligation d'aucune sorte à mon endroit. À ce propos,
j'ai pensé que le fait d'être payée non en droits d'auteur mais en piges
va permettre à Catherine d'obtenir une carte de presse d'ici quelque
temps. Et, nettement plus intéressant, elle pourra bénéficier de
l'abattement forfaitaire réservé aux journalistes (7600 € à déduire du
revenu brut). De son côté, Catherine me faisait observer hier que si
elle pigeait régulièrement durant plus de six mois et que cette
collaboration venait à s'interrompre, elle aurait alors droit à du
chômage. Mais je me demande s'il serait bien digne d'aller le quémander,
ce chômage, compte tenu des revenus qui sont les miens.
–
Je ne me souviens pas si j'ai déjà noté ceci : en admettant que GdV se
remette à me payer ce qu'il me doit et que je lui rende le prochain BM,
je suis tout de même déterminé à cesser ensuite et définitivement ma
collaboration à la série. Ça suffit comme ça.
Lundi 26 décembre
Sept heures et demie. –
Je viens de recevoir par mail la fiche de renseignements que Catherine
devra renvoyée remplie, “renseignée”, et accompagnée d'un relevé
d'identité bancaire si elle veut être payée pour mon travail. En
revanche, de travail pour Enquêtes, il n'a point été question
aujourd'hui. Je vais envoyer un mail à Rochechouart pour lui signaler
que je serai indisponible toute la journée de jeudi, puisque nous nous
rendons à Mortain, dans la Manche, pour y faire en principe l'emplette
d'un fauteuil anglais et déjeuner chez Jacques Étienne.
– Cette après-midi, j'ai téléchargé – légalement, en payant – deux versions de L'Offrande musicale, celle d'un ensemble appelé Arte resoluta
et celle de Gustav Leonhardt. Je suis toujours fort surpris lorsque
j'arrive à mener à bien ce genre d'opération sans que tout se bloque en
plein milieu et que je perde finalement mon argent. C'est pourtant ce
qui s'est passé.
– Tout en continuant la lecture de Frère François, j'ai également commencé dès hier soir Épaves,
roman de Green datant de 1932. Et, parallèlement, je feuillette son
journal de 1931, dans lequel il parle des difficultés qu'il rencontre à
l'écriture de ce même roman.
Mardi 27 décembre
Sept heures et demie. – Non, décidément, pas envie.
Mercredi 28 décembre
Sept heures et demie. –
Les sympathisants communistes sont vraiment irrécupérables, avec leur
façon de remâcher sans fin des arguments qui étaient déjà spécieux il y a
40 ans, lorsque j'ai commencé à m'intéresser à la politique. Ils
feignent encore et toujours de considérer le communisme comme une sorte
de monade, ou une idée platonicienne, je ne sais trop, que ne sauraient
en rien entacher les différentes dictatures qui se sont réclamées de lui
et s'en réclament encore, ici ou là. Quoi que l'on puisse perpétrer de
crimes en son nom, le communisme, ce dieu démoniaque, si je puis dire,
reste intouchable, inaccessible. On pourrait penser qu'ils sont stupide
ou aveugles – ils le sont d'ailleurs peut-être – mais je crois plutôt,
et de plus en plus, que c'est le paravent qu'ils dressent entre leur
appétit de dictature, de répression, ou leur haine de la liberté, et
cette bonne conscience qui leur est évidemment indispensable : ces
pauvres croyants en totale déshérence ont un inextinguible besoin de
foi. Je me demande si, au fond, tout au fond, une part de leur esprit
sait qu'ils racontent n'importe quoi, qu'ils sont de dérisoires faux
prophètes, les aliénés d'une secte matérialiste dont l'emprise est mille
fois plus ferme et cruelle que celle de n'importe quelle religion
instituée, islam compris.
– Ce matin, mail de Dame
Allison, l'Anglaise qui, avec son mari, vend du mobilier anglais, près
de Mortain, dans la Manche, chez qui nous devions nous rendre demain
afin d'y faire l'acquisition d'une “bergère à oreilles”. C'était pour
m'avertir fort gentiment de ne pas faire le déplacement : les ventes
d'avant Noël ayant dépassé leurs prévisions et espérances, la caverne
d'Ali-Baba se trouve provisoirement vide de tout fauteuil à vendre. J'ai
aussitôt prévenu Jacques Étienne de ne pas décongeler le gigot qu'il
méditait d'accommoder pour nous, demain midi.
– Je viens de recevoir, également par mail, la documentation relative à mon deuxième article pour Enquêtes.
D'après le premier coup d'œil que je viens d'y jeter, il s'agit d'une
affaire plutôt complexe, avec premier fait divers il y a deux ans, et
rebondissement ces jours-ci. Je suppose que Rochechouart a choisi de me
confier celui-ci, plutôt qu'un plus simple, afin de continuer de me
tester. Le test en question va donc m'occuper une bonne partie de la
journée de demain.
– Épaves m'a en partie
réconcilié avec Julien Green romancier. En partie seulement car cela
reste du roman psychologique bien sage, bien XIXe. Ce serait sûrement
très intéressant, pour peu que Dostoïevski fût mort en bas âge… Mais
enfin, les personnages sont existants, dans leurs velléités de faire
quelque chose sans jamais rien faire, par leurs pulsions destructrices
qui n'aboutissent jamais à rien de significatif. J'ai enchaîné
immédiatement avec Si j'étais vous…, roman “fantastique” de 1970
(le premier est de 1932). La première partie se lit très agréablement,
elle est assez vive, nerveuse, surprenante, au moins dans ses deux
premiers tiers. Et voilà que, la seconde partie atteinte, tous les
personnages disparaissent pour faire place à d'autres n'ayant,
apparemment, rien à voir avec les premiers. On se dit qu'ils vont
évidemment se “rejoindre”, le problème est qu'au bout de deux chapitres
aucune jonction n'est encore en vue. En outre, ces deux chapitres-là –
après lesquels je me suis interrompu dans ma lecture pour cause de pâtes
aux truffes et parmesan… – ne sont qu'un long exposé des relations
“historiques” entre les nouveaux personnages, auxquels on peine vraiment
à s'intéresser, et d'autant plus qu'on aimerait bien savoir ce qu'il
est advenu des autres. Bref, je pense que, celui-ci terminé, le
romancier Green va rejoindre son étagère, et pour longtemps.
Jeudi 29 décembre
Sept heures et demie. – L'article pour Enquêtes
a été écrit entre trois heures vingt et six heures moins dix.
Difficulté à laquelle je ne suis plus habitué, impression désagréable
d'être en train de produire une grosse bouse, et de le faire
péniblement. À la relecture, comme on a arpenté la documentation de long
en large pour bâtir l'article, plus moyen de savoir si le résultat
obtenu sera compréhensible par le lecteur. Et l'impression que tout vous
échappe, que vous n'avez pas dit le tiers de ce qu'il aurait fallu, et
en plus pas au bon moment ni au bon endroit. J'espère que tout cela va
s'estomper dans les semaines qui viennent, sinon, malgré le plaisir
enfantin que j'éprouve à gagner de l'argent, je serai contraint de
renoncer à l'exercice, à cause de cette impression de forfaiture qui ne
me quitte jamais tout à fait.
Là-dessus, terminant
cette énigmatique et pénible relecture, j'étais en train de prendre
connaissance des noms d'oiseaux que s'échangeaient mes commentateurs sur
le blog-mère (“Tu es de mauvaise foi ! – Non, c'est toi qui y est ! –
Même pas vrai, pauv' con !, c'est toi ! ”, etc.), lorsque Catherine a
fait irruption dans la Case pour me demander si j'en aurais encore pour
longtemps. Lui ayant dit que c'était presque terminé, elle m'annonce
qu'elle va se servir un petit verre de porto en m'attendant. Sur quoi je
l'ai suivie, comme le chien au cul de la chienne, et lui ai sifflé ce
qui lui restait de cognac, c'est-à-dire fort peu, heureusement.
–
J'ai éprouvé une tristesse d'une seconde ou deux, en début
d'après-midi, lorsque j'ai remisé le volume de Pléiade consacré à Julien
Green à sa place habituelle, en me disant qu'il n'en ressortirait
probablement jamais de mon vivant. Je dis “une seconde ou deux”, mais en
réalité cette tristesse diffuse perdure. Si par hasard Adrien, censé
hériter cette bibliothèque qui m'entoure, n'éprouve jamais l'envie de
lire quelque chose de Green, cela voudra dire que je viens de le tuer
pour de bon (Green, pas Adrien).
– Abandonnant Green, j'ai commencé Cavalerie rouge
d'Isaac Babel, mais dans de mauvaises conditions : c'était avant de
venir ici travailler et je ne cessais de me dire que je devrais bien
arrêter de lire pour venir m'y mettre… Néanmoins, cette langue précise
et comme scintillante me plaît énormément – mais je ne me sens pas
capable d'en dire plus pour l'instant.
Vendredi 30 décembre
Sept heures et demie. –
L'appréciation de Rochechouart sur mon article d'hier était, ce matin,
assez peu enthousiaste. D'un autre côté, si je compare le mien avec
celui refait par lui, je constate qu'il a conservé tels entre 80 et 90 %
de l'original. Alors content ou pas content ? Déçu ou pas déçu ? On le
saura sans doute dès la semaine prochaine : s'il ne m'envoie rien ou
s'il persévère…
– J'ai mis en ligne cet après-midi le
journal de novembre, mais n'en ferai l'annonce sur le blog-mère que
lundi. Nonobstant, déjà 33 visites depuis une couple d'heures. Ce qui
signifierait soit que certains internautes ont mis le blog-journal dans
leurs “favoris”, avec flux machin et tout le tremblement, ou bien que,
voyant venir la fin du mois, et connaissant désormais les habitudes de
la maison, ils ont cliqué dessus à tout hasard – ou encore un panachage
de ces deux hypothèses. Quoi qu'il en soit, cela n'a pas la moindre
importance.
– De toute façon ce journal me fatigue, je
le trouve de plus en plus terne, inintéressant, rabâcheur. Et il me
plairait assez de voir le nombre de ses lecteurs baisser
significativement, simplement pour me conforter dans l'opinion que j'ai
de lui en ce moment.
– Demain, pas de réveillon pour
nous, soirée ordinaire. D'abord parce qu'il en a été décidé ainsi, et
ensuite parce qu'Adrien et son amie japonaise (Chihiro, je crois bien)
venant passer ici la soirée de mardi prochain, nous aurons alors tout le
temps et l'occasion de célébrer la nouvelle année – laquelle m'accable
d'avance quand je songe aux niagaras de bêtise qui, élection
présidentielle oblige, vont se déverser sur nos têtes de votants. C'est à
vous donner des envies de caverne profonde.
– Depuis
que j'ai évoqué ce livre devant Catherine, au début du repas, je ne
parviens pas à me souvenir quel romancier américain est l'auteur de Mon chien stupide.
Le nom de John Fante m'est venu spontanément à l'esprit, mais je me
méfie de ce genre de spontanéité chez moi (encore que, bien souvent,
elle me donne la réponse exacte). Et, je ne sais trop pourquoi, je
retarde le moment de faire cesser l'incertitude en allant interroger
Google.
– C'est très bien, Isaac Babel, mais ce n'est
certes pas lui que je solliciterais pour m'accompagner sur l'île
déserte. Russes pour Russes, une bonne demi-douzaine d'autres auraient
la priorité sur lui – sans doute même davantage.
Samedi 31 décembre
Sept heures et demie.
– Notre repas de réveillon – boudin de Rethel et pommes boulangères –
aura duré en tout et pour tout neuf minutes, plus le temps nécessaire
pour débarrasser nos deux assiettes et le plat vide. Le tout arrosé
d'eau du robinet bien évidemment. Ça confine à la grandeur.
– Mon chien stupide est bien de John Fante. L'ayant vérifié, je me suis empressé de commander le roman, au moins pour son titre.
–
Je ne sais plus avec quelle lecture j'ai commencé cette année – je vais
aller vérifier dès que j'aurai une seconde à moi –, mais je la termine
avec Jean de La Varende : Pays d'Ouche, recueil de nouvelles irrésistiblement surannées.
[Rajout de huit heures : Je lisais les textes d'Alain consacrés à Balzac.]
–
Depuis hier, à force d'y repenser d'une manière stupidement répétitive,
j'en suis arrivé à me persuader que Rochechouart ne fera plus appel à
moi, que mon deuxième papier pour lui l'a profondément déçu – façon
douche froide –, que ses yeux un instant aveuglés par mon brillant de
pacotille se sont rapidement rouverts, etc. Si bien que si, lundi ou
mardi, il m'en demande pourtant un troisième, je vais m'en trouver tout
étonné.
– Penser, ce soir avant minuit, à décrocher le
téléphone, pour le cas où des fêtards ivres et amicaux se mettraient en
tête de nous souhaiter une bonne année “à chaud”.
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